Corps de l’article

« Les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu’ils aient rencontrée sur leur chemin. » La menace évoquée par Chris Marker dans son film Le fond de l’air est rouge (1977) est celle de la violence révolutionnaire apparue au tournant des années 1970 sur fond de déclin des utopies révolutionnaires de l’après-68 (Sommier, 2008). Empreint d’amertume, le réalisateur dresse ce constat alors que l’Occident est dans son ensemble confronté à la réactivation de la violence à caractère politique. L’« utopisme violent » (Sommier, 1998 : 33) est ainsi affirmé comme une modalité d’action politique qui traverse les « longues années 68 » (Artous, 2008) françaises pendant près de deux décennies.

Débordant du cycle de protestation classiquement défini, ce phénomène invite à en repenser les contours au-delà de leur « charnière grinçante » (Zancarini-Fournel, 2008a : 12). L’historiographie retient en effet généralement 1973 comme date de la recomposition de l’extrême gauche française (Tartakowski, 2005 : 272). À rebours des silences historiographiques (Sommier, 2008 : 8), sa durée et son intensité interdisent « de considérer cet épisode de violence comme un épiphénomène » (Rapin, 1996 : 9). Selon une logique de confrontation, porté notamment par les maoïstes de la Gauche prolétarienne (GP, 1969-1973[1]), « gage de sincérité révolutionnaire » (Sommier, 1998 : 33), la violence exalte mythe révolutionnaire et spontanéité ouvrière selon la logique du « coup pour coup[2] ». Dépassant l’autodissolution de la GP, les expériences violentes se poursuivent pendant une quinzaine d’années à travers différents groupes pratiquant attentats, enlèvements et assassinats. Ancrée dans le spectaculaire, la violence révolutionnaire fait en outre l’objet d’une attention médiatique toute particulière, mais non homogène sur le plan synchronique et diachronique. Si elle relève d’une forme de communication politique (Nehring, 2007 : 345), la question de ses déclinaisons médiatiques doit être posée puisque « les médias sont le lieu où les sociétés industrielles produisent notre réel » (Veron, 1981 : 8).

La fabrique de l’événement (Esquenazi, 2002) et de la catégorie « terrorisme » peut ainsi être interrogée à partir de la médiatisation des activités de ces organisations. Quatre d’entre elles ont été ici retenues en raison de leur matrice idéologique et de leurs pratiques communes pour la période 1973-1986, c’est-à-dire de la fin de l’expérience de la Gauche prolétarienne à celle de l’Action directe : les Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (GARI, 1973-1974), Brigades internationales (BI, 1974-1977), Noyaux armés pour l’autonomie populaire (NAPAP, 1977) et Action directe (AD, 1979-1987). L’analyse s’appuie sur un corpus d’articles tirés de cinq quotidiens nationaux édités sur l’ensemble de la période et reflétant la diversité du paysage éditorial, de la presse populaire (France Soir) aux journaux dits « de référence », modéré (Le Monde) et conservateur (Le Figaro), de l’organe communiste (L’Humanité) au symbole du gauchisme culturel (Libération). Dans une perspective d’analyse du discours social et des idées (Angenot, 1989), l’étude de la fabrique médiatique du terrorisme invite ainsi à saisir l’idiosyncrasie du rapport à la violence politique durant cette période, théâtre du reflux du gauchisme et de l’exercice du pouvoir politique par la gauche. Marqué à la fois par de forts contrastes et des convergences éditoriales, ce tableau s’attache à refléter les enjeux de la médiatisation de la violence révolutionnaire, successivement du point de vue de sa matérialité, de ses motivations et de ses lectures pour saisir la construction du terrorisme comme catégorie médiatique.

Les formes de la violence

L’analyse de la violence politique passe par celle de sa mise en mots médiatique. Le pouvoir de définition de la presse porte en effet sur la double dimension factuelle et intentionnelle des acteurs de la violence révolutionnaire.

Guérilla urbaine et violence révolutionnaire

La décennie 1970 marque la généralisation du terme terrorisme dans les médias, en dépit de son caractère poreux (Sommier, 2000 et 2008 ; Bigo, 2005). Jusqu’en 1973, les actions violentes d’organisations comme la GP ou la Ligue communiste ne sont pas désignées par ce terme qui relève de la catégorie morale et politique[3], mais par celui d’agitation. Le mot évoque une turbulence adolescente, presque sympathique, incarnée par la figure emblématique du « JEUNE (jeune étudiant urbain nécessairement engagé) » (Sirinelli, 2008 : 116). En témoigne la création, dans les pages du Monde, d’une rubrique « Agitation » entre 1970 et 1972, recensant les multiples manifestations, réunions politiques, mouvements de grève, sabotages, attentats et autres occupations. Un glissement s’opère à partir de 1973 puisque le mot terrorisme fait son apparition dans la presse nationale pour désigner cette fois non plus les soubresauts de la contestation et des utopies de l’après-68, mais une nouvelle menace et la crainte d’une escalade de la violence semblables à d’autres pays occidentaux.

