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Introduction

La région québécoise du Nunavik représente environ 500 000 km2. Elle s’étend du 55e parallèle jusqu’à la frontière septentrionale de la province. Sa population de 12 090 habitants, majoritairement d’origine inuit (Duhaime 2008; Nunivaat 2012), est dispersée grosso modo le long des côtes dans 14 villages accessibles par voie aérienne ou maritime. L’administration des affaires régionales et municipales y est assurée, en grande partie, par les organisations instituées dans le cadre de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). Cette entente signée en 1975 garantit aux Inuit du Nunavik, les Nunavimmiut, une indemnisation de 225 millions de dollars en échange de l’abandon de leurs revendications territoriales (Makivik 2012a). Comme dans d’autres sociétés ayant fait l’objet d’ambitions coloniales, l’Autre y fut d’abord incarné par la figure du «Blanc». Il prit notemment la forme du négociant ou du missionnaire puis celle, non moins paternaliste, de l’administrateur (Simard 1983). Ces rapports s’inscrivent dans des cadres plus larges. Par exemple, dès le début du XXe siècle, le Nunavik est intégré à l’économie de marché, notamment par le biais de la traite des fourrures. Mais, quelques décennies plus tard, en même temps que le gouvernement fédéral devient État-providence, ce commerce s’effondre, entraînant pauvreté et affaiblissement. Cette conjoncture ouvrira le Grand Nord aux politiques interventionnistes et au cortège de fonctionnaires chargés de leur mise en oeuvre (Duhaime 1989: 88-94).

Depuis, une succession de phénomènes contribuent à rapprocher les modes de vie du Nunavik de ceux des métropoles du sud du pays: sédentarisation et scolarisation généralisée, usage répandu de l’anglais, médias et consommation de masse, pour n’en nommer que quelques-uns. Malgré la multiplication de ses manifestations, l’économie de marché tarde à réaliser certaines de ses promesses. La dépendance importante du Nunavik envers les transferts gouvernementaux et l’importation de main-d’oeuvre qualifiée y alimenteraient la précarité et des préjugés de pauvreté et d’incapacité à l’égard de ses ressortissants. Cependant, le renouvellement du tourisme fait miroiter des occasions de développement économique et de redéfinition de l’image de la région.

Ce virage vers l’écotourisme est investi d’importants espoirs économiques, sociaux et identitaires. C’est du moins ce que donnent à penser certaines pages du Rapport sur les tendances et les possibilités touristiques au Nunavik (Administration régionale Kativik 2007: 12, 36). Pour tenter de comprendre les enjeux de la mutation en cours, nous analyserons les conceptions et les représentations associées à l’écotourisme au Nunavik. Les données présentées proviennent d’une recherche de terrain comprenant quelques correspondances informelles et 14 entrevues effectuées dans le cadre d’une maîtrise en sociologie. Douze de ces dernières ont eu lieu dans la communauté de Kuujjuaq (Nunavik) lors d’un séjour de deux semaines au printemps 2011. Le choix des participants s’est fait essentiellement selon l’intérêt et la disponibilité des personnes. Nos interlocuteurs, hommes et femmes, allochtones et Inuit, comptaient quelques entrepreneurs, mais surtout des employés d’organisations locales, hautement impliqués dans le virage en cours. Dans les pages suivantes, nous définissons notre conception de l’écotourisme. Ensuite, nous explorons quelques outils théoriques à l’aide desquels nous tentons d’éclairer nos observations empiriques, présentées en dernier lieu.

Le contexte touristique au Nunavik

Depuis au moins trois décennies, la chasse et la pêche en pourvoirie représentent l’essentiel de l’offre touristique au Nunavik. Cependant, des informateurs déclarent que ces activités auraient plus ou moins bonne presse: une opinion répandue dans la population voudrait que les profits qu’elles génèrent soient peu réinvestis dans l’économie régionale ou qu’elles contribuent à décimer les troupeaux de caribous (entrevues 2, 3, 4, 7, 13)[1]. Parallèlement, depuis le milieu des années 2000, nombre d’acteurs s’affairent à réorienter le tourisme local vers des formes qui seraient moins affectées par ces problèmes. Pour décrire le modèle sous-tendant cette transformation, nous avons choisi le terme «écotourisme», car le virage touristique en cours nous semble contenir, du moins en germe, ses principales caractéristiques.

Mais avant d’en discuter, il nous faut préciser ce que nous entendons par le concept d’écotourisme, dont l’idée est apparue dès les années 1960 (Tardif 2003: 2). Les définitions suivantes sont assez répandues: «un voyage responsable dans des espaces naturels, qui conserve l’environnement et améliore le bien-être des populations locales»[2] (The Ecotourism Society: 1991a, 1991b, in Blamey 2001: 6); «un voyage destiné à apprécier l’extraordinaire diversité naturelle et culturelle du monde sans lui causer de dommages» (Tickell 1994: ix in Blamey 2001: 6); ou encore, «voyager dans des espaces naturels relativement peu perturbés ou contaminés dans le but particulier d’étudier, d’admirer ou d’apprécier le paysage, ses plantes et ses animaux sauvages ainsi que toute manifestation culturelle (passée ou présente) se trouvant dans la région» (Ceballos-Lascuráin 1987: 14 in Blamey 2001: 6). Ces définitions désignent moins un répertoire d’activités prenant place dans des lieux particuliers qu’une façon de faire. Notons que cet idéal normatif pourrait interpeller les touristes soucieux des conséquences de leurs actions tout comme certaines organisations du Nunavik, susceptibles de voir dans l’implantation de l’écotourisme une occasion d’exercer leurs mandats. Cependant, notre choix d’utiliser le terme «écotourisme» pourrait nous être reproché car, étant donné la relative nouveauté de ce marché au Nunavik, les pourvoyeurs n’ont pas eu l’occasion de démontrer systématiquement l’application de ses principes. De plus, l’utilisation du terme n’est pas parfaitement généralisée auprès des informateurs rencontrés. Pour ajouter à la possible confusion, dans le langage courant, il n’est pas rare que le concept d’écotourisme soit désigné par l’une de ses composantes: on l’appelle, par exemple, tourisme durable, culturel ou solidaire (correspondance 1).

