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La Marche mondiale des femmes (MMF), mouvement féministe transnational qui fédère les mouvements des femmes de plus de 60 pays, fait la promotion, depuis 2006, d’une politique d’intégration des jeunes féministes. À l’origine se trouvent des pressions au niveau national, en particulier au Brésil, et une première tentative de créer un réseau informel de jeunes en 2006, lors de la sixième Rencontre internationale à Lima, au Pérou (MMF, 2006 : 28). Pendant la Rencontre internationale de la MMF à Vigo, en Espagne, en octobre 2008, à l’issue de leur réunion, les jeunes obtiennent que les coordinations nationales soient encouragées à déléguer au moins une femme de moins de 35 ans à la rencontre internationale suivante. En 2011, lors de la huitième Rencontre internationale à Quezón City, aux Philippines, c’est à l’unanimité que les déléguées inscrivent dans les statuts de la MMF la règle de désigner une déléguée de moins de 35 ans sur les trois qui vont représenter leur coordination nationale aux rencontres internationales.

La politique de places réservées aux jeunes est nouvelle pour la majorité des mouvements féministes qui constituent la MMF. Elle préfigure un dépassement des tensions entre les générations afin de construire sur des bases de confiance mutuelle et d’échanges d’expériences. Or ces tensions, depuis les années 1990, portent surtout sur les contenus et les fondements de la radicalité du féminisme (Lamoureux, 2006 : 60). Du fait qu’il a été décidé en 2001 de radicaliser le mouvement (Guay, 2002) et que les documents affirment désormais que la MMF est un mouvement « radical » (MMF, 2008), ce phénomène nous interpelle sur le sens que les actrices confèrent à cette notion de radicalité, les formes que prend le processus de radicalisation et le rôle joué par les jeunes femmes. Les processus concomitants de radicalisation du mouvement et de reconnaissance des jeunes se renforcent-ils mutuellement ou seraient-ils en proie à des contradictions ?

Sur le plan méthodologique, nous avons réalisé un travail qualitatif à partir des textes publiés par la MMF afin de retracer l’évolution des discours sur le féminisme, les jeunes, la radicalité et les stratégies d’action collective. Cette analyse est complétée par des terrains d’observation des deux dernières Rencontres internationales de la MMF (2008 et 2011) à l’occasion desquelles nous avons également pris les minutes des deux réunions des jeunes[1]. En complément, nous avons réalisé une dizaine d’entretiens individuels entre 2008 et 2011 concernant l’organisation des jeunes entre elles et leur apport au mouvement en tant que jeunes. La plus grande difficulté avec les jeunes fut d’accepter de ne pas être reconnue comme l’une des leurs, tout en appartenant à la génération des féministes nées après 1970. Car si la catégorie « moins de 35 ans », définissant les jeunes par une classe d’âge, facilite l’installation d’une politique de présence, les questions générationnelles soulevées par les jeunes dans les années 2000 dans la MMF rejoignent celles soulevées depuis les années 1990 par les groupes militants dits de la « troisième vague féministe » dans la manière dont elles posent la question de la radicalité des répertoires d’action et des discours sur les racines des oppressions.

La radicalité au coeur des débats intergénérationnels

Malgré la prise de conscience dans les milieux féministes, dès les années 1990, de devoir assurer la transmission du militantisme aux générations futures, les modes de fonctionnement informels et consensuels des groupes de femmes ont plutôt découragé les jeunes militantes. La génération de féministes nées après 1960 préfère créer ses propres groupes, notamment pour renouer avec des pratiques d’action collective considérées comme plus radicales, comme la désobéissance civile et les actions médiatiques humoristiques tournant le système patriarcal en dérision (Findlen, 1995 ; Mensah, 2005 ; Henneron, 2005 ; Baillargeon et al., 2011). Du côté académique, la littérature est alimentée par des débats sur la radicalité et son contenu, tant au sujet des idées qu’à celui des modes d’action collective (Henry, 2004 ; Gillis et al., 2007 ; Blais et al., 2007). Les jeunes critiquent l’institutionnalisation du féminisme, la spécialisation des groupes de femmes dans les services et « l’ossification » des thématiques (Lamoureux, 2006 : 60). Elles dénoncent non seulement la « déradicalisation » des modes d’action, mais aussi l’impasse intellectuelle liée à l’utilisation de la catégorie « femme » au fondement des luttes (Heywood et Drake, 1997 ; Mensah, 2005). Adossée aux travaux philosophiques de Judith Butler (1990), qui met en évidence l’origine sociale du sexe et de l’institution hétérosexuelle, la radicalité ne consiste plus seulement à dénoncer le pouvoir patriarcal, mais à « troubler le genre », à libérer l’expression des identités. Inspirées par le féminisme noir américain qui rejoint leur propre expérience, les jeunes dénoncent également le racisme, l’âgisme et toutes sortes de discriminations entretenant les hiérarchies entre les femmes. Elles aspirent à des luttes intersectionnelles, qui tiennent compte de l’articulation de ces rapports sociaux et de ses effets (Lamoureux, 2006). De leur côté, certaines aînées du féminisme, militantes depuis les années 1970, craignent la dissolution de la lutte contre le patriarcat dans des discours qui mêlent postmodernisme, postcolonialisme, etc. et qui ne parlent plus de « femmes » mais de « genre ».