Sur le plan matériel, l’inscription de la violence révolutionnaire dans l’Hexagone se traduit d’ailleurs par une hausse constante des infractions à la paix publique et contre l’État : de 35 809 en 1972, elles passent à 50 370 en 1976 et à 58 036 en 1978, et, parmi elles, les seules infractions contre l’État sont multipliées par quatre, de 1 532 en 1972 à 6 834 en 1978[4]. Dans le même temps, terroriste devient le terme employé par les autorités pour désigner, à partir de 1975, « tous ceux qui se livrent à des violences avec usage d’explosifs ou d’armes à feu » (Zancarini-Fournel, 2008b : 424). La hausse des actions violentes recensées se poursuit à la fin de la décennie 1970, ce dont rend compte la presse, à l’image de France Soir qui s’inquiète de « la courbe de la recrudescence de la violence à Paris, depuis le début de l’année, [qui] amorce une inquiétante montée en flèche, puisqu’on n’y compte pas moins de 66 attentats[5] ». Le Monde s’alarme également car « tout se passe comme si, désormais, n’importe quel groupe d’agités, n’importe quel individu un peu nerveux, pouvait résoudre leurs fantasmes et exprimer leurs haines à coups d’explosifs[6] ».

Pensée comme une nécessité historique au nom de la guerre de classe, l’action violente est en effet réactualisée à la faveur du concept de guérilla urbaine, forgé à la fin des années 1960 par le Brésilien Carlos Marighella dans son Manuel du guérillero urbain. Technique de confrontation mobilisée par les organisations révolutionnaires violentes, en particulier la Fraction armée rouge allemande – RAF (Steiner et Debray, 2006), la guérilla urbaine entend dépasser la radicalité discursive et le militantisme antiautoritaire en opérant un travail de propagande armée. La position minoritaire de ses partisans peut expliquer sa mise en silence dans la presse, exception faite du long entretien des BI qui expliquent en 1976, dans Libération, vouloir « créer une pratique politique nouvelle […] la “propagande armée” [étant] en elle-même une manière d’intervenir politiquement[7]. » Cette parole, rarissime, illustre une dynamique de radicalisation indépendante des épisodes répressifs, puisque les formes mêmes de la violence ne s’inscrivent pas dans le cycle répression-radicalisation. Ainsi, la forme la plus fréquemment recensée – les atteintes aux biens – n’est pas la plus médiatisée. Parmi les quatre organisations étudiées, les GARI sont les premiers à y recourir. L’été 1973 est ainsi marqué par plusieurs attentats sur le territoire français contre des intérêts espagnols (véhicules du Tour de France au cours d’une étape dans les Pyrénées, cars de pèlerins espagnols à Lourdes), dont France Soir se fait tout particulièrement l’écho en raison de son intérêt pour cet événement sportif populaire. La forme (attentats à la bombe ou au cocktail Molotov) est en elle-même banalisée. En témoignent les 110 attentats recensés en France par Le Monde pour l’année 1974, dont 49 revendiqués par des groupes d’extrême gauche (Guillemoles, 1989 : 9-23). Si les attentats matériels attribués à l’extrême gauche sont nombreux durant la décennie 1970, l’AD s’impose comme l’organisation la plus active en ce domaine, en dépit d’une médiatisation partielle. Parmi les dizaines d’attentats revendiqués par l’organisation, la portée symbolique de sa première action ne manque pas d’être relevée : le mitraillage, le 1er mai 1979 et en plein jour, de la façade du Conseil national du patronat français (CNPF). La médiatisation partielle des attentats matériels peut s’expliquer par leur caractère presque routinier.

