Corps de l’article

Revendiquée comme exemplum de la nouvelle radicalité politique globale, l’évolution du Venezuela entre les années 1990 et 2000 peut également être lue à l’aune d’une radicalisation progressive des comportements politiques, du système partisan et des politiques de l’État. La délégitimation de la démocratie de Punto Fijo (1961-1998), qui scellait l’alternance au pouvoir de deux partis, l’AD (social-démocratique) et le COPEI (social-chrétien), « consociés » (Pizzorno : 1995) avec les acteurs sociaux institutionnels (CTV et FEDECAMERAS, les deux principales centrales syndicales du pays) et la technocratie de l’industrie pétrolière nationalisée (PDVSA), a ouvert progressivement une brèche à l’intérieur de la vie politique nationale. D’une part, les quartiers populaires des barrios[1] ont fait irruption de manière violente dans la sphère publique nationale, à partir de l’émeute connue sous le nom de Caracazo : le 27 février 1989, les habitants des barrios de la capitale se soulèvent contre la hausse des prix des transports négociée par le président Pérez avec le FMI et se livrent à un pillage généralisé. De l’autre, la radicalisation concomitante d’une fraction des Forces armées nationales chargées de réprimer « la populace » du Caracazo a abouti à deux coups d’État avortés en 1992 (Langue, 2002) : ces jeunes officiers – dont le lieutenant Chávez – ayant prononcé en 1982 le serment du Samán de Guëre et constitué l’EBR-200 (Ejército bolivariano revolucionario-200) voient dans la « répression du peuple » de 1989 le signe d’une crise historique et d’une refondation à venir[2].

L’émergence du chavisme[3] est donc à situer à la confluence de ce double processus de radicalisation des classes populaires des barrios et d’une armée qui a toujours revendiqué un rôle d’indépendance politique envers l’État démocratique (Irwin et Langue, 2005). Ces deux processus de radicalisation débouchent sur l’implosion d’une démocratie réduite à son procéduralisme, aliénée aux institutions financières internationales et critiquée pour son incapacité à assimiler le « peuple pauvre des barrios ». En transformant sa tentative putschiste de renversement de la démocratie de Punto Fijo en ambition électorale, l’ex-lieutenant Chávez crée un parti radical, se situant à l’extrême du spectre politique et aspirant, par cette radicalité, à le reconfigurer totalement. Le MVR (Movimiento V Republica), évolution de l’EBR-200, est un parti révolutionnaire de refondation démocratique projeté vers la création d’une « Ve République », définissant par là même tout un champ politique « réactionnaire ». Une fois les élections gagnées, cette refondation s’achemine vers la voie constitutionnelle : la nouvelle Constitution de la République bolivarienne du Venezuela consacre la « démocratie participative, populaire et protagoniste » et l’inclusion des classes populaires dans la gestion de l’État par le biais d’une décentralisation des politiques publiques. Cependant, la montée des tensions politiques entre parti au pouvoir et l’opposition engendre, à la suite d’un coup d’État avorté de la droite en avril 2002, une nouvelle radicalisation, différente de celle « fondationnelle » de l’EBR-200 puis du MVR. Le chavisme tend à devenir plus intransigeant, à se transformer en doctrine d’État, à resserrer le contrôle sur les quartiers populaires des barrios qui lui étaient largement acquis depuis 1992 et le « por ahora[4] ». La radicalité, d’imaginaire permettant aux exclus d’accéder au politique par la révolution, devient une norme à laquelle se confronter : toute une dialectique entre radicalité d’État et radicalité populaire se met en place, propice à l’observation des trajectoires de radicalisation. Comment les acteurs populaires des barrios, bastion électoral du chavisme, pensent-ils leur radicalité ? Quelles ruptures biographiques soutiennent l’entrée en radicalité ? Quel type de négociations peut-on observer avec une police gouvernementale définissant, par tout un jeu d’inclusions et d’exclusions, une normalité et une pathologie radicale ? Comment les acteurs font-ils jouer cette radicalité dans le quotidien, dans les interactions et les contextes de sens qui forment leur « monde vécu » ? Quelles dynamiques de stabilisation et de remises en cause peut-on observer ?

