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Pourquoi les économistes – hormis ceux qui en ont fait leur spécialité – s’intéressent-ils si peu à l’économie sociale et solidaire ? Y compris ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il est ? C’est pour tenter d’apporter une réponse à ces questions que nous avons réalisé une série d’entretiens fin 2012, à l’initiative du Labo de l’ESS et de l’Institut CDC pour la recherche, auprès d’économistes reconnus dans le champ académique et actifs dans le débat social (voir annexe). Certains, parmi ces universitaires et chercheurs, travaillent ou ont travaillé sur l’ESS. D’autres, majoritaires au sein de l’échantillon, non. Ces derniers ont néanmoins accepté de se prêter à un exercice inhabituel pour ceux de leur profession : répondre de manière spontanée, sans préparation préalable, à des questions concernant un domaine qui n’est pas celui dont ils sont spécialistes. Qu’ils soient ici remerciés d’avoir bien voulu jouer le jeu et d’avoir ainsi rendu possible la réalisation de cette enquête. Celle-ci s’est concentrée sur trois points [1] : évaluer la connaissance spontanée de l’économie sociale et solidaire au sein de notre échantillon, identifier la vision du rôle remplie par celle-ci et, enfin, analyser si le peu d’intérêt marqué pour ce champ n’était pas lié également à la façon qu’ont les économistes d’appréhender la réalité.

Un champ relativement bien défini par les économistes interrogés

Les économistes interrogés ont tous proposé une définition de l’économie sociale et solidaire (ESS), dont la diversité reflète les débats internes à celle-ci. La majorité d’entre eux définit cependant les organisations de l’ESS à travers leurs statuts, qui les opposent aux sociétés de capitaux. Le lien entre statut et objet social est également souligné par nombre d’entre eux.

Ni privé capitaliste, ni économie publique

Blanche Segrestin explique ainsi que l’économie sociale et solidaire renvoie à un ensemble d’organisations qui « visent dans le champ économique à traiter des enjeux sociaux et environnementaux ou à avoir des modes de fonctionnement solidaires ou égalitaires ». De même, Jézabel Couppey-Soubeyran décrit un secteur dont les objectifs « seraient beaucoup moins orientés vers la maximisation du profit et beaucoup plus vers la satisfaction des besoins ». Son de cloche voisin chez Florence Jany-Catrice, pour qui l’ESS rassemble d’abord « des organisations qui réfléchissent à leur finalité et qui le font dans un cadre à lucrativité limitée ou sans lucrativité ». Quant à Jean-Michel Servet, il considère que « l’économie solidaire se caractérise par le fait que l’on n’achète pas tel ou tel type de produit, on n’emploie pas les gens de telle ou telle façon, on ne finance pas telle ou telle chose sans se poser un certain nombre de questions et sans se les poser de manière collective ». Dominique Plihon, pour sa part, veut y voir un secteur qui « cherche à appliquer et à défendre des valeurs de solidarité et de partage et aussi une autre vision du développement et de la croissance ».

Mais l’ESS peut également se définir en quelque sorte en creux, à l’image d’un secteur venant en complément du privé capitaliste et de l’économie publique. Daniel Cohen la voit comme « un secteur qui se développe entre ce que l’on appelle classiquement le marchand et le non-marchand […], en sachant que cela mord sur les deux ». Idem pour Pierre-Alain Muet, qui voit dans l’ESS « à la fois l’économie coopérative (en incluant les mutuelles) et une économie qui échappe partiellement au marché ». François Fourquet rappelle qu’en son temps « Jacques Delors proposa de la nommer “tiers secteur” ».

La référence à d’autres manières de faire fonctionner l’économie, d’organiser les échanges est également mentionnée par certains. André Orléan fait ainsi d’emblée allusion aux systèmes d’échanges locaux (SEL) et aux monnaies complémentaires.