Un rapport auquel plusieurs informateurs se réfèrent (entrevues 5, 7, 9, 12) répartit les visiteurs du Nunavik en trois catégories: pourvoiries, plein air et affaires. Les premiers seraient au nombre de 2 000 à 2 500 par année. Les seconds sont quant à eux approximativement 1 000, mais plus de 80% de ce nombre est constitué de touristes de croisière. Finalement, les voyageurs d’affaires dépasseraient le millier. Ces derniers consomment relativement peu de services touristiques, mais ils constituent un marché potentiel pour des produits d’écotourisme de courte durée (Administration régionale Kativik 2007: 16-18, 32). La clientèle intéressée par l’écotourisme, souvent nantie et parfois pointilleuse, est attirée par l’inconnu et l’exotique. Ces caractéristiques sont souvent réunies chez les personnes retraitées (entrevues 1, 4, 5, 7, 8, 9, 13).

Sur place, l’Association touristique du Nunavik (ATN), regroupant des entreprises associées de près ou de loin au tourisme, compte une quinzaine de membres, qualifiés de «producteurs d’aventure» (ATN 2012). Certains citoyens locaux proposent également des services sur une base personnelle. Plusieurs des activités, annoncées sur les sites Internet ou dans les feuillets promotionnels, sont organisées sur mesure, en fonction de la demande. Pour le moment, les séjours durent environ de quatre à dix jours. Les groupes constitués au maximum d’une dizaine de personnes conviennent à la pratique des activités de plein air (entrevues 1, 4, 7, 9, 12). En général, il est désormais possible de participer à des randonnées plus ou moins longues dont l’objectif peut être la découverte de paysages majestueux comme celui du cratère des Pingualuit, l’observation d’aurores boréales ou d’animaux comme l’ours polaire, le boeuf musqué, le caribou, etc. Des démonstrations de chants de gorge ou des promenades en traîneau à chiens au cours desquelles les touristes sont amenés à goûter du gibier ou à dormir en iglou sont également offertes.

L’écotourisme: entre préservation et réorganisation

L’esprit de l’écotourisme se manifeste dans les trois éléments suivants, présents à divers degrés dans plusieurs définitions et sur le terrain. Tout d’abord, il présente une préoccupation pour la nature, l’environnement et la biodiversité; ensuite, un intérêt pour la culture locale; et enfin une volonté d’améliorer les conditions de vie des citoyens locaux moins nantis. Examinons-les.

L’écotourisme s’appuie sur l’idée d’une nature sauvage, se reproduisant indépendamment de toute action humaine. Par contre, il tolère les interventions humaines lorsqu’elles sont destinées à la préservation ou à la protection de la nature (Hammitt et Symmonds 2001: 328). Par exemple, l’aménagement ou l’entretien d’un site peuvent être assurés par les contributions financières ou l’action directe des touristes. De surcroît, l’écotourisme peut s’associer au concept de «développement durable» (Blamey 2001: 10-17). Jusqu’à présent, cette idéologie a contribué à alimenter la production de solutions segmentées et individualistes (Sarrasin 2007: 4-6), possiblement parce qu’elles sont de nature plus scientifique que politique. Les discussions autour du développement durable ont mis en lumière certains impératifs de préservation des ressources naturelles indispensables à l’humanité. Cependant, elles n’ont pas permis d’établir de limites à la consommation ou à la production en général (Morvan 2000).

Selon nos informateurs, la faune spectaculaire et le caractère immense, immaculé et démesuré de la nature sont au coeur de l’écotourisme au Nunavik, comme dans le cas du tourisme de pourvoirie. L’offre s’élargit toutefois à des activités basées sur l’expérience et l’observation (Administration régionale Kativik 2009: 2). Désormais, comme le constate un informateur, il s’agit «de viser les animaux avec un appareil photo plutôt qu’une arme à feu» (entrevue 1). Cependant, l’utilisation du terme «développement durable» n’était pas fréquente dans les entrevues même si quelques informateurs ont manifesté une inquiétude à propos d’éventuels projets miniers (entrevues 2, 6). Chez nos interlocuteurs, l’idée de protéger la nature pourrait être imbriquée dans celle de protéger un certain mode de vie (entrevues 2, 3, 6, 12). Sans nécessairement y relier explicitement une préoccupation écologique, certains informateurs ont parlé d’encadrer le touriste grâce à des guides, d’ajouter à son séjour dans les parcs nationaux un passage dans les communautés et de restreindre la clientèle à une minorité payant le prix fort (entrevues 3, 7, 9, 10, 12). En plus de créer des emplois ne nécessitant pas un exil de plusieurs semaines dans un campement, comme c’était le cas à l’époque des pourvoiries, on peut imaginer que ce type de circuit pourrait permettre un certain contrôle de l’impact environnemental des touristes.