L’étude des trajectoires de la radicalité populaire, comportant des entrées et des sorties, des négociations identitaires incessantes, s’avère être un moyen d’expliquer la radicalité politique avec une perspective sociologique : les militants des barrios accèdent au politique par une « entrée en radicalité » et doivent ipso facto négocier cette radicalité « personnelle » à l’égard de la norme radicale du gouvernement et des représentations négatives de la radicalité (violente, menaçante, irrationnelle)[5]. Tout un jeu de décalages, de déplacements, d’écarts vis-à-vis de la norme et de son envers s’offre alors à notre regard : si dans les vingt-cinq entretiens et récits de vie recueillis dans le barrio « 23 de enero » (Caracas) ces militants racontent leur entrée en radicalité et la signification personnelle de leur trajectoire de radicalisation, ce n’est que par l’observation participante et le décryptage des interactions avec les voisins que l’on peut reconstruire ces décalages, ces « plis » de la radicalité. Car, loin d’être autonome de la vie ordinaire des individus, la radicalisation s’inscrit dans l’intimité des acteurs. Aussi allons-nous voir comment ces militants populaires font de la radicalité un thème central de leur vie, pour ensuite observer la variété des formes de renégociation de la radicalité : entre le premier et le deuxième temps de la démonstration, nous pourrons ainsi passer d’une étude des bifurcations radicales à une analyse processuelle des évolutions de la radicalité.

Du radicalisme chaviste aux bifurcations radicales des acteurs populaires

Le lieutenant Chávez remporte largement les élections de 1998 avec 56,45 % des voix, laissant loin ses adversaires. Son soutien électoral inclut les principaux acteurs politiques radicaux de la démocratie de Punto Fijo : le PCV (Partido comunista venezolano) resté sur des positions orthodoxes même après la chute du mur de Berlin, les populistes de l’Union du peuple vénézuélien (UPV) liés à la figure haute en couleur de la pasionaria plébéienne Lina Ron, les militants de la guérilla nationale et urbaine reconvertis à la vie démocratique après les années 1970, les courants de la gauche anarcho-syndicaliste formés au sein du pôle industriel guyanais dans les années 1980, les militants de barrio soucieux d’éveiller à la conscience politique les communautés populaires et les fractions insurgeantes des Forces armées nationales. Cet amalgame d’acteurs et de traditions politiques irrigue la radicalité d’un parti, le MVR, qui s’achemine progressivement, entre 2000 et 2004, vers une institutionnalisation de la radicalité débouchant sur la conversion en PSUV (Partido socialista unido de Venezuela) en 2007. La nouvelle priorité du parti chaviste au pouvoir depuis une décennie est désormais « l’unité », le consensus, ce qui amène le nouveau-né PSUV à remplacer l’ancien rêve de la Ve République en invoquant le rassemblement derrière le Comandante Chávez. La radicalité d’un parti qui, de par son positionnement aux extrémités du champ politique national, avait entièrement reconfiguré le spectre politique tend alors à se cristalliser en norme chargée d’opposer insiders et outsiders, partis « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires », et devant séparer le bon grain « bolivarien » de l’ivraie « réactionnaire ». L’évolution du MVR en PSUV, de parti radical à parti aspirant à monopoliser la radicalité et à en faire une nouvelle norme distinctive dans le champ politique (Ramos Jiménez, 2009 : 169-182), réussit son tour de force de polariser le champ politique national autour d’un bilan politique chaviste accepté ou refusé sans conditions. Des partis originairement dans la constellation bolivarienne deviennent alors antichavistes et ses partisans en viennent à être considérés comme des « traîtres de la révolution » par l’apparatchik du PSUV, à l’instar du MAS (Movimiento al socialismo) de Petkoff. L’opprobre est également jeté à d’anciens membres cofondateurs de l’EBR-200, comme Baduel, ancien ministre de la Défense du gouvernement. L’opposition à Chávez réitère alors le geste unificateur du PSUV en constituant pour les élections parlementaires de 2010 une Mesa de unidad rassemblée autour de la commune aversion pour le « tyran démagogue » (Berjaud et Tarragoni, 2013).

Parallèlement à cette reconfiguration du champ politique selon la dichotomie « révolution-réaction » autour de la figure de Chávez, la radicalité devenue norme d’État sous-tend de nouveaux critères de recrutement des professionnels de la politique. Chávez, puis les cadres du PSUV, mettent en avant la dimension idéologique comme élément permettant de trancher entre un bon et un mauvais homme politique : une reconversion totale du taux de change du capital politique (Bourdieu, 2000) se met alors en place, le capital militant (Matonti et Poupeau, 2004-2005) et la loyauté au chef devenant les nouvelles propriétés distinctives de l’homme politique chaviste. Il s’agit par conséquent pour ces nouveaux « professionnels de la révolution » de se conformer à tout un ensemble de codes idéologiques, marqueurs de conformité de la radicalité d’un parcours militant à la norme d’État[6].

