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Nous mettons en évidence dans cet article[1] les différentes façons de traiter les défunts dans les diverses composantes de l’ethnie dìì, composantes qui s’expriment d’abord sur le plan linguistique, chaque sous-groupe se caractérisant tant au point de vue linguistique que sociopolitique par un nom qui désigne à la fois un dialecte particulier et leur propre sous-groupe social.

Les Dìì, une population d’environ 50 000 personnes, vivent dans l’Adamaoua et sont aujourd’hui en majorité massés le long des routes : celles de Gouna – le long de la route Garoua-N’Gaoundéré incluant les contreforts du massif de Poli jusqu’au pied de la falaise de N’Gaoundéré ; le long de la route Guidjiba-Tcholliré, de celles de Tcholliré au sud de Mbé, de Mbé à Sassa-Mbersi et de N’Gaoundéré à Ganha. Ils regroupent plus d’une centaine de chefferies, qui constituent chacune un village, chefferies composées de plusieurs lignages ou clans : celui du chef, celui du circonciseur – qui est aussi le prêtre le plus important –, et un ou plusieurs lignages appelés « autochtones », qui, avec celui du circonciseur, sont censés avoir accueilli le lignage du chef – souvent un étranger qu’ils ont élu chef à cause de ses largesses –, ainsi que celui d’un forgeron faisant aussi office de circonciseur chez les locuteurs du dialecte guum (Muller 1999).

Les Dìì parlent plusieurs dialectes différents : le saan, le naan, le paan et le huun, minoritaires, qui sont parlés au nord-ouest ; le guum au sud-ouest ; le mam be’ dans le centre-est ; et le mam nà’a au sud-est et sur le plateau, où il est quelquefois désigné comme un sous-dialecte mam nà’a appelé mgbang. L’invasion peule du XIXe siècle a occasionné plusieurs déplacements de villages huun, mam be’ et mam nà’a dans des zones linguistiques différentes : les Huun (linguistiquement très proches des mam be’) chez les Naan et nombre de Mam be’ et Mam nà’a chez les Guum du sud-ouest. La référence linguistique « historique » reste toujours importante, même s’il peut arriver que les déplacés parlent aujourd’hui le dialecte de ceux chez qui ils ont jadis immigré.

La conquête peule débuta vers 1820 chez les Dìì proches de Rey-Bouba. Certains villages se soumirent, mais la plupart se retirèrent un peu plus au sud pour échapper aux charges imposées par le lamido (sultan) de Rey-Bouba. Les Dìì paan, saan, naan et huun – ces derniers repliés à l’ouest parmi les premiers –, furent soumis à la tutelle du lamido de Yola. Ceux qui avaient fui les pressions de Rey-Bouba pour s’établir sur le plateau – où ils rencontrèrent d’abord les Mboum – furent soumis au lamido de N’Gaoundéré et les Dìì du sud-ouest, autochtones et réfugiés de Rey-Bouba, ne furent jamais vaincus militairement, bien qu’à la fin du XIXe siècle, ils soient devenus plus ou moins volontairement vassaux du même lamido. L’arrivée des Allemands en 1901 ne modifia en rien cette situation, à part qu’elle rattacha les sujets de Yola au lamido de Rey-Bouba. Il n’était pas question de les laisser sous la gouverne d’un lamido qui dépendait maintenant du Nigéria, parallèlement colonisé par les Anglais. Les Allemands se contentèrent d’administrer indirectement les Dìì par l’entremise des lamibés (pluriel de lamido) peuls. Les Français continuèrent cette politique d’administration indirecte mais l’arrivée des missionnaires protestants norvégiens en 1934 contribua à une prise de conscience des Dìì du sud-ouest, où était basée la mission, sur l’ambiguïté de leur situation. Aidés des missionnaires et de quelques administrateurs français, les Dìì de ce secteur arguèrent qu’ils n’avaient jamais été vaincus militairement et, par conséquent, demandèrent à être administrés directement par les Français comme canton autonome, ce qui leur fut accordé en 1938. Retardé par la guerre, ce changement entra effectivement en vigueur dix ans plus tard, les autres Dìì restant sous la coupe de leurs lamibés respectifs. C’est encore la situation administrative actuelle. Cependant, l’introduction de l’islam et du christianisme a amené quelques modifications sur les points qui nous intéressent ici.