Ce débat autour de la radicalité des pratiques militantes est relativement atténué dans certains pays du Sud. Au Brésil, comme dans le reste de l’Amérique latine, le féminisme dominant est un féminisme institutionnel constitué par des organisations non gouvernementales (ONG) qui mettent en oeuvre la politique de l’État envers les femmes (Alvarez, 1999). De ce fait, les jeunes arrivent dans un contexte où leur féminisme paraît radical rien qu’en étant contestataire. Dans le témoignage d’une jeune féministe publié dans Recherches féministes en 2004, ce nouveau militantisme est entièrement confondu avec la Marche mondiale des femmes (Di Giovanni, 2004). Pourtant, le lien entre la MMF et la radicalité ne va pas de soi. Il est le fruit d’un processus historique d’évolution du mouvement qui le rend pertinent. C’est pourquoi dans un premier temps nous interrogerons la notion de radicalité et de radicalisation comme processus politique. Nous verrons ensuite comment se coproduisent des formes de radicalité nouvelles dans l’interaction entre les actrices de la MMF avec le mouvement altermondialiste, puis l’apport critique des plus jeunes et leurs apports spécifiques au processus de radicalisation du mouvement.

Radicalités et radicalisation dans la Marche mondiale des femmes

En 1998, à l’occasion de la rencontre internationale de création de la MMF, à Montréal, les déléguées de plus de 160 pays produisent un cahier de revendications qui s’appuie sur une double critique du néolibéralisme et du patriarcat (MMF, 1999). Elles réclament la réalisation des engagements pris à Beijing en 1995, à la quatrième Conférence internationale sur les femmes, où nombre de déléguées présentes s’étaient déjà rencontrées au forum parallèle des ONG. Ces demandes s’accompagnent d’un discours très général qui vise le développement de l’économie sociale et solidaire, l’annulation de la dette et la fin des politiques d’ajustement structurel. Dans une perspective matérialiste radicale, Elsa Galerand montre que ce programme « dématérialise » les rapports sociaux de sexe en ignorant la division sexuelle du travail et en séparant de manière caricaturale le rôle des systèmes capitaliste sur la pauvreté et patriarcal sur les violences (Galerand, 2009).

En 2000, la MMF ne paraît donc pas particulièrement radicale. Elle rallie des groupes extrêmement divers, est financée par des organisations d’obédience catholique (Giraud, 2001), et des organismes parapublics sont parfois à l’origine des mobilisations de leur pays (par exemple les « Frauenrat » en Allemagne). L’entrée dans un processus de radicalisation du discours de la MMF relève en réalité d’une décision prise en 2001 lors de la troisième Rencontre internationale. Le droit à l’avortement est spécifié dans le cahier de revendications ; il est décidé de « radicaliser » le mouvement et de viser les militants altermondialistes (Guay, 2002). Des groupes de réflexion sur le lesbianisme et les alternatives économiques féministes se mettent en place. Les pratiques de lobbying sont minorisées tandis que l’accent est mis sur les pratiques d’éducation populaire pour une prise de conscience féministe. Dès lors la MMF perd des financements et des soutiens : on ne verra plus le Lobby européen des femmes, les Frauenrat allemands ou encore la grande association états-unienne NOW (National Organization for Women), qui avaient pourtant beaucoup participé au mouvement en 2000. Ce processus passe ensuite par une étape d’appropriation de l’identité « féministe » (Giraud et Dufour, 2010). En 2008, l’ouvrage publié par la MMF, largement diffusé à l’interne, sous-titré Une décennie de luttes internationales féministes, affirme : « Notre position féministe radicale est liée à une conscience de la nécessité d’une résistance mondiale contre l’offensive néolibérale, patriarcale et raciste par nature » (MMF, 2008 : 34).

