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Mathieu Hilgers – Pour commencer ce dialogue, on pourrait vous adresser l’un de vos arguments : votre propos, plus largement votre oeuvre, n’a pas seulement une origine sociohistorique, il émerge aussi du contexte épistémologique qui l’a rendu possible. C’est dans un contexte ambivalent, soumission, subversion, fascination, rejet du savoir occidental que de nombreux intellectuels africains se sont formés. L’histoire de la relation entre la pensée des auteurs d’origine africaine et leur regard sur l’Europe est l’histoire d’une lutte contre le déni de rationalité et pour la reconnaissance, une lutte qui s’accompagne d’une longue et lente décolonisation des catégories de pensées, des distorsions produites par la production du discours (philosophique, littéraire, scientifique) non seulement sur la construction de l’idée même d’Afrique mais aussi sur la manière dont les Africains se pensaient eux-mêmes. Cette lutte est foncièrement interdisciplinaire.

Elle est connue, je la résume en quelques mots, en prenant un point d’entrée qui me semble particulièrement adéquat pour donner à voir les implications conceptuelles intrinsèques à ces dynamiques. En 1945, le révérend père Tempels publie un ouvrage « faible sur le plan philosophique mais important au niveau de son retentissement », dira en substance Hountondji en évoquant « l’effet Tempels » (1991). La philosophie bantoue ouvre le débat sur la production philosophique en Afrique. Tempels souligne, en opposition à Hegel (1998), l’existence d’une « culture nègre » et d’une ontologie dont il est possible de dégager une systématique. Ce livre a donné naissance à de nombreux débats souvent structurés autour d’une question récurrente : existe-t-il une philosophie africaine ? Tempels exhume des philosophèmes dans la production des proverbes ou des récits de la tradition afin de prouver l’existence de systèmes philosophiques. Après son ouvrage des auteurs ont cherché à démontrer l’existence d’une rationalité endogène. Alexis Kagamé (1956), par exemple, a tenté de décrire les « catégories bantu-rwandaise de l’être » à partir d’un travail linguistique sur le kinyarwanda comme Aristote (1994) le fit pour le grec ; des ethnologues tels que Griaule (1948) ou Dieterleen (1951) ont cherché à formaliser des systèmes de pensées ethnophilosophiques pour réhabiliter la grandeur de la culture africaine. Il s’agissait alors de battre en brèche l’opposition entre mentalité logique et prélogique, d’affirmer l’existence d’une rationalité à l’oeuvre dans les traditions en Afrique, et plus largement de revendiquer une humanité déniée par l’entreprise coloniale.

Cette première étape a fait l’objet de nombreuses critiques et a posteriori on peut dire que l’une de ses principales qualités est d’avoir constitué un point d’ancrage à partir duquel se sont développées des réflexions critiques originales. En effet, très vite, ce moment fondateur n’apparaît pas assez radical. Les premiers à déconstruire les rhétoriques ethnophilosophiques sont des auteurs d’origines africaines et ils sont nombreux : Towa (1971), Hountondji (1977), Eboussi Boulaga (1977), Mudimbé (1988), Appiah (1992), pour citer les plus connus. L’ethnophilosophie essentialise et entretient une relation étroite avec la démarche ethnographique de l’ère coloniale qui visait à réhabiliter des cultures stigmatisées. Elle a des présupposés problématiques : l’illusion de l’unité socioculturelle du continent, jamais thématisée, jamais systématisée, jamais formulée ; la projection de modélisations exogènes ; la téléologie latente que suppose l’emphase mise sur la sophistication croissante d’une rationalité endogène avec tout ce que ce dernier terme a de discutable. Comme le dit quelque part Hountondji, l’ethnophilosophie a échoué parce que son postulat était irréel et qu’il n’y a pas de communauté de discussion permettant sa critique. En même temps, on l’a vu, elle a constitué une étape nécessaire vers la production d’une philosophie qui fasse droit à l’Afrique d’une autre manière que Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire[1]. Comment se penser en recourant à des catégories qui portent en elles-mêmes les germes de la violence coloniale ?

Votre travail a clairement montré que l’Afrique présentée par les anthropologues, les historiens, les sociologues, les philosophes, l’Afrique reconstruite à travers cette ethnophilosophie constitue une légende qui finit par s’imposer et dans laquelle les habitants du continent eux-mêmes finissent par croire. Vous avez ainsi participé à un mouvement de reprise de soi, de reprise et de dépassement ou d’élargissement de l’héritage occidental. Cela se donne, par exemple, à voir dans votre ouvrage The Invention of Africa[2] dans lequel vous vous référez à Lévi-Strauss, tout en combinant notamment l’approche de Saïd et votre lecture de Foucault, pour analyser l’invention de l’Afrique à travers un corpus de textes brassant la plupart des disciplines. Par sa composition, cet ouvrage démontre également toute l’importance de sortir des approches monodisciplinaires. Cette reprise de soi s’inscrit dans l’aventure collective qu’a constituée la maison d’édition Présence Africaine sur laquelle vous revenez dans TheSurreptitious Speech…[3].

Outre votre trajectoire individuelle, votre travail résulte donc de la trajectoire épistémologique collective qui l’a rendu possible. À quelle étape sommes-nous aujourd’hui dans ce mouvement historique ? Jusqu’à quel point pensez-vous que l’essor des postcolonial et autres subaltern studies ait permis de constituer de nouvelles communautés de discussion ? Quels effets cette expansion a-t-elle eu sur le continent africain ?

Valentin Mudimbé  Étrange, votre question. Elle offre une interprétation aux problèmes qu’elle soulève ; et, précisément, à ceux ayant trait aux attitudes africaines face à l’Europe. Vous marquez, et de manière claire, des effets, et insistez sur des points précis : déni de rationalité et désir de décolonisation. Ce sont des têtes de chapitre dans des livres d’histoire. Vous présentez également une ligne d’explication. Cette longue question semble aussi signifier quelque chose d’autre. À quoi exactement ouvre-t-elle ? Deux choses semblent nettes. D’une part, l’existence d’une histoire intellectuelle de la présence africaine dans le monde des idées du XXe siècle. Et, d’autre part, le fait de quatre attitudes : soumission, subversion, fascination, rejet. Un problème semble se dire ici, mais qu’engage-t-il ? Le passé ou le présent aussi ?

Pour vous répondre, je chercherai un autre angle et tenterai de saisir l’émergence d’un discours africain qui met au clair un voeu pour une différence culturelle. Cela implique un recours aux disciplines, comme vous le laissez entendre. On a ainsi un cadre de crédibilité. Pour commencer, une généralité, en partie nécessitée par l’ampleur de ce que vous esquissez. En fait, vous avez donné les références. Une voie possible pourrait être de refaire le cheminement de quelques entreprises en évoquant le culturel, le politique, le scientifique.