En théorie comme sur le terrain, il est difficile de prétendre à une compréhension complète des effets liés à la présence de l’écotourisme sur un territoire. Car, par exemple, en plus de consommer des ressources pour son hébergement et son alimentation, le touriste peut avoir un impact qu’il ne soupçonne pas: par sa seule présence, il peut désorienter certaines espèces animales sensibles, particulièrement si elles sont chassées sur le même territoire. Son passage, à pied ou en véhicule, peut aussi altérer le couvert végétal, etc. (Buckley 2001). En matière énergétique, des solutions de rechange existent, comme des panneaux solaires ou des éoliennes pour les campements. Mais les déplacements par avion, par motoneige et par hélicoptère sont largement utilisés et parfois indispensables. De plus, la clientèle ciblée appréciant le luxe, chefs cuisiniers, nourriture importée et vins de qualité sont courants, même lors des expéditions, alourdissant ainsi l’empreinte écologique des voyageurs. L’un de nos interlocuteurs conclut en disant qu’il souhaite garder la possibilité d’offrir une variété de forfaits (entrevue 4). Cela donne à penser que l’étiquette verte pourrait s’apparenter autant à une valeur marchande ajoutée qu’à une préoccupation idéologique.

L’offre touristique du Nunavik demeure centrée sur la nature, mais plusieurs informateurs suggèrent que des traits culturels locaux présentent un intérêt pour les touristes, comme par exemple, l’usage de l’inuktitut et le contact particulier des Inuit avec la terre (entrevues 2, 4, 7, 12). Ces éléments ajouteraient à l’authenticité de l’expérience (entrevues 7 et 12). À cet égard, remarquons que le concept d’authenticité peut se définir comme synonyme de la pureté ou de l’exceptionnel ou comme le résultat d’un processus interprétatif et intersubjectif. Nos informateurs se trouvent possiblement plus près de la seconde tendance.

Bien qu’il ne soit pas pour autant le principal responsable, le tourisme entraîne des changements culturels dans les communautés hôtes (Nash et Smith 1991: 16). En effet, les touristes véhiculent idées, symboles, argent, gadgets et habitudes de toutes sortes. À cet égard, comparativement à d’autres formes de tourisme, l’écotourisme supposerait une volonté plus manifeste de limiter les impacts négatifs des activités qui lui sont associées (Wearing 2001). Pour y parvenir, des moyens tels que l’implication des communautés hôtes dans les processus décisionnels et la limitation de la durée des séjours et du nombre des touristes ont été évoqués sur le terrain (entrevues 3, 7, 9, 12). Quant à une éventuelle préservation de la culture par le biais du tourisme, la prudence semble de mise. L’intérêt des touristes pour des pratiques culturelles particulières peut parfois contribuer à en régénérer des formes passées (Medina 2003). Dans d’autres cas, des modifications substantielles ont été constatées (Bruner 1991: 244). Quoi qu’il en soit, il sera probablement plus difficile pour toute tradition de servir de repère identitaire si elle est dépouillée du contexte général de sens qui l’accompagnait à l’origine et si elle est soumise à la nécessité de s’arrimer aux goûts des clients. D’un autre côté, nos entrevues donnent à penser que les communautés hôtes souhaitent s’entourer des mêmes ressources symboliques, technologiques et matérielles que leur clientèle, ne serait-ce que pour mieux la satisfaire.

De prime abord, au plan économique, le tourisme comporte certains avantages comparativement à d’autres activités. Par exemple, en général, il pourrait être plus respectueux de l’environnement naturel, il permettrait d’accroître les revenus, de créer de l’emploi et de diversifier l’économie d’une région (Hinch 2001: 350). De plus, les investissements de départ requis seraient moins importants que dans d’autres secteurs économiques (Meethan 2001: 42). Ces avantages ne semblent pas mis en doute sur le terrain. Cependant, nos informateurs soulignent que le tourisme peut générer des cas d’exploitation (entrevues 3, 7, 8, 12). Afin que les communautés trouvent dans le tourisme une occasion de reprendre le contrôle de leur destin économique, on préconise parfois qu’il soit effectué dans le cadre de modèles politico-économiques alternatifs tels que l’ancrage communautaire (community-based) (Wearing 2001: 398). Sans exclure la participation de l’État ou de l’entreprise privée, il suppose que les communautés aient un contrôle collectif des activités touristiques. Ce concept sera souvent associé à une forme d’économie sociale. La combinaison de ces deux modèles se veut au service de l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, de l’émancipation et de l’autonomisation de la communauté. Cela peut se faire, par exemple, en redistribuant sur place les profits, en intégrant en emploi les plus marginaux et en élargissant la possibilité des individus de devenir propriétaires (Joppe 1996: 476).

Au Nunavik, il existe peu d’entreprises privées, particulièrement dans le domaine de l’écotourisme. Ce projet est plutôt porté par des organisations régionales. Parmi les plus actives, on retrouve l’Administration régionale Kativik (ARK). Créée dans la foulée de la CBJNQ, elle compte plus de 400 employés et son budget annuel d’environ 145 millions de dollars provient essentiellement d’ententes avec les gouvernements provincial et fédéral. Responsable de l’administration des principaux services publics, l’ARK possède des bureaux dans tous les villages du Nunavik (Administration régionale Kativik n.d.). Cette organisation justifie son implication dans le tourisme sur la base de son absence d’intérêts commerciaux (Administration régionale Kativik 2009: 6). L’une des divisions de l’ARK est également responsable de la gestion des parcs nationaux des Pingaluit et de Kuururjuaq ainsi que des trois autres projets de parcs. Aux côtés de l’ARK, dont l’action vis-à-vis du tourisme est plutôt de l’ordre de la planification, nous trouvons l’Association touristique du Nunavik (ATN). Celle-ci est un regroupement volontaire d’entreprises variées reliées au tourisme. Elle peut recevoir une contribution financière de l’ARK mais la majeure partie de ses budgets provient du palier de gouvernement provincial. L’ATN concentre ses efforts sur le soutien à ses membres et le marketing de la région (entrevue 12).