Que se passe-t-il au même moment chez ces acteurs populaires de la révolution que sont les militants de barrio ? Un glissement est visible dans leur expérience militante entre les deux enquêtes de 2007 et 2011 : si, dans l’enquête de 2007, les acteurs mettaient en avant la signification politique profonde de la révolution pour leur trajectoire militante, comportant une nouvelle rupture biographique associée à l’« entrée en radicalité », quatre ans après c’est le temps de la désillusion et du retour sur soi. En 2011, les militants du barrio « 23 de enero » ont été enrôlés dans des organismes idéologiques liés à l’État qui remettent en cause l’autonomie politique populaire, les Salas de batalla electoral (organismes de bataille électorale). Interrogés sur leur adhésion au PSUV, ils répondent majoritairement « être inscrits dans le parti sans militer », présentation de soi au principe de nombreuses formes de critique. Ils parlent souvent d’une révolution « trahie » par l’élite au pouvoir et mettent en avant leur compétence politique pour « sauver la révolution ». Ils déplorent également la pénétration de l’idéologie et son cortège de divisions, dans une communauté populaire traditionnellement régie par le mythe de l’égalité et de la proximité. Ces militants radicaux ressentent de plus la nécessité de revenir sur leur engagement, que ce soit pour se le réapproprier, le décliner de manière critique envers l’État ou pour l’abandonner.

La révolution des militants populaires : de nouvelles bifurcations politiques

En étudiant les vingt-cinq entretiens et récits de vie des militants populaires du « 23 de enero », la grande majorité d’entre eux actifs depuis les années 1980[7], le sociologue est confronté à deux bifurcations clairement entrelacées. D’une part, une bifurcation militante située au moment de leur entrée dans la guérilla, dans le parti communiste ou dans les organisations d’action catholique proches de la théologie de la libération. Dans cette première bifurcation[8] de la trajectoire de l’acteur populaire, la radicalité constitue la modalité spécifique de socialisation politique. Leur « être radical » allie ici rupture de l’ordre politique et rupture dans la continuité biographique, le passage entre les deux opérant souvent par une radicalisation discursive (Gueniffey, 2000) et un désir d’action sociale contrarié par la répression policière. Les acteurs populaires veulent « travailler pour la communauté » en dépit de la répression ; ils se rapprochent pour cela d’organisations subversives, et ce rapprochement est conçu comme une « nouvelle naissance » où il faut combattre contre l’ordre politique existant, où les paroles assument de nouvelles significations, où le temps s’accélère.

Dans un deuxième moment, les acteurs réagissent à l’événement de la révolution bolivarienne, qui constitue pour nombre d’entre eux une deuxième bifurcation politique, capable de conférer un sens nouveau à leur trajectoire militante précédente : c’est désormais le temps d’« y voir clair », de relier un militantisme resté sans écho du côté du pouvoir avec l’ouverture de nouvelles opportunités politiques. Or ces deux bifurcations sont systématiquement reliées dans les récits de vie, les militants populaires relisant leur passé militant à l’aune de la nouvelle bifurcation bolivarienne.

Ainsi, dans son récit de vie, Lourdes fait état de sa double bifurcation politique : une première rupture militante subsumée dans l’entrée dans ces organisations de « jeunes progressistes » qui sombreront plus tard dans la guérilla, et une deuxième rupture par rapport à cette même « voie violente » qu’elle est amenée à abhorrer progressivement, et qu’elle construit de manière analogique à l’histoire du chavisme (refus de la violence putschiste et révolution par la culture et les urnes) :

Ont commencé alors les perquisitions, les contrôles policiers très durs… Ce n’était plus les répressions policières d’avant, c’était maintenant une vraie forme de répression surtout envers les groupes de jeunes qui avaient une manière de penser un peu gauchiste, pour nous à l’époque la pensée la plus progressiste… commence alors toute cette persécution à travers la police politique de l’État dans les barrios directement. […] L’année 1976 a été très difficile, avec plein de persécutions, surtout dans la zone où j’habite. Certains copains étaient arrêtés, d’autres disparaissaient volontairement pour qu’ils ne les arrêtent pas [rires]. On a changé de direction et de style d’organisation, dans mon cas concret par nécessité, j’ai dû changer de manière de travailler ouvertement avec les groupes politiques parce qu’on sentait que notre vie était fortement en danger. Alors j’ai commencé à travailler comme bibliothécaire dans le Banco del libro, qui est une organisation née en 1974, une organisation sociale, et j’ai arrêté de travailler à l’usine. Pour moi, cela a été une manière de m’en sortir très heureuse, et c’est là que je suis devenue révolutionnaire vraiment, parce que je suis restée liée au social et peut-être même plus directement, tout en restant à l’écart de la peur de ces répressions policières. Quand j’ai vu ce qui s’est passé avec le Caracazo après, en 1989, je me suis rendu compte de ce qu’avaient signifié pour moi ces répressions, cette peur, de comment j’avais dû changer ma manière d’être militante, tu vois. J’avais commencé la révolution, pour dire, en passant par la culture, parce que même si j’aimais bien la voie guérrillera, tout ça était trop dangereux. Et c’est un peu comme ça que Chávez a fait aussi sa révolution, non ? Il a abandonné la voie violente, pour essayer de faire changer les mentalités.