Tout d’abord, le culturel, avec les Éditions Présence Africaine. Vous avez cité The Surreptitious Speech… (1992). Une analyse de son milieu et des corps qui l’ont soutenu donne à réfléchir. Elle a été publiée en Allemagne par AfricAvenir lors du cinquantième anniversaire des indépendances africaines. On découvre un évènement de première grandeur. Derrière et avec le Comité de patronage, des notables, philosophes et scientifiques français, toutes idéologies confondues. Extraordinaire. Cela a tenu bon et solide jusqu’au Congrès de la Sorbonne. Ensuite, le politique : il faudrait reprendre et relier deux moments prenants : le nationalisme indien après la Première Guerre mondiale, le romantisme politique de Bandung. Un monde possible s’était esquissé, et des feux d’artifices. Enfin, le scientifique : la genèse et l’organisation de l’AUPELF, l’Association des universités partiellement ou totalement de langue française.

Cela étant dit, il y a un moment particulier qu’il m’est possible de repenser et en somme, d’user comme entrée dans le passé pour se situer dans le présent. Il y a une dizaine d’années, lors de mon soixantième anniversaire, une réunion se tint à Kintambo, un quartier populaire de Kinshasa, au philosophat des Pères Oblats. Autour de moi, quelques amis. Parmi eux, Madame et Monsieur Ki-Zerbo, et Fabien Eboussi Boulaga. Nous sommes originaires de différents pays inventés au lendemain d’une Conférence qui se tint à Berlin, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Nos travaux s’érigent à partir des conséquences de cette Conférence. Ils marquent notre présent et nos vues. On peut les qualifier sous un angle disciplinaire. Et l’ambiguïté de l’adjectif me convient. Le disciplinaire est, en effet, règle. Il organise corps et champ. De formation, Ki-Zerbo est historien ; Eboussi Boulaga, philosophe ; et moi-même, philologue. Durant le colloque, il nous était possible de concevoir un espace commun entériné par des figures. Deux titres d’ouvrages : La Crise du Muntu d’Eboussi Boulaga (1977) ; et La natte des autres…, actes d’un séminaire publiés sous la direction de Ki-Zerbo (1994). Les ecclésiastiques ayant conçu l’idée de la rencontre et son animateur lui avaient trouvé un titre biblique, « la traversée ». Cette image, un aller d’une rive à l’autre, était prenante. Cependant, ne suppose-t-elle pas qu’on puisse nommer les rives dont on parle ? Si pour un départ symbolique, le lieu de notre présent était nommable, la rive d’une arrivée hypothétique ne l’était point. Pourtant, une assurance était là, c’était clair dans l’analyse qu’Eboussi avait faite de la crise, celle de notre culture, et une certitude aussi, dans l’image de notre natte : celle-ci ne nous appartenait pas.

Le colloque fut l’expérience d’une parole partagée. Cette parole était, à la fois, celle d’un nous-sujet, et d’un nous méditant, au nominatif, sur sa condition, la sienne propre, mais s’appréhendant comme objet, à l’accusatif. Bref, le perçu et le réifié par d’autres regards. On reconnaît l’influence de Levinas. Cependant, dans cette parole vécue, une ethnicité s’affirmait. Ce terme en appelle un autre : ethnie, à entendre dans son sens ordinaire. Le Robert le présente comme « caractère de ce qui est ethnique », de ce qui est commun à un « ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture ». De langue et de culture française, et né dans un christianisme de parents qui n’avaient pas été à Berlin, Kintambo nous donnait l’occasion de repenser autrement le signe de notre ethnicité culturelle et de ses obligations.

L’évidence de pareille expérience permet de se décentrer de l’interprétation dominante. Dans ce cas précis, de la valeur que l’anthropologie donne aux concepts d’ethnicité et d’ethnie. De même, la signification que lui accordent les frontières politiques et les qualités fragiles d’une appartenance nationale. L’expérience permet de reprendre les tensions auxquelles vous vous référiez, des « problématiques », ou « l’illusion de l’unité socioculturelle du continent ». En même temps, il existe bien une réalité africaine à laquelle renvoient d’ailleurs le physique et le géographique du continent. Il s’agit, en somme, d’un monde physique et humain. Colonisé, ce monde africain fut l’un des domaines privilégiés de la pratique anthropologique, et sa réalité demeura longtemps accrochée aux questions du type : « a-t-elle une histoire ? ». Ce jeu de mot n’est pas innocent.

Quand Tempels (1959 [1945]) conçoit sa Philosophie bantoue, deux réflecteurs importants sont l’héritage du Kulturkreis dans l’oeuvre de Wilhelm Schmidt qu’il connaît ainsi que la thèse d’une mentalité primitive de Lucien Lévy-Bruhl (1922). Ils confortent droit de colonisation et mission chrétienne. La philosophie bantoue ne les contredit pas. Elle les assume plutôt, et on trouve aujourd’hui de nouvelles écoles liées à cet héritage. On peut les approcher à partir des séparations linguistiques et des pratiques dominantes dans des aires circonscrites. Ainsi se distingueraient l’anglophone et le francophone[4]. Une autre distinction pourrait mettre face à face les pratiques analytiques et continentales, surtout aux États-Unis et en Angleterre. Enfin, on peut mentionner encore un héritage des débats culturels sur la race avec le concept de l’Africana philosophy, bien vivant aux États-Unis.

Aujourd’hui, il existe des histoires sur les pratiques philosophiques et historiques de l’Afrique. Elles ont leur part d’inattendu. Dans le monde anglophone, on peut relever l’approche d’un Barry Hallen (2002), avec sa ShortHistory of African Philosophy marquée par l’a priori de la philosophie analytique. Du fait de sa documentation, dans le monde de langue française, le travail bibliographique du Père Alfons Smet est unique[5]. Il inclut des ethnographes antérieurs à Placide Tempels. Nombre d’entre eux appellent « philosophie » des visions du monde[6]. C’est tout aussi bien. C’est une des valeurs du terme. Il est désormais possible de dissocier les travaux de Fabien Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji ou Marcien Towa d’essais anthropologiques sur les cultures, c’est-à-dire de différencier genres et Écoles.

Où en sommes-nous ? Pour répondre, on pourrait reprendre les histoires de la philosophie. Sinon, dans l’indéfini des études postcoloniales, dans l’exigence d’une pratique philosophique et d’un usage stimulant du modèle anthropologique, trois recueils récents attirent l’attention : Generations and Globalization : Youth, Age, and Family in the New World Economy, édité par Jennifer Cole et Deborah Durham (2007) ; African Anthropologies : History, Critique and Practice, édité par Mwenda Ntarangwi, David Mills et Mustafa Babiker (2006) ; The Study of Africa. Vol. 1 : Disciplinary and Interdisciplinary Encounters, édité par Paul Tiyambe Zeleza (2006).