Les 14 coopératives de village et leur fédération fondée en 1967, la Fédération des Coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ), sont également concernées par le développement du tourisme. La FCNQ est un acteur important du marché de l’art inuit. De plus, elle détient une agence de voyages et gère une pourvoirie. Dans chaque village, avec leur hôtel et leur magasin d’alimentation, les coopératives sont des pourvoyeurs majeurs de services alimentaires et d’hébergement. La société Makivik, responsable de l’administration de l’indemnisation reçue dans le cadre de la CBJNQ, possède et gère les deux compagnies aériennes qui desservent la région. Elle est également impliquée dans une entreprise de croisière, Cruise North Expedition (Makivik 2012b). Quant aux corporations foncières des villages, elles sont responsables de l’attribution des permis et des droits de passage sur le territoire (entrevue 6). Finalement, le virage vers l’écotourisme sollicitera probablement de manière croissante les mairies.

Selon nos informateurs, le contexte du Nunavik rend l’entrepreneuriat privé difficile. Par exemple, l’éloignement géographique fait augmenter les coûts de transport du matériel et des produits de consommation. Cela augmente les coûts de production. De plus, l’accès au capital pour les individus serait difficile, notamment parce que la terre ne peut servir de garantie lors d’un emprunt, étant détenue collectivement dans le cadre de la CBJNQ. En outre, la région est encore assez peu connue et le nombre de touristes difficile à prévoir. Cela impose des risques supplémentaires, tout comme la météo particulière de la région. De plus, les entrepreneurs potentiels ne maîtrisent peut-être pas suffisamment les techniques administratives (entrevues 5, 9,11, 13). L’un de nos informateurs qualifie cela de paperwork culture (entrevue 13). Il semble désigner par là un mélange de capacité et de disponibilité à occuper un poste administratif requérant une présence continue sur les lieux de travail, généralement un bureau, et ce, tous les jours ouvrables de l’année. Il ajoute:

Je veux dire, il y a dans le village des jeunes gens qui ont beaucoup d’initiative, qui ont démarré leur propre entreprise, mais qui n’ont pas été très populaires, car ils ont eu du succès […]. Réussir n’est pas nécessairement une «bonne» chose, si tu veux demeurer populaire […]. Ce côté de l’équation est «la politique est le moyen le plus facile»: tu as seulement besoin d’être populaire. Mais, en affaires, tu as souvent besoin d’être détestable.

entrevue 13

Quant aux entreprises du Sud, leur possibilité de boucler des affaires à distance serait parfois entravée par la lourdeur du processus administratif et les différences culturelles (entrevue 1). Mais ces difficultés seraient surmontables par des négociations en personne, selon le même informateur.

Un informateur utilise expressément l’expression «ancrage communautaire», notamment pour désigner les consultations publiques élargies entourant les nouveaux projets touristiques (entrevue 7). Un autre déclare que: «Si l’objectif est de faire la promotion du tourisme en tant que moyen de faire de l’argent, eh bien, tu dois mettre en place un modèle qui permet effectivement de faire suffisamment d’argent pour en vivre». Il suggère donc que l’écotourisme soit développé dans une perspective de long terme dans laquelle les organisations régionales pourraient fournir un soutien au revenu des employés de terrain de l’écotourisme, par exemple durant les périodes où le marché est plus incertain. Il qualifie l’idée «d’économie sociale» (entrevue 13). D’autres ajoutent que si les organisations régionales jouent un rôle de tremplin, un marché privé pourra éventuellement s’établir (entrevue 2). Bien que l’un des informateurs demeure sceptique à ce sujet – «Les Inuit se voient toujours offrir les emplois en premier, mais auraient pu être plus consultés à propos de l’implantation de cette nouvelle forme de tourisme» (entrevue 3) – il semblerait cependant que des efforts substantiels soient faits pour que les communautés se réapproprient l’écotourisme.

La perception des citoyens est: «le tourisme contourne la communauté et il nous arnaque» […] Nous sommes donc allés dans les communautés […]. Avant de faire venir qui que ce soit, nous avons fait plusieurs séances d’information publique, des rassemblements, nous sommes allés à la radio, nous avons rencontré les corporations foncières, nous avons eu d’innombrables dîners […] Ainsi, les gens nous ont vus, nous avons gagné leur confiance, car ils ont vu ce que nous faisions, ils ont vu les résultats; des emplois étaient créés.

entrevue 7

Dans le même sens, la grande majorité de nos interlocuteurs sur le terrain semblent souhaiter que les communautés ne soient pas négligées, exploitées ou contraintes, mais impliquées, respectées et mises en valeur.

Cependant, la littérature fait état d’obstacles potentiels à l’économie sociale et à l’ancrage communautaire. Par exemple, l’investissement populaire peut s’avérer parfois spontané, mais également induit ou même obligé (Tosun 1999: 118). De plus, la notion de communauté présuppose une certaine homogénéité sociale et un sentiment d’appartenance des individus (Meethan 2001: 61). Enfin, ces modèles économiques ne réussissent pas toujours à éliminer des problèmes répandus tels que les diverses asymétries de pouvoir, les difficultés d’accès à la propriété, ou la méconnaissance du monde des affaires (ibid.: 60). Les participants peuvent donc vivre un certain nombre de frustrations pour ce qui est des ressources disponibles ou de l’atteinte de leurs objectifs (Joppe 1996; Reed 1997). En somme, il semble que les enjeux, avantages ou inconvénients introduits par l’écotourisme tendent à rapprocher la configuration économique des communautés de celle du système mondial.