Sans s’opposer aux définitions par le statut et l’objet social, quelques économistes insistent sur les modes de gouvernance spécifiques revendiqués par l’ESS. Pour Gaël Giraud, l’enjeu est bien de « modifier le statut juridique des entreprises de manière à tenir compte de la responsabilité sociale ». Jérôme Blanc, au-delà des définitions statutaires à l’européenne, explique ainsi que l’on peut « partir d’une vision davantage liée aux objectifs, au mode de gouvernance, où l’on trouvera de la démocratie économique et certaines formes de solidarité ». Roger Guesnerie voit dans l’ESS « l’avatar présent de ce que l’on appelait dans les années 70 l’autogestion ». Réponse voisine d’Arnaud Lechevalier, qui privilégie « le recours à des principes démocratiques de gouvernance et de gestion des entreprises et notamment de partage des bénéfices » ou encore de Philippe Moati observant dans l’ESS « des entreprises qui poursuivent des objectifs et adoptent des modes de fonctionnement ouverts sur tout ou partie des parties prenantes ». Une jolie synthèse nous est enfin proposée par Michel Henochsberg, pour qui « l’ESS représente une tentative de participer au fonctionnement économique global sans en épouser les pratiques, l’esprit et les buts ».

Les associations en marge

Invités à citer des noms d’organisations qui leur semblent incarner l’ESS, les économistes interrogés ont proposé des réponses toujours situées dans les domaines que l’ESS rassemble. En revanche, si l’on se réfère à la diversité des activités revendiquées par l’ESS, les noms cités révèlent que seule une partie de celles-ci est identifiée, en règle générale. Notons d’ailleurs que les associations, qui forment les plus gros bataillons de l’emploi dans l’ESS, sont rarement considérées, notamment celles qui opèrent dans les secteurs de l’action sanitaire et sociale. Une omission qui s’explique sans doute par leur dépendance à l’égard des financements publics qui conduit les économistes à les assimiler de facto au secteur public non marchand.

Une contribution à la bonne marche et à la dynamique de notre société qui fait débat

La majorité des économistes interrogés considère la contribution de l’ESS comme limitée. « Son poids très faible fait qu’elle a plutôt une dimension de témoignage », constate Dominique Plihon. De même, son apport est qualifié de marginal par André Orléan ou Christian Chavagneux. D’autres, comme Gilles Raveaud, s’interrogent même sur la qualité des services rendus par certaines de ces organisations en comparaison avec les entreprises privées classiques.

Mutations de l’Etat-providence

Certains, à l’image de Daniel Cohen, voient dans l’essor de l’ESS une réponse à la nouvelle période qui s’ouvre aujourd’hui pour l’Etat-providence. Celui-ci s’est construit en se substituant pour partie aux organisations caritatives et découvre aujourd’hui « qu’il ne peut pas tout et qu’il y a un espace qu’il faut occuper ». Philippe Askenazy met cependant en garde ceux qui distinguent dans la crise de l’Etat-providence une opportunité de développement pour l’ES : « Du fait même de la crise que l’on a aujourd’hui, la capacité de l’ESS à boucher les trous va être affaiblie. […] Il est naïf de croire que la crise, et la croissance de la pauvreté qui l’accompagne, va donner plus de place aux organisations de l’ESS. […] C’est dans la prospérité que l’on se préoccupe de lutter contre les failles de la prospérité… »

Une vision proche, quoique plus positive, est portée par Gaël Giraud, celui-ci considérant que les initiatives de l’ESS « favorisent la recréation du lien social, notamment là où il a été détruit par d’autres logiques […] ». Jézabel Couppey-Soubeyran, pour sa part, observe que « les activités concrètes de ce secteur résident plutôt dans la réparation de certains problèmes manifestes de notre société, qui ont trait à l’exclusion, aux inégalités », ce qui ne l’empêche pas de porter des « valeurs d’avenir », « une meilleure coopération entre les acteurs qui prennent davantage en compte l’intérêt collectif, car l’intérêt collectif n’émerge pas comme cela spontanément quand chacun recherche uniquement son intérêt personnel ». Florence Jany-Catrice va plus loin : « Les têtes de réseau de l’ESS jouent un rôle très net dans la co-construction de nombreuses politiques publiques, et notamment les politiques sociales ». Elle souligne en outre une dimension rarement vue par nos interlocuteurs, celle du renforcement du pouvoir d’agir des personnes que peut porter l’ES : « l’ESS peut aussi être un acteur de l’économie de la proximité (proximité de sens et proximité spatiale), de l’économie relationnelle, qui permet de renouer avec le sens de l’action… » Cette vision demeure cependant minoritaire dans notre échantillon. Les économistes interrogés, en règle générale, peinent à concevoir l’apport de l’ESS en tant que forme mobilisée de la société civile.

L’ESS, acteur de la transformation sociale ?

