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Dans ce tome 1 de la série Investigations d’anthropologie prospective, les chercheurs du Laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP) de l’Université catholique de Louvain offrent une exploration des enjeux éthiques de l’anthropologie. Les neuf auteurs de ce collectif y analysent les implications éthiques et épistémologiques de leurs recherches respectives. Sous forme d’essais, ce collectif présente des réflexions sur des thématiques aussi variées que : l’observation participante de villageois mossi au Burkina Faso (Laurent, chap. 2), l’implication du corps lors d’une étude des bakhsis (chaman) d’Asie centrale (Vuillemenot, chap. 4), l’usage de la littérature autochtone pour saisir les cultures antillaises (Chanson, chap. 6), la recherche appliquée en santé mentale (Jamoulle, chap. 7) et l’historique de la production du code d’éthique de l’American Anthropological Association (Hilgers, chap. 8).

Dès l’introduction, l’orientation épistémologique et éthique des travaux du LAAP est clairement posée : « Préoccupés par l’opposition ambiguë entre une anthropologie académique et une qui, faute de mieux, serait appliquée, les chercheurs du LAAP défendent l’idée que, quoi qu’il en soit de l’anthropologie, l’anthropologue, lui, ne peut qu’être impliqué » (p. 9-10). Guidée tant par une éthique de la responsabilité que par une critique épistémologique de la neutralité et de l’objectivité, cette implication de l’anthropologue marque l’ensemble des chapitres. Ce collectif s’inscrit ainsi auprès d’ouvrages similaires revisitant les débats épistémologiques qui, faut-il le rappeler, marquent, depuis les débuts, l’anthropologie tout autant que les disciplines connexes en partageant les fondements empiriques et inductifs.

Les neuf essais qui composent ce tome 1 émanent de discussions tenues lors d’un séminaire du LAAP en 2007-2008. Le cadre académique de ces discussions teint les propos. Les essais qui, de prime abord, sont annoncés comme des « descriptions concrètes de leur vécu anthropologique » (p. 9) se révèlent parfois d’une complexité épistémologique qui pourra déconcerter le lecteur peu familier avec les concepts et théories philosophiques. Sur ce point, l’essai « Parcours ethniques, implications éthiques » (Singleton, chap. 1) se relève le plus problématique. La suite de l’ouvrage gagne par la suite en clarté grâce, notamment, à des exposés empiriques qui situent et explicitent les questionnements des auteurs.

Afin d’illustrer le contenu de ce collectif, le chapitre 3, écrit par Julie Hermesse, co-directrice du collectif, et intitulé « Réflexions éthiques sur l’implication d’une anthropologue explorant les potentiels d’une catastrophe climatique pour sa recherche » nous servira d’illustration. Il décrit comment la tempête tropicale Stan d’octobre 2005 a transformé le travail ethnographique et l’engagement de l’auteure. Portant initialement sur l’expansion des mouvements évangéliques dans l’Altiplano man au Guatemala, ce travail a pris une tout autre tournure en mars 2006, dès l’arrivée de l’anthropologue au village de San Martín Sacatepéquez. Rapidement, les habitants, majoritairement autochtones, lui ont fait part des conséquences de la tempête Stan « spontanément et de manière quasi obsessionnelle » (p. 72). L’auteure explique cet engouement notamment par le fait que « La blancheur de [sa] peau attise la convoitise de potentielles aides économiques ou matérielles » (ibid.). L’anthropologue constate rapidement la dichotomie entre les explications scientifiques des catastrophes climatiques et les explications locales inspirées de la cosmovision maya. Un questionnement éthique et politique guide la suite de l’essai : « la déontologie n’impose-t-elle pas à l’anthropologue de mettre au jour les injustices historiques instituées qui exacerbent la vulnérabilité des populations locales affectées par lesdites catastrophes “naturelles” » (p. 74) ? L’auteure trace alors un portrait détaillé des enjeux locaux – déséquilibre économique, déforestation, déclin des pratiques religieuses traditionnelles, etc. – et globaux – suprématie de la rationalité scientifique occidentale, rapports nord-sud, etc. – qui influencent la vulnérabilité de la population étudiée. L’auteure conclut son essai en plaidant pour une implication des anthropologues dans une écologie politique respectueuse de la diversité culturelle : « L’anthropologie, par sa compréhension de la complexité sociale, de la diversité culturelle et de relations entre société et environnement, est apte à réaliser des contributions significatives dans l’expertise des catastrophes et du changement climatique » (p. 90).

Par la diversité de ces propos, ce tome 1 de la collection Investigations d’anthropologie prospective saura accompagner l’anthropologue confronté aux défis éthiques de ses premières expériences ethnographiques tout autant que l’anthropologue plus expérimenté intéressé par les débats éthiques et épistémologiques qui marquent la discipline anthropologique.