Ces trois recueils transdisciplinaires illustrent de grandes orientations. D’abord, ils signalent une ouverture. Ils démontrent une interdisciplinarité vivante, c’est le cas du livre de Jennifer Cole et de Deborah Durham (2007) sur la famille. Celle-ci est analysée et appréhendée dans l’espace d’un monde global et comme thématique de l’économie politique. Ensuite, dans un parti-pris stimulant, le livre Mwenda Ntarangwi, David Mills et Mustafa Babiker (2006) donne une mesure au concept de discipline et entend l’anthropologie comme discours sur l’humain qui commence avec le pluriel donné à l’anthropologie dans le titre (Anthropologies). En le faisant, les éditeurs d’African Anthropologies… souhaitent démontrer quelque chose.

Enfin, dans ces nouveaux parcours, les problèmes théoriques, ceux du sens et de la valeur relèvent du politique. On en perçoit la portée si on garde à l’esprit les difficultés et les paradoxes analysés dans le livre de Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz (2006), Culture Troubles. Politics and the Interpretation of Meaning. Ils éclairent des tensions et des courts-circuits alarmants qu’on peut relever dans l’ambitieux The Study of Africa dirigé par Paul Tiyambe Zeleza (2006). L’interdisciplinarité y est affirmée comme structure et la postcolonie y fonctionne comme architecture du livre, toutes deux marquant la connaissance qui s’y déploie. Les contributions sont regroupées sous deux entrées en miroir : « The Disciplines and African Studies » et « Interdisciplinary Studies and African Studies ». À propos de « politique », on ne peut qu’invoquer et s’interroger sur la hiérarchie entre culture et discipline. Sur ce point, il faut relire la préface du livre de Chabal et Daloz – « Culture Drives Politics » et « West is Best ». Toujours est-il que la variété des perspectives et le nombre des contributions sont le signe d’un événement intellectuel.

M. H.  Une pléthore de publications en effet, où, comme vous le soulignez plus haut, d’une manière ou d’une autre, « les problèmes théoriques […] relèvent du politique ». De façon intéressante, dans ces déploiements disciplinaires, on peut se demander si l’on n’observe pas un mouvement homologue à celui que j’ai décrit précédemment en prenant le cas de la philosophie. Lorsque l’on se penche sur la littérature africaine, si l’on prend par exemple le livre – souvent considéré comme le roman fondateur de la littérature béninoise – que Félix Couchoro (1929) intitule sans aucune ironie L’Esclave et dans lequel il tente de reproduire avec une servilité mimétique et maladroite le style du maître, on voit qu’il constitue une étape fondatrice, qui va permettre la critique et la reprise de soi.

La littérature sera centrale dans l’émancipation de la structure de domination coloniale. L’aventure de la maison d’édition Présence Africaine que nous avons évoquée et à laquelle vous avez contribué par vos romans (1973, 1976, 1979, 1989) et vos essais (1982), mais aussi en coordonnant l’ouvrage TheSurreptitious Speech… (1992) qui fait le bilan de ces quarante ans d’existence en est l’exemple le plus significatif.

Il y a aujourd’hui, à ma connaissance, relativement peu d’initiative pour utiliser les solidarités objectives qui pourraient unir les dominés du champ littéraire francophone international. En effet, on aurait pu penser que l’homologie des positions de la Belgique, du Québec, de la Suisse, de nombreux pays d’Afrique aurait conduit à la constitution de pôles de publications communs, ou même à l’homologie de position de pays anciennement colonisés. En outre, ces auteurs demeurent toujours largement soumis aux circuits de production qui conduisent à la reconnaissance internationale. Du fait des rapports de domination inhérents aux structures de production, on peut se demander jusqu’à quel point la littérature africaine gagne en reconnaissance dans le patrimoine littéraire international. En même temps, force est de constater que cette littérature est particulièrement dynamique. Tant sur le plan de la rythmique, de la construction narrative que de celui de la production de néologismes, elle est souvent plus créative que celle du français littéraire de la métropole.

Néanmoins, sur le continent africain, au niveau de la production et des circuits de reconnaissance, qu’il s’agisse de la philosophie, de l’histoire, de l’anthropologie ou plus généralement des disciplines qui composent les sciences humaines et sociales, la situation semble sous certains aspects analogue à celle de la littérature. Peut-être est-il plus facile de s’émanciper dans l’espace littéraire que dans l’espace scientifique ? Toujours est-il qu’à la suite de l’expérience coloniale, ces disciplines semblent avoir suivi un mouvement homologue, un geste critique similaire.

Aujourd’hui, pour les sciences sociales et la philosophie, l’enjeu semble toujours de s’approprier les moyens et les méthodes de production du discours pour les inféoder à des problématiques dont l’intérêt social peut d’abord concerner l’Afrique (comme l’ont fait les subalternistes en Inde en proposant des réflexions dont la portée dépasse de loin le cas régional). Pensez-vous qu’il y a d’autres raisons que les éléments sociologiques classiquement évoqués (conditions de production du savoir, niveau d’éducation, exil des intellectuels de stature internationale) ou que ce que Boaventura de Sousa Santos (2011) décrit dans sa sociologie des absences (monoculture de la connaissance, conception linéaire de la temporalité, naturalisation des différences, construction d’une hiérarchie hégémonique et universelle et logique productiviste du capitalisme) pour expliquer ce hiatus entre l’efficacité, la créativité de la littérature et celles des sciences sociales sur le continent ? Comment expliquer la difficulté à faire entendre ce que le même De Sousa Santos appelle « les émergences » ? Quel peut être le rôle de l’interdisciplinarité dans l’amplification de celles-ci ?

V. M. – Une phrase, à propos de L’Esclave de Félix Couchoro (1929), « il tente de reproduire avec une servilité mimétique et maladroite le style du maître […]. » Cette ligne de votre deuxième question est remarquable. Elle qualifie un style. Celui d’un vernaculaire, l’adjectif devant être entendu dans le sens usuel de vernaculus, le terme latin dont il découle. Il désigne le langage de l’esclave dans la maison du maître. À la fois langage et attitude, le vernaculaire situe son locuteur dans un rang. Il est strictement un langage attendu. Que Couchoro l’ait choisi ou pas, la chose importe peu. Le langage exprime ici, et fort, une condition dans des rapports sociaux d’inégalité.

Dans l’analyse des relations concrètes, avec autrui, dans L’être et le néant, Sartre (1943) reprend une belle citation de Jean Wahl. Elle se réduit à ceci : toute relation à autrui peut se lire en fonction d’une dynamique ascendante ou descendante. En somme, selon que le langage, plus exactement l’attitude, situe son interlocuteur comme sujet ou comme objet. C’est un angle qu’il nous est possible de prendre pour saisir l’histoire de la littérature africaine. Deux affirmations se donnent clairement, comme je l’ai dit tout à l’heure : d’abord, une fonction qui me situe comme le sujet qui affirme quelque chose ; et qui, dans la même lancée et tout à la fois, se situe dans un accusatif, dans un complément d’objet direct. Me voici alors à même de commenter l’aliénation de Félix Couchoro (1929) dont témoigne le langage de L’Esclave. Ici, deux choses viennent de se dire donc : par une lecture d’un génitif objectif, le roman de Couchoro reflèterait le cas de son auteur ; ensuite, comme l’exprime son style, le sujet Couchoro aurait pu simplement décrire un cas d’aliénation dans ce roman. Évidemment, à partir d’une analyse approfondie du texte et de son contexte, le critique peut avancer des raisons démontrant l’évidence de la portée d’un type de génitif et même affirmer le privilège de sa science. Pourtant, il ne pourra effacer complètement ce à quoi ouvre l’ambiguïté des jeux qu’autorise un génitif. Vernaculaire, L’Esclave l’est dans ce sens.