Le prétexte officiel de la conquête peule fut la guerre sainte (jihad) à livrer contre les païens. En fait, elle se résuma à une vaste entreprise de pillage, d’exaction de corvées et de tributs des populations conquises et de chasses aux esclaves – avec l’appui de volontaires de ces mêmes populations – dans des régions éloignées, hors de la zone d’influence des lamibés. L’islam ne fut jamais imposé aux Dìì. Les conversions, hormis celles des chefs de village conquis qui étaient nominalement exigées, furent même interdites dans le lamidat de Rey-Bouba alors qu’elles furent simplement admises dans celui de N’Gaoundéré. Bien qu’exploiteurs, les Peuls jouissaient d’un grand prestige et on trouve des prénoms peuls chez les Dìì au moins dès le dernier quart du XIXe siècle. Les Peuls introduisirent les vêtements tissés, objets de prestige destinés d’abord exclusivement aux chefs de village, qui en recevaient un lors de leur nomination officielle, mais les vêtements tissés se répandirent rapidement avec la diffusion des tissus manufacturés. Il y eut bien quelques propagandistes de l’islam un peu après 1900 : des portiers dìì – des volontaires travaillant au palais du lamido de N’Gaoundéré – rentrèrent chez eux après la conquête allemande et expliquèrent l’islam à leurs populations, mais sans grand succès. Quelques chefs de village tentèrent aussi de le promouvoir, avec le même résultat, sauf sur le plateau à cause de la proximité de N’Gaoundéré, ville en majorité peule à l’époque. C’est surtout dans les années 1910-1930 que l’islam se propagea dans une certaine couche de la population. Les Dìì étaient situés en majorité le long de la route des caravanes qui allait de Garoua à N’Gaoundéré et, de là, vers le sud, en pays tikar et bamiléké. La paix coloniale permit à quelques commerçants dìì d’affréter eux-mêmes leurs caravanes, engageant des porteurs dìì pour transporter des tissus achetés au port de Garoua jusqu’en pays bamiléké d’où ils revenaient lestés de noix de kola. Ces commerçants et leurs porteurs travaillant en contexte musulman dans les gîtes d’étape, ils embrassèrent cette religion pour ne pas en être exclus, pour éviter la honte d’être considérés au mieux comme des intrus ou, au pire, comme des êtres de second ordre. D’autres devinrent aussi musulmans à mesure qu’ils constataient que cette religion n’était pas une qualité identitaire essentiellement peule. C’est en effet ce que le comportement des Peuls vis-à-vis des païens leur avait laissé croire, à tort ou à raison. Toujours est-il que lors de l’arrivée relativement tardive des missionnaires protestants norvégiens en 1934, il n’y avait que peu de musulmans chez les Dìì. Les missionnaires ouvrirent des écoles primaires qui accélérèrent les conversions chrétiennes. Podlewski (1971 : 35) donne des chiffres pour les années 1965-1966 : le plateau comporterait alors 84 % de musulmans, 7 % de protestants, 2 % de catholiques et 7 % de traditionnalistes, alors que la plaine des environs de Mbé comprendrait 46 % de musulmans, 46 % de protestants (en forte croissance), 4,5 % de catholiques et 3,5 % de traditionalistes. Fait important qui subsiste encore aujourd’hui : la majorité des groupes domestiques de la plaine de Mbé (70 %) abritent des représentants d’au moins deux religions, chrétiens et musulmans. Les uns et les autres cohabitaient et cohabitent toujours sans heurts.

Cette cohabitation a entraîné des changements qui ont résulté en une modification des coutumes traditionnelles : seuls les aspects qui n’allaient pas à l’encontre des enseignements des deux religions en expansion ont été gardés, tandis que de nouvelles pratiques, un peu différentes pour chrétiens et musulmans, mais non conflictuelles entre elles (Muller 2000), étaient intégrées.

Le premier changement radical fut la disparition de l’autopsie des cadavres, nɔ̀m zɨlɨ ou zɨɨ nɔ̀m ou encore zɨ nɔ̀m ou nɔ̀m zɨɨ (« examiner le cadavre »). Les Dìì les plus âgés m’ont déclaré que tous les corps étaient auparavant autopsiés pour détecter si le décès était naturel ou dû à la sorcellerie. Les seuls défunts exemptés de cette opération étaient ceux décédés à la suite de blessures reçues à la guerre ou lors de bagarres – pour lesquels la sorcellerie n’entrait pas en ligne de compte –, ainsi que les petits enfants en-dessous de l’âge d’environ six ans. Par contre, les corps pour des décès résultant de la foudre, d’une noyade ou d’un accident de chasse étaient autopsiés, la cause du décès étant le plus souvent spontanément attribuée à la sorcellerie. Aucun de mes interlocuteurs n’avait cependant vécu cette époque, et ils n’en parlaient que par ouï-dire. Ces autopsies systématiques auraient cessé au tournant du XXe siècle, et même avant, chez les Mam be’, les Mam nà’a et les Guum, pour faire place à des autopsies facultatives dans les cas où on pouvait penser à la sorcellerie – a fortiori si la personne décédée avait révélé, juste avant son décès, le nom de celui ou celle qu’elle soupçonnait être l’auteur de sa mort. Cependant, les autopsies sont restées systématiques chez les Paan, les Naan et les Saan jusque dans les années 1950.

Dans la maison du défunt, le cadavre était ouvert sur le côté droit ou gauche pour en examiner les viscères, foie, poumons et coeur[2]. Dans le cas d’une femme mariée dans un autre village que le sien, des représentants de sa famille étaient mandés et on ne commençait pas l’autopsie avant leur arrivée. Ce sont les anciens et les forgerons qui établissaient le diagnostic pour identifier quelle sorte de sorcellerie était éventuellement responsable du décès. Si tout paraissait normal, rien ne se passait. On enterrait les viscères à part derrière la maison ; on remplissait le corps de feuilles de l’arbre gʉb et on le recousait avec des fibres d’une sorte de chanvre, be hàg. Dans le cas d’une femme mariée, on renvoyait le cadavre dans son village d’origine. Ce choix de lieu de sépulture changea peu à peu et, depuis les années 1930, les femmes mariées sont de plus en plus souvent enterrées dans le village où elles sont décédées. Les hommes morts ailleurs que chez eux étaient aussi renvoyés dans leur village de résidence. Aujourd’hui, l’enterrement se fait sur le lieu du décès, mais la famille peut aussi faire rapatrier le corps si elle en a les moyens.