Au vu de cette histoire, la notion de radicalité telle que nous la rencontrons dans la littérature mérite une adaptation aux mouvements féministes. À la suite de nombreux auteurs, Snow et Cross (2011) définissent le radicalisme en termes de pratiques d’action collective « à haut risque », avec un certain degré d’illégalité, accompagné de violence envers les autres. Cependant, déjà pour les féministes radicales des années 1970, le risque qu’elles prennent – notamment par la pratique illégale d’avortements clandestins – ne relève pas d’une « violence envers les autres », mais au contraire d’une volonté de protéger les femmes. Les discours féministes dénoncent l’ordre social patriarcal comme violent, opprimant les femmes physiquement et mentalement. Dans la critique du discours naturaliste sur les différences de sexe, et du système social hiérarchique et discriminant qui définit des territoires sociaux séparés entre hommes et femmes (le système de genre), la radicalité provient de la recherche de solutions pour détruire les racines de l’oppression que subissent les personnes dans ce système. Selon les contextes, cette forme de perturbation de l’ordre social et politique, que nous pouvons appeler une « perturbation discursive », est plus ou moins risquée : la violence verbale ou physique de la part de ceux qui protègent les discours dominants peut s’avérer très intense et brutale. Dans la MMF, la notion de radicalisation ne fait nullement référence à l’entrée dans un répertoire d’action collective plus violent, mais plutôt à un travail sur l’identité politique des militantes (se dire féministe ou non), sur les revendications et leur portée en matière de transformation sociale. Nous considérerons donc la radicalité féministe comme un processus d’élaboration d’actions collectives qui partent de la mise en évidence des racines des oppressions et des injustices ainsi que de la recherche de stratégies pour les éliminer, processus qui passe nécessairement par des formes de perturbation physique, symbolique et discursive de l’ordre social et politique établi.

Survenant après 2001, le processus de radicalisation de la Marche mondiale des femmes prend un chemin qui hérite des débats sur l’intersectionnalité, le genre et l’institution hétérosexuelle, ainsi que de débats plus stratégiques sur les processus de transformation sociale, par le haut à travers les politiques publiques, ou par le bas à travers une transformation des sociétés. Mais la définition de la radicalité par la « résistance » aux ordres économiques, politiques et sociaux citée ci-dessus repose avant tout sur la communauté de discours de la MMF avec le mouvement altermondialiste. Peut-on établir un lien entre la génération et le recours à des concepts et des visions du monde particulier ? Ou encore établir une concomitance de la présence de certaines personnes dans les lieux d’élaboration des savoirs et des orientations stratégiques du mouvement avec la production et la défense de certains discours ?

La Marche mondiale des femmes et la « nouvelle radicalité »

Dans sa forme, la radicalisation de la MMF est liée à son intégration dans le mouvement altermondialiste. Ce mouvement qui s’oppose radicalement au néolibéralisme canalise les déceptions des féministes à l’égard des organisations internationales interpellées lors des marches en 2000 (Alvarez et al., 2003 ; Giraud et Dufour, 2010). Le rapprochement des deux mouvements, comme le souligne Elsa Beaulieu (2007 : 24), est beaucoup lié au rôle joué par les Brésiliennes dans la Marche, rôle renforcé à partir de 2006 avec l’installation du Secrétariat international de la MMF à São Paulo. Les travailleuses de ce Secrétariat sont jeunes, et les jeunes Brésiliennes de la MMF sont très nombreuses dans le mouvement altermondialiste. Il y a une communauté d’acteurs de ces deux processus d’intégration de la MMF dans le mouvement altermondialiste et d’intégration des jeunes dans la MMF qui incite à comprendre leurs effets sur la radicalisation du point de vue d’un renforcement mutuel.

Nous pouvons identifier cinq formes particulières du sens donné à la radicalité dans la MMF en lien avec son intégration dans le mouvement altermondialiste :

  1. Le développement d’une perspective féministe sur tous les sujets et la recherche de liens entre les diverses formes d’oppression ;

  2. La mise en oeuvre d’une épistémologie féministe des savoirs situés ;

  3. La promotion d’une transformation sociale et politique en profondeur par la solidarisation des masses ;

  4. L’articulation de ces pratiques de politisation du féminisme avec un répertoire d’action collective créatif, producteur d’espaces de contre-pouvoir et défiant les autorités ;