À cette violence matérielle s’en ajoute une autre, de portée plus dramatique et qui vise cette fois directement des individus. L’enlèvement en constitue la première mise en oeuvre. Là non plus, il ne s’agit pas d’une première. À compter du début de la décennie 1970, l’enlèvement avec séquestration devient en effet une pratique intégrée au répertoire d’action des groupes clandestins en Europe. Les GARI optent pour l’enlèvement, en visant, le 3 mai 1974, le directeur parisien de la Banque de Bilbao. Avant même la revendication de cet enlèvement, la presse évoque la piste politique. Pour France Soir, le doute n’est pas permis : « C’est un rapt politique. Le directeur de la Banque de Bilbao […] n’est certes pas un homme politique. Mais de par ses fonctions, il a un poids politique indéniable[8]. » Sa libération trois semaines plus tard se fait néanmoins dans une grande discrétion médiatique. Si la pratique demeure marginale en France, celle des assassinats connaît un développement certain puisque successivement pratiquée par les BI, les NAPAP et l’AD. Il s’agit d’ailleurs de l’unique mode opératoire des BI qui, de décembre 1974 à novembre 1977, commettent cinq attentats contre des diplomates de régimes autoritaires, faisant deux victimes. La dimension politique de cette pratique est considérée comme manifeste en raison des cibles visées. Ainsi, « la motivation politique de [l’]attentat [contre l’attaché militaire de l’ambassade d’Uruguay] ne fait aucun doute, puisqu’une organisation s’intitulant “Brigade internationale Raúl Sendic”, du nom d’un leader tupamaros, a revendiqué l’acte[9] », liant de ce fait un assassinat dans un stationnement parisien au mouvement de guérilla marxiste uruguayen. Ce type de signature est d’ailleurs propre aux organisations radicales à l’échelle internationale et il affirme le caractère politique de leurs actions. De la même manière, l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, ancien vigile de l’usine Renault-Billancourt, condamné en 1974 à une courte peine d’emprisonnement pour le meurtre, deux ans plus tôt, du militant maoïste Pierre Overney, premier attentat signé par les NAPAP en 1977, est unanimement lu comme un attentat politique. Dans le cas de l’AD, il faut attendre 1985 et son rapprochement avec la RAF pour son premier assassinat revendiqué sur la personne du général René Audran.

Les formes de la violence ne relèvent donc pas systématiquement d’un processus de radicalisation progressive puisque les BI et les NAPAP optent d’emblée pour l’assassinat de ceux qu’ils considèrent à la fois comme des symboles et des ennemis. L’attention médiatique diffère en revanche nettement selon les formes de la violence et ses auteurs.

Des cycles d’attention médiatique

Se nourrissant des relais médiatiques comme d’autant de lieux d’écho « qui les font exister dans l’ensemble sociopolitique » (Garcin-Marrou, 2007 : 14), les organisations violentes dépendent de la logique informationnelle propre à chaque journal. Après avoir été soutenue, l’attention médiatique décline durant la seconde moitié de la décennie 1970, avant de connaître un regain à propos de l’AD au cours des années 1980. Mais là encore, le constat n’est pas systématique, puisqu’elle oscille entre mise en silence et surexposition.

La mise en silence de la violence concerne tout particulièrement les attentats des GARI, renvoyés à une certaine banalité et, surtout, à leur altérité puisqu’ils visent des intérêts espagnols. L’Humanité se distingue cependant en raison de son antifranquisme lié à la persécution des militants communistes en Espagne. Si l’on prend le cas des BI, première organisation révolutionnaire à revendiquer des assassinats sur le sol métropolitain, force est de constater que si leur première action est largement couverte par la presse, l’intérêt devient irrégulier pour les quatre attentats suivants. Si tous les communiqués de revendication des BI sont publiés par Libération, comme un événement d’envergure nationale,Le Monde et Le Figaro les mentionnent brièvement en pages internationales puisque les cibles sont des diplomates étrangers en poste en France. Le cas des NAPAP diffère puisque l’assassinat de Tramoni en mars 1977 constitue l’attentat commis sur le sol métropolitain le plus médiatisé de la décennie 1970. À rebours des autres titres et en raison de ses origines militantes (Rimbert, 2005), Libération offre de véritables tribunes aux BI, puis aux NAPAP, allant jusqu’à approuver les attentats commis. Aux communiqués des deux organisations s’ajoutent ainsi des entretiens publiés respectivement en juillet 1976 et août 1977. Leurs propos ne sont cependant pas repris par les autres titres. De leur côté, les premiers attentats de l’AD sont peu médiatisés jusqu’à la revendication du mitraillage du bâtiment du ministère de la Coopération en mars 1980. La médiatisation croît ensuite selon l’actualité de l’organisation, particulièrement à compter de sa dissolution en Conseil des ministres en août 1982, puis de l’annonce du rapprochement de l’AD avec la RAF en janvier 1985, pour atteindre son point culminant en novembre 1986 avec l’assassinat du PDG de la firme Renault, Georges Besse, dernier attentat de l’organisation. Dès lors, dans les colonnes de la presse, la part du récit factuel – accompagné de l’image du cadavre ensanglanté de la victime – diminue au profit des commentaires et analyses forgés sur le registre de l’indignation.

