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Du 25 au 27 août 2011 s’est tenu le 1er Colloque scientifique snternational du Réseau québécois de recherche sur le suicide (RQRS) et de l’International Academy for Suicide Research (IASR). Les participants y ont entendu des exposés spécialisés de la part de chercheurs et d’intervenants provenant de divers champs disciplinaires. Ceux-ci s’inscrivent dans des champs disciplinaires riches et variés incluant l’épigénétique, la biologie cellulaire, la psychiatrie, la psychologie, la santé publique, le travail social, les sciences infirmières, la sociologie, et l’anthropologie. Un dialogue s’en est suivi durant lequel les participants ont fait émerger de nouvelles pistes de recherche sur les causes et les facteurs du phénomène suicidaire. Cet éditorial rend compte de ces échanges et des discussions qui ont eu lieu lors de la table-ronde qui a clôturé le colloque.

Une dynamique entre plusieurs axes étiologiques

Le professeur Bibeau a souligné la nécessité d’envisager le phénomène suicidaire en fonction de toutes les formes de causalité, c’est-à-dire d’un ensemble d’axes étiologiques interreliés. Il précisait : « Qu’est-ce qui s’inscrit dans cet axe du stress ? Ces abus du jeune enfant par les parents, l’abandon, la souffrance, etc., s’inscrivent quelque part dans les liaisons synaptiques. Mais au-delà de cette zone d’inscription, au-delà des traces dans la façon dont va s’exprimer la base génétique, ça laisse aussi des traces dans le psychologique, dans la façon dont on va faire confiance aux autres acteurs sociaux, donc au plan sociologique. Les traces sont partout ; sur tous les plans. Or, si on s’intéresse sérieusement au phénomène, on ne peut en analyser qu’un ou seulement quelques aspects, tout en étant conscient de l’interaction d’une multitude de manifestations dans toutes sortes de dimensions ». L’histoire d’une collectivité est aussi une donnée importante. Son expérience fondatrice, son rapport au territoire doivent être pris en compte (comme on a pu l’établir dans le cas des communautés autochtones, par exemple). Elle est un facteur à considérer tout autant que la dysfonctionnalité des familles, le mélange des codes sociaux, les conditions socio-économiques, la promiscuité, la maltraitance, etc.,

Dans toutes les disciplines se développent des méthodes particulières, des théories spécifiques. Ce développement donne lieu à des avancées scientifiques et techniques incontournables. Mais ce développement s’accompagne aussi d’une autonomisation des disciplines les unes par rapport aux autres et de leur spécialisation, elles deviennent comme autant de micro-cultures. Le défi est alors de profiter de la richesse de ces conceptualisations pour voir comment les divers axes étiologiques s’articulent et se conjuguent pour percer la dynamique étiologique. En somme, il s’agit de voir comment chacun des savoirs générés par les disciplines s’insère dans la grande chaîne de connaissance. Cette chaîne est l’idée d’une interconnexion de toutes les sphères de la vie dans une chaîne où les phénomènes s’inscrivent en continuité les uns avec les autres, s’influencent et se transforment ensemble. Tous les niveaux de complexité étudiés par chacune des disciplines scientifiques sont à penser à la fois dans leurs rapports et dans leur transformation, au sein de cette grande chaîne de savoir.

Il est difficile de définir, à partir des cadres traditionnels, un cadre conceptuel nouveau et propre à une réelle transdisciplinarité, souligne Gustavo Turecki. Il peut être difficile d’adopter une approche transdisciplinaire sans l’existence d’un modèle théorique ou une méta-théorie. Comment réussir de nouvelles avancées sans ce genre de cadre conceptuel ? À la lumière des résultats obtenus sur nos terrains propres, peut-on concevoir différents niveaux d’intégration, à défaut de disposer d’un cadre général qui permette de tout compiler en un seul temps, en un seul ensemble cohérent ? Ne pourrions-nous poser ou disposer de filtres qui correspondent à nos sphères d’intervention, suggère Gilles Maussion ? Peut-être en arriverons-nous aussi à réfléchir aux dangers d’un méta-cadre conceptuel qui préjugerait, en quelque sorte, des espaces que l’on a à prendre en considération. Si cela est bien le cas, il faut cette fois se demander si les résultats des travaux réalisés dans chaque discipline permettent de concevoir différents niveaux d’intégration, à défaut de disposer d’un cadre général capable de tout compiler en un seul temps, en un seul ensemble cohérent. Pour ce faire, l’approche transdisciplinaire serait peut-être la voie à suivre et à favoriser car on ne peut déspécialiser les disciplines. Ne vaut-il pas mieux, en effet, faire un pas à la fois mais tout en partageant une commune destination ?