Si l’autopsie révélait un « coeur blanc » (vide de sang), on en concluait que la mort était due à la sorcellerie de type séy (en dialecte guum, naan, saan, paan et huun) ou ndʉn (en mam be’ et en mam nà’a), c’est-à-dire à l’action d’un seul sorcier qui a volé le coeur du décédé et l’a rapporté chez lui. Si l’estomac recèle du sang, il s’agit de sorcellerie sɔ̀ɔ̀g, généralement causée par un groupe qui partage des repas faits d’un mort que tuent l’un après l’autre chacun des membres du groupe. Si les intestins sont pourris ou présentent des traces noires, l’agent mortifère est un yúún, un terme traduit par « un chat », un félin familier qui est le double d’un homme ou d’une femme. Né avec son ou sa propriétaire, il est utilisé par celui-ci ou celle-ci pour faire du mal à ses voisins ou ennemis. Si le sang remplit les intestins, la mort est alors attribuée à un autre type de sorcier, plus général et moins bien défini, un mbùgù. Enfin, si le sang est coagulé ou qu’il y a de la bave, il s’agit d’un empoisonnement intentionnel, gam gbɔ̀ɨɨ, « médecine recouvrir (d’une) ». Si les symptômes révélaient qu’il y avait eu sorcellerie, on cherchait à savoir si la personne décédée avait soupçonné la chose et mentionné un ou des noms de sorciers suspectés. Les autopsies dont j’ai entendu parler et qui se seraient déroulées à Mbé, entre les années 1910 et 1954, auraient toutes été entreprises après que les proches des défunts aient déclaré que ceux-ci soupçonnaient une attaque de sorcellerie.

Ces autopsies cessèrent d’elles-mêmes au milieu des années cinquante, semble-t-il, et sans intervention administrative. Cependant, dans certains villages, on procède encore à une autopsie substitutive appelée « poulet appuyé », nɔ̣̀g pɨ̣ɨ̣’lɨ. Cette opération est, à l’origine, un diagnostic médical employé lorsqu’une maladie ne guérit pas malgré les séjours à l’hôpital ou au dispensaire, et qu’on veut vraiment savoir ce qui ne va pas. On place un poulet sur le torse du malade ; on le tue, et ses viscères sont censées reproduire la configuration des organes internes du patient. Une cure s’ensuit. Dans le cas d’une autopsie substitutive, si le poulet montre des organes présentant les symptômes anormaux cités plus haut, c’est que le défunt est mort du type de sorcellerie qui y correspond. Les Dìì scolarisés disent, ironiquement, que c’est une sorte de radiographie, « la radiographie du poulet », que leurs grands-pères ont eux-mêmes inventée parallèlement à celle des Occidentaux. Un diagnostic de sorcellerie entraînait autrefois un procès. Aujourd’hui, des procès sont encore quelquefois demandés à la cour de justice de Mbé, ce qui embarrassait beaucoup le lamido (décédé en 2000) qui refusait de s’occuper de telles affaires et les laissait s’embourber. Il reste que la famille du défunt a toujours, comme dernier recours, un moyen de se venger du sorcier présumé : celui de le faire mourir en exécutant « la magie du cadavre », sɔ́b nɔm ou nɔm sɔ̀mnɨ. La famille prend des rognures d’ongles, des cheveux ou un morceau des hardes du défunt pour en faire une médecine qu’elle incante et dirige contre le sorcier, connu ou inconnu, qui ne manquera pas de mourir.

Un décès était annoncé par des cris chez les groupes linguistiques du nord-ouest et par une sonnerie de la double-cloche, mbow, frappée par le circonciseur et prêtre de la chefferie chez les Mam be’ et les Mam nà’a (lesquels constituent la grande majorité des Dìì). Il fallait que cet instrument fût sonné pour chasser l’esprit du ou de la décédée, yọọb, avant que ne soient autorisés les pleurs. Ceux-ci auraient incité l’esprit à tourmenter un ou des habitants du village s’il n’en avait pas auparavant été expulsé. Le circonciseur allait dans la maison des deuilleurs auxquels il distribuait des graines de concombre, des grains de mil et des arachides grillées préparées par la famille du décédé. Il demandait à Dieu, Tayɨɨ, de garder l’esprit du mort et aux esprits des morts en général de ne pas revenir ennuyer les vivants. Jusqu’en 1975 environ, les enfants du village étaient retenus à la maison pendant deux ou trois jours, de crainte que l’esprit du mort ne se soit pas encore éloigné et puisse leur faire du mal. En général, une fois partis, les morts ne reviennent plus mais une divination peut occasionnellement révéler qu’un mort récent – et non un ancêtre – a pu envoyer une maladie du fait qu’il n’avait pas été assez honoré lors de ses funérailles[3].