L’attention médiatique ne peut donc être caractérisée par une linéarité à l’égard de la violence révolutionnaire et ne peut être strictement superposée à son degré d’intensité. Plus que les formes de la violence, ce sont plutôt les organisations et leurs actions qui sont inégalement médiatisées. La mise à distance progressive de la conflictualité politique et une certaine gentrification intellectuelle – violemment dénoncée par Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986) – autour de la montée en puissance du concept de « mort des idéologies » (Cusset, 2006 : 114-124) se heurtent néanmoins aux actions violentes dont la presse tente de dessiner les contours.

À la recherche d’impossibles catégories

De ce point de vue, la violence politique peut être lue comme une forme d’intransigeance définissant l’espace de l’action révolutionnaire. Résonnant comme une défiance adressée à celles et ceux qui ont opéré un recentrage stratégique du point de vue des utopies révolutionnaires scandées auparavant, la violence révolutionnaire confronte la presse à son pouvoir de catégorisation et d’inscription dans la réalité sociale.

Des identités politiques floues

La définition de l’identité politique des organisations violentes, qu’elle soit de leur fait ou de la plume des journalistes, constitue un enjeu particulièrement fort. À défaut de fournir des clés de compréhension de la violence, la presse contribue à distiller des éléments identitaires, rassemblés autour de trois catégories : anarchiste, anti-impérialiste et maoïste.

La première d’entre elles est l’anarchisme, utilisé pour désigner la matrice idéologique des GARI, puis de l’AD, sans que ces organisations s’en réclament. Dans le cas des premiers, la référence fait consensus dans la presse. Le qualificatif demeure cependant superficiel, si ce n’est pour établir un lien entre les racines catalanes de l’organisation et la tradition anarchiste espagnole. Dans un article tentant de définir confusément ce que sont les GARI, France Soir indique qu’il s’agit de « l’organisation la plus représentative et la plus active de l’“anarchisme combattant”[10] ». Cinq ans plus tard, l’AD est affublée du même terme. À cette occasion, les journaux font allusion à la référence historique de la propagande par le fait des anarchistes de la Belle Époque pour désigner un « groupe de révoltés comme il en existe des centaines[11] » au « romantisme anarcho-terroriste[12] ». La presse s’accorde dans son ensemble pour considérer l’identité politique posée par l’organisation – celle de « communiste révolutionnaire » – comme floue, notamment lorsqu’elle est explicitée dans les textes de l’organisation, y compris dans des journaux marqués à gauche comme Libération qui dénonce un « style brumeux[13] », ou L’Humanité qui parle d’un « charabia anti-impérialiste[14] » pour justifier l’assassinat du général Audran. Dans cette logique, le recours à la violence apparaît inscrit dans la filiation historique du mouvement anarchiste depuis la fin du xixe siècle, faisant de l’anarchisme une identité politique de facto partisane à la violence.

De leur côté, les BI sont désignées comme anti-impérialistes. Utilisé aussi bien par l’organisation que par la presse, le terme contient une référence historique forte, comme le signale Le Figaro : « Les membres de cette organisation, dont le nom rappelle les volontaires étrangers engagés aux côtés des forces républicaines espagnoles durant la Guerre civile, se définissent comme des “anti-impérialistes français”[15]. » Les BI se présentent en effet elles-mêmes comme une « organisation anti-impérialiste, clandestine et politico-militaire », « uniquement composée de militants français[16] ». La signification de cette identité est développée pour justifier le recours à la violence contre des cibles étrangères dans l’Hexagone comme une expression de solidarité internationale. Par la suite, si la rhétorique déclinée par l’AD est sensiblement proche, l’organisation n’est pas pour autant largement qualifiée d’anti-impérialiste par la presse.

Enfin, la troisième identité politique observée est celle de maoïste, pour désigner les NAPAP. Le terme est avancé à partir du nom de l’organisation, l’autonomie populaire constituant une référence maoïste, largement utilisée quelques années auparavant par la GP et désignant les partisans de l’AD. Pourtant, dans l’entretien publié par Libération, les NAPAP récusent ce qualificatif, entendant ainsi se démarquer des organisations de la première moitié de la décennie 1970 qui se sont détournées de la violence. Ils se présentent comme des gens ordinaires « décidés à lutter avec efficacité contre cette société qui nous empêche de vivre pour pouvoir “vivre mieux et tout de suite” […]. On aime la vie et nous prenons du plaisir à lutter efficacement contre la société[17]. » Sans grande surprise, l’idée de bonheur se révèle cependant difficilement compatible aux yeux des journalistes avec la pratique d’attentats, à plus forte raison lorsqu’ils sont meurtriers. Formulées par les groupes eux-mêmes ou déterminées par la presse, les identités politiques des organisations violentes s’avèrent donc toujours stigmatisantes, eu égard à la rupture avec la démocratie contemporaine qu’incarne le terrorisme.