Les défis de la transdisciplinarité

La transdisciplinarité se heurte à une force d’inertie institutionnelle et humaine si importante qu’il faut une véritable stratégie pour la surmonter. Plusieurs panélistes ont soulevé le fait que la recherche est une activité humaine, réalisée par des êtres humains, avec leur lot de défaut et de qualité, de force et de faiblesse. Par le fait même, il y a là un facteur réel, mais pas exclusif, de ralentissement du développement du travail transdisciplinaire. Cela dépasse la difficulté intrinsèque de la transdisciplinarité et s’ajoute aux rythmes d’évolution très lents des institutions, subventionnaires ou autres.

Il est déjà particulièrement intéressant de conjuguer le volet biomédical et le volet psychosocial. Les résultats obtenus en épigénétique le démontrent assez éloquemment. Mais il serait bon aussi de leur conjuguer plus étroitement le volet des sciences humaines, et bien d’autres encore. L’exercice, il va s’en dire, devrait donner lieu à quelques remises en question, de part et d’autre. On pourrait souligner la nécessité de critiquer le main stream de la recherche sur le suicide : la recherche fondamentale trop centrée sur le biomédical. C’est un aspect auquel on commence à porter attention, au Québec et au Canada. L’idée que la pertinence et que la rigueur de tout projet ne puissent pas s’évaluer équitablement à la seule lumière des façons de faire et de voir de la recherche biomédicale fait indéniablement son chemin. Comme l’ont bien souligné des participants, la création du Réseau québécois de recherche sur le suicide (RQRS) et la tenue de cette table-ronde en sont l’illustration : « Le fait que nous soyons tous ici, tous spécialistes que nous sommes, démontre le besoin et l’ouverture d’esprit préalable à une transdisciplinarité ». Mais l’exercice n’en est pas simplifié pour autant.

Certains besoins sont pourtant criants : un des importants problèmes auxquels se heurte la pédopsychiatrie, c’est l’intégration de la recherche et des méthodes d’évaluation de l’efficacité des interventions. Pourtant, les chercheurs et les cliniciens ne font pas preuve d’une grande ouverture d’esprit et de collaboration. La même situation existe entre la pédopsychiatrie et la psychiatrie adulte. Autre ouverture souhaitable : vis-à-vis de l’éthique cette fois. Prenant comme exemple le cas des règles américaines actuelles, une participante soulignait qu’un chercheur des États-Unis n’a pas le droit de demander à un jeune de moins de 18 ans « As-tu déjà songé à te suicider ? ». Les études américaines sur ce groupe-cible sont donc très rares, ou carrément inexistantes. La question est délicate puisque l’on parle de vie et de mort. À l’Université de Montréal, en collaborant avec un éthicien, des chercheurs ont considéré que la question valait d’être posée et ont défini des façons acceptables de la poser. Parmi les disciplines à conjuguer, l’éthique en est sûrement une qu’on peut difficilement ignorer.

Au cours des échanges, certains participants ont fait valoir la pertinence d’un nouveau concept « l’interculturaction ». Ce concept désignerait un processus de co-construction dans lequel les membres d’origines disciplinaires diverses acceptent mutuellement de se laisser déstabiliser par leurs collègues, afin de parvenir à quelque chose de nouveau qui ne serait ni de l’anthropologie, ni du service social, ni de la médecine, ni de la génétique. Ce serait un amalgame de tout ce qui tiendrait compte de ces variables qui contribuent à une connaissance fondée du phénomène suicidaire.

D’autres ont suggéré que la communauté de recherche sur le suicide s’applique à elle-même, tire profit du principe d’altérité qui guide la recherche anthropologique. En matière de phénomène suicidaire, il faudrait reconnaître qu’une autre discipline est capable de faire prendre en compte d’autres dimensions du phénomène. Elle constitue, ni plus ni moins, une autre culture, un autre savoir, à découvrir. Il serait dès lors plus facile de se placer du point de vue d’un psychologue, d’un psychiatre, d’un travailleur social sans prétendre posséder ses compétences, ou encore moins prendre sa place ; d’apprendre de lui et de partager le regard qu’il porte sur le suicide. Les succès de coopération et d’intégration de chercheurs au sein d´équipe multidisciplinaire dépendent de la volonté des chercheurs, mais également de leur humilité, de leur patience et de leur capacité à communiquer le langage et les particularités de leur champ disciplinaire.