Lourdes, bibliothécaire, 53 ans

Souvent, en reliant les deux bifurcations, les acteurs font communier une rupture personnelle, afférente à l’espace familial ou en rapport au travail, et l’interpellation externe de la révolution bolivarienne : ainsi « on devient révolutionnaire » en reliant une rupture biographique, qui n’avait pas fait l’objet d’une signification politique, et un événement précis de la Révolution bolivarienne[9] (le putsch avorté de 1992, une visite du président Chávez dans les barrios ou le « por ahora »). Roberto insiste par exemple sur sa « lutte personnelle » dans le travail, pour sa famille, qui n’acquiert un sens qu’au moment du putsch du lieutenant Chávez, qu’il a vécu de près car il travaillait à ce moment-là à l’IFA (Institut de sécurité sociale des forces armées nationales). Aussi est-il amené à mettre en parallèle le « 4-F[10] » avec l’accident de sa femme, auquel il n’avait pas donné une signification politique auparavant : désormais, c’est cet accident qu’il place au carrefour de sa carrière de révolutionnaire, car il lui a permis de saisir l’importance d’un droit :

À la même époque du 4-F, ma femme a eu un grave accident de la route et elle est restée paralysée à vie. Moi, je militais déjà dans les associations communautaires. Alors j’ai essayé de voir si nous pouvions disposer d’une chaise roulante, et en effet rien. À l’époque du puntofijismo, il t’arrivait quelque chose, et t’étais bourgeois ou de classe moyenne, parfait, l’État-providence comme on l’appelle. L’État-providence qui n’existait que pour ceux qui n’en avaient pas besoin ; alors que pour les classes populaires, c’était l’arnaque. Il t’arrivait quelque chose, et t’étais seul. Bref, j’ai demandé à mes compagnons de l’association s’il était possible de bénéficier d’une prestation d’urgence, et rien. C’est alors que j’ai décidé de consacrer tous mes efforts au travail, pour maintenir ma famille qui avait besoin de moi, ma femme et mon fils, et à l’organisation communautaire, pour que tout le monde, au cas où, puisse disposer de quelque chose en cette situation d’urgence. C’était, à mon avis, le message du 4-F.

Robert, technicien, 48 ans

Zoulay devient « leader de cette révolution » à la mort de sa mère et suite à l’« appel bolivarien » d’une voisine, Delfina :

Ma mère est morte à cause de l’eau dans notre barrio, elle s’est tellement donnée pour le barrio, elle a tellement souffert du refus des autorités qui ne nous prenaient pas en compte qu’elle en est morte […] Ainsi, quand Delfina est venue me dire : « Écoute, Zoulay, il faut faire quelque chose pour l’eau, il faut distribuer des tracts, faire quelque chose vraiment, s’engager davantage », j’ai répondu : « Oui, c’est pour ma mère. » Et c’est à ce moment-là que je suis devenue leader de cette révolution.

Zoulay, femme au foyer, 42 ans

Delfina met en relation de la même manière sa rupture professionnelle et l’« épiphanie » du « por ahora » dans la reconstruction de sa trajectoire de révolutionnaire :

Quand j’ai commencé à travailler pour la communauté, je pensais que j’étais seule, avec quelques camarades du barrio qui partageaient mon engagement. Je ne savais même pas que je faisais quelque chose de politique. Je voulais juste résoudre ce problème lancinant des maisons, des maisons qui n’étaient pas dignes, on dirait aujourd’hui. Mais à l’époque le gouvernement les considérait parfaitement dignes. Dignes de notre racaille. Puis un jour je revenais d’une journée horrible passée à discuter avec les gens du ministère pour enfin obtenir un rendez-vous avec l’ingénieur, et sur quoi je tombe ? Sur le « por ahora » à la télé. Je vois enfin quelqu’un assumer ses responsabilités pour les problèmes de ce pays. Ça a été pour moi une vraie révélation[11]. Alors j’ai compris pourquoi j’avais abandonné mon épicerie, quatre mois avant. Je t’ai dit tout à l’heure que j’ai décidé d’abandonner ce travail éprouvant, parce que je voulais prendre du temps pour moi, que je n’en pouvais plus de ces rythmes et de subir des vols. Maintenant je pense que c’est parce que je devais me consacrer entièrement au travail pour la communauté, que mon destin était de devenir révolutionnaire.