Le cadavre était d’abord lavé par les hommes pour un homme et par les femmes pour une femme, puis apporté et déposé sur une plateforme à la place du village où les membres des différents lignages du village venaient les uns après les autres le « pleurer » (nɔ̀m kạṇ), ou le « saluer » (nɔ̀m va”ɨ). Un personnage important, comme un chef, ou un chef de lignage avec office – incluant le lignage forgeron associé à la chefferie (Muller 2001) –, pouvait être exposé plusieurs jours. Un foyer était alors alimenté d’herbes odoriférantes (gan), et maintenu sous la plateforme (wáá), pour dissimuler les odeurs ; deux femmes étaient chargées d’éloigner les mouches. Les bébés constituent une exception car si la parenté pleure trop, surtout la mère, celle-ci risque de ne plus jamais donner le jour. Une femme enceinte doit aussi pleurer le moins possible, sous peine de faire une fausse-couche. Un bébé n’est pas non plus enterré en brousse mais derrière la concession, comme auparavant, et le deuil est minimal.

Dans le cas d’un chef, d’un prince ou d’une princesse du lignage cheffal, au contraire, les membres du lignage dansaient « la danse des princes » (nab gbang waa). Les résidents exécutaient aussi une nab tuu, une danse de triomphe dans le cas d’un chef, pour célébrer son règne. On tuait un mouton si on en avait les moyens pour régaler les proches et connaissances qui venaient aux veillées. Ce n’était pas un sacrifice obligé, mais il était recommandé car les fossoyeurs et ceux ou celles qui avaient lavé le cadavre se « refroidissaient » en s’enduisant de crottes du mouton. Le décès d’un chef de village et d’un chef de lignage portant un titre officiel exigeait la circoncision d’un enfant le plus vite possible (Muller 2002 : 30-32).

Les visiteurs qui venaient prendre part au deuil et saluer la famille le faisaient – et le font toujours – en apportant avec eux quelque chose pour préparer la nourriture et les boissons offertes durant les premiers jours. Aujourd’hui, le café, le thé, le sucre et les noix de kola sont des cadeaux très communs, mais on continue à apporter du mil et/ou de la viande. Ces cadeaux s’appellent « envelopper le cadavre » (nɔ̀m gɔ̀ɔ̀ɨɨ). Les alliés (ag), en particulier les beaux-fils, doivent se rendre au plus vite avec les plus gros cadeaux à la demeure d’un beau-père mais surtout d’une belle-mère défunts, ou de tout décédé parent proche de ces derniers. Un beau-fils nanti peut même apporter une pièce de tissu ou une gandoura comme linceul. Tous les gendres doivent aller faire le deuil pour n’importe quelle épouse d’un beau-père, comme si c’était leur vraie belle-mère. Si le gendre ne peut pas se rendre aussitôt la nouvelle reçue, il envoie d’urgence une de ses soeurs, qui doit aussi faire acte de présence, mais pas nécessairement aussi rapidement. Outre les parents et alliés, les compagnons et les compagnes de circoncision d’un homme et d’une femme viennent aussi participer au deuil.

Les morts étaient enterrés (nɔ̀m donne’ ou dod nɔ̀m) dans une tombe collective destinée aux habitants du village entier ou, dans les plus grands, dans une tombe collective à destination lignagère (von Briesen 1982 : 145-146). Les villages qui conservaient la tête de leurs chefs les inhumaient assis dans un tombeau individuel surmonté d’une poterie pour pouvoir décoller le crâne après quelques mois. Les personnages importants – chefs de villages et chefs de lignages titrés – étaient enterrés de nuit, hors de la présence des femmes mais avec la participation des masques et, de retour au village, les hommes faisaient hn g, une sorte de désordre sonore avec chants, cris spéciaux et vrombissement de rhombes pendant environ vingt minutes. Ces personnages importants, ainsi que les chasseurs qui avaient tué un léopard, étaient aussi ornés du bạ́, un morceau d’écorce battue et étirée en résille de l’arbre báá, ainsi qu’on le fait lors des rites de changement de statut. Ce morceau d’écorce était lié comme un bracelet au poignet droit. On mettait des feuilles de l’arbre sagab sur la tombe après l’ensevelissement d’un de ces personnages importants.