Fragments de théories de la postmodernité: culture seconde et crise du sens

Dans les pages précédentes, nous avons avancé que l’écotourisme se définit par une nature normative oscillant entre préservation et réorganisation. Cette caractéristique s’observe dans les trois grandes dimensions qui constituent à notre point de vue des piliers de la définition de l’écotourisme (nature, culture, organisation politico-économique). Celles-ci, comme nous en avons donné quelques exemples, sont présentes, à divers degrés, sur le terrain comme dans la littérature scientifique. Pour l’instant, proposons quelques fragments théoriques que nous estimons fertiles pour l’analyse éventuelle du phénomène à l’étude. D’abord, nous suggérons que l’écotourisme constitue une forme de culture seconde, telle que définie par Fernand Dumont (2005[1968]). Ensuite, dans une perspective plus large, nous avançons que dans l’écotourisme se manifestent certaines des grandes transformations sociales contemporaines. Par exemple, les sociétés seraient maintenant régulées selon un modèle et des principes radicalement nouveaux, produits à la suite d’une transformation du sens. Celui-ci aurait connu une sorte de libération parfois qualifiée de crise. En fait, désormais, les normes seraient moins données qu’ajustées continuellement de façon réactive. Cela s’accompagne d’une distanciation croissante entre les formes première et seconde de la culture, faisant place à la volatilité, à l’angoisse. Cette ouverture sera comblée par de nouvelles formes de contrôle largement appuyées sur la technique.

Notre perspective s’appuie principalement sur l’ouvrage Le lieu de l’homme de Fernand Dumont (2005[1968]), mais s’inspire également des théories proposées par Hannah Arendt (2008[1958], 2011[1961]) et Michel Freitag (2002). Pour éviter la confusion, nous utiliserons le terme «postmodernité» pour désigner le phénomène en présence. Il n’est cependant pas employé uniformément par les auteurs. D’ailleurs, les pages qui suivent ne rendent pas justice à leurs vocabulaires distincts et à leur profondeur théorique. Elles se veulent plutôt une synthèse destinée à éclairer plus largement notre objet d’étude.

Central au produit touristique et au discours des participants, le thème de la culture sera le point d’appui de notre réflexion. Au XVIIIe siècle, le sens figuré du mot commence à s’imposer, notamment sous les deux formes suivantes: d’une part, la culture s’appliquera aux choses de l’esprit, aux arts et aux sciences. Elle s’associera, spécialement en France, aux idées universalistes de civilisation et de progrès, pour désigner plus spécifiquement le raffinement du comportement et de la pensée acquis par l’éducation. D’autre part, en Allemagne, le terme «culture» sera utilisé en référence aux particularismes nationaux (Cuche 2001: 1-13). Dans le cas qui nous occupe, nous utiliserons le concept de culture dans un sens se voulant beaucoup plus large et englobant. Tentons en deux mots de nous expliquer en proposant un aperçu de la théorie générale de Dumont.

À l’origine de la culture se trouve l’humain, interpellé par le monde, ses incertitudes, et cherchant à les réconcilier en se donnant à voir à lui-même au moyen d’objets symboliques introduits entre lui et le monde (Dumont 2005[1968]: 60, 80). Cette manoeuvre est permise par le sens mobile des choses (ibid.: 250-251). Selon Dumont, la culture prendra les deux formes suivantes. La culture première serait une matrice façonnant les comportements, elle est le donné quotidien, familière et spontanée. Elle confère un sentiment de consistance, mais s’offre par ailleurs à une reprise en charge, s’ouvrant ainsi à la culture seconde (ibid.: 73). Loin de se contenter de reproduire le réel, celle-ci le met en évidence, l’explicite, le synthétise en quelque chose de neuf (ibid.: 75-76). Elle nous sort, donc, de la quotidienneté. La culture seconde peut prendre une variété de formes, mais ses exemples les plus manifestes sont les objets esthétiques (stylisation) et scientifiques (connaissance). Ils questionnent ce qui allait de soi dans le sens commun. La stylisation s’infiltre par les fissures, dans les malaises de la culture première et en fabrique ses oeuvres (ibid.: 87). La connaissance, elle, est réduction. Elle morcelle le réel, «elle brise les significations premières qui le recouvrent pour faire apparaître la nudité d’une nature impersonnelle, le flux incessant des phénomènes. Comme on brise la glace sur un étang gelé» (ibid.: 115-116). Elle récupère les démarches les plus simples pour les transformer en opérations abstraites qui, au final, deviendront créatrices d’objets (ibid.: 117). Notons que des éléments de la culture seconde peuvent être réappropriés par la culture première et que ces deux concepts ne sont pas à confondre avec culture populaire et culture bourgeoise.

