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La laïcité est plus qu’une idée, elle est un combat permanent. L’historien et spécialiste des idées politiques Yvan Lamonde retrace dans ce livre des moments charnières du parcours historique, fait d’avancées et de reculs, qui a conduit une majorité de Québécois à reconnaître la légitimité des principes de la neutralité de l’État et de la séparation des pouvoirs religieux et séculier. Selon l’auteur, il existe une tradition de la laïcité au Québec. Une tradition « d’opposition au cléricalisme et aux formes multiples de confessionnalisation de la vie politique et de la culture » qui puise ses racines au xviiie siècle avec la montée des idées libérales et anticléricales en réaction à l’alliance entre le pouvoir colonial britannique et la hiérarchie catholique. Cette tradition s’est maintenue, malgré les échecs politiques et les contre-offensives cléricales, même si elle a dû, par moments, trouver refuge dans les salons et quelques esprits libres.

Dans cet ouvrage, Yvan Lamonde s’intéresse à une tranche de l’histoire de la laïcité qui va de 1930, période d’apogée de l’alliance entre les pouvoirs politique et religieux, aux années 1960, avec le débat autour de la déconfessionnalisation du système scolaire. C’est une période de résurgence de la laïcité à l’encontre des élites cléricales opposées à toute remise en question du statut et des privilèges de l’Église catholique. Une montée difficile, car chaque poussée en avant rencontra son lot d’opposants et de critiques dans les milieux cléricaux. Dans le contexte religieux des années 1930 et 1940, ce ne fut d’ailleurs pas sous l’appellation « laïcité » – le mot ne sera véritablement avancé qu’au début des années 1960, souligne Lamonde – que se rallièrent les hommes et les femmes partisans d’une décléricalisation de la vie politique et culturelle, mais plutôt sous celle de « laïcat ». Les valeurs chrétiennes demeuraient à l’avant-plan, mais l’engagement dans le monde devait faire davantage appel aux croyants et non plus reposer sur une conception hiérarchique, cléricale et autoritaire de la vie sociale au Québec. Ce laïcat, porté par des laïcs et quelques religieux progressistes (Georges-Henri Lévesque, monseigneur Joseph Charbonneau), eut un rôle indéniable dans l’amorce de déconfessionnalisation de la vie associative (les syndicats, les coopératives), et cela, malgré les fortes résistances des élites cléricales.

C’est dans l’arène de l’éducation que s’est poursuivi le combat dans les décennies suivantes, 1950 et 1960 : la lutte pour une structure scolaire déconfessionnalisée et pour une éducation publique non confessionnelle à égalité avec l’enseignement confessionnel. Comme le souligne l’historien dans son introduction, l’éducation est l’étalon de mesure de la résistance au changement. S’il a fallu attendre 1997 pour remplacer le reste des structures confessionnelles par des structures linguistiques et compléter ainsi la déconfessionnalisation du système scolaire entrepris avec la Révolution tranquille, les bases du débat politique ont été posées au tournant des années 1960 avec le projet de création d’un ministère de l’Éducation et les revendications pour une éducation neutre et laïque. L’historien souligne le rôle joué alors par les collaborateurs de Cité Libre, dont Maurice Blain et Gérard Pelletier, mais également par des universitaires comme Paul Lacoste ou par le Mouvement laïque de langue française dans leurs efforts, récompensés mais non totalement exaucés, de mettre fin à la collusion entre l’État et l’Église dans le système scolaire. « Récompensés », car la loi 60 de 1964 créant un ministère de l’Éducation reconnut la responsabilité de l’État et sa neutralité en matière d’éducation, de même qu’elle ouvrit une porte pour les parents qui optaient pour un enseignement non confessionnel, mais « non totalement exaucés », car, sous la pression des évêques et de la hiérarchie, le système conserva une structure confessionnelle. Ce ne sera que trois décennies plus tard que la langue remplaça la religion comme principe d’organisation du système scolaire. Des avancées certes, mais encore loin d’une pleine reconnaissance de la neutralité de l’État et de la séparation du politique et du religieux.

Les points forts de ce parcours de la laïcité dressé par Lamonde reposent sur la dynamique historique qui le sous-entend. Loin de se réduire à une opposition tranchée entre « dévots » et « athées », les positions sont diversifiées et complexes : les laïcs catholiques et anticléricaux, les non-croyants et les laïcistes font parfois alliance, mais parfois s’opposent, devant les résistances des élites cléricales et selon la place laissée à la religion dans les structures scolaires. Déconfessionnalisation et laïcité ne riment pas toujours. L’historien expose également comment ce parcours de la laïcité s’est fait sur deux versants. Un premier qui consistait en la dissociation de la religion et de la nationalité et un second qui, à partir de la Révolution tranquille, en est venu à lier la laïcité à l’accession à la souveraineté de l’État québécois. Lamonde affirme par ailleurs que les hésitations actuelles sur la place de la religion dans l’espace public proviennent de ce non-accomplissement de la laïcité, dont la réponse ne réside pas dans une laïcité pour elle-même (position des laïcistes), mais dans l’indépendance individuelle et collective. Laïcité et indépendance politique sont solidaires dans leur accomplissement.

Dans sa conclusion, Yvan Lamonde passe de la parole de l’historien à celle du citoyen. Son opposition à la laïcité ouverte du rapport Bouchard-Taylor et au port des symboles religieux dans la fonction publique est exposée dans les derniers chapitres. Il manque toutefois, à mon avis, un pont plus explicite entre les débats actuels et ceux des années 1960 autour de l’éducation. Car bien qu’ils ne s’entendent pas sur la définition et les effets pratiques de la laïcité et de la neutralité de l’État, les protagonistes actuels revendiquent le même mot, laïcité, et le même héritage, la Révolution tranquille. Lamonde aurait pu détailler davantage les raisons qui le conduisent à percevoir dans une neutralité plus affirmée de l’État et de l’espace public, sans symboles ostentatoires, la continuité de la tradition de la laïcité, contrairement aux dires des partisans d’une laïcité ouverte. Cette critique ne remet aucunement en question la qualité de l’ouvrage et la grande perspicacité de son auteur. À preuve, la référence aux propos de Maurice Blain, datant des années 1960, comme quoi la marche vers la laïcité comporte avec elle une « obligation de reconstruire quelque forme de consensus ». Or c’est bien aujourd’hui la question de ce consensus (culture civique commune, consensus par recoupement, tradition) à laquelle se butent les différents protagonistes de la laïcité. Yvan Lamonde rappelle ici, dans un essai riche et fécond, que l’une et l’autre de ces questions sont inséparables.