Les morts ordinaires étaient ensevelis de jour, et hommes et femmes se rendaient au cimetière. Aujourd’hui, les femmes musulmanes ne vont pas au cimetière accompagner les morts musulmans, mais certaines se rendent aux ensevelissements des chrétiens ou chrétiennes. Le corps de tous les morts était enroulé dans des peaux d’animaux ou des pièces de tissus blanc (gūdee) souvent importés de chez les Dowayo voisins qui tissaient beaucoup plus que les Dìì. Avec la diffusion des vêtements, les hommes furent, si possible, enterrés dans des gandouras blanches (lùgù hèè), signes de richesse et de prospérité. Quelques vieillards conservent encore de ces costumes qui serviront à leur enterrement. Le blanc était autrefois la couleur du deuil. Avec l’introduction des vêtements par les Peuls, le deuil se faisait avec des vêtements blancs retournés, un usage que les vieux Dìì attribuent aux Peuls qui le nient aujourd’hui car, disent les mêmes Dìì, ils ne le font plus et ne veulent pas qu’on les crédite de la presqu’extinction d’une coutume. Si aujourd’hui, les tombes collectives ont disparu, il n’y a en général toujours qu’un cimetière par village où tous sont enterrés. Les tombes individuelles sont creusées par les jeunes gens du voisinage et du lignage du décédé. Le corps des chrétiens y est quelquefois mis dans un cercueil – depuis en fait qu’un menuisier en fabrique à Mbé –, et on recouvre la fosse avec des branches soutenant des nattes. Le but est d’empêcher que la terre ne touche le cadavre une fois la tombe recouverte. Celle-ci est plus profonde pour les chrétiens que pour les musulmans. À Mbé, qui est le village le plus populeux et le chef-lieu de l’arrondissement du même nom, et également le siège de la mission norvégienne, il arrive que des chrétiens coulent une dalle de béton par la suite, alors que d’autres y sèment des fleurs obtenues des plates-bandes de la mission. Au bout de quelques années, plus rien ne distingue une tombe chrétienne d’une tombe musulmane, mais il y a des villages où l’on enterre les musulmans dans une partie, et les chrétiens dans l’autre. Tous les parents, alliés et amis du mort, hommes et femmes, assistent à l’ensevelissement. Mbé a aujourd’hui trois cimetières où l’on enterre indifféremment les rares traditionnalistes qui se déclarent encore tels, ainsi que les chrétiens et les musulmans, sur la base de leur localisation, le mort allant au cimetière le plus proche. La présence d’un imam (ou malloum) ou d’un pasteur (ou catéchiste ou évangéliste) dépend en grande partie de l’assiduité du pratiquant décédé à l’église ou à la mosquée. Les enterrements dans le jardin de la concession, une coutume peule, sont très rares et assez mal vus des voisins. Il faut, selon la loi camerounaise, avoir un certificat de propriété pour le faire ; ce n’est cependant pas l’absence de ce titre qui explique le peu d’empressement à garder les morts près de soi. On fait plutôt tout pour s’en débarrasser et les éloigner.

Trois jours après le décès d’un homme, et quatre jours après celui d’une femme (chiffres symboliques respectifs des deux sexes) se tenait une cérémonie appelée sɔ̀sɔ̀g waa, suivie de la cérémonie de la levée du deuil après un mois et dix jours pour les veufs et les veuves chrétiens, et après quatre mois et dix jours pour les veuves musulmanes. Aujourd’hui, pour se conformer aux usages musulmans locaux, deux sɔ̀sɔ̀g sont effectués : tout d’abord le sɔ̀sɔ̀g waa (« sɔ̀sɔ̀g petit »), après trois jours pour les hommes et quatre pour les femmes (on tend cependant de plus en plus à le faire pour elles trois jours après également, surtout dans le cas d’une défunte musulmane). La cérémonie consiste en un balayage complet de la maison du décédé, balayage appelé kéé yee, « balayer le lieu, l’endroit ». Toutes les affaires du mort sont mises en ordre, mais on garde tout. La levée du deuil, sɔ̀sɔ̀g gbóó (« grand sɔ̀sɔ̀g ») se fait en second lieu, sous l’influence de l’islam, sept jours après le décès, alors qu’il se faisait auparavant à la fin du deuil. On fait venir tous les parents proches et ceux qui ont aidé lors de l’ensevelissement pour effectuer le partage des biens du mort. Si c’est un homme, sa veuve et ses enfants héritent. S’il avait plusieurs femmes, le contenu du grenier est partagé selon le nombre d’épouses. Mais tout dépend de l’âge des enfants qui, s’ils sont adultes, héritent de plein droit et se partagent l’héritage, l’aîné des garçons recevant la plus grosse part. Lors de ce partage, la veuve était soumise à un choix : si elle était encore féconde, on lui présentait la houe avec laquelle elle avait l’habitude de travailler. Si elle la prenait, elle déclarait alors qu’elle resterait et serait éventuellement héritée par un des frères cadets du mort. Si elle ne la prenait pas, elle rentrait dans sa famille et un remboursement partiel de la dot pouvait alors être envisagé, mais n’était pas demandé par certains lignages. Même si cette présentation de la houe ne se fait plus, l’héritage reste toujours possible. Il était aussi possible que la veuve soit revendiquée par un neveu utérin de son défunt mari, mais cet usage a disparu (Muller 2003). Enfin, la famille s’enquiert publiquement au sujet des dettes que le décédé aurait contractées et, si c’est le cas, la famille cotise et fixe une date au prêteur pour le remboursement. Depuis que les Dìì construisent des maisons en dur avec toits de tôle, on a vu apparaître quelques litiges au sujet de la possession de la maison, revendiquée par la veuve ou les frères du décédé.

Au décès d’une femme, une de ses soeurs ou cousine est nommée comme répartitrice des biens laissés : ustensiles de cuisine, vêtements, couvertures, contenu des greniers. La répartitrice prend charge du contenu de ceux-ci et en garde assez pour les enfants dans le cas où ils sont encore petits. On distribue le reste aux autres soeurs et cousines, ainsi qu’aux frères, oncles et cousins du côté aussi bien paternel que maternel, et aux soeurs du mari de la femme. Si la parenté est vaste et les biens peu nombreux, la répartitrice explique pourquoi elle n’a rien pu donner. Elle nomme alors celles qui ne peuvent rien recevoir et en explique la raison après avoir fait la liste des biens distribués. La famille de la décédée pouvait donner une femme de remplacement au veuf en remerciement pour ses bons traitements. On en trouve encore quelques exemples. À N’Gaoundéré, en 2002, une soeur cadette venue s’occuper des enfants de sa soeur aînée décédée épousa ainsi son beau-frère.