L’altérité plurielle du terrorisme

Cette stigmatisation passe également par une double mise à distance de la violence, en faisant du terrorisme un phénomène foncièrement exogène, c’est-à-dire le résultat d’une altérité à la fois sociopolitique et au corps national, selon le dispositif classique de construction de l’ennemi intérieur (Cultures & Conflits, 2001 ; Rigouste, 2011).

La violence révolutionnaire est ainsi présentée comme une menace étrangère, un phénomène concernant avant tout des pays voisins comme l’Italie ou la RFA. Le cas des BI l’illustre bien : dans un encart titré « Il y a en France près de 4 millions d’étrangers », France Soir tente une démonstration, suivi par Le Figaro : « Quand un attentat est prévu sur notre territoire, c’est un commando spécialement venu de l’étranger qui intervient, demandant seulement un asile à ses “contacts” qui, en raison de leur discrétion obligatoire, ont été surnommés “les sous-marins”[18] ». Dès lors, le terrorisme apparaît comme un phénomène d’autant plus menaçant qu’il se joue des frontières. On l’observe ainsi à la suite de l’assassinat de l’ambassadeur de la Bolivie par les BI en mai 1976 : pour France Soir, il s’agit là de l’oeuvre de « mercenaires d’une idéologie quelconque, professionnels de l’attentat » appartenant à « l’Internationale terroriste[19] ». Cette montée en dramatisation de la menace étrangère coïncide « avec le déclin dans les représentations dominantes de l’image de la “pieuvre” soviétique, dirigeant dans l’ombre la quasi-totalité des désordres internationaux » (Rigouste, 2011 : 162). S’appuyant sur une série de stéréotypes historico-nationaux, un discours sur la menace germanique est notamment développé. Après l’épisode de l’Automne allemand de 1977, Le Figaro consacre un long article au « réseau de sympathisants en France » des activistes ouest-allemands dont « on n’atteint pas encore […] le degré d’organisation et de conviction des milliers de gauchistes allemands », mais dont « les plus durs – plusieurs milliers – [sont] prêts à en découdre, casqués avec matraques ou cocktails Molotov à la main[20] ». L’annonce du rapprochement de l’AD et de la RAF en janvier 1985 incarne ainsi la naissance d’un « terrorisme franco-allemand[21] », « scellé dans le sang[22] ». De menace, le terrorisme étranger devient alors importation, à la faveur des « relations amicales et d’entraide avec des groupes terroristes étrangers[23] » déjà pointées aux débuts de l’AD. De ce point de vue, la surprise est donc toute relative. Le passage à l’assassinat de l’AD est ainsi présenté comme un « produit d’exportation[24] », pour reprendre les mots du Monde, aussi bien sur le plan pratique que sur le plan idéologique. À compter de ce premier assassinat, la presse s’accorde ainsi sur le fait que l’AD « n’est plus tout à fait un groupe français puisque ses militants “travaillent” avec des Italiens, des Belges, et peut-être des Allemands[25] » dont la RAF incarne « le deus ex machina de la radicalisation[26] ». Le terme radicalisation se multiplie d’ailleurs à compter de cet événement pour désigner un processus « idéologique et militaire[27] » dont le passage à l’assassinat constitue « une escalade[28] », « ultime épisode […] de dérives personnelles aux alibis idéologiques jusqu’ici confus[29] ». Au-delà de la dramatisation, la violence révolutionnaire, dans son aspect le plus sanglant, apparaît finalement, dans l’ensemble de la presse, comme le résultat annoncé d’une radicalisation à l’altérité double : étranger au corps national, le terrorisme l’est aussi aux principes démocratiques. « L’image du militant contestataire […] s’estompe au profit de celle de l’extrémiste, qui est au mieux un piètre marxiste […] au pire un dangereux déviant » (Rapin, 2000 : 60), à l’identité finalement aussi insaisissable que sa violence.

Des interprétations sous tension

Au-delà de la – logique – criminalisation de la violence révolutionnaire se pose la question des modalités de son discrédit en régime démocratique. Elles reflètent en effet les identités politiques mises en tension par la violence et les tutelles mémorielles. En ce sens, les interprétations formulées par la presse tentent de revenir à la racine de la violence, en conjuguant mises en perspective historiques et prises de position.

Un héritage de 1968 ?

Si la violence révolutionnaire fait événement comme une rupture dans l’histoire du militantisme, elle s’inscrit – ou entend s’inscrire – pourtant dans sa continuité comme « renouvellement du répertoire de l’action collective d’extrême gauche dans une période de crise organisationnelle des courants radicaux européens » (Rapin, 2000 : 54). Dans un contexte marqué par la montée en puissance de l’interprétation culturaliste de 1968 (Zancarini-Fournel, 2008a), la violence apparaît alors comme une aspérité pour le moins encombrante, à rebours des écrits testimoniaux de certains des acteurs des premières « années 68 » dont la « “mémoire” oublie les parcours atypiques, déviants, peu reluisants » (Artières et Zancarini-Fournel, 2008 : 132). Ainsi, à compter du premier attentat des NAPAP en mars 1977, la presse s’attache à retracer la genèse du phénomène violent, à travers le prisme de 1968. Schématiquement, deux logiques s’expriment au lendemain de l’assassinat de Tramoni.