Anton Brender juge ainsi sévèrement la prétention de l’ESS à incarner une force de changement social eu égard aux grands défis auxquels la société française est confrontée : rénover le système éducatif, rendre plus performant le système de santé, améliorer l’accès de tous au logement, etc. « Nous avons bien un problème de solidarité, dit-il, mais il faut le poser dans un cadre différent de celui de l’économie sociale et solidaire. Elle remplit une fonction positive […], mais qui est très loin de ce dont on aurait besoin au niveau macro-social ». Son de cloche voisin chez Philippe Askenazy : « [L’ESS] est un élément de cette bonne marche, notamment dans les services aux personnes, à travers toutes ces associations. Mais le rôle croissant de ces organisations […] est plutôt lié à un effet de demande qu’à un effet d’offre. C’est la montée des besoins qui entretient l’expansion de ce sous-secteur de l’ESS, et je ne pense pas que ce soit l’aspect social et solidaire qui soit le moteur de cette expansion. […] Finalement, les organisations porteuses de changement sont peu nombreuses et ne sont certainement pas un moteur d’une transformation quelconque à ce jour ».

Pierre-Yves Gomez a une vision plus positive. Pour lui, l’ESS « est une façon de faire marcher l’économie de manière différente de la société de capitaux… ». Blanche Segrestin développe une idée voisine : « Les Scop (et autres formes d’organisation telles que les mutuelles, etc.) ont permis de montrer que d’autres schémas étaient viables, de contredire les thèses selon lesquelles l’efficacité était liée à l’exclusivité du contrôle par les actionnaires, etc. Globalement, on peut penser que les entreprises de l’ESS ont maintenu une diversité institutionnelle et une ouverture clé. » En quelque sorte, une petite graine qui n’attendrait que de germer le moment venu…

Si la contribution de l’ESS à la bonne marche de notre société fait débat, un consensus plus fort se dégage, paradoxalement, sur son potentiel de transformation sociale. Comme si les réalités de l’ESS étaient relativement décevantes, alors que la promesse qu’elle porte fait envie. Cela dit sur cette question aussi chacun voit midi à sa porte. Certains s’intéressent surtout au mode de fonctionnement et de gouvernance prêté aux entreprises de l’ESS, d’autres, à la vision de l’économie plus coopérative, liée aux territoires, davantage au service des personnes qu’elle peut représenter.

L’ESS et la crise du capitalisme

« Nous sommes confrontés aujourd’hui à une crise morale du capitalisme, explique Philippe Askenazy. Cette question n’a absolument pas été traitée par les gouvernements. Cela ouvre une place pour qui peut porter une alternative à la logique du marché classique, pour qui porte un message de solidarité, de moindre voracité, au sein de l’entreprise, d’une part, mais aussi au-delà, vis-à-vis de l’usager, du client. » Même réponse de la part de Michel Henochsberg : « L’ESS “rend service” au système […], mais en même temps, elle est porteuse d’une exemplarité dangereuse pour le capitalisme, en montrant clairement que l’on peut développer la coopération au travail et poursuivre des objectifs sociaux et solidaires, tout en respectant l’équilibre financier ». « Tout ce qui fait évoluer les relations de travail dans l’entreprise est essentiel », poursuit Christian Chavagneux. Si toutes les sociétés étaient plus démocratiques, même si la démocratie de l’ESS est loin d’être idéale, si on avait plus de coopération, une meilleure information, plus de reconnaissance du travail fourni, cela changerait beaucoup de choses, et on est loin de ce résultat dans la plupart des entreprises. » De même, François Fourquet considère que « la spécificité de l’ESS, ce n’est pas l’objet social – Mondragon fabrique des machines à laver –, c’est la coopération à petite échelle, même si la coopérative peut grandir ».

Pierre-Yves Gomez resitue ce débat dans une perspective historique : « L’ESS se pense comme un acteur de la transformation sociale, mais en pratique, c’est essentiellement un acteur de la réparation. L’économie sociale s’est pensée historiquement comme un facteur de transformation sociale, quand on considère l’histoire du mutualisme ou du mouvement coopératif, par exemple. Il s’agissait d’une économie explicitement alternative et politiquement engagée. Aujourd’hui, au-delà ce que l’on peut penser de tout ce qui tourne autour de l’entrepreneuriat social, il y a encore une volonté de transformation sociale. Mais je crains que l’économie “normale” ait réduit l’économie sociale à un rôle de réparation sociale. Elle l’a confinée dans ses propres marges. Et du coup, l’ESS a du mal à se penser. » Cela n’empêche pas Pierre-Yves Gomez de constater que « les principes qui fondent l’économie sociale sont extrêmement importants pour penser l’après-crise ». Jean-Michel Servet souligne, enfin, qu’il ne faut pas opposer « les dimensions réparatrice et transformatrice de l’ESS, car l’une ne va pas sans l’autre ». Et de poursuivre : « La réparation est un bénéfice collatéral d’un mouvement de transformation qui bénéficie à tous. »