Ensuite, ce mot vernaculaire qui descend de vernaculus, peut désigner aussi toute multitude, la plèbe. C’est une dimension qui peut s’étendre à l’emploi de ces mots dans le cadre colonial. L’Esclave serait ainsi une peinture d’un milieu. Il attesterait l’image attendue dans une configuration inégalitaire. L’effet Couchoro peut surprendre. Il est d’une époque. L’auteur aurait joué le jeu de l’attendu. Dans le global d’une économie politique contemporaine, le livre étonne, le jeu de relations actuelles est profondément différent, en principe, au moins.

Les travaux sur les littératures d’anciennes colonies distinguent trois grandes Afriques : le Nord, le Sud du Sahara et l’Afrique du Sud. Et dès lors, elles distinguent et produisent les allées culturelles de leurs différenciations. Elles varient dans chaque région. L’analyste est forcément attentif aux tendances et aux contradictions dans l’intégration au global. Pensez aux axes qui dominent : la poésie, avant 1950 ; ensuite, l’ère des romans et essais. Les textes témoignent. Ils offrent des vues et un langage démarquant le particulier des inégalités dans chaque pays. On observe des corrélations entre facteurs démographiques, taux de pauvreté, et qualité de vie.

Le travail de l’écriture, littéraire ou disciplinaire, est aussi le travail du contexte dont il témoigne par ses allures et par ses préoccupations. Le style tient de la langue, de l’écriture individuelle et reflète un milieu. Cette question de la langue d’une écriture est importante. Elle en engage d’autres, notamment celles du genre littéraire – oeuvre d’imagination ou essai ? Rapport technique ou publication universitaire ? Ce dernier type de publication situe tout auteur dans un autre complexe de rapports sociaux de production. On admettra que tout texte d’un ancien colonisé est sui generis, mais la question du genre importe. Pour quel besoin est-il écrit et dans quelles conditions ? Prenons la recherche universitaire et deux cas, en histoire et en philosophie, Joseph Ki-Zerbo (1994) et Fabien Eboussi Boulaga (1977). Leurs livres découpent des paysages. Par rapport à leur enseignement, on peut nuancer le signe alarmant représenté par L’Esclave. Eux aussi fondateurs, pour l’Afrique, leurs travaux s’instaurent dans le recommencement d’une pratique disciplinaire.

Dans le premier cas, il s’agit de s’affirmer comme sujet d’une pratique. Sous un titre évocateur, Living with Africa (1994), l’historien belge Jan Vansina retrace sa mémoire d’Afrique. Elle fait penser au livre que Joseph Ki-Zerbo, du Burkina Faso et de culture française, a consacré à la mémoire de son père. Ces deux récits se reflètent. D’abord oeuvres d’historiens, ces récits sont soumis aux exigences de la discipline historique ; et en même temps décrivent des tempos culturels de sagas saisissantes. Ensuite, il y a l’articulation de la parole. Chez Vansina, elle met en avant un pluriel. Ce pluriel transpose le singulier qui le détaille. Chez Ki-Zerbo, le singulier individuel fait fusionner des singularités dans une oeuvre collective. Enfin, récits d’expériences de colonisés, l’un et l’autre rendent compte de partis-pris culturels qu’ils bousculent. D’une part, il y a les mouvements de l’occupation de l’Afrique au lendemain de la Conférence de Berlin ; et d’autre part, une pratique de l’histoire. Elle exige une distance critique vis-à-vis des assurances du positivisme d’un Von Ranke et de son École.

Le deuxième cas suppose de faire face à un autre recommencement. Lire Fabien Eboussi Boulaga (1977) attentivement, c’est prendre la mesure d’un climat et d’une expression de libération critique. Au propre, c’est faire face à trois leçons. Première leçon, l’histoire et Hegel. Dans une avancée sur la pratique de l’histoire et de disciplines sociales, il faut d’abord faire face à une raison colonisatrice fondée dans le droit naturel et, avec elle, tout aussi efficace, à une raison missionnaire. Toutes deux sont antérieures à la marque hégélienne qui hante toute la pratique contemporaine des sciences humaines. Deuxième leçon, on retrouve Hegel à partir de deux principales entrées critiques. D’abord, la fameuse critique qui provient du premier tome du Capital de Marx (1873). Elle porte sur le mouvement de la pensée qu’Hegel personnifie sous le nom de « l’Idée » et auquel s’oppose, pour citer de mémoire, « le mouvement de la pensée (qui) n’est que la réflexion du mouvement réel [du matérialisme historique], transposé dans le cerveau de l’homme »[7]. Plus récemment, il faut noter un appel qui tempère le précédent et auquel Michel Foucault (1970) a donné toute sa force dans L’Ordre du Discours : il souligne l’autonomie relative des phénomènes discursifs sans leur attribuer une téléologie immanente. Il faut pouvoir resituer cette vue dans son cadre et la lier à une expérience africaine. « L’histoire particulière n’est pas en dehors de la raison », écrivait Fabien Eboussi Boulaga (1977 : 222) dans La Crise du Muntu. Et il ajoutait :

La raison historique et la liberté raisonnable se conquièrent sur la déraison et l’arbitraire vécus. Elles sont leur inversion et leur renversement. Le discours qui se constitue pour soi décrit, de manière concrète, le devenir pour soi de la raison dans l’histoire, dans une histoire particulière, mais dont la portée est universelle du fait de son sujet, du sujet de l’histoire.

Eboussi Boulaga 1977 : 223

Position de vaincu, la raison s’érige dans cette question en défi. Et, désormais, changée en parole de sujet, ce recommencement doit être attentif aux écueils d’une négation de soi. Voici une voix qui analyse l’intenable paradoxe de L’Esclave. Il faudrait admettre aussi ceci, estimait Eboussi Boulaga :

Toute culture est ainsi aveugle à certaines valeurs. Telle d’entre elles pourrait avoir opté pour des valeurs qui ne vont pas assurer sa survie ou qui la vouent à la passivité, à l’esclavage ou à la destruction violente. De toute manière, plus ou moins total, le tragique gît au coeur de chaque culture.

Eboussi Boulaga 1977 : 77

Il ajoute encore, « Quant aux vainqueurs, ils ne peuvent que se féliciter d’un choix non immémorial qui les prédestinait à l’hégémonie » (Eboussi Boulaga 1977 : ibid.).

