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C’est une chose difficile d’émettre un jugement sévère sur ce qui est manifestement le résultat d’un travail passionné guidé par l’enthousiasme. Je compatis sincèrement à une recherche dont je partage les ambitions – comprendre l’aventure urbaine de la ville de Québec – dans ses dimensions historique, politique, sociale, spatiale et symbolique. Mais c’est justement ce programme trop large qui rapidement étouffe le sens de l’interprétation proposée dans un déluge de faits, d’émotions, de citations et d’observations, qui sans être fausses, semblent tout encore à ordonner dans une perspective cohérente.

Le livre s’annonce comme une analyse géographique sur la forme de la ville de Québec, de sa fondation à aujourd’hui. Mais il est tout autant une synthèse de différentes narrations historiques, un florilège de citations de ce qu’on a pu dire sur le site et la ville, un collage d’observations de l’auteur et une sorte d’hommage aux théories de Gilles Ritchot. Il aurait fallu choisir; et ce volume découlant d’une thèse de doctorat, c’est la direction de l’auteur qui porte une responsabilité certaine. On pourra opiner que Québec, la Capitale sans Ville est un pendant au célèbre ouvrage de Jean-Claude Marsan, Montréal en évolution, conçu dans des circonstances analogues 50 ans plus tôt. Mais l’argumentaire n’est pas aussi clair, et l’évolution des méthodes d’analyses urbaines ne peut guère justifier une telle approche.

Géographes et architectes croisent le regard lorsqu’il s’agit de parler de la forme d’une ville; les premiers décrivent l’espace pour expliquer le projet, les seconds projettent une description spatiale. La nuance est critique, en particulier à travers le prisme des analyses dites morphologiques, soit l’application d’un cadre fondé sur le caractère structurant des aménagements formels. Ici, l’approche proposée place l’auteur géographe et le lecteur architecte comme deux nations qui regardent un même objet sans se comprendre. Les ambitions interdisciplinaires légitimes pour toutes analyses et interprétations du phénomène urbain sur le plan économique, social et politique se trouvent soudainement inopérantes. Nous sommes devant un malentendu entre deux méthodes qui regardent l’espace dans une perspective différente.

J’ai employé le mot nation, car ce malaise rappelle celui que francophones et anglophones montréalais peuvent ressentir lorsque chacun exprime sa façon de voir la question de l’avenir du français à Montréal. Soudain, la civilité quotidienne et les sympathies d’intérêts partagés dévoilent une indifférence mutuelle sur la contribution de l’autre communauté. Ainsi, l’ouvrage de Guertin explore les enjeux géographiques de la forme urbaine de Québec en laissant peu de place au projet d’aménagement dans la logistique de la formation du territoire ou du tissu urbain. L’architecte cherche une prise sur le concret que lui offre l’analyse typo morphologique ou de la syntaxe spatiale.

L’analyse de morphologie géographique et historique, directement inspirée par les travaux de Ritchot et Pelletier, exprime un désir de reconnaître l’unicité d’un lieu, dans sa forme et ses mythes. L’approche est déconcertante; elle apparaît comme une astrologie des états d’âme, tel un horoscope structuraliste qui propose de baliser notre aventure individuelle et collective.

Sur ce point, l’analyse typo morphologique insiste davantage sur le phénomène de récurrence et de répétitions pour mieux saisir la nature des éléments singuliers ou exceptionnels. Reconnaître ce qui se répète et se reproduit de manière directe ou dérivée signifie prendre une mesure de la concrétisation matérielle des mythes, idéaux et modèles qui animent une société. Le projet urbain pose certes l’existence d’alternatives explorées verbalement ou graphiquement, mais celui réalisé matérialise les intérêts et les aspirations des acteurs de chaque époque, dans une mise en contexte locale et internationale considérant la vocation coloniale de la ville. Les longues hypothèses sur le choix du site de Québec et le fantôme urbain de Ludovica semblent perdre l’enjeu récurrent de la modestie des moyens du projet colonial européen, français ou britannique, jusqu’au début du XIXe siècle.

En effet, tout le long du volume la question revient en boucle. En quoi le développement de Québec, comme comptoir commercial dans la première moitié du XVIIe siècle, de ville coloniale française jusqu’en 1759, de ville coloniale britannique jusqu’au départ des troupes en 1871 et comme ville nord-américaines depuis est-il pareil ou différent des modèles et pratiques établis dans chacun de ses contextes culturels, économiques et sociaux?

Je crois aussi que l’analyse, en prenant le parti d’être morphologique, doit se fonder avant tout sur les observations objectives que représentent les formes d’une ville; la topographie et le réseau hydrographique, le cadastre rural et urbain, la nature des emprises au sol du bâti. Ces éléments non seulement se reconnaissent par des caractéristiques formelles — un tracé, un pourtour, des dimensions —, mais aussi une position relative avec les autres éléments. De manière presque prosaïque, l’analyse morphologique est un travail d’observation documentaire. Cette dimension factuelle peut donner un autre sens aux récits et commentaires des générations d’auteurs invoqués; entre francophones et anglophones sur le sens de l’histoire du pays, entre Britannique et Américains sur le destin du continent, sur les diverses générations d’intellectuels québécois cherchant une issue individuelle et collective entre célébrer la tradition puis la modernité.

En ce sens, le livre est un avertissement sur la difficulté de faire de l’histoire urbaine lorsqu’il faut comparer les discours de perceptions et d’aspirations avec ce qui est effectivement construit. L’histoire de la forme urbaine au Québec ou au Canada reste à écrire afin de baliser les aventures de chaque ville et village. Ce cadre devra prendre compte de ce qui s’est fait, ce qui a disparu, ce qui ne s’est pas réalisé ou plus encore jamais complété. Ce caractère inachevé est peut être un des facteurs récurrents de l’histoire urbaine au Québec, c’est-à-dire l’adéquation imparfaite entre les mythes, les modèles, les moyens et les motivations humaines dans une société à la périphérie des empires économiques et culturels auxquels elle se croit rattachée et dépendante.