Le grand sɔ̀sɔ̀g, en fait, ne levait pas le deuil, qui s’avérait variable selon la saison en système traditionnel, et pouvait s’étendre sur quatre mois pour une veuve, ou sur un à trois mois pour un veuf, un père, une mère, un frère, une soeur, un fils ou une fille. Pendant les premiers jours de deuil, les proches mangeaient avec des brindilles dans des calebasses non graphitées ni préparées, calebasses dites « sauvages » ou « blanches » (lág zag ou lág héé), qui indiquent un changement de statut. Les deuilleurs devaient se vêtir de vêtements blancs retournés, comme nous l’avons dit, ou, aujourd’hui, de vêtements modestes de couleur neutre, sans tons vifs. Les deuilleurs parlent à voix basse, presque en chuchotant, et ils s’astreignent à sortir le moins possible. Les musulmanes qui sont forcées d’aller travailler aux champs demandent une dispense – une amulette – que leur fabrique l’imam et qui coûte 3000 CFA. Cette période est appelée « jeûner, s’abstenir deuilleur » (kéé yèd). Les deuilleurs restent avec la « saleté du deuilleur » (dii yèd) ; il ne faut ni se raser ni se coiffer, ni marcher nu-pieds ni, surtout, avoir de relations sexuelles. Un usage musulman veut maintenant que les deuilleurs gardent leurs vêtements pendant les sept premiers jours et qu’ils soient remplacés par des vêtements neufs de couleur terne le jour du sɔ̀sɔ̀g gbóó. Pour des raisons économiques toutefois, les nouveaux vêtements peuvent attendre jusqu’à la levée finale du deuil.

La sortie du deuil s’appelle yęd vúnnɨ, « deuil revenir, sortir de » ; elle est très discrète pour les hommes qui se rasent, se lavent et étrennent de nouveaux vêtements. Dans certaines familles nombreuses, pour une mère et un père, seul un des fils, soit l’aîné soit le cadet, fait le deuil complet. La sortie du deuil est plus élaborée dans le cas d’une veuve car elle est précédée d’une veillée où se fait yęd géné. Les vieilles femmes de la famille en deuil, la veuve et ses soeurs, tantes maternelles, paternelles et cousines se réunissent dans une chambre où elles s’enferment. Les jeunes femmes, mariées ou non, en sont exclues. Les femmes recluses ne doivent pas dormir et font du désordre, hén géné, mais, à l’inverse des hén géné faits par les hommes, elles les font sans chants obscènes et sans le vrombissement des rhombes, instruments dont elles ne doivent pas connaître la nature. Le lendemain matin, les femmes vont se laver au marigot et la veuve est habillée de neuf.

Cela clôt le deuil chez les Mam be’, Mam nà’a, Guum et Huun. Les Naan, Paan et Saan ont des coutumes similaires mais aussi des « secondes funérailles » qui se tiennent en année alternative. Les années « masculines » sont celles pendant lesquelles peuvent se tenir les circoncisions et les années « féminines » celles où peuvent avoir lieu des secondes funérailles, une année suivant l’autre. Bien que ces années masculines et féminines soient aussi connues des autres Dìì, elles n’y jouent aucun rôle. La principale différence chez les Dìì du nord-ouest réside dans le rôle crucial du bétail dans les prestations funéraires. Les beaux-fils doivent, autant que possible, offrir un boeuf au décès d’un beau-père mais, surtout, d’une belle-mère. S’ils ne le pouvaient pas, ils apportaient une peau de boeuf préalablement acquise. Si la belle-mère décédait chez un autre mari que le père de sa femme, c’est chez ce mari, toutefois, que se faisait le deuil. Ces Dìì, établis sur ou au pied du massif de Poli, élevaient davantage de taurins que les autres mais ils les ont abandonnés lors de leur descente en plaine. Cependant, en prévision d’un décès ou de secondes funérailles, ils pouvaient facilement se procurer des boeufs peuls auprès de bergers de cette ethnie dont certains venaient spécialement dans les villages dìì en vendre dans ce but. Ils vendaient ou échangeaient aussi des peaux que les acheteurs conservaient chez eux pour un futur deuil. La diminution ou même l’extinction des taurins n’a donc pas eu d’effets négatifs sur la coutume. Elle a même contribué à l’accroissement, au moins pour un temps, du nombre de peaux données à la belle-famille lors du décès puisqu’il était facile de se procurer des peaux séchées aux abattoirs de N’Gaoundéré[4]. Pour un homme d’importance, on pouvait mettre de trois à sept peaux et pour une femme ainsi que pour les enfants de plus de dix à quinze ans, de une à trois peaux. Si le décédé ou la décédée n’avait pas de gendre, c’est leur famille qui apportait les peaux. On enveloppait le tout dans un linceul blanc qui était le seul attribut du cadavre chez les pauvres, hommes ou femmes. Dans les années 1950 déjà, on a cessé d’envelopper les morts dans des peaux celles-ci étant vendues aux Dowayo ou Duupa, et l’usage du bétail a encore diminué aujourd’hui, du fait du ralentissement économique qui affecte tout le Cameroun.