  5. La dénonciation du sexisme et de l’anti-féminisme dans l’espace des mouvements sociaux.

1) La radicalisation dans la MMF passe d’abord par l’intention de radicaliser le mouvement altermondialiste sur sa dimension féministe. Si la Marche est répertoriée comme l’une des 60 organisations féministes du mouvement (Eschle et Maiguashca, 2010 : 13), elle s’est toutefois fait remarquer pour avoir mené la bataille pour la visibilité et l’influence féministe dans les forums sociaux mondiaux entre 2001 et 2005 (Dufour et Giraud, 2005 ; Eschle et Maiguashca, 2010 : 19 et suiv.). La MMF s’assure en 2002 que l’appel des mouvements sociaux contienne une critique du rôle central du patriarcat dans la mondialisation néolibérale (Conway, 2007). La participation de la Marche à l’organisation et aux événements du mouvement altermondialiste occupe beaucoup l’agenda du Secrétariat international. Elle débouche sur des alliances particulièrement importantes, comme avec Via Campesina, un mouvement de petits producteurs et productrices. La Déclaration des femmes pour la souveraineté alimentaire, signée à Nyéléni le 27 février 2007, affirme le lien entre souveraineté alimentaire, autonomie des femmes et division sexuelle du travail – en mettant en évidence les dimensions productives de l’économie domestique (MMF, 2007). Ce genre d’analyse, réitéré sur de nombreux sujets, comme la militarisation, l’exploitation des ressources, la crise financière, relève de ce qui a été identifié comme constitutif de la « nouvelle radicalité » (Benasayag et Sztulwark, 2003) : il n’y a plus un seul et unique modèle révolutionnaire, mais une multiplication des fronts de lutte avec une analyse des causes des problèmes pour pouvoir s’attaquer directement aux responsables et trouver des solutions alternatives.

2) L’élaboration de cette critique radicale, devenue centrale dans l’activité de la MMF depuis la Rencontre internationale de Vigo en 2008, et le travail dans quatre champs d’action – « bien commun et souveraineté alimentaire », « démilitarisation », « autonomie des femmes » et « violence envers les femmes » – reposent sur les savoirs militants, selon une épistémologie de la connaissance située. Cette démarche pourrait sembler fort déconcertante à un observateur habitué aux mobilisations traditionnelles des mouvements sociaux, puisqu’au coeur de l’action se trouve l’échange entre acteurs et actrices de base pour faire émerger l’analyse féministe. Le seul outil fourni par le mouvement est la notion de contrôle du corps des femmes, reconnu base « matérielle » de l’oppression (MMF, 2008). Ce concept permet de faire le lien entre violence et division sexuelle du travail, et d’articuler ensuite les systèmes d’oppression entre eux. Chaque champ d’action renvoie au corps des femmes comme ressource naturelle (bien commun), butin de guerre (démilitarisation), force de production (autonomie), objet sexuel (violence). Ainsi, le féminisme dans la MMF est considéré comme relevant d’une démarche intellectuelle permanente. Son contenu est étoffé à travers la discussion, l’analyse des réalités vécues, les récits de vie et le partage des expériences. La radicalité n’est pas donnée une fois pour toutes ; elle s’entretient à travers l’approfondissement des connaissances et le renouvellement des thématiques.

3) En grande partie, le mouvement altermondialiste hérite des féministes le rejet de la prise de pouvoir traditionnel avec les partis politiques (Benasayag et Sztulwark, 2003). La stratégie repose sur l’idée d’une transformation sociale en profondeur qui sera, à proprement parler, politique et fondée sur des principes de base tels que ceux adoptés en 2004 dans la Charte mondiale des femmes pour l’humanité : « Nous bâtissons un monde où la diversité est un atout […] ce monde considère la personne humaine comme une des richesses les plus précieuses. Il y règne l’égalité, la liberté, la solidarité, la justice et la paix. » La transformation sociale attendue passe par la solidarité internationale au niveau des masses, avec des réseaux horizontaux actifs. Au cours de la huitième Rencontre internationale, en novembre 2011 à Quezón, les déléguées affirment leur volonté de se développer comme mouvement social « permanent et incontournable », fondé sur des pratiques d’échanges non seulement intellectuels mais aussi socioéconomiques (par exemple avec la fabrication de produits dérivés à l’échelle européenne). La MMF est organisée en cinq réseaux régionaux, Amériques, Europe, Asie-Océanie, Afrique et Monde arabe. Chaque région organise ses propres rencontres où sont discutés les thèmes prioritaires du continent. La notion de réseau, pensée de manière extensive, est complètement différente des pratiques du féminisme radical des années 1970, en petits groupes devenus hermétiques au fil du temps. Il y a dans cette pratique une ouverture à la diversité, à « la multitude », pour reprendre les termes de Hardt et Negri.

4) Au niveau des pratiques, les actions de la MMF sont par nature non violentes, puisque l’idée de marcher est inspirée par le mouvement pacifique noir américain des années 1960, mais dirigées contre les systèmes hégémoniques. Les marches se définissent comme des « espaces temporels autonomes », construisant des « espaces publics contre-hégémoniques » développant des « pratiques transgressives, des formes de résistance et de rébellion » (Alvarez etal., 2003). Par exemple, au Brésil, en 2010, plus de 2 000 femmes ont marché et débattu pendant 11 jours sur 110 km dans le sud-est du pays, jusqu’à São Paulo. Un film est réalisé pour montrer cette marche – au bord de l’autoroute, dans des quartiers très pauvres, diffusé lors des Rencontres internationales ou des Forums sociaux mondiaux. Ce modèle s’est transformé par endroits en caravanes, comme dans les Balkans, pour rejoindre la rencontre européenne à Istanbul en juin 2011, ou encore au Kenya, caravanes passant de village en village avec des activités de sensibilisation, du théâtre, des vidéos, etc. L’action est non violente, mais elle s’inscrit dans la constitution de contre-pouvoirs et de politisation des enjeux du féminisme là où les conservatismes familiaux et religieux demeurent puissants.