Le sens: englobant, négocié puis libéré

Certaines sociétés, qu’on peut qualifier de traditionnelles, sont régulées essentiellement par la culture. Toute chose et toute action y ont un sens, une fonction, claire et préalablement définie. Il s’agit, généralement, de la reproduction du mythe. Ainsi, la réflexivité est encadrée de telle sorte que la culture seconde n’est pas très éloignée de la culture première. Au plan politique, cette configuration du sens se présente sous la forme d’un pouvoir dispersé, discret, immanent (Freitag 2002: 189-192). Mais, dès le Moyen-Âge, le christianisme place le sentiment intime comme garant de l’expérience religieuse. Progressivement, l’arrière-plan homogène de sens s’évanouira (Dumont 2005[1968]: 145), entamant la libération progressive de l’action (ibid.: 93) et des intentions individuelles. Le sens devra donc être aménagé et négocié continuellement. Les objets culturels témoignent de cet affranchissement en s’autonomisant (ibid.: 86, 93). En effet, la stylisation devient haute culture: «objectivation explicite, globalisante, idéaliste des modalités synthétiques de l’expérience symbolique» (Freitag 2005: 134) et la connaissance explicite tend à dessiner un «cosmos particulier de l’action» (Dumont 2005: 93). Le pouvoir se constituera quant à lui en corps indépendant (Freitag 2002: 193). Néanmoins, il conservera certaines justifications, certains ancrages, dans des idéaux abstraits et universalistes tels que la Raison par exemple (ibid.: 206).

Dans la société actuelle, nous serions passés d’un mode d’appréhension a priori du sens (avènement) à son attribution a posteriori (évènement) (Dumont 2005[1968]), dans le cadre d’une stratégie consistant pour l’humain à se produire, à se définir lui-même. Désormais, l’action est libérée de l’obligation de s’inscrire dans une totalité de signification (ibid.: 93). En effet, le doute cartésien aurait définitivement rendu suspecte l’existence d’une vérité préalable et de toute valeur qui en découlerait (Arendt 2008[1958]: 362-364). Elles peuvent donc se voir plus facilement soumises à des impératifs d’utilité et de fonctionnalité. Au plan politique, cela signifie que «l’identité collective tend elle aussi à fusionner avec la structure diversifiée des identités individuelles mobiles ou mobilisées, qu’elle intègre directement en elle de manière dynamique» (Freitag 2002: 209). En d’autres mots, il y a multiplication des possibilités, des valeurs, des croyances, assouplissement des modes de vie et dissolution de l’identité politique comme identité collective dominante au profit des identités culturelles, des modes de vie, etc.

Du point de vue de la culture, la liquidation des entraves traditionnelles permettra un affranchissement inédit de ses objets vis-à-vis de l’histoire empirique (Dumont 2005[1968]: 144). Paradoxalement, dans ce contexte de libération, la cohésion sociale reposera en grande partie sur une forme de contrôle continu, donnant l’impression d’un ordre qui se produit et se justifie lui-même. De leurs différents points de vue, les auteurs éclairent ce phénomène par leurs concepts de processus (Arendt), de technicité (Freitag) ou d’organisation (Dumont). L’organisation assure la «cohésion des rôles et des conduites en des ensembles de plus en plus vastes dont l’arrangement ne relève pas de schémas fournis par un héritage culturel communément accepté, mais de stratégies, de calculs et de plans» (Dumont 2005[1968]: 192). Elle y parvient, pour paraphraser Dumont, par l’exploitation d’un fonds non renouvelable de valeurs à partir desquelles seront produites des relations avant tout fonctionnelles, destinées à la création de besoins, à la rentabilité, etc. (ibid.: 194-195, 215). La publicité et la mode nous semblent s’inscrire dans cette logique. Cette dernière se serait d’ailleurs étendue à l’art (Arendt 2011[1961]: 253-288).

L’écotourisme: manifestation de la postmodernité?

Notre étude étant exploratoire, nous avons, au cours de notre séjour sur le terrain, précisé et raffiné nos questions en fonction des informateurs rencontrés. Malgré une certaine souplesse dans la forme et le contenu, les entrevues ont généralement porté au moins sur les deux grands thèmes suivants: (1) l’offre ou le produit d’écotourisme et (2) l’identité, la nature des producteurs d’écotourisme. Nous avons constaté, tel qu’il a été exposé précédemment, que les composantes essentielles de l’écotourisme sont présentes sur le terrain. En outre, nous estimons que le phénomène de l’écotourisme au Nunavik peut être interprété comme une forme de culture seconde sujette aux transformations sociales propres à la postmodernité. En effet, dans le processus touristique il ne s’agit pas d’exprimer directement une identité collective, mais plutôt d’en synthétiser les aspects jugés pertinents et de les transmettre dans une mise en scène plus ou moins organisée qui peut rappeler la stylisation. De plus, ce processus sera soutenu par un savoir-faire, une étude, une compréhension du touriste et de ses désirs qui peut s’apparenter à la connaissance.

Plus globalement, nous discernons aussi deux tendances de la postmodernité. Il y a volonté d’autodétermination, distanciation stratégique vis-à-vis du projet d’écotourisme et du destin général de la région. D’autre part, le potentiel créatif de cette ouverture semble susceptible d’être récupéré, assujetti aux impératifs de la rentabilité par une logique technicienne de contrôle. Voyons comment ces considérations se sont articulées dans les entrevues effectuées.

L’écotourisme comme forme de culture seconde

L’image de la région serait en redéfinition (entrevues 2, 4, 7,10 ,12).

Avant, quand la majorité de la clientèle c’était plus du tourisme de chasse et pêche, c’était beaucoup plus facile, on avait les plus gros troupeaux de caribous au monde, les plus gros panaches et tout, les plus gros poissons […]. Il faut qu’on arrive à se différencier, mais c’est pas évident. Entre ici et le Nunavut, la culture est quand même très similaire, le paysage […]. Ils ont des beaux paysages eux aussi, ils ont le même genre d’activités […] C’est pas évident.

entrevue 12

On souhaite, en quelque sorte, prendre le contrôle pour parvenir à se distinguer. Il pourrait en résulter une représentation de soi qui serait fondée sur un mélange spécial (a special blend), c’est-à-dire sur l’authentique capacité des Nunavimmiut à conserver leur langue et à combiner à la vie moderne les connaissances et le savoir-faire du passé (correspondance 2; entrevues 2, 4, 5, 7, 12).