De cette position comme argument, la troisième leçon : reprendre le fil des principes, tenter d’en esquisser le bien-fondé à partir du témoignage de l’histoire d’une pratique africaine de la philosophie de l’histoire. Dans ce domaine, et par référence au monde de langue française seulement, deux pôles : l’Afrique occidentale de langue française et le Congo. Des ouvrages marquants qui sont devenus des classiques. Ils sont publiés entre 1970 et 1980 : Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle (1971) ; Hichem Djaït, La personnalité et le devenir arabo-islamique (1974) ; Alfons J. Smet, Philosophie africaine. Textes choisis et bibliographie sélective (1975) ; Eboussi Boulaga, La Crise du Muntu (1977) ; Paulin Hountondji, Sur la philosophie africaine (1977) ; Alfons J. Smet, Bibliographie sélective de philosophie africaine (1978) et Histoire de la philosophie africaine (1980).

La liste est impressionnante. Et pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle n’est qu’une sélection de quelques titres marquants de cette période ; et tous proviennent uniquement du domaine de langue française. Ensuite, de par la bibliographie de chaque livre, on peut se rendre compte de la vitalité d’une activité. L’immense bibliographie du Révérend Père Smet en est un magnifique témoignage[8].

Enfin, cette réponse à votre question, ce à quoi elle ouvre, et qui s’atteste durant la décennie 1970-1980, relève d’une bien ancienne préoccupation : savoir ce qu’est la philosophie et en quoi consiste sa pratique. Qu’on la suspende, on accueille tout travail qui se réclame des conceptions du monde. L’exigence méthodologique est acquise dans ces essais, l’attention à l’Afrique également, et non comme un voeu pieux sous le mode d’une simple appropriation d’une sagesse ancienne. Utilisée par nombre d’ecclésiastiques en quête de grilles aptes pour leur pastorale, cette méthode établit un dialogue entre la philosophie et l’ethnologie. Dans le langage de Marcien Towa et de Paulin Hountondji, nombre de ces travaux relèveraient de l’ethnophilosophie. Ce terme, parfois entendu avec un sens dépréciatif, couvre un immense champ grâce aux travaux d’anthropologues[9]. Dans une perspective herdérienne, les volumes d’Alexis Kagamé sur la philosophie et les langues bantoues ouvrent des horizons féconds pour penser nos identités culturelles et penser le fait d’une rencontre avec l’autre de l’interculturalité. Cet autre se désigne autant dans l’autre que reconstruit l’historien que celui que décrit l’anthropologue. Dans l’introduction à son Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss (1958) montre bien la similarité des méthodes pour une appréhension de ce genre d’altérité.

L’altérité cernée par l’anthropologue ne traduirait-elle que l’expérience d’un être sans dimension historique ? L’histoire de cette altérité régie par la greffe coloniale ne pourrait-elle se percer que dans une synchronie que le colonial domine et dont rendrait compte la bibliothèque coloniale ? Les concepts n’expriment pas toujours adéquatement le complexe de toute réalité humaine. Je pense que les pages de Hegel sur l’Afrique, ou celles de Kant sur l’anthropologie ne méritent ni les colères, ni l’effroi qu’elles suscitent souvent. En effet, l’histoire de l’Afrique et la science historique naissent, autrement certes, avec la critique d’une raison coloniale. Les racines de cette raison sont anciennes. Fondée notamment, et solidement, dans le droit naturel et ses agencements, cette raison a garanti ce qu’elle ratifie de ses inventions. On observe donc en histoire un effort critique similaire à celui des philosophes. À l’effet Tempels correspondrait l’effet Vansina. Deux autobiographies publiées par les presses de l’université de Wisconsin, Living With Africa de Jan Vansina (1994) et In the Realm of Gold de Roland Oliver (1997), permettent de reconstituer la saga ayant conduit à l’établissement d’une histoire africaine. Dans le sens des conventions académiques. Évidemment, l’histoire est toujours vécue. Le langage la thématise après coup. Elle débute en Angleterre. Pour des raisons techniques, on tend à accorder une grande importance à deux sciences auxiliaires, l’archéologie et la préhistoire. En ce qui nous concerne, c’est l’oralité et ses techniques qu’il a fallu utiliser, comme le montre Vansina dans De la tradition orale (1961). Ce livre joue un rôle capital. Une première version anglaise est publiée à Londres, Oral Tradition : A Study in Historical Methodology (1965). Revue et augmentée, la thèse fut reformulée, pour ainsi dire, sous un titre plus affirmatif : Oral Tradition as History (1985). Formé à Louvain, le médiéviste Jan Vansina complète ses études universitaires en Angleterre. C’est aussi là que sont formés les premiers spécialistes africains de la discipline.

Si la question de la philosophie africaine décolle puissamment à partir du continent, celle de l’histoire s’établit vraiment grâce à l’université anglaise. En tout cas, elle s’organise notamment avec le concours de deux institutions surgies de son extension, l’International African Institute et l’International Congress of African Studies[10].

Pour conclure, et brièvement, ceci : un travail important dans le domaine de l’histoire suivit le processus de décolonisation des années 1950-1960. Malgré la gestion malheureuse du politique et les effets négatifs des structures économiques dans les pays africains à la fin du XXe siècle, les années 1970-1980 – bienheureuse décennie – ont mis fin aux mythes négatifs sur l’Afrique. L’Esclave de Felix Couchoro est le témoin d’un moment. Il est le négatif d’un autre signe. D’abord, dans le vécu d’africanistes, d’un peu partout, un nouvel effort a pu créer un lieu grâce auquel un continent a affirmé son historicité. Ensuite, parallèlement à cette entreprise, la pratique africaine de la philosophie aura posé haut et clamé fort la nécessaire évaluation d’une présence africaine dans le monde d’aujourd’hui. Pour terminer, comment ne pas penser à la conversation publique que j’évoquais au début de notre dialogue : il y a dix ans, à Kintambo-Kinshasa, en écoutant Fabien Eboussi Boulaga et Joseph Ki-Zerbo s’était réimposée une vue des années 1970, et particulièrement un passage d’un livre d’Hichem Djaït (1974), La personnalité et le devenir arabo-islamique, qui nous concerne tous :

[…] viser une action générale et à longue portée où l’affrontement de soi avec soi se complèterait de l’affrontement avec autrui, où une étincelle embrase les nappes les plus profondes du social, du politique et du mental. Le rythme de ce mouvement serait celui de la concomitance et de la simultanéité, de la solidarité et de la mise en faisceau de tous les éléments en présence. Cette action totalisante, axée sur les objectifs clairs, est la seule susceptible de nous sortir du cercle vicieux qui nous agrippe.

Djaït 1974 : 134

L’action dont il est question se vit dans la totalité d’un présent. Dans le mien, et en amont, dans l’enseignement de Willy Bal en philologie et de Franz Crahay en philosophie ; en aval, dans celui d’un jeune africaniste, Samba Camara, qui dactylographie notre conversation. Ce maintenant, le nôtre, se pense et se vit dans l’indisciplinarité au pluriel.