François Fourquet met cependant en garde : « La question de la “transformation sociale” laisse entendre que le modèle coopératif pourrait ou devrait se généraliser au point d’envahir, d’infiltrer ou de contaminer toute la société, c’est-à-dire la société mondiale que nous commençons à former depuis plus d’une centaine d’années. Derrière cet idéal historique se cache un idéal plus profond encore : une société mondiale sans pouvoir. C’était déjà le rêve de Marx d’une société composée de producteurs associés. Réussir localement des expériences de coopération est déjà considérable. Pourquoi vouloir prophétiser un nouveau mode de production ? On sait par l’expérience historique que nier le conflit inhérent au rapport de pouvoir, refuser de le reconnaître et de l’institutionnaliser par la démocratie peut conduire à un régime totalitaire qui combine pouvoir absolu et religion, fût-elle une religion laïque égalitariste et généreuse comme le communisme. »

Comment expliquer l’inintérêt relatif des économistes pour l’économie sociale et solidaire ?

Selon nombre de nos interlocuteurs, l’inintérêt relatif des économistes pour l’ESS tient au paradigme qui fonde la conception de la science économique dominant aujourd’hui dans le monde académique. Le raisonnement trouve cependant sa limite dans le fait que nombre d’économistes se pensant hétérodoxes ne manifestent pas non plus un vif intérêt pour l’ESS.

Impasses de la théorie économique

La théorie orthodoxe, ou mainstream, est accusée d’être incapable de penser les principes mêmes qui fondent l’ESS. Philippe Askenazy explique ainsi que « l’économie dominante regarde plutôt la rencontre d’acteurs avec des objectifs en partie antithétiques […]. La coopération est d’une certaine manière une forme de non-objet théorique ». Jérôme Blanc constate, de même, que « l’accent mis sur l’individu considéré comme rationnel […] ne cadre pas tout à fait avec les attendus de l’ESS, qui seraient de ne pas rechercher le profit maximum ». « Pas besoin d’avoir le sens de la solidarité pour entrer en contrat avec d’autres agents économiques », ironise de son côté Anton Brender, qui poursuit : « Toute la théorie néo-classique nous dit effectivement que l’on doit faire des contrats en permanence pour tout. L’entreprise, dans cette théorie, est au mieux un remède au fait que l’on ne renégocie pas tout sur le marché en permanence. »

Et si la difficulté à comprendre l’ESS n’était pas le reflet de l’incapacité de la théorie standard à penser tout bonnement l’entreprise ? C’est en tout cas l’analyse de Pierre-Yves Gomez : « L’économie dominante exclut le social, au sens où l’entend la sociologie, par construction. […] Et si elle peut parler de coopération, celle-ci est encore vue comme le résultat d’un rapport de forces favorable. Par exception, on coopère ! Alors que la coopération est au coeur de toute activité économique. Au final, on élabore des thèses sur la confiance comme résultat de la théorie des jeux. »

Daniel Cohen récuse l’idée que l’inintérêt des économistes pour l’ESS serait lié à leur enfermement dans les paradigmes de la théorie économique dominante : « si c’était le cas, ceux qui sont critiques à l’égard du fonctionnement de l’économie devrait s’y intéresser. » On peut discuter le raisonnement, car les uns et les autres peuvent s’en désintéresser, mais pour des raisons différentes.