Cette identité/produit, en permettant aux hôtes du tourisme de se donner à voir à eux-mêmes, est une forme de stylisation au même titre qu’une oeuvre d’art ou un article de journal. Bien que pouvant paraître spontanée, l’offre touristique est travaillée. Par exemple, des initiatives existent pour former les futurs guides.

Ils ont besoin d’être guidés pour comprendre comment interagir avec les gens lorsque cela atteint un niveau «affaires»; lorsque tu dois offrir un service. Il s’agit d’être avec les gens […] pas «pour eux», mais pour toi et ta culture. Être capable de comprendre cela; être en mesure de donner la meilleure présentation possible à chaque personne que tu croises, c’est quelque chose qui doit être enseigné.

entrevue 2

Un phénomène semblable serait à l’origine de la production des sites Internet ou des feuillets publicitaires portant sur la région. Nous pouvons aussi l’observer à la Maison du Nunavik à Québec. Située au coeur du quartier touristique de Québec, elle est une sorte de bureau d’information touristique. Elle peut fournir un aperçu de la région du Nunavik par le biais de brochures, d’artéfacts ou de soirées d’information où des touristes satisfaits racontent leur voyage. L’un de nos informateurs émet l’idée qu’un tel lieu, où seraient de surcroît offerts le programme des activités organisées et une liste des choses à voir, soit mis en place à Kuujjuaq (entrevue 5). De plus, des tournées de familiarisation ont été organisées, au cours desquelles des représentants d’entreprises du Sud sont invités à une sorte de visite guidée du Nunavik destinée à les convaincre d’ajouter cette destination à leur offre. Parallèlement, des travailleurs du tourisme au Nunavik ont visité des villages du sud du Québec pour s’inspirer de leur organisation touristique.

Pour parvenir jusqu’aux touristes, cette stylisation s’allie à la connaissance. Ainsi, nos informateurs ont évoqué des études de marché, de faisabilité, des expériences de réseautage, en personne ou sur Internet, etc. (entrevues 1, 4, 9, 10, 12). Ces actions semblent perçues comme des moyens de mieux comprendre et rejoindre leur éventuel marché. En outre, plusieurs des postes occupés par nos informateurs nécessitent un niveau de scolarité ou de spécialisation relativement avancé.

L’écotourisme entre créativité et rentabilité

En plus de considérer qu’il s’apparente à une forme de culture seconde, nous ferons l’hypothèse que l’écotourisme au Nunavik est le lieu d’une manifestation des grandes tendances de la postmodernité. Par exemple, nous constatons une forme d’ouverture à des identités choisies plutôt qu’aux appartenances incontournables et totales, propres au monde traditionnel. Si certaines traditions demeurent hautement valorisées, elles le sont dans un rapport d’objectivité.

Oui, on a un programme pour ça. On prend les jeunes pendant un certain nombre de semaines, puis on les ramène aux activités traditionnelles. C’est-à-dire qu’on les amène inland (sur la toundra). C’est sûr que, encore là, on va pas rejoindre tous les jeunes, il y en a quelques-uns qui se reconnaissent là-dedans. Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’à l’intérieur de chaque individu y’a une switch, peu importe la nationalité ou quoi que ce soit, on a tous une switch qui nous allume; il s’agit de la trouver. Pour certains, ça va être des activités traditionnelles, pour certains ça va être de la restauration, pour d’autres ça va être d’être moniteur de sports extrêmes, etc.

entrevue 5

De plus, nous retrouvons une sorte de volonté d’émancipation: plusieurs parlent de saisir des opportunités. Par exemple, la création d’emploi nous a été présentée comme un aspect positif de l’écotourisme. Le tourisme pourrait de plus fournir des revenus d’appoint pouvant être réinjectés par les individus dans leurs autres activités économiques ou de subsistance, celles-ci ayant la possibilité de perdurer grâce à l’horaire atypique souvent en vigueur dans l’écotourisme. Pour le perfectionnement de la main-d’oeuvre, l’ARK envisage d’offrir des formations dans divers domaines: rapports interculturels, service à la clientèle, démonstrations d’activités traditionnelles, restauration ou moniteur de sports extrêmes. Ainsi, le personnel potentiel du tourisme serait plus à même de transmettre des connaissances historiques et pratiques sur la région et d’exprimer une identité culturelle. Il semble qu’une valorisation puisse être tirée de cela: «Quelle meilleure carrière peux-tu avoir? Tu as déjà la connaissance, la beauté de la terre. Si tu es capable de transmettre cela à des visiteurs… wow!» (entrevue 2). À notre connaissance, ces emplois bénéficient pour le moment d’une faible protection sociale. Mais cela a été peu abordé, du moins par nos informateurs.

Plus largement, l’écotourisme pourrait devenir un lieu d’expression et de transmission des enjeux politiques de la région, tout comme un moyen de protéger la culture inuit.