La première voit dans cet attentat, puis dans ceux de l’AD, une conséquence logique de la contestation post-68. Ce type de raisonnement repose sur un argumentaire de la pente fatale, c’est-à-dire d’un engrenage rétrospectivement prévisible (Hirschman, 1991). Sans surprise, on l’observe notamment dans les colonnes de France Soir et du Figaro, deux titres de registre différent, mais conservateurs. À côté des formes légitimes d’engagement, les attentats des NAPAP sont présentés comme le résultat d’une menace mise à exécution, directement héritée de l’agit-prop maoïste : les NAPAP sont « les “justiciers” de la “nouvelle résistance populaire”, à laquelle appartenait Pierre Overney et qui succède elle-même à “la Gauche prolétarienne”[30] », explique France Soir. En revanche, si pour Le Monde et L’Humanité cet assassinat ne constitue pas à proprement parler une surprise en raison « des voix anonymes [qui] n’avaient cessé de proclamer que “la justice populaire” pallierait “la mansuétude de la justice de classe” à l’égard de celui qui était devenu pour certains “le symbole de la répression anti-ouvrière”[31] », 1968 ne saurait cependant être directement mise en cause. Quand bien même le quotidien communiste n’a de cesse de dénoncer par ailleurs les « gauchistes » à « l’illégalité revendiquée » (Brillant, 2008 : 557) qu’il considère comme des usurpateurs de la classe ouvrière. Le thème de la violence en héritage est également avancé dès les premiers attentats matériels de l’AD dont les militants sont eux aussi présentés, dès 1980, comme des « marginaux rescapés de mai 1968[32] » par les titres conservateurs, interprétation renforcée à la faveur de la « radicalisation » de l’organisation et notamment de son passage à l’assassinat, en 1985.

L’héritage de 1968 est également discuté d’une autre manière. Dans une perspective différente, la violence révolutionnaire est lue comme une trahison de l’esprit de Mai, reflétant ainsi l’interprétation culturaliste des événements qui met en avant des aspirations libertaires et individuelles. En raison de sa propre position d’héritier de 1968 et de ses racines maoïstes (Samuelson, 2007), Libération incarne logiquement ce point de vue à compter des premiers assassinats des NAPAP puis de l’AD, à la différence de ceux des BI, renvoyés à une forme d’exotisme révolutionnaire. Ces assassinats provoquent des réactions particulièrement vives sur le terrain mémoriel autour de l’expérience maoïste, marquée par l’ombre de la mort de Pierre Overney en 1972. Cinq ans plus tard, l’assassinat de son meurtrier sonne comme un rappel du passé, ainsi qu’en témoigne l’éditorial de Serge July, directeur de Libération, ancien de la GP, coauteur d’un livre préconisant une révolution violente (Vers la guerre civile, 1969) qui pose les cadres de la position officielle du journal à l’égard de la violence révolutionnaire franco-française : « Ils sont venus après la bataille. Overney était déjà mort. Alors que le gauchisme prenait, dans la confusion, conscience de ses limites […], de jeunes militants cherchaient souvent désespérément à continuer un combat[33]. » Cette analyse reflète la « profession d’amnésie » dénoncée par Régis Debray (1978 : 81-82) qui tend à lisser rétrospectivement la radicalité post-1968, sur le plan aussi bien idéologique que matériel. Les débats et les mises en pratique de la violence sont ainsi gommés selon une « confiscation de l’histoire des militants, relégués au rôle de figurants, au profit de groupes dirigeants tout-puissants dont la simple volonté aurait suffi, avec l’aide modératrice des intellectuels, à empêcher l’escalade » (Sommier, 1998 : 190-192). Refoulée, la violence des premières « années 1968 » l’est au moins tout autant au moment de l’assassinat de Georges Besse revendiqué par le « commando Pierre Overney » et que dénonce une fois encore – mais sans débat – Libération : « En se revendiquant de cet épisode qui a marqué à la fois l’apothéose du gauchisme post-soixante-huitard et le début de sa fin, les tireurs d’Action directe veulent se donner des apparences d’héritiers. Il s’agit en fait d’une usurpation d’identité et d’un détournement de sens[34]. » Les racines de la violence révolutionnaire s’inscrivent donc dans une mémoire dont les braises sont encore chaudes. Illégitime ou à contre-temps, la filiation avec 1968 inspire largement la presse, qui, au-delà des variations éditoriales, emprunte au registre moral et justifie le qualificatif « terroriste ».