Dans ce répertoire, il y a aussi des actions en solidarité avec les femmes qui sont isolées ou qui souffrent particulièrement de leur situation. Selon Miriam Nobre (2003), elles visent à « construire un internationalisme enraciné dans les luttes locales » (Observation, Quezón, novembre 2011). L’organisation du rassemblement international de la MMF en 2010 à Bukavu, sur les lieux de la guerre, en République démocratique du Congo, en soi, n’est pas violente. Les autorités sont prévenues, car il s’agit d’assurer la sécurité de 220 étrangères venant de 41 pays. Mais la violence entoure l’action, et le danger est présent pour les militantes. D’ailleurs, certaines ambassades ont tenté de décourager leurs ressortissantes. Voilà une forme de radicalité nouvelle, que l’on trouve également dans l’action en Colombie du 16 au 23 août 2010, lors de la Rencontre internationale de Femmes et Peuples des Amériques contre la militarisation et l’installation de bases militaires américaines. La criminalisation croissante des mouvements sociaux rend ces actions de plus en plus risquées et conduit les militantes à désobéir aux consignes de sécurité de leurs États.

5) Si ces pratiques participent de la définition de la « nouvelle radicalité » du mouvement altermondialiste, la MMF n’est cependant pas seulement la version féministe du radicalisme transnational. Elle joue aussi un rôle de « poil à gratter » féministe du mouvement altermondialiste. Et ce sont les jeunes qui ont été les plus visibles récemment – en particulier les jeunes Brésiliennes. Dès 2003, elles vont en tête des cortèges avec leurs batucadas, percussions fabriquées dans des matériaux recyclés et jouées en groupes aussi grands que possible. Elles organisent des actions directes contre les traitements sexistes. Dans le camp Jeunes du Forum social mondial de 2003, elles organisent une marche et lancent des slogans contre la violence et le harcèlement, en protestation contre les viols dans le camp (Eschle et Maiguashca, 2010). En 2005, près de 200 personnes suivent la marche des Brigades Lilas pour protester contre les viols au sein du mouvement altermondialiste. Des hommes s’organisent en face pour réclamer leur liberté sexuelle ! Dans les relations entre jeunes du mouvement altermondialiste, la MMF cristallise la critique des violences sexistes, réceptionne les propos antiféministes et provoque des postures visant à faire taire les femmes. Au final, ce sont elles qui apparaissent comme des « radicales » aux yeux de jeunes militants anarchistes… Ainsi, il va de soi que l’action collective violente et les combats avec les forces de l’ordre ne peuvent constituer à eux seuls les dimensions principales de la radicalité.

Présence des jeunes féministes et radicalisation

En observant le processus d’intégration des jeunes dans la MMF, nous avons constaté plusieurs points de tension avec les modes organisationnels de la MMF actuelle. Des conceptions variables de la radicalité se télescopent… En revanche, sur le plan discursif, elles auraient plutôt tendance à renforcer le processus de radicalisation en cours.

À l’origine des pressions des jeunes dans la MMF

Les jeunes féministes actives dans les Forums sociaux mondiaux sont à l’origine de la politique de présence des jeunes dans la MMF : les Brésiliennes par leur nombre ont créé un véritable rapport de force leur permettant de se faire entendre, une force d’autant plus importante que le Secrétariat international se trouve dans leur pays. Parmi les initiatrices de cette politique se trouvent aussi des jeunes femmes venues à la septième Rencontre internationale de la MMF à Vigo, en Espagne, grâce à un programme de financement européen obtenu par des militantes du Portugal, de Grèce et d’Italie. À l’issue de leur réunion[2] organisée à la dernière minute un soir, avec l’aide des traductrices elles-mêmes jeunes, elles réclament et obtiennent en plénière la généralisation de la pratique des postes de déléguées réservés aux moins de 35 ans.