Les moyens d’une approche holistique du phénomène suicidaire

« Donc, c’est vraiment excitant et c’est vraiment formidable ! » lançait alors une participante. « Nous avons commencé en nous demandant : « Voulons-nous travailler ensemble ? Devrions-nous travailler ensemble ? Pouvons-nous travailler ensemble ? Et il semble que la réponse soit : ‘Oui, nous le voulons et, oui, nous le devrions ». À ce point de la discussion, la question à résoudre semblait être : « Comment faire ? »

Des propos des intervenants à la discussion, il est ressorti que les voies fructueuses de collaboration entre les membres de disciplines variées résident parfois dans la conception ou l’utilisation d’un outil commun (technique, informatique ou autre). Parfois, ce peut être par le regroupement autour d’une plateforme commune (une banque de cerveaux), d’une même ressource (des bases de données administratives) qui favorise l’ouverture à des perspectives et à des théories auxquelles on n’aurait pas eu accès, ou que l’on n’aurait pas songé à utiliser dans nos propres travaux. Le Genome Project et ses résultats est un exemple bien connu. Autre exemple : dans une institution montréalaise, l’orthopédie évoluait assez lentement (les problèmes qu’elle aborde sont complexes) jusqu’à ce qu’il y ait embauche de nouveaux chercheurs, ouverture à l’informatique, à la représentation 3D et aux nouvelles technologies de diverses sortes. Les avancées ont alors surgi. Actuellement des historiens et des criminologues du Québec et de l’Ontario sont en train de recenser et de numériser tous les cas de suicide qui figurent dans les archives du Coroner du Québec entre 1763 et 1986, soit environ 50 000 dossiers, dont 25 000 pour la période 1970-1986 ! Imaginez la multiplicité des lectures et des analyses qui peuvent être faites à partir d’un pareil corpus documentaire !

Tenter un exercice transdisciplinaire

À ce stade de la discussion, la question du « Comment faire ? » demeurait toujours pendante. Prenant acte a) de la difficulté inhérente à la création d’un cadre conceptuel qui puisse englober la majeure partie sinon l’ensemble des disciplines pertinentes à la connaissance et à la prévention du phénomène suicidaire ; b) de l’impossibilité de faire une construction conceptuelle en vase clos ou par des voies compartimentées ; c) du fait qu’une pratique multidisciplinaire de recherche centrée délibérément et conjointement sur l’utilisation optimale d’une même ressource et/ou sur l’analyse d’un même objet puisse déboucher sur des avancées transdisciplinaires bien réelles, un défi fut alors lancé à l’assistance par le docteur Lesage alors que la table-ronde tirait à sa fin.

Ce dernier mit les personnes présentes (et leur entourage professionnel) au défi de comprendre ce qui a pu favoriser ou provoquer la baisse du taux de suicide au Québec depuis l’année 2000. « Comparé à la longue histoire des peuples autochtones, disait-il, la période 2000 à 2011 est très courte. Néanmoins, la baisse survenue durant cette période est significative. Et, sans doute, plusieurs axes étiologiques sont-ils impliqués. Ne pourrait-on pas en faire l’objet premier d’investigation d’un laboratoire multidisciplinaire ; d’y articuler toutes nos expertises et nos connaissances ; d’y mettre en oeuvre tous nos outils théoriques et nos ressources humaines et technologiques ? »

Et le professeur Bibeau de renchérir : « Un tel projet serait l’occasion d’essayer de tester un devis de recherche inédit susceptible de déboucher sur une compréhension d’ensemble et satisfaisante des mécanismes extrêmement complexes qui peuvent expliquer cette chute. Il y a une tache aveugle dans chacune des disciplines. Il faut aller au bout de la logique méthodologique, conceptuelle, technique de ce que l’on fait, mais sans bloquer la réflexion, plutôt en l’ouvrant au maximum. Il faut réintroduire la totalité de la vie dans nos perspectives. Si un tel projet voyait le jour, moi qui suis tout près de ma retraite, je m’y investirais tout de même avec le plus grand intérêt ! »

C’est sur ces mots et cette suggestion de « transdisciplinaction » que se sont clôturés la table-ronde et le colloque.

Souhaitons qu’il en découle une perspective et une pratique renouvelées.