M. H. – Chacun de ces mouvements, chacun de ces moments évoqués dans notre discussion, semble s’articuler en relation avec une violence épistémologique. Celle-ci se décline sous des formes diverses. Cette notion, la violence épistémologique, est centrale dans les études postcoloniales. L’idiosyncrasie exemplaire que représente la rencontre coloniale, pour reprendre votre expression, s’est constituée en un véritable paradigme pour saisir cette violence. Plus largement, on peut se demander si la violence épistémologique n’est pas intrinsèque à la production de tout savoir. Tout savoir, et peut-être plus largement toute pratique, engendre et repose sur des hiérarchies qui se constituent à travers des rapports de force. Cela se donne particulièrement bien à voir, par exemple, dans les relations entre disciplines. Les rapports interdisciplinaires sont en effet souvent marqués par une violence qui renvoie, entres autres, à une hiérarchie entre les domaines de spécialisation et aux conflits entre facultés que décrivent Kant (1997) puis Bourdieu (1984).

Pensez-vous qu’il soit possible d’en sortir ? De la dépasser ? Qu’il soit possible de créer un espace de discussions horizontalisées ou, pensez-vous au contraire que la constitution même d’un tel espace contienne nécessairement les germes d’une violence ? L’objectivation, la réflexivité constituent-elles des outils suffisants pour neutraliser cette violence ? La formulation de ces quelques questions indique par elle-même toute l’importance de distinguer aussi des degrés de violence. De fait, lorsque l’on s’interroge sur le statut de cette violence ou que l’on se demande comment la gérer dans le cadre de recherches interdisciplinaires, on se situe d’emblée dans un espace où la discussion est possible, un espace où l’existence d’un vocabulaire commun, d’une communauté épistémique permet potentiellement l’existence d’un discours autre, même si la capacité de produire une différence est limitée par l’espace des possibles que détermine la rencontre entre les disciplines. En d’autres circonstances, la question prend un tour beaucoup plus radical puisque la possibilité d’un discours autre apparaît presque impossible. Cela peut être le cas, lorsqu’établir une communauté épistémique s’avère irréalisable. Ici, le questionnement s’élargit, on peut sans doute le formuler en reprenant l’interrogation de Spivak (2009 [1988]) : pensez-vous qu’il soit possible aux subalternes de parler ?

V. M. – Par subalterne, entendons le sens ordinaire du mot. Il désigne un être se trouvant dans une position de dépendance, ou dans celle de subordination. Pouvant se vivre comme interdépendance, la relation n’implique pas toujours le rapport de sujétion que suppose la subordination. Mais toutes deux, dépendance et subordination, supposent une hiérarchie. La référence faite à Gayatri Spivak indique bien l’ambiguïté que toute subalternité engage. En somme, un écart entre implication et sujétion. Il y a autre chose, cependant, si l’on pense à l’usage du terme dans le carré logique. Le concept provient de là. Le type de relation existe, dans l’affirmation ou dans la négation, entre propositions universelles et particulières. À partir du modèle imaginaire représenté par le carré logique, trois axes peuvent se distinguer de votre question. Il y aurait premièrement l’axe d’une intégration dans une langue et sa culture, par exemple. Ce n’est pas peu. Deuxièmement, l’axe d’une langue technique commune et sa relation à une discipline. Enfin, l’ordre des langages éthiques exigé dans cette double intégration.

Inévitablement, et souvent, la question se pense au départ de deux intercessions. Dans un univers global et à face humaine, n’appellent-elles pas une acculturation de dispositions personnelles et à un art de vivre ? Ceux-ci s’inventent si nous pensons au premier axe. Et dans le cas du deuxième, la mesure de contraintes disciplinaires exige aussi une intégration. Enfin, il y a l’éthique. G. Spivak reconnaît le dévouement de sa mère, qui est à l’origine de sa réussite. Nous avons tous notre histoire. Distinguons des modèles et illustrons-les par des cas.

Prenons d’abord votre appel à Kant, et commençons par séparer deux choses à propos du travail académique en général. D’un côté, les dispositions de l’Académie de Berlin ayant conduit à la compartimentalisation des facultés et des disciplines, et de l’autre, dans le temps, le cas de Kant. Lire Kant (1979), c’est suivre trois procès en inférence. Premièrement, il y a la distinction des facultés, la spécificité de chacune et leurs privilèges. Kant met en avant, et nettement, le propre des exigences de chaque discipline. On peut le suivre. Il y a ensuite les deux questions portant sur l’ordre des privilèges que Kant oppose. D’un côté, l’ordre de la raison. Il se particularise, en allant de la théologie au droit, et à la médecine. C’est un ordre descendant. Il peut se conceptualiser en sens inverse. Il y a, enfin, un motif majeur dans le livre. Dans l’introduction à mon édition bilingue, la traductrice cite Kant. Il estimait son livre « être proprement politique et non point théologique » (Kant 1979 : xvii). Sur ce point, la préface de Kant est instructive dans la mesure où, à l’en croire, elle entend proclamer sa fidélité au pouvoir hiérarchique du temporel et reconnaître la primauté du spirituel. Faut-il vraiment le croire ?

Au milieu du XXe siècle, cette affaire – signum rememorativum, demonstrativum, prognostikon, dans le langage de Kant –, peut générer des passions politiques. Au Congo, de par un héritage du modèle belge, trois institutions universitaires étaient en compétition immédiatement après l’indépendance. Laïque et libre exaministe, tout au moins en principe, Elisabethville pouvait, sans conséquence prévisible, reprendre le sens de l’idée pure de la raison de Kant. Respectivement protestante et catholique, les deux autres universités, celles de Léopoldville et de Stanleyville, pouvaient, au mieux, soit ignorer le livre de Kant, soit le contourner en invoquant des dispositions plus anciennes. Ce problème existe encore aujourd’hui au Congo. Il s’actualise autrement.

De cette histoire et de ses déterminations, retenons trois choses. 1) Admettons que le subalterne n’est pas muet. Alors on peut entendre la surprise dans un laboratoire, à propos d’une suggestion d’un assistant de recherche, « mais son idée donne des résultats ! » ; dans des débats, une intervention intéressante d’un non-spécialiste. Ces deux illustrations peuvent s’appliquer à n’importe quel contexte. Leur intérêt réside dans ce qui les suppose : un nous d’appartenance et un problème à résoudre. En somme, un langage et une technique. D’un côté, le nous d’une discipline et de ses normes ; et de l’autre, une pratique. 2) L’inattendu concerne le sujet qui trouve la solution. On la tient, de par un droit, notamment parce que l’explication requiert des références. Il nous faut admettre, d’une part, la division du travail ; et, de l’autre, des déterminations sociologiques. Nous en sommes encore là. Dans le premier exemple, la surprise, loin d’être déterminée par le genre ou la race pourrait relever d’une explication téléologique. Genre et race dans une société multiethnique sont, de par eux-mêmes, des propositions qui peuvent faire intervenir des préconceptions implicites. Les deux exemples pourraient s’appliquer, dans un cadre, à une structure académique. On imagine un laboratoire, premier cas ; et un séminaire de littérature, deuxième cas. Les jeux de l’attendu et de l’inattendu dans la structure sont régis par des références internes et externes à la discipline. 3) La structure académique tend à se vivre sous l’image d’une société totale à la Erving Goffman. Dans ce sens, toute proposition particulière est logiquement subalterne. En d’autres mots, positive ou négative, toute proposition se doit d’être attendue par l’universel qui l’autorise et à être portée par une thématique de l’universel.