Lors de cette première réunion « de jeunes » à Vigo, en 2008, s’expriment des critiques sur les rapports générationnels inégaux au sein des coordinations nationales : discriminations liées au manque d’expérience, pratiques excluantes, comme des discussions préalables en petits comités, existence de présupposés communs non explicités en réunion et absence de formation militante par laquelle les aînées assumeraient une histoire du mouvement à transmettre. L’un des effets dénoncés de ces pratiques est une présence « potiche » des jeunes (déléguée des Amériques, réunion-jeunes, Vigo, 2008). Même si le mouvement est sensible à la question du renouvellement militant, il y a une différence entre accepter des jeunes mais les marginaliser et reconnaître pleinement leur contribution au mouvement. En parallèle à la politique de présence, l’auto-organisation des jeunes semble constituer un préalable à une participation pleine et entière, et nécessite de la motivation. Elles doivent prévoir des réunions tard le soir, car leur temps n’est pas prévu dans le programme général des rencontres, ou encore s’organiser des camps d’été. Or cette auto-organisation prend des formes qui redéfinissent autrement les modes d’organisation du mouvement.

L’entrée dans la MMF : radicalisation et organisation

Il n’est pas facile de militer dans la Marche mondiale des femmes en raison de sa logique de construction, qui fédère les groupes-femmes des divers secteurs militants au niveau national, puis les divers pays au niveau international, et procède de manière « un peu bureaucratique » (Entretien, MMF-Galice, Quezón, novembre 2011) afin d’assurer l’équité entre les groupes ou les pays, leur représentativité, et la dimension collective et démocratique de la prise de décisions. Mais l’entrée massive des jeunes femmes brésiliennes dans la MMF, dès 2005, s’est faite sur un mode d’appartenance au mouvement entièrement nouveau par la création de groupes MMF (Giraud et Dufour, 2010 : 167) : « Je ne représente pas les étudiants dans la Marche, mais la Marche dans le mouvement étudiant » (Entretien MMF-Brésil, Quezón, novembre 2011). Ce modèle d’appartenance directe à la Marche, sans règle de participation, s’accompagne de la volonté de libérer les pratiques organisationnelles de leurs pesanteurs institutionnelles. Par exemple, créé en 2010, le groupe jeune de la MMF-Paris a cherché une nouvelle « culture militante », « sans format préalable » (Entretien MMF-France, février 2011). Ce mode d’organisation se veut plus radical par son anticonformisme, mais à terme prend le risque de figer l’identité militante MMF dont la fluidité provient de la variété des groupes de base. Au niveau européen, les organisatrices des camps féministes ont tenté de préserver la diversité (quatre ou cinq filles par pays) mais, sans système de délégation, elles ne peuvent prétendre à la représentativité.

Sur le plan organisationnel toujours, le rejet du formalisme hérité de pratiques militantes institutionnalisées dans les syndicats et les associations va de pair avec un rapport décomplexé aux institutions étatiques et supranationales. Les jeunes n’hésitent à pas solliciter du financement auprès de l’Union européenne ou de diverses collectivités publiques. D’ailleurs, le rapport instrumental aux institutions s’accompagne d’un certain professionnalisme, les personnes responsables des demandes de financements européens ayant témoigné avoir l’habitude des demandes de subventions dans leurs activités professionnelles (Entretiens MMF-Portugal, février 2008, et MMF-France, février 2011). Cette dimension du militantisme en Europe fait débat, entre les plus autogestionnaires qui veulent préserver les moyens de leur radicalité et les plus pragmatiques qui ne s’estiment pas menacées dans leur liberté d’action.

Enfin, à plusieurs reprises, à Vigo comme à Quezón, des jeunes déléguées mentionnent la question de la non-mixité du mouvement comme obstacle pour rallier des jeunes des mouvements mixtes. Cette question n’est jamais soulevée dans les débats généraux de la MMF car, fondamentalement, la démarche d’aller chercher une parole socialement située implique de constituer l’identité sexuelle comme base identitaire du mouvement. L’écoute de la parole des hommes, même s’ils sont d’accord avec le féminisme, transformerait la démarche épistémologique de la MMF.

Renouvellement et radicalisation des pratiques militantes

La radicalisation de la MMF par les jeunes concerne avant tout les répertoires d’action collective. Dès la rencontre de Vigo, une déléguée qui a participé au mouvement pancanadien des jeunes féministes souligne qu’elle veut faire des gestes de désobéissance civile (déléguée d’Europe, réunion jeunes, Vigo, 2008). Lors du Camp féministe européen de 2011, spontanément, elles discutent de la violence dans les actions collectives, font du théâtre de l’opprimé, des discussions sur la crise, des activités artistiques, et même un atelier de fabrication et de recyclage de vêtements… D’après une responsable européenne, le répertoire d’action collective de la Marche en Europe subira, sous l’influence des jeunes, des inflexions importantes, car elles proposent des idées nouvelles, souvent importées du Sud. Par exemple, à Skopje, en octobre 2011, selon leur suggestion, le théâtre de l’opprimé et les pratiques de désobéissance civile sont adoptés par la MMF Europe (Entretien avec une membre du Comité international, Quezón, 20 novembre 2011).