Les ambiguïtés de la médiatisation

Le débat autour de la genèse de la violence révolutionnaire se double d’autres tensions, témoignant des ambivalences de la médiatisation du phénomène, comme autant d’échos à la propre histoire des journaux et de leur rapport au militantisme et à ses déclinaisons violentes. Le cas de Libération l’illustre tout particulièrement.

Dans un premier temps, le journal manifeste en effet une certaine complaisance à l’égard des GARI et des BI, qui peut être analysée comme le reflet d’un exotisme révolutionnaire qui rend la violence recevable puisque les deux organisations visent des régimes étrangers. Le journal adhère ainsi aux attentats visant des diplomates étrangers et à l’inversion du rapport victime/coupable posée par les communiqués des organisations. La première victime est ainsi désignée comme un « tortionnaire uruguayen […] planificateur de la torture[35] ». Les BI entendent également souligner les liens entretenus par les autorités françaises avec les pays dont des diplomates sont visés, position reprise à son compte par le journal qui évoque un attentat contre « le représentant d’un pays fasciste, un pays qui entretient au demeurant d’excellentes relations avec la France, puisque Paris, et c’est le moins que l’on puisse dire, n’a jamais véritablement exercé les pressions nécessaires pour obtenir l’extradition du nazi Klaus Barbie, qui finit tranquillement ses derniers jours en Bolivie[36] ». Le cas des NAPAP est plus complexe puisque l’assassinat de Tramoni est salué par une partie de la rédaction. Dans un article polyphonique publié au lendemain de l’attentat, un membre anonyme de la rédaction explique en effet qu’« avec la mort de Tramoni, un bout de moi est réconcilié avec ce que je pense, et une pratique réconciliée avec une théorie[37] ». Dans les années suivantes, l’AD fait également l’objet d’une certaine tolérance de la part de Libération, et ce, jusqu’en 1985, peut-être au moins autant par opposition au pouvoir en raison de sa culture libertaire que par adhésion à la démarche violente. Cette solidarité de principe se traduit par l’usage répété de commentaires amusés ou iconoclastes, tel celui d’une claviste gratifiant le communiqué de revendication d’un plasticage en 1980 d’un « ça fait plaisir de taper des choses comme ça, de temps en temps[38] ».

La sympathie exprimée ponctuellement par le journal à l’égard d’attentats considérés comme de l’agitation disparaît définitivement à compter de 1985, rejoignant ainsi le reste de la presse qui s’inscrit dans une condamnation de la violence à deux vitesses. Dans le cas des attentats meurtriers, des titres de gauche comme Libération et L’Humanité affichent avant tout un rejet de la forme, refusant de considérer la violence comme une arme politique, du moins dans l’Hexagone. Considérées comme illégales et – surtout – illégitimes, les organisations violentes sont accusées de décrédibiliser l’idéal révolutionnaire par des pratiques relevant du substitutisme[39]. Ainsi, lorsque les BI affirment « qu’il est temps de construire la gauche qui venge ses combattants[40] », tout en réfutant « être l’embryon de la future organisation politico-militaire nécessaire à la France » ou de se poser comme porte-parole – « nous ne sommes pas “le prolétariat” même si la quasi-totalité d’entre nous travaillent en usine[41] » –, Libération se montre plus que sceptique : « Retrouver à six ans d’intervalle un groupe fonctionnant avec les mêmes références idéologiques que celles qui animaient certains courants issus de mai 68 pourrait ne pas surprendre si dans l’intervalle un certain nombre de “pratiques” étaient venues enrichir le débat sur la violence et si le groupe politique qui prend ici la parole avait paru intégrer dans son discours ces éléments nouveaux[42] ». Une fois encore, le cas des NAPAP suscite de violentes critiques, proportionnelles à sa résonance avec l’histoire de l’extrême gauche tout entière.