Prenons un angle plus concret et regardons la force d’une grille intellectuelle à partir de la littérature africaine. Un cas type, l’Afrique des premières années suivant l’indépendance. Trois travaux remarquables vont promouvoir des grilles d’explication ayant une fonction de proposition universelle. Dans l’histoire des idées : Lilyane Kesteloot (1965), Les écrivains noirs de langue française ; Janheinz Jahn (1965), Die Neoafrikanische Literatur ; et Claude Wauthier (1964), L’Afrique des Africains. Inventaire de la négritude. Trois livres, trois évaluations critiques de l’expérience africaine à partir de trois dominantes : la genèse de la négritude et son développement littéraire (Kesteloot), l’expression culturelle dans ses variétés (Jahn), l’histoire d’une volonté culturelle et ses manifestations politiques (Wauthier). Dans une saisie de l’intérieur, on pourrait penser que Kesteloot fondait un courant dans l’histoire littéraire. Cependant, en publiant l’ouvrage, l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles posait aussi un angle péremptoire. Ensuite, on doit lier le dictionnaire de littérature que publie Jahn en 1965 à une publication antérieure, Muntu… (1961). La traduction anglaise connut un succès foudroyant. Publié à la veille des indépendances, ce livre offrait une synthèse attrayante qui combinait des apports de l’ethnographie en milieu haïtien, la philosophie bantoue de Tempels et Kagame, et les thèmes de la négritude. En bref, une contribution importante dans les débats pour la promotion des cultures africaines. Enfin, la dimension sociologique de la négritude et de sa littérature éclaire l’étude de Claude Wauthier sur les idéologies et la politique africaines. L’Afrique des Africains entendait situer l’effet de la négritude dans le politique. Idéologie culturelle, la négritude n’était pourtant ni la seule, ni la mieux représentée dans la langue politique érigée en signe de différentiation. L’Afrique des Africains transcende ainsi les frontières politiques et le régionalisme de fait de la négritude.

Ces trois ouvrages constituent des modèles. Ils ont marqué et des travaux les ont suivis. La parole subalterne avait été enregistrée. La recherche de Kesteloot devint paradigmatique. Elle a inspiré des générations de par son style. Efficace, elle a pu produire des variations littéraires, sociologiques, et historiques. Au nom d’arguments internes (histoire) ou externes (politiques), le cheminement du travail de Kesteloot est devenu exemplaire. À partir de cette publication sont venus se greffer des travaux sur les traditions orales et l’histoire. En termes d’explication, le local a pu se régir dans un modèle qui dépassait la particularité d’une culture. Du fait de sa grille et du privilège qu’il accordait à un concept, dans des structures politiques héritées d’un procès de décolonisation, le modèle de la négritude devint son propre ancêtre, à la fois face à lui-même et contre ses propres analogues.

Question de méthode, en Afrique ou en Europe, on pourrait interroger le caractère des travaux de science politique. Sur ce point, Claude Wauthier donne la voix aux différences. Deux styles viennent à l’esprit : dans les années 1970, le concept de crise dans les travaux de Benoît Verhaegen et de ses disciples et dans L’histoire immédiate (1974) et plus récemment, le concept de désordre mis en avant dans les publications des politologues français.

Ces références, ces thèmes, ces questions précises ont permis au subalterne de se faire entendre. Aptes à converser avec d’autres domaines du savoir, ces travaux ont offert des perspectives face aux contraintes concernant l’objet, ou ses aspects. Elles ont eu le pouvoir de dissocier les choses, de prendre en compte le pratique, et de le situer face à des hypothèses. Chaque fois que c’était utile, ces références ont permis d’envisager autre chose, de développer une autre lecture. Opératoires, nanties d’un pouvoir d’explication, ces références ont pu servir comme arguments de propositions universelles.

M. H. – Toutes ces réflexions soulignent l’importance de raisonner en appréhendant dans un même geste les similitudes et les variations épistémologiques entre disciplines. Pour revenir sur l’interdisciplinarité, dans l’ouvrage que vous avez coordonné avec Bates et O’Barr (1993), vous soulignez l’importance dans l’anthropologie, l’art, la littérature, la philosophie, l’économie ou les sciences politiques, du rôle qu’ont joué les études prenant comme point d’ancrage le continent africain. Toute la force de ce livre est de montrer que de nombreuses contributions ayant une portée générale pour ces différentes disciplines n’ont été possibles qu’à partir de recherches réalisées en Afrique, mais aussi de montrer que les recherches menées en Afrique ont souvent été profondément interdisciplinaires. Comment expliquez-vous cette interdisciplinarité ? Près de vingt ans après la publication de cet ouvrage, si vous deviez identifier les éléments à travers lesquels la particularité de l’Afrique permet plus aisément d’avoir un accès à des processus, des logiques, des dynamiques qui dépassent le continent, quels seraient-ils ? Vous avez évoqué les travaux des années 1970 : quelles sont à votre avis les thématiques qui font aujourd’hui de l’Afrique un point d’ancrage privilégié pour développer des réflexions qui ont une portée non régionale, ou pour reprendre votre formule, pour « servir comme arguments de propositions universelles » ?

V. M. – C’est un livre ancien. C’est Bates qu’il aurait fallu interroger sur cette question. L’idée du projet était de lui mais il aurait été à mon avis bien plus facile et plus simple de développer notre argument, la contribution de l’Afrique aux disciplines, en faisant appel aux spécialistes travaillant dans des domaines comme la zoologie ou la paléoanthropologie. Les contributions des sciences sociales et humaines sont en réalité plus difficiles à évaluer.

Deux expériences récentes me permettent de formuler notre argument sous l’angle de l’interdisciplinarité. Toutes deux ont une dominante sociale. La première est liée un séminaire postdoctoral qui se tint à Durban, il y a quelques années, avec des lauréats du Codesria. Isolés pendant une dizaine de jours, dans un lieu de retraite, les participants – de jeunes chercheurs – devaient échanger idées et conseils sur leurs recherches individuelles relevant des sciences sociales. Traits communs : Afrique de fin de siècle, travail de terrain et de bibliothèque, et recherche en vue d’un titre académique. Deuxième expérience, au lendemain d’un colloque international auquel participent des jeunes professionnels dans le domaine des sciences humaines : travail sur des questions de passage à la publication et ses contraintes. Trois voies de questionnements et leurs variétés s’érigent à partir du socle commun de ces deux expériences : en premier lieu, entre le vécu de la recherche et le passage à l’écriture, comment s’opère le traitement de ces hypothèses et leur expression ? Il convient de repenser le procès du processus et de s’interroger – situation fréquente dans les sciences humaines – sur quels usages faire d’un modèle. Ensuite, il faut dire à nouveau – et interroger la voix individuelle – le rôle et l’expression des sentiments dans l’établissement d’un texte définitif. Enfin, il importe d’exprimer les conflits entre systèmes de référence et de le faire comme voeu de reconnaissance.