Il y a aussi des dimensions anciennes du répertoire d’action collective de la Marche que les jeunes renouvellent et approfondissent volontiers, comme le principe d’autogestion. Les camps jeunes féministes en Europe sont pensés comme des lieux d’autogestion. En avançant vers une compréhension des actions en tant que création de « zones autonomes temporaires », la MMF transforme la dimension classique du répertoire de la manifestation légale, rejoignant des formes de mobilisation de jeunes comme celle du mouvement des Indignés. Les jeunes élargissent également l’usage de la vidéo et du petit film mis en ligne sur YouTube. Il s’agit de vidéos sur les actions du mouvement, ou encore de vidéos tournées par les militantes témoignant des difficultés rencontrées par les femmes. Même si ces pratiques ont toujours été importantes dans le milieu féministe, les plus jeunes maîtrisent bien les outils technologiques et facilitent leur réalisation.

Inflexions dans les discours ?

Sur le plan des contenus, les jeunes aspirent à renforcer la radicalisation de la MMF, ainsi qu’en témoigne l’occurrence de l’expression « révolutionnaire » dans leurs discours : « Je crois qu’il faut vraiment arriver à nous définir comme des féministes révolutionnaires et faire un mouvement avec les féministes de base » (déléguée des Amériques, réunion-jeunes, Quezón, 2011) ou encore : « Sur la théorie politique aussi, c’était très clair pendant le campement, on ne cherche pas seulement l’avancement des droits des femmes mais la révolution féministe, refaire la société à notre manière » (déléguée d’Europe, réunion-jeunes, Quezón, 2011). Le document de synthèse produit lors du camp européen Jeunes féministes de 2011, intitulé « Manifeste des jeunes féministes d’Europe », fait reposer les problèmes sur le système patriarcal et les cultures sexistes. Le racisme, l’impérialisme et le classicisme apparaissent comme des phénomènes qui traversent les luttes féministes et qui sont articulés entre eux : il faut « déconstruire les a priori et combattre le système patriarcal raciste et capitaliste qui renforce les différentes formes d’oppression » (MMF, 2011). Certains thèmes recoupent les champs d’action de 2010 (environnement, économie, violence) tandis ceux qui concernent particulièrement les jeunes féministes sont accentués : discrimination multiple, santé, sexualité, LGBTQI et éducation sexuelle, promotion du féminisme. Sur ces derniers points, les analyses en termes de système hétérosexiste, d’hypersexuation, comme la notion de pornographie dans une perspective féministe (MMF, 2011), représentent un vocabulaire plus offensif et des thèmes nouveaux pour la MMF. Au final, les jeunes ne critiquent pas beaucoup le côté victimisation du discours, au contraire. Elles ont plutôt tendance à renchérir étant donné leur plus grande exposition aux risques de précarité professionnelle, de grossesses non désirées, de violences sexistes et sexuelles, de marchandisation, etc. Dans les Amériques comme en Europe, elles insistent sur l’avortement, mais également sur des thèmes liés à leur situation dans la société : précarité, accès à l’éducation, au logement, doubles ou triples discriminations. La question de la précarité peut englober toutes les autres étant donné la crise de la dette – par exemple la fermeture des centres IVG (interruption volontaire de grossesse), la malnutrition, la privatisation de l’eau, la fin des aides sociales, la recrudescence de violences, etc.

Soulignons finalement que, sur le plan organisationnel, c’est le principe d’intégration dans le mouvement de la diversité des identités féministes qui conduit la MMF à faciliter l’accès des plus jeunes à la prise de décisions sans préjugés sur leur inexpérience. C’est une pratique qui repose sur la volonté d’instaurer un modèle de bas en haut garantissant la démocratie interne. En s’organisant entre elles à l’intérieur du mouvement, les jeunes mettent en évidence certaines limites de cette démocratie interne et rendent explicite le rapport générationnel dans des sociétés où il fonctionne comme un marqueur supplémentaire de l’exclusion. En même temps, leurs propres pratiques risquent de mettre en péril le principe même de représentation de la diversité. Une contradiction émerge donc ici entre diverses conceptions de la radicalité féministe dans la MMF. Sur le plan des idées, en revanche, les générations se rejoignent sur la résistance aux effets conjugués des oppressions. Là, les jeunes participent plutôt au renforcement du discours de la MMF en incluant le racisme plus systématiquement. Ainsi, sur ce plan, les processus concomitants de radicalisation de la MMF et d’intégration des jeunes se complètent et se renforcent mutuellement.