Delfina, femme au foyer, 51 ans

Ces exemples témoignent d’une même logique profonde de la bifurcation révolutionnaire : l’entrée dans la révolution du militant populaire opère à travers l’analogie entre une vie personnelle, faite d’incidents biographiques sans dimension collective, et un contexte politique, qui donne à ces incidents une transcendance et qui « fait sens » pour l’acteur. C’est par cet ensemble d’événements de la révolution bolivarienne que les acteurs attribuent une dimension politique à des ruptures familiales (Robert, Zoulay), professionnelles (Delfina) ou même proprement militantes (Lourdes) qui avaient jalonné leur trajectoire antérieure. Le lien entre interpellation externe de l’événement et bifurcation personnelle est pensé, comme en témoignent particulièrement les extraits de Zoulay et de Delfina, par une greffe de l’imputation causale et de l’imputation téléologique, de la raison because of et in order to pour reprendre le langage phénoménologique (Schütz, 1987) : la mort de la mère ou l’abandon de l’épicerie, incidents biographiques dénués de sens politique, sont alors retraduits en « martyre à venger » ou en « abandon des biens matériels pour se consacrer à la communauté ». Les incidents biographiques annoncent, comme des signes d’une prédestination, la conversion révolutionnaire du militant ; cette dernière, devenue le présent de la narration, explique causalement l’incident passé.

Par ailleurs, c’est en repensant sa trajectoire à l’aune de la révolution bolivarienne que le militant devenu révolutionnaire se découvre capable de se recréer une identité politique. Comme le souligne Delfina de manière rétrospective, c’est son devenir révolutionnaire qui lui a fait découvrir un sens de la justice et une capacité à s’indigner. Les maisons pour lesquelles elle combattait en tant que militante n’étaient pas, à proprement parler, « indignes » avant sa conversion révolutionnaire, car son militantisme se situait dans un état infra-politique pensé comme une situation de domination, d’aveuglement. La dignité – « dirait-on aujourd’hui », ajoute-t-elle – est un produit de sa conversion, une nouvelle manière de voir les choses et de construire politiquement la réalité.

La révolution bolivarienne sert à accomplir cette conversion du soi militant, à apporter au « révolutionnaire en puissance » le langage de la rupture et de la resignification du monde : c’est à cela que se réfère Delfina avec l’idée d’une idéologie bolivarienne qui serait partout (car « tout est politique »), mais qu’il faudrait « voir » pour se l’approprier.

Si tu n’es pas prêt pour savoir ce qu’est une révolution, alors tu ne peux pas travailler pour la révolution […]. Partout où tu vas, il y a de l’idéologie. Que tu la perçoives ou pas, cela dépend uniquement de toi. Mais les gens qui disent « Ah, cette idéologie est marxiste, léniniste, guevariste, fidéliste, chaviste. » Je peux voir tout ça selon mes nécessités et mes désirs. J’y vois ce que je veux. Mais il faut que j’y voie quelque chose. Car c’est ça, l’idéologie.

Delfina, femme au foyer, 51 ans

L’idéologie permet dès lors de répondre à la question : « À partir de quand, et de quel type de changement extérieur, vois-je une révolution dans ma trajectoire militante ? » Sans langage idéologique, l’acteur ne peut pas dire sa bifurcation car, de facto, il ne peut pas la situer dans sa trajectoire. Aussi l’idéologie permet-elle aux acteurs populaires de revenir sur cette même trajectoire en y repérant les indices biographiques d’une conversion : en les mettant en récit, l’acteur se construit une nouvelle identité politique solidaire d’un éthos spécifique (Pudal, 1989).

Renégociations de la radicalité : permanences ou sorties de la radicalité ?

La cristallisation de la radicalité en discours d’État a produit un décalage intéressant chez ces mêmes militants populaires : la police étatique de la radicalité, distinguant « bon révolutionnaire populaire » et « traître de la révolution », critique légitime ou tentative réactionnaire, met les acteurs populaires dans la situation critique de justifier sans cesse leur radicalité face aux inefficiences qu’ils repèrent dans le chavisme. Aussi doivent-ils justifier leur rôle de « leaders de la révolution » face à un État qui tend à empiéter sur leur autonomie organisationnelle, qui ne finance pas les projets à temps, qui secrète une nouvelle élite, la « boliburguesia[12] ».