Lors du décès d’un beau-père, mais surtout d’une belle-mère, un gendre amenait le boeuf qui était tué lors du second sɔ̀sɔ̀g. Le ou les beaux-fils étaient aidés par leurs compagnons de circoncision. La viande était distribuée par les récipiendaires et la peau pouvait être utilisée pour envelopper le cadavre, l’enterrement se déroulant trois ou quatre jours après le décès ou coïncidant avec le second sɔ̀sɔ̀g, sept jours après. Sinon, elle était gardée par la famille paternelle de la femme du gendre. Séchée, elle servait à d’autres prestations funéraires ultérieures. Mais, dans la plupart des cas, un gendre se contentait d’apporter une peau de bovin séchée qu’il trempait dans l’eau pour l’assouplir pendant un jour ou deux aussitôt le décès annoncé. La peau servait alors à envelopper le cadavre avec d’autres peaux provenant de la famille du ou de la décédée. Les fils d’un homme riche devaient aussi se procurer un boeuf. Les gendres pouvaient également donner un lùgù, des gúdee ou de la bière. Le mort était entouré d’un linceul fait de gúdee et, plus tard, éventuellement d’une gandoura pour les hommes, avant d’être enveloppé dans la ou les peaux.

Les secondes funérailles, nɔ̀m kạ́n ou nɔ̀m kạ́né, « pleurer le mort », se faisaient l’année féminine suivant le décès. Elles étaient organisées par un des fils du défunt qui invitait ses propres compagnons et compagnes de circoncision, dag dóŋ, et ceux de son père. Les beaux-fils qui n’ont rien ou peu donné à l’enterrement apportent alors un boeuf ou du tissu local ; ceux qui ont déjà rempli leurs obligations prennent du grain, en transforment une partie en bière chez eux et envoient l’autre partie avec leur femme pour qu’elle brasse de la bière chez celui de ses frères qui organise la cérémonie et brasse aussi beaucoup de bière et cuit de la nourriture. Il invite ses compagnons de circoncision et ses amis, ses beaux-frères et leurs épouses. Tous les participants invités à la cérémonie se réunissent l’après-midi sur la place du village et commencent à effectuer de petites danses, chacun avec son groupe. Vers cinq heures, un défilé se forme avec tambour, double-cloches ainsi que les gúdee et les lùgù donnés par les beaux-fils, brandis en tête du cortège et tendus entre deux perches. Ceux-ci suivent, accompagnés de leurs soeurs cadettes, qui doivent toutes être mariées, parées d’atours neufs que leur ont procurés leurs maris ou ceux de leurs soeurs plus fortunés. La foule des spectateurs ferme la marche. Tous se rendent chez l’organisateur de la fête qui a fixé un morceau de bois sur le toit de sa maison et auquel est attaché, en signe de victoire, une résille d’écorce battue de bạ́”. Les participants entonnent au long du chemin une chanson qui invite toutes les jeunes filles en âge d’être mariées (mais qui ne le sont pas encore) à le faire au plus vite pour éviter à leur père et mère la honte de ne pas recevoir de boeuf à leur mort. Les groupes de beaux-fils et de compagnons de circoncision répondent à des discours de bienvenue de la part de l’organisateur. Suit une collecte demandée par l’entremise d’un crieur devant la foule assemblée. Le crieur déclame le nom de la soeur cadette d’un beau-fils et les parents et amis de ce dernier ainsi que ses compagnons de circoncision remettent en son nom les sommes d’argent de 500, 1 000 ou 2 000 francs CFA que le crieur exhibe en remerciant nommément le donateur. Chaque beau-fils a une soeur cadette qui reçoit les dons des amis et des proches de la famille du beau-fils. Ces dons sont remis à sa soeur aînée qui les transmet à son mari. Celui-ci peut à l’occasion rentrer dans ses fonds et même, dans de rares cas, faire un bénéfice. Le crieur public fait ensuite une autre collecte destinée à l’organisateur de la cérémonie. Un peu après six heures, tout le monde se rend derrière la chefferie pour une dernière danse.

Le lendemain, une cérémonie de clôture, les « pleurs des compagnons de circoncision » (kàṇ dag dóŋ), a le double propos de réajuster le groupe des compagnons de circoncision du défunt et de neutraliser définitivement l’esprit (yɔ̀ɔ̀b) du ou de la défunte. Le premier point vise à intégrer les enfants – garçons et filles – du défunt au groupe de circoncision de leur père, sans pour autant qu’ils quittent le leur. La cérémonie se tient chez un des fils du défunt où sont rassemblés les compagnons d’âge de ce dernier, les vrais s’il en reste encore et ceux de substitution déjà intégrés au groupe lors d’autres deuils. Il y a d’abord des danses entreprises par les jeunes gens du quartier puis une assez longue danse menée par les compagnons de circoncision du défunt. Il s’agit de la « danse des chasseurs » (nab tạ́ kpáá), une sorte de pantomime et d’imitation des gestes et des attitudes d’un chasseur attendant le gibier, le poursuivant, se cachant, s’approchant en rampant ou en se mettant à couvert, etc. Toutes les tactiques d’un chasseur sont imitées de manière fort théâtrale. Les spectateurs se régalent du spectacle et les compagnons de circoncision originaux ont la place d’honneur. Après cette danse, le fils du décédé leur donne une chèvre qui était attachée près d’eux. Ils vont la tuer à l’écart et en reçoivent chacun une part puis reviennent, entraînant les nouveaux substituts, quelquefois de très jeunes garçons, cependant circoncis, avec des attitudes de deuil (yeux baissés et main droite cachant leur visage) pour tourner trois fois autour de la piste de danse. Cela complète leur intégration au groupe de circoncision du défunt.