Diversité des formes de radicalisation et ses acteurs

On entend plus souvent parler d’institutionnalisation que de radicalisation des mouvements sociaux. Telle est peut-être l’une des grandes originalités de la MMF, qui expliquerait sa force d’attraction vis-à-vis des jeunes comme sa résilience dans le temps. Les formes de radicalité qui émergent de son processus de radicalisation résultent tantôt des héritages (celui du féminisme radical des années 1970 et des critiques qui lui sont adressées) tantôt des alliances (ici, celle avec le mouvement altermondialiste) et des acteurs en présence.

Dans les années 1970, la radicalité du mouvement féministe se traduit par des pratiques d’affichage sauvage de slogans humoristiques tournant en dérision l’ordre patriarcal, des actes de désobéissance civile (avortements clandestins ; irruption dans des lieux officiels) et la création d’espaces autonomes comme les maisons des femmes et les cafés féministes, espaces souvent squattés sans autorisation. Mais dans les années 1980, les mouvements féministes empruntent aux syndicats des pratiques plus formelles de manifestation, de lobbying et discussion avec les autorités (Lamoureux, 2001). La MMF des années 2000 hérite de l’ensemble de ces pratiques plus ou moins radicales et plus ou moins licites selon les pays. Ses activistes empruntent et alimentent le répertoire altermondialiste en insistant sur les pratiques d’échanges à l’échelle transnationale, de transfert d’expériences, d’élaboration de plateformes politiques communes, comme la Charte mondiale des femmes pour l’humanité. Elles utilisent des modèles artistiques de créativité, comme la courtepointe rassemblant des carrés de tissu brodés par des femmes de chaque pays en 2005, ou les marionnettes géantes affublées des slogans de la MMF pour l’action internationale de 2010, supports d’activités d’éducation populaire. En même temps, elles organisent des rassemblements en zones de guerre, conscientisent par le théâtre de l’opprimé, informent, argumentent, contestent, résistent et marchent pour la liberté… Les plus jeunes arrivent avec leur musique, à travers la batucadas, avec des idées de désobéissance civile plus poussée. À l’heure des nouvelles technologies, la MMF adopte également un répertoire d’action collective ancré dans son temps, avec des films, un site Internet interactif constamment alimenté, et la diffusion aux médias de communiqués de presse en réaction à l’actualité internationale. C’est surtout la diversité du répertoire, son étendue à la fois en termes de pratiques et d’échelle, qui frappe l’observateur.

Sur un plan idéologique, contrairement aux aînées des années 1970, les jeunes et moins jeunes de la MMF aujourd’hui ne peuvent pas ignorer les luttes précédentes. Une manière de se radicaliser, compte tenu des changements d’époque et de génération, consiste à repartir de l’expérience vécue. La production des savoirs dans la Marche doit venir de la voix des femmes d’en-bas : n’y a-t-il rien de plus radical que de postuler, dans un monde entièrement hiérarchisé par la capacité d’appropriation des savoirs universitaires, que la vérité émerge de celles qui se confrontent aux difficultés de la vie au quotidien ? C’est alors une autre forme de radicalité qui apparaît, mondialisée, intégrant la diversité et respectueuse des différences entre femmes, adossée à un féminisme « décolonial » (Hasdeu, 2011) qui aspire à se débarrasser des stéréotypes attachés à son prédécesseur et à devenir peut-être ce féminisme « néo-radical » que Manisha Desai appelle de ses voeux (2005).

En conséquence, l’une des particularités de la MMF réside dans le pragmatisme de son radicalisme : tandis que les solutions des féministes radicales occidentales des années 1970 se trouvent rarement généralisables à toute la population – comme le lesbianisme militant réservé à une élite révolutionnaire (Wittig, 1992) –, les solutions cherchées au sein de la MMF sont toujours réalisables partout, par tous. La prise de conscience par l’éducation populaire, l’information et la dénonciation des injustices, véritable apprentissage social de l’analyse politique destiné à l’ensemble des acteurs sociaux, est une stratégie pour une transformation sociale en profondeur qui n’ôte en rien la radicalité de sa portée révolutionnaire, la fin des oppressions. En outre, la MMF vise à créer des contre-pouvoirs puissants par l’économie solidaire ainsi que des alternatives économiques et politiques autogestionnaires.

La radicalité ne vient pas seulement du contexte conservateur du système de genre auquel les femmes font face, mais aussi de la nécessité interne de trouver un plus petit commun dénominateur, d’aller à la racine de la multiplicité et de l’enchevêtrement des problèmes. Il y a dans ce travail un double mouvement de « décontextualisation » puis de « recontextualisation » dans chaque pays. La Marche demande un autre monde dont l’humanisme serait féministe. Les moyens d’y parvenir se trouvent dans la solidarité internationale, la déconstruction des frontières et l’écoute des autres : au coeur de ce processus d’échanges, la démarche individuelle consiste à accepter, avant de changer son environnement, de changer soi-même, radicalement.