Plus profondément, l’année 1977 traduit « « la brisure définitive avec un certain gauchisme [qui renverse] les idoles du marxisme-léninisme » (Samuelson, 2007 : 273), à son paroxysme lors du dramatique Automne allemand de 1977 (Steiner et Debray, 2006). Le traitement médiatique de l’AD doit d’ailleurs se comprendre à la lumière de ces événements d’une intensité dramatique inouïe. Ainsi, après la tentative d’assassinat du vice-président du CNPF en avril 1986, Libération dénonce la « tactique imbécile » de « ces Netchaïev de bazar [espérant] une “prise de conscience des masses” qui leur permettra de recruter et d’élargir leur action[43]. » Contreproductive, la violence est accusée de trahir non seulement l’idéal révolutionnaire, mais plus profondément encore les intérêts de ceux dont les organisations violentes entendent se prévaloir. L’analyse de L’Humanité, largement reprise dans les autres titres, est sans appel à l’égard de « marginaux sanguinaires[44] » : « Un tueur n’est qu’un tueur. Et un assassinat crapuleux est un assassinat crapuleux. Ces coups de feu dans la nuit relèvent-ils de la rubrique du brigandage, de la chronique des affaires privées ou du terrorisme politique ? Le sang d’un PDG qui coule dans un caniveau ne règle pas les problèmes de la lutte des classes[45]. » Plus largement, le rejet total de la violence – le « consensus contre » (Garcin-Marrou, 2007 : 248) – domine la presse et s’exprime notamment sur le registre de l’effroi à l’occasion de l’assassinat de Georges Besse, revendiqué sous la signature du « commando Pierre Overney ». Ce qui apparaît comme une sanglante fuite en avant constitue également le dernier assassinat de l’AD[46]. Selon Le Monde, il n’y a ainsi « qu’une poignée de fous pour s’arroger le droit de tuer au nom d’un peuple auquel ils font en réalité horreur[47] ». L’ensemble de la presse s’accorde sur l’analyse d’une démarche profondément déconnectée des réalités sociales, comme l’écrit France Soir : « Conduits par une logique démente, les meurtriers avaient cru choisir pour cible “l’homme fort du patronat”, le symbole de “l’exploitation de la classe ouvrière”. Les imbéciles ! Ce fils de postier, grand serviteur de l’industrie française, devenu patron de la Régie, n’avait qu’un seul objectif : assurer la survie de l’entreprise et sauver le gagne-pain des travailleurs de la Régie[48]. » Le choc est peut-être plus brutal encore pour Libération comme le traduit la dureté d’un éditorial qui n’est pas sans rappeler les prises de position de L’Humanité depuis 1973 : « Si Overney s’est fait descendre devant les grilles de Renault, c’est parce qu’il croyait assez en la classe ouvrière pour aller à sa rencontre sur le tas – et c’est là, on l’avouera, le cadet des soucis d’Action directe […]. AD, qui depuis longtemps, voire depuis toujours, n’a rien à gérer politiquement que sa survie de desperado, ne connaît, elle, en guise de stratégie que le goût du sang et la célébration du meurtre à froid […]. Beaucoup de choses ont changé en quinze ans – notamment le fait qu’une poignée de paumés sanglants prétende tenir lieu à elle seule d’un mouvement social inexistant[49]. » À la lecture de la presse, si le recours à la violence ne rencontre désormais plus de trace d’une quelconque sympathie subversive, l’ombre des années 1968 demeure, la question de la filiation historique de la violence s’affichant comme une source de tensions majeure.

La médiatisation de la violence révolutionnaire témoigne ainsi de manière tranchante de ce qu’« aucun événement ne peut être amputé de ce dont il fait se ressouvenir » (Farge, 2002 : 72). Le passé récent pèse en effet lourd dans le choix des mots pour dire la violence révolutionnaire. Sa réactivation française se heurte ainsi à la progressive « éclipse des utopies » (Traverso, 2011 : 257) de l’après-1968, tout particulièrement dans ses tentations violentes, les rendant de facto insaisissables. À partir de leur position éditoriale et selon des temporalités différentes, les quotidiens construisent ainsi progressivement la catégorie terroriste, le commentaire prenant largement le pas sur le récit factuel. De l’agitation au terrorisme se pose donc en filigrane la question de la légitimité, ou plutôt de son appréciation médiatique. En l’absence de victimes, les deux termes peuvent en effet désigner une même matérialité, un référentiel politique commun. Au terme d’une normalisation construite par épisodes, et parallèlement à l’actualité de la violence révolutionnaire, le caractère politique du recours aux armes s’estompe progressivement. Sous les à-coups successifs des attentats et des mutations politiques, l’illégalité recouvre ainsi progressivement l’espace de l’illégitimité. Aussi minoritaire soit-elle, la violence révolutionnaire interroge en somme, pour reprendre les termes de Chris Marker, l’efficience des « anticorps » d’une « Troisième Guerre mondiale » dont le terrorisme constitue l’une des déclinaisons médiatiques. En cela, elle reflète les enjeux sociopolitiques de catégorisation de la conflictualité politique et le pouvoir de production et de (dis)qualification des médias pour penser le réel. Ancrant progressivement la violence révolutionnaire dans une altérité à la fois profonde, multiple et quasi-indépassable, la fabrique médiatique du terrorisme contribue ainsi à en faire un phénomène difficilement pensable dans l’espace hexagonal.