Relatif désintérêt des économistes hétérodoxes

De fait, les économistes hétérodoxes que nous avons rencontrés, pour la plupart d’entre eux, ne s’y intéressent guère. Jean-Michel Servet ironise d’ailleurs sur l’attitude à l’égard de l’ESS des économistes qui se veulent les plus radicaux : « Une partie de ces gens-là sont issus d’un certain marxisme, qui structure leur pensée autour de l’opposition Etat-marché. S’intéresser à l’ESS, c’est presque collaborer au système. » Jean Gadrey propose une explication plus nuancée : « Les économistes hétérodoxes […] ont une approche souvent fondée sur des analyses extrêmement industrialistes. Le fordisme, notamment, est très industrialiste et s’intéresse peu à l’économie des services, à l’exception notable d’Alain Lipietz et de Pascal Petit […]. Au final, seule une petite minorité d’économistes imprégnés d’une culture sociologique et historique que l’on appelle parfois socio-économistes se trouvent aujourd’hui vraiment intéressés par cette autre économie, qui diffère de l’économie publique comme de celle fonctionnant selon les modalités standards. » Plus au fond, poursuit-il, il y a des raisons institutionnelles profondes au faible nombre de travaux consacrés à l’ESS. Le comprendre suppose de faire « un peu d’histoire de la constitution de la profession des économistes et de ses valeurs, de ses centres d’intérêt et aussi de ce qui permet de faire carrière, tout bêtement. Car il y a des sujets qui sont porteurs et d’autres qui ne le sont pas, compte tenu de l’organisation professionnelle de la discipline. » Et Jean Gadrey de constater que « les économistes n’envisagent la notion de solidarité que comme solidarité nationale, comme protection sociale, y compris les hétérodoxes ». De fait, les réponses apportées à notre enquête tendent plutôt à lui donner raison. « Les solidarités de proximité, le lien social, la production diffuse d’utilité sociale et écologique, les territoires, les circuits courts, tout cela n’a pas d’intérêt », poursuit Jean Gadrey, qui constate que les économistes ne sont « ni des géographes, ni des écologistes. La profession est dominée par des gens qui ne permettront que très rarement à des personnes s’intéressant à l’ESS, fussent-ils talentueux, de faire carrière. Ou alors, il faudrait qu’ils analysent l’ESS avec les concepts, les méthodes et les cadres théoriques de l’économie dominante, ce que certains tentent de faire, en montrant que le don contre don est au fond un cycle de maximisation de l’utilité individuelle. Mais c’est une impasse, de mon point de vue ». Au final, la quasi-totalité des économistes peinent à s’intéresser à l’ESS, soit parce qu’ils sont enfermés dans la vision réductrice de la réalité de la théorie dominante, soit que leur hétérodoxie les a conduit à privilégier d’autres champs d’études ou à se concentrer sur une critique du système dominant, parfois réduit à son modèle idéal.

Reste que la crise ouvre un espace à la réflexion sur toute forme alternative au modèle dominant. « Le cadre conceptuel des économistes évolue aussi, en raison des crises, des chocs qui les obligent à penser autrement », positive Jezabel Couppey-Soubeyran.

Enfin, le dernier motif qui peut expliquer l’inintérêt relatif des économistes interrogés est la grande hétérogénéité du champ. « Le champ ESS rassemble des organisations qui occupent des places extrêmement variées dans le champ économique », constate Jérôme Blanc, qui poursuit : « La notion de tiers secteur réduite aux associations et aux fondations globalement non marchandes est beaucoup plus simple à comprendre. » On referme ici la boucle ouverte en début de cette note de synthèse : le champ ESS est difficile à appréhender, comme il est difficile à définir. A preuve, la définition qu’en donne Jean-Louis Laville dans sa réponse : « Il veut créer une synergie entre ces deux approches [celle de l’économie sociale, d’abord définie par ses statuts, et celle de l’économie solidaire, définie par le sens donné aux démarches qu’elle entreprend] en les considérant comme complémentaires. » On mesure ainsi combien l’ESS pour certains de ses promoteurs est un processus en devenir autant qu’une réalité concrète.

Conclusion

Au-delà de l’aspiration légitime de la frange la plus innovante de l’ESS à voir ses initiatives mieux connues et reconnues, il ressort de cette enquête que l’économie sociale et solidaire mérite sans doute plus d’intérêt de la part des économistes, au-delà de la minorité d’entre eux qui en ont fait leur objet d’étude. Un sentiment finalement assez partagé, puisqu’à échanger avec nos interlocuteurs nous avons plus eu le sentiment d’éveiller leur intérêt que de les confirmer dans leur indifférence, relative, à l’égard du domaine. Pour autant, le monde de l’ESS doit aussi – c’est un des enseignements de cette enquête – réfléchir aux raisons propres à l’ESS qui expliquent le peu d’intérêt qu’elle suscite chez les économistes.