Emmenons-les voir d’autres parties de notre territoire, pas seulement les ours polaires, mais aussi les aspects culturels […]. S’ils s’intéressent aux aspects sociaux, et alors? À quiconque se présente ici, on ne devrait pas seulement montrer le bon côté des choses. Ils doivent, espérons-le, lorsqu’ils repartent, avoir une meilleure compréhension des enjeux de la région, par le biais d’une «éducation». Et habituellement ces touristes, ou ces touristes haut de gamme, ont de l’influence […]. Je vous donne un exemple: si je voulais parler à un ministre, qui n’est jamais venu dans le Nord, lorsque j’irais le voir à Québec, il me traiterait comme n’importe quel citoyen du Sud. Mais, si j’emmenais cette personne ici et que je lui montrais qui nous sommes, quelles sont nos aspirations, étant dans ma région, cette personne retiendrait différemment l’information ().

entrevue 4

Le même individu précise cependant que la culture et la langue inuit devraient d’abord être protégées par l’éducation et des instruments législatifs. Cela nécessiterait-il un corps politique plus unifié? Au moment de notre passage, l’idée venait d’être rejetée dans le cadre d’un référendum. Par ailleurs, notons que du point de vue de certains informateurs, l’implantation définitive de l’écotourisme pourrait bénéficier de l’unification des acteurs (entrevues 5, 9).

Finalement, des formes d’économie sociale étaient déjà présentes au Nunavik. Une proportion importante de nos informateurs proviennent d’organisations s’appuyant sur un fonctionnement collectif et ayant notamment pour but l’enrichissement, mais aussi le bien-être général de leurs membres ou commettants. Ainsi, sans forcément chercher à se conformer aux préceptes de l’écotourisme, certaines organisations peuvent y trouver une occasion d’exercer leurs mandats, de mettre à profit des structures existantes. Il semble donc plausible qu’elles cherchent à éviter que l’écotourisme repose sur des entreprises étrangères dont les retombées économiques peuvent être éphémères, particulièrement si elles contournent l’obligation de collaborer avec un partenaire local en lui donnant un rôle simplement cosmétique (silent partner).

Pourtant, cette mise en scène de l’identité inuit dans le tourisme pourrait aussi faire l’objet d’une reprise en charge purement fonctionnelle destinée à la rentabilité. Les tendances suivantes laissent penser que l’offre d’écotourisme est l’objet d’organisation au sens de Dumont. Certains informateurs évoquent l’importance de développer un produit plus formaté, calculé (entrevues 5, 7, 9, 10, 13). Cela permettrait d’augmenter les marges de profits pour les producteurs. Il faudrait aussi procurer aux touristes plus d’occasions de dépenser, par exemple en augmentant l’offre de souvenirs (entrevue 4) ou en créant des certifications. Cela pourrait permettre d’améliorer la conformité des activités concernées à certains standards de qualité et possiblement de leur ajouter une valeur symbolique (correspondance 1; entrevue 12). On a également évoqué la nécessité d’améliorer les services de restauration, d’étendre l’usage des lecteurs de carte de crédit ou de trouver des solutions d’hébergement. En effet, les hôtels sont souvent remplis par des travailleurs temporaires. Un informateur suggère également que le Nunavik doit demeurer une grande aire protégée (entrevue 7), le territoire devant à la fois être protégé du tourisme, mais également pour le tourisme. En somme, il est permis de se demander si la relation entre hôte et touriste s’appuie moins directement sur un foyer de valeurs communes que sur un processus préalable de la part des pourvoyeurs qui auraient repéré, conservé et exploité des valeurs au potentiel unificateur et rentable.

Le virage vers l’écotourisme repose essentiellement sur une catégorie de personnes appartenant à l’univers techno-bureaucratique dont les fonctions sont souvent en lien avec la CBJNQ. Or, à la lecture de certaines analyses de cette convention (Couvrette 1994; Simard 2003), nous soupçonnons qu’elle définit l’identité inuit de manière essentialiste et en véhicule ainsi une idée limitée. Du moins, c’est ce que nous croyons constater dans les propos suivants:

[…] à partir du moment où y’a du tourisme d’affaires et qu’il y a des gens qui sont en mesure de faire du traîneau à chiens ou du skidoo ou du bateau, ça va permettre à des gens de vivre d’activités qui sont comme traditionnelles. Pis je pense que ça, c’est intéressant pour, je me mets à la place d’un Inuit pis je me dis, je peux vivre, ou je peux améliorer ma situation économique, en faisant bénéficier un touriste d’activités traditionnelles. Et faut savoir que les gens inuit aiment être à l’extérieur, aiment les activités extérieures, c’est dans leurs gènes.

entrevue 5

Concédons que les activités de plein air, pratiquées à titre personnel, sont répandues dans la région. Pourraient-elles représenter des choix de carrière attrayants? Le temps et une exploration plus avancée du terrain permettraient d’en juger.

Conclusion

Suite à nos entrevues sur le virage vers l’écotourisme au Nunavik, nous avons constaté deux tendances. D’une part, il y a ouverture à une forme de construction identitaire créative. D’autre part, cette ouverture semble potentiellement récupérée par des impératifs de rentabilité. À cela, nous suggérons une interprétation en fonction des transformations actuelles des principes unificateurs de la société contemporaine, phénomène que nous qualifions de postmodernité.

À première vue, l’écotourisme s’appuie sur l’affirmation d’une identité locale originale. Mais un certain recul permet de penser qu’il peut à la fois conduire à une intégration plus avancée du Nunavik dans la postmodernité. En ce sens, l’écotourisme peut s’opposer au tourisme de masse du point de vue de ses champs d’intérêt, de ses formes de consommation ou de sa densité. Cependant, on peut supposer qu’ils ont tous deux une structure idéologique fondée dans la postmodernité. Nous avons également relevé le caractère normatif du concept d’écotourisme. Il est possible de penser qu’il peut contribuer à la matérialisation de certains idéaux reliés à l’environnement, la culture ou l’organisation politico-économique. Par contre, il nous semble que si ces derniers étaient débattus parallèlement dans la sphère politique, il serait éventuellement plus facile de déterminer si l’écotourisme correspond à la volonté populaire.