Le décalage entre la radicalité populaire et la doctrine radicale de l’État n’opère pas à partir de différends idéologiques, mais s’inscrit davantage dans la possibilité même d’une critique : à partir des obstacles bureaucratiques qu’ils perçoivent dans l’organisation populaire, ou d’une perte d’autonomie qu’ils ressentent, le statut de leur critique engage d’emblée une remise en cause et une explicitation devant le sociologue, le facilitador[13] ou les voisins. Ainsi, les radicalisations populaires entrent dans un schéma à plusieurs sorties, où il peut y avoir du désir de conformité, de la routinisation ou de la critique ouverte. À ces trois issues des processus de radicalisation, on peut ajouter des voies plus « cachées » : la confrontation entre discours radicaux et pratiques observées envers l’État – par exemple les postures de dissimulation, l’assentiment de façade et l’ironie en privé – offrent une porte d’entrée intéressante pour l’étude de ces décalages.

Un premier carrefour critique à partir duquel expliciter de manière réflexive sa propre trajectoire de radicalisation par rapport à la police radicale de l’État porte sur la construction d’une inefficience perçue en « problème ». Devant le dilemme d’émettre une critique qui pourrait les renvoyer à l’identité de « traîtres », les acteurs populaires jonglent en permanence entre « preuve » ou « exception » dans le problème qu’ils perçoivent envers l’État. À partir d’un retour sur les éléments qui composent leur expérience quotidienne de l’État, les acteurs décident s’il faut creuser l’écart entre leur radicalité et la norme radicale de l’État ou insister sur une continuité de principe entre les deux.

Stabiliser la radicalité : radicalisation conforme et radicalisation pragmatique

Dans le premier cas, celui de la construction de l’inefficience étatique (contrôle accru par les facilitadores, corruption gouvernementale, lenteurs dans le déblocage des fonds) comme « exception » qui n’infirme pas la règle d’une continuité postulée entre radicalité d’État et radicalité populaire, nous sommes dans le cas de figure des croyants de Festinger (1959) refusant la dissonance cognitive et persévérant dans la croyance. Cette « radicalisation conforme » réunit toutes ces situations où l’acteur populaire construit les écarts entre radicalité populaire et radicalité d’État comme illusio de perspective, ou comme manipulations des « ennemis du peuple » cachés parmi les voisins. Siomara, qui est également membre de la Sala de batalla de son quartier, affirme ainsi de manière péremptoire :

Des problèmes, nous en avons eu toujours. Ce que ne vous disent pas les antichavistes cachés dans le barrio, c’est que nous n’avons jamais eu autant d’argent, autant de considération de la part de l’État. Les antichavistes, il ne faut pas les écouter. Même chose quand ils vous disent que dans les barrios la violence a augmenté. Au contraire, la violence a diminué. Ce sont des manipulations statistiques qui leur permettent de dire une chose pareille. Notre président, le père du peuple vénézuélien, a fait baisser la délinquance.

Siomara, employée du commerce informel, 41 ans

Dans le deuxième cas de figure, celui de la construction des écarts entre les deux radicalités comme « preuves » d’une critique à émettre envers l’État, les acteurs se trouvent dans l’obligation inconfortable de faire un dernier effort de réflexivité. Ils se doivent alors d’expliciter leur rapport problématique avec l’opposition antichaviste, tout en essayant de maintenir une cohérence identitaire. Afin de maintenir un équilibre entre leur radicalité et la norme étatique, les militants peuvent dès lors affirmer une consonance profonde « malgré » les preuves et tenter la voie de la négociation cognitive, ou emprunter le chemin de la dissonance. À partir de ce nouveau carrefour cognitif, celui de la « dissonance » entre radicalité d’État et radicalité populaire assise sur les « preuves », les acteurs radicaux peuvent soit négocier entre radicalités, soit sortir définitivement de la radicalité chaviste.