L’interdisciplinaire semble une évidence qui souvent s’actualise sans être invoquée. C’est vrai mais ne devrait pas l’être. De même pour l’angle visible d’une recherche et son complément possible dans un passé. Qu’on pense aux faits synchroniques dans une recherche anthropologique. Ils exigent une perspective historique. Un cas concret : l’étude d’un masque rituel ou l’analyse d’un mythe de fondement. Les interférences du genre et de la race sont aussi des thèmes interdisciplinaires par excellence. Les études africaines, comme tout autre domaine de même type, ne se définissent pas par une discipline. Elles ne le sont pas, elles relèvent d’un espace géographique et de son histoire. Elles ne peuvent s’actualiser que dans l’interdisciplinaire et cela, dans le sens ordinaire du mot. Le Robert le présente très simplement : ce « qui concerne plusieurs disciplines, plusieurs sciences à la fois ». Autrement dit, si ces études africaines couvrent un domaine, le particulier y est toujours donné dans un rapport à autre chose. Il est à considérer, au moins, dans une double étendue : l’historique et le synchronique. C’est pourquoi l’interdisciplinarité marque nécessairement toute étude ayant trait à la dynamique de ce domaine. Du fait de cette particularité, l’interdisciplinarité se problématise elle-même. Elle est son meilleur atout et son péril permanent.

L’autorité coloniale, comme n’importe quel pouvoir ayant pour responsabilité d’administrer un territoire, avait à son service institutions et structures interdisciplinaires. N’importe quelle recherche au service de la colonie pouvait transcender sa propre géographie. Ce qui était vrai hier l’est encore aujourd’hui. Les publications des académies de sciences coloniales, des instituts de recherche qui existaient, leurs revues spécialisées fonctionnaient dans l’interdisciplinaire. Qu’on pense à la plus ancienne d’entre elles, Africa. Elle accueillait indifféremment des contributions relevant des sciences humaines et des sciences naturelles. Ensuite, avec de forts appels aux sciences historiques, à la biologie et à la psychologie, il y a eu les débats sur la race et sa propre histoire. Publiques et conflictuelles, ces disputes ont continué jusque dans les années 1970. C’est, notamment, l’effet d’un ouvrage de 1942, Evolution : The Modern Synthesis, de celui qui allait devenir le premier directeur de l’Unesco, Sir Julian S. Huxley. Ces disciplines ont modifié leurs modèles et hypothèses. Pendant des années, elles ont constitué le pendant des positions successives de l’UNESCO sur la question. Enfin, une autre entrée allait s’établir à partir d’un symbole majeur, l’idée d’une « genèse africaine de l’humanité ». L’expression d’une « African genesis » fait maintenant partie du langage courant. Nombre de personnes qui l’utilisent ignorent son origine, un livre publié en 1961 par Robert Ardrey. D’autres suivirent, qui accentuèrent l’hypothèse. Très vite, le concept d’Ardrey s’étend : « de l’Afrique, nous sommes venus… ». Mais ce sont surtout les travaux d’une famille de paléoanthropologues qui ont propagé cette idée dans l’imagination collective[11].

Des noms, un climat. Importants sans doute, mais ils laissent dans l’ombre d’autres noms, ceux qui ont précédé, ceux qui sont venus après, nos contemporains. Quelle facilité d’utiliser ce type d’intérêt pour montrer la contribution de l’Afrique ! De toute façon, à présent, d’autres coins du monde, en Asie, et en Afrique du Sud, par exemple, affirment être les vrais points de genèse.

Notre projet avec Bates et O’Barr sur la contribution de l’Afrique aux disciplines avait choisi une voie difficile dans le sens de l’interdisciplinarité. S’il fallait le recommencer aujourd’hui, mon attention serait ailleurs. Elle pourrait porter sur les effets de la manière dont la science évalue les difficultés de l’Afrique d’aujourd’hui. Un départ possible, disons 2011.

Le PNUD publie chaque année un rapport sur le développement humain du monde. Ce bilan peut être pris comme point de départ des projections sur l’avenir. L’un des derniers, celui de 2011, est catastrophique, si l’on veut le prendre comme référence. Le « si l’on veut » est important. Anglophone d’adoption depuis un peu plus de trente ans, c’est par des versions anglaises qu’il m’est possible de suivre ce travail exceptionnel qui a commencé il y a quelques années. Un objectif y est affirmé. Il affirme une « responsabilité collective à l’égard des moins privilégiés » et « l’affirmation que le présent ne devrait pas être l’ennemi d’un futur »[12]. Il s’agit de projections. Elles engagent un grand nombre de points de vue. Ce qu’elles offrent est une leçon. On pourrait reprendre l’affirmation à partir de trois observations. D’abord, dans le classement général de la qualité du développement, quatre pays (le Cameroun et l’Afrique du Sud, la Tanzanie et la Zambie) ont changé de rang dans le sens positif. On note aussi la chute libre de la République démocratique du Congo. Enfin, une non-qualification pour la plupart des pays africains, ce qui est particulièrement significatif.

En tenant compte des indicateurs de développement, voici une lecture : tout d’abord, aucun pays africain n’est présent dans la liste des pays dont le développement humain est le plus élevé, ni dans celle du développement très élevé. Ensuite, douze pays africains sont sous la rubrique « sous-développement humain ».

La simple lecture du Rapport de 2011 laisse entrevoir des aires d’interventions nécessaires. Elles concernent le cadre humain et son contexte politique, elles devraient s’imposer des voies d’action qui tiendraient compte des Objectifs du Millénaire pour le développement[13]. Cependant, à lire attentivement les projections de cet autre document de l’ONU, il est clair que les objectifs ne seront pas atteints pour l’année ciblée. Sur ces questions, pour reprendre les possibilités d’une recherche, trois espaces s’imposent pour des projets interdisciplinaires : l’humain et son environnement physique ; l’éducation et les problèmes de genre ; et les inégalités sociales et le projet démocratique.

Cette formulation montre une interrelation qui s’accentue si on reprend le projet à partir d’une lecture verticale terme à terme. Chaque trait suppose une collaboration entre disciplines et, notamment, entre sciences sociales et sciences naturelles. Il serait instructif de relever des points d’intérêt – par exemple, les indicateurs de pauvreté et d’inégalité de genre –, et d’en analyser la particularité, dans le temps, en prenant en compte l’impact des crises successives, et de comparer la situation à celle des pays n’ayant pas connu de troubles sociaux. Le moins qu’on puisse dire du rapport de 2011, c’est que l’index multidimensionnel de pauvreté y est inquiétant. Dans le monde, l’Afrique a le nombre le plus élevé de pays ayant un pauvre développement humain.