Les filles d’une défunte dansent également, mais pas la danse des chasseurs. Elles rejoignent le groupe des compagnes de circoncision de leur mère. Aussitôt après cette danse, le batteur frappe un signal sur son tambour afin que les spectateurs se tiennent tranquilles et à distance. Un morceau de vieille natte recouverte d’un ancien bouclier est sorti de la maison. Selon certains, cette natte représente le décédé et en constitue une sorte d’effigie appelée simplement nɔ̀m (cadavre) ; selon d’autres, elle est la quintessence matérielle du mort car elle est constituée de quelques objets qui lui ont appartenu et lui ont servi longtemps, mais le mort lui-même est la résille en l’écorce de bạ́” qui enveloppe le tout, finalement attachée avec une branche. Ces objets intimes sont dans la natte et le bouclier empêche les femmes de les voir sous peine de déclencher une ménorragie sans fin. Il s’agit de sa houe et de sa faucille et d’une ceinture de coton, sààm pag – qui, elle, n’a pas nécessairement servi. Si le défunt était un grand chasseur, une de ses flèches y est ajoutée. L’effigie est placée au centre de la place du village et les compagnons de circoncision entonnent un chant funèbre réservé à cette occasion. Les compagnons de circoncision et les fils du défunt prennent alors l’effigie et vont un peu à l’extérieur du village poser la natte par terre et la recouvrir de touffes d’herbes. L’un d’eux fait baggɨ̣, une prière demandant à l’esprit du mort de ne plus revenir. Les fils du décédé enjambent l’effigie trois fois et rentrent en courant au village. Les compagnons de circoncision les suivent avec le bouclier et la foule se disperse pour aller boire dans les maisons qui ont fait de la bière.

On pratique un peu différemment pour une femme. Le soir de nɔ̀m kạ́n, on confectionne aussi un paquet de quelques-uns de ses ustensiles de cuisine usagés, sa faucille et sa petite houe, qui est mis à l’extérieur du village, à la croisée des chemins. On ne m’a pas mentionné l’usage du bạ́ pour les femmes.

L’explication dìì de cette cérémonie est la suivante : la prière demande au défunt de s’abstenir de revenir au village mais, s’il n’obtempère pas, la translation hors du village d’objets qui lui sont intimement reliés sert à piéger l’esprit de ce dernier, son yɔ̀ɔ̀b. S’il tente de retourner au village, il en fera d’abord le tour et ne manquera pas de sentir ses propres objets personnels et s’y arrêtera pour y rester car il se croira chez lui, dans sa maison (lig). Il n’ira pas plus loin car cette effigie agira aussi comme une barrière (ndii), ou un enclos ou une haie (bée), qui le retiendra.

En guise de conclusion

Cette description ajoute quelques exemples à ceux compilés et analysés par Louis-Vincent Thomas (1982) dans La mort africaine. Idéologie funéraire en Afrique noire. Mais ce qu’il faut voir aussi, c’est en quoi les coutumes de petites ethnies ou de parties de celles-ci sont proches ou différentes de celles des voisins avec lesquels ils ont des frontières communes. Rappelons que les Dìì paan, saan et naan qui, au contraire des autres Dìì, pratiquent les secondes funérailles, sont des voisins assez proches des Duupa pour lesquels nous avons des données fiables que nous n’avons pas sur les autres ethnies voisines. Nous nous limitons donc aux Duupa. Ceux-ci pratiquent aussi les secondes funérailles mais ils ont une manière radicalement différente, voire opposée, de traiter les morts après leur ensevelissement (De Garine et al. 2005 : 199-201). Alors que chez ces Dìì de l’extrême nord-ouest, on expulse une effigie du cadavre afin que son esprit ne revienne pas au village tourmenter les vivants, les Duupa le rappellent peu après l’enterrement en le sifflant de l’endroit où il réside, la périphérie du village où les Dìì chassent définitivement les leurs, pour les ramener au village et les matérialiser « par une jarre, souvent gardée sous les greniers, dans laquelle sont mises les offrandes qu’on lui adresse nominalement » (ibid.). Les défunts sont remémorés pendant plusieurs générations. On en fait par la suite des ancêtres collectifs qui ne sont plus priés individuellement. Les Dìì font ici le contraire des Duupa sous deux aspects : les seconds réinstallent l’esprit du décédé parmi les vivants et ils connaissent « l’endroit précis où l’on doit les honorer (tombe ou jarre), l’endroit où ils habitent en quelque sorte, à la manière des vivants » (ibid.), alors que les premiers expulsent l’esprit du décédé et remplacent celui-ci dans son groupe de circoncision en y incorporant une ou plusieurs personnes vivantes de la génération inférieure. Les Duupa rappellent leurs morts et les gardent parmi les vivants pendant quelques générations pendant lesquelles ils sont nominalement invoqués avant d’être placés, après une grande cérémonie, dans la catégorie des morts indifférenciés qui ne seront plus que collectivement invoqués. Les Dìì du nord-ouest envoient immédiatement leurs défunts dans cette catégorie des morts indifférenciés et les empêchent activement de revenir et ils ne les invoquent jamais que collectivement tout en remplaçant le défunt par un vivant plus jeune. On ne saurait être plus systématique dans les oppositions…