Examinons la première possibilité, que nous définissons comme radicalisation « pragmatique ». Les acteurs souhaitant rester « révolutionnaires » au sens de l’État admettent pour cela l’existence de formes de dégénérescence de l’élan originaire, mais se fient souvent à la personnalité charismatique de Chávez pour résoudre ces problèmes. Une solution alternative à la contradiction entre reconnaissance des preuves et affirmation d’une consonance profonde entre radicalités peut passer par l’obliquité cognitive (Passeron, 1970 : 23), à savoir cette sorte d’« adhésion à éclipse » de l’acteur populaire (Hoggart, 1970 [1957]) qui essaie de « ne pas voir » la contradiction. Nous en trouvons un exemple dans cette réponse de Tomás à un facilitador, durant une querelle publique sur l’acceptation de la part du barrio de financements venant de la Fundación Polar (parti de l’opposition). Tomás fait comme si la contradiction entre « être révolutionnaire » et « accepter des financements de l’opposition » n’existait pas[14] :

L’argent arrivera. Nous en sommes sûrs. Mais bon, ça a toujours traîné, dès lors que nous dépendons de l’État, certes un État devenu bon, mais toujours un État. Je voudrais qu’il n’y ait plus de conflits politiques… entre leaders politiques, je dis, parce que c’est ce qui est en train de détruire nos communautés. Qu’ils soient rouges (chavistes), verts (sociaux-chrétiens), blancs (sociaux-démocrates), jaunes ou bleus, nous devons accepter l’argent qui vient à la communauté. Qu’il provienne du ministère ou de la Fondation Polar [antichaviste], ce doit être la même chose pour nous. Parce qu’après tout, c’est nous qui décidons, c’est nous qui en faisons quelque chose de révolutionnaire.

Tomás, retraité, 62 ans

Une dernière voie de négociation pragmatique est enfin celle de la routinisation, où l’acteur, tout simplement, ne veut pas cesser de croire (Weber, 1996 : 167-328). Nous en trouvons un exemple chez Delfina qui, nous faisant part des « obstacles » que l’État chaviste crée contre l’organisation communautaire, s’empresse de préciser :

Bien sûr, il y a des obstacles. Il est difficile de se faire financer un projet. Il y des lenteurs, il y a toute sorte de choses. Mais nous devons croire dans la révolution, car nous n’avons jamais eu un président si bon. Alors certes il y a toujours des imperfections, des choses à améliorer. Mais ici il s’agissait de changer tout un système politique, toute une démocratie. Et nous avons lutté pendant vingt ans pour que cela soit possible. Nous en avions rêvé avant Chávez. Et maintenant que quelqu’un a écouté nos rêves, il faut que nous continuions à y croire, pour que ce soit possible de bâtir les barrios socialistes et tout le reste.

Delfina, sans profession, 51 ans

Sorties de la radicalité : déradicalisation autonome, réactionnaire ou critique

Dans un deuxième cas de figure, l’acteur peut vouloir affirmer une dissonance profonde entre radicalité personnelle et norme étatique. Ici, l’acteur est obligé d’accomplir un dernier tour de force critique et réflexif, qui engage son identité profonde en tant qu’acteur radical. Il se situe sur la ligne de crête d’une désidentification politique potentiellement très douloureuse, car il lui incombe de répondre à une dernière question : « suis-je encore radical ? » S’il répond oui, il doit repenser les formes de cette radicalité contre la radicalité d’État, mais également contre l’opposition, qu’il a toujours combattue et par rapport à laquelle il a construit sa bifurcation révolutionnaire. Nous sommes alors dans le cas de figure de la « radicalisation autonome », qui est souvent, en raison de l’inappétence de l’apparatchik chaviste pour les critiques « internes », une hyper radicalisation. Leur nouveau statut d’outsider, de déviant politique, permet à ces acteurs d’émettre des critiques qui ne seraient pas tolérées pour les radicaux bolivariens « conformes ». Malgré leur nouvelle autonomie, la parole de ces déviants de la radicalité, se définissant désormais contre la norme chaviste, demeure complètement inaudible. Ainsi en est-il de Jesús, ancien leader communal et directeur de l’école élémentaire du barrio, qui nous confie avoir subi une « discrimination idéologique » :

Quand je pense que la révolution nous divise, nous place les uns contre les autres, quand je vois les ministres qui gagnent des millions alors que nous, leaders communautaires, nous travaillons ad honorem, eh bien, j’ai envie de tout quitter, d’abandonner tout ce que la révolution m’a donné. Ici la révolution n’a pas fonctionné, il faudrait une vraie révolution, une autre révolution, la révolution des mentalités. Alors quand on me demande : « Tu es chaviste ? » Moi, je réponds : « Non, je ne suis plus chaviste. » J’ai envie de croire en quelque chose qui peut se réaliser ; maintenant, je suis plus chaviste que Chávez.

Jesús, directeur d’une école élémentaire indigène dans la Sierra del Perijà, 48 ans

Les acteurs empruntant la voie de la déradicalisation autonome restent chavistes, mais leur rapport au chavisme est désormais externe : ils se disent désormais « plus chavistes que Chávez ».

