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Entre 1880 et 1930, les villes québécoises vivent de profondes transformations. Elles s’urbanisent et se modernisent rapidement sous l’impulsion de la deuxième révolution industrielle des décennies 1880 et 1890. L’économie s’industrialise, les activités de production se diversifient, les populations se concentrent, les nouvelles techniques et technologiques améliorent la qualité de vie en ville, l’autorité municipale s’affirme davantage, etc. Pour l’auteur Jean Gaudette, cette période historique est, du point de vue de l’histoire urbaine, une période d’effervescence exceptionnelle. Il s’agit d’une belle époque – celle du progrès, du bon vieux temps maintenant révolu, mais teinté de nostalgie.

Si l’auteur est conscient qu’au cours de cette période 1880-1930, les domaines de l’action humaine et des équipements urbains s’améliorent considérablement, son but est surtout de démontrer en quoi les pratiques de la vie quotidienne des citadins se modifient. L’accent est donc mise sur les conditions matérielles de vie et sur les préoccupations concrètes des habitants de villes québécoises satellites. Pour ce faire, Gaudette utilise la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu comme cadre d’étude. L’ouvrage traite donc « de thèmes qui concernaient la plupart des villes québécoises du temps passé, mais en tirant les exemples de l’expérience johannaise » (p.7). Pour constituer son propos, l’auteur a procédé à plus de dix ans de dépouillement de journaux locaux, témoins directs de la vie quotidienne des Johannais. Le journal est devenu pour l’auteur la base de ses réflexions, la tribune de premier ordre des problèmes et enjeux locaux urbains de tous les jours. Il illustre les tendances, les courants de pensée, les préoccupations et les perceptions de la population de Saint-Jean envers leur milieu de vie.

Pour la petite histoire, c’est en 1667 que le régiment Carignan-Salière construit un premier fort sur les berges de la rivière Richelieu. Le développement du territoire est cependant lent au cours du XVIIIe siècle à cause de la menace iroquoise presque perpétuelle. Il faut attendre en 1790 pour qu’un premier lotissement officiel soit fait. Le village de Saint-Jean, alors nommé Dorchester, voit ainsi le jour et devient graduellement un relais commercial important entre Montréal et les États-Unis. L’emplacement stratégique au niveau commercial et économique de Saint-Jean se confirme une première fois en 1836, avec l’ouverture du premier chemin de fer canadien reliant Saint-Jean et LaPrairie et une deuxième fois en 1843 avec l’ouverture du canal de Chambly. Saint-Jean devient graduellement au cours du XIXe siècle un carrefour de transit important et dynamique, soutenant ainsi l’urbanisation de la ville qui se dote alors de plusieurs industries manufacturières, d’écoles, de bibliothèques, d’un hôpital, d’un palais de justice et d’une prison, d’institutions religieuses et de structures diverses offrant une gamme de services sociaux. Une bourgeoisie locale commerciale et libérale s’organise également au cours de la période, signe du dynamisme de la ville.

Les journaux étudiés par Gaudette permettent de constater quotidiennement ces processus de modernisation et d’urbanisation de la ville. Plusieurs chapitres se concentrent sur la modernisation des infrastructures urbaines de Saint-Jean : les rues sont macadamisées puis pavées, les trottoirs de bois sont remplacés par des trottoirs en béton, le marché et ses étals sont refaits, un réseau d’aqueduc et d’égout est installé, les rues éclairées d’abord avec des lampes au pétrole le seront à l’électricité, etc. L’auteur a aussi su illustrer, toujours à l’aide d’articles de journaux, comment certains problèmes urbains s’aggravent ou sont créés avec la modernisation de la ville et à une échelle plus générale, avec la modernisation de la société québécoise. L’arrivée de l’automobile dans les rues de Saint-Jean (chapitre 2) pose de nombreux enjeux de sécurité (vitesse, partage des voies, circulation, etc.), alors que la mise en place par des compagnies privées de réseaux de distribution d’eau et d’électricité pose notamment des enjeux d’accès aux services et de qualité de service (chapitres 7 et 8).

L’ouvrage permet également de constater les préoccupations générales des citadins de Saint-Jean par rapport à leur milieu et qualité de vie. Un nombre important d’articles de journaux démontrent que les citoyens sont inquiétés par l’aménagement déficient de la ville, par son entretient, par l’insalubrité, par les maladies épidémiques, par les mauvaises moeurs, par la pollution et par la difficile mobilité dans la ville selon les saisons. Ces préoccupations ne sont pas l’apanage des seuls habitants de Saint-Jean. En effet, au cours du XIXe siècle, toutes les villes soumises aux fortes pressions de l’industrialisation et de l’urbanisation se soucieront des conséquences de ces changements d’envergure. C’est dans cette optique que le cas de Saint-Jean-sur-Richelieu mis de l’avant dans cet ouvrage réussit à illustrer certaines dimensions du processus de modernisation urbaine au Québec entre 1880 et 1930. Cependant, même s’il est possible pour le lecteur informé de faire des liens entre les différentes dynamiques de croissance urbaine de Saint-Jean et celles d’autres villes québécoises, l’exercice effectué par Jean Gaudette est loin d’établir un modèle québécois expliquant l’émergence de la modernité urbaine dans les villes satellites de la province. Le titre de l’ouvrage semble donc, à certains égards, mal formulé. Il ne s’agit pas de comprendre la modernisation des villes québécoises au sens large, mais bien de montrer ce qui s’est passé à Saint-Jean, plus précisément dans le quotidien des citoyens de la ville.

De plus, bien que l’ouvrage soit intéressant, que sa lecture soit assez divertissante, notamment par son caractère anecdotique, et, qu’effectivement, il renseigne sur les pratiques quotidiennes des citadins de Saint-Jean, il n’en demeure pas moins que le propos manque parfois de rigueur. Le portrait fait de l’urbanité à Saint-Jean semble parfois naïf et marqué de généralités. Il aurait gagné en subtilité si des sources premières autres que les journaux locaux avaient été utilisées. L’auteur lui-même est conscient des enjeux relatifs à l’utilisation exclusive de journaux pour soutenir une analyse historique (subjectivité, sensationnalisme, élitisme, etc.). Il n’en demeure pas moins que ce livre témoigne d’une passion certaine de l’auteur envers son sujet et envers une ville à l’histoire et au patrimoine riche.