Si l’acteur répond non à la question du maintien de la croyance radicale (« Suis-je encore radical ? »), son opposition à la norme étatique est totale. L’ancien militant révolutionnaire se déradicalise en sombrant parfois dans l’apathie politique, en venant grossir les files de « ceux qui ne participent pas » dans les quartiers populaires. La solution de la déradicalisation comme dépolitisation est la plus simple car, afin de ne pas éprouver une désidentification par rapport à son ancienne identité radicale, l’acteur se réfugie dans un fatalisme et une apathie de principe qui le préservent de remises en question plus profondes. En cas de refus de la démobilisation, plusieurs possibilités s’offrent à lui : l’acteur peut s’engager dans un processus de « déradicalisation réactionnaire », en se définissant désormais comme antichaviste. Autrement, phénomène sociologiquement plus intéressant, il peut s’engager dans un processus de « déradicalisation critique », en élaborant les catégories politiques de sa « sortie de la radicalité », comme dans le cas de Francisco qui s’explique sur sa progressive déradicalisation solidaire d’une redéfinition plus spontanéiste de « démocratie » :

Cette communauté était plus unie quand il n’y avait pas de Consejos comunales. Au début j’y ai cru, mais quand j’ai vu les conséquences, je me suis éloigné de tout ça. Maintenant, je pense que nous avons besoin d’une alternative plus démocratique, parce que ces gens-là sont totalitaires. Totalitaires. La démocratie dont nous avons besoin doit vraiment venir d’en-bas.

Francisco, ouvrier, 53 ans

En observant sa position dans le Conseil communal, nous avons pu comprendre comment l’organisation, de plus en plus conforme à la norme radicale chaviste, réagit à ces formes de déradicalisation. Francisco et Jesús participent en effet activement aux assemblées communautaires, prennent souvent la parole et leurs positions sont discutées. Aussi, une hypothèse de lecture se dessine : les « déradicalisations autonomes » et « critiques » sont mieux acceptées par l’organisation que les « déradicalisations réactionnaires », assimilées à des exit. L’étiquetage de « déviant » est davantage opérationnel pour ces derniers, qui se rallient à la bannière idéologique opposée, que pour les challengers internes, même si ceux-ci ne se reconnaissent plus chavistes. Le triptyque d’Hirschman exit-voice-loyalty se prête bien à l’analyse de ces relations entre radicalités populaires et organisation : les cas de radicalisation conforme ou pragmatique entrent dans le type de la loyalty ; en cas de sortie « réactionnaire », l’acteur suit la voie de l’exit ; en cas de sortie « autonome » ou « critique », enfin, il fait preuve de voice (1995).

Conclusions : pour une sociologie des processus de radicalisation politique

Les processus de radicalisation questionnent directement, nous l’avons vu, le concept de bifurcation. L’accès au politique – donc l’attribution d’une signification politique à une existence et à une trajectoire sociale, à partir d’un événement déclencheur – et la montée en radicalité coïncident souvent dans les entretiens, qu’il s’agisse du premier turning point radical des acteurs ou de la bifurcation bolivarienne.

Cependant, la radicalisation apparaît comme une bifurcation politique spécifique où la nouvelle identité est perçue comme difficilement réversible et questionnable. Elle implique en effet l’endossement d’une croyance « totale » et une reconversion identitaire. Cette perception maximisée de l’irréversibilité explique la fréquence plus importante des « radicalisations conformes » et des « radicalisations pragmatiques » dans notre échantillon empirique : plus l’acteur s’éloigne dans le questionnement réflexif de ses propres croyances politiques, plus la dissonance cognitive devient insupportable, et l’identité personnelle se déstabilise. Pour éviter le conflit identitaire, les acteurs (minoritaires dans notre échantillon et souvent dotés de capitaux culturels, scolaires et militants plus importants) qui remettent en question de manière « radicale » la croyance radicale doivent soit repartir « de zéro », recommencer leur vie sociale avant l’entrée en radicalité, soit se recréer une nouvelle identité à partir d’une deuxième bifurcation qui annule la précédente. La sociologie des processus de radicalisation apporte ainsi quelque chose à la sociologie des bifurcations : loin d’être un processus social dénué d’implications identitaires, la bifurcation pose des dilemmes identitaires nouveaux et oblige les acteurs à revenir de manière réflexive sur leur trajectoire. C’est dans ce retour que se joue une part fondamentale du sens politique des acteurs populaires, à savoir d’une capacité critique que les analyses en termes de « penchant naturel pour la violence, l’autoritarisme et la radicalité » des classes populaires rendent incompréhensible.