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Au cours des vingt dernières années, plusieurs travaux s’intéressant à la chanson québécoise dans ses dimensions historiques ont contribué à renouveler notre perception du passé musical populaire québécois. Des ouvrages de référence, comme le Dictionnaire de la musique populaire au Québec[2] et la numérisation de l’Encyclopédie de la musique au Canada[3], sont venus baliser le domaine des études sur la chanson en rendant accessibles de très nombreuses discographies, bibliographies et biographies. De même, un certain nombre d’entreprises plus circonscrites, qu’il s’agisse de cerner les principales influences qui ont façonné notre répertoire[4], de faire l’histoire de l’enregistrement au Canada[5], d’étudier La Bonne Chanson de l’abbé Gadbois sous les angles du commerce et de la tradition[6] ou de rendre accessibles des sélections de textes de chansons[7], ont donné lieu à des publications d’intérêt. En outre, d’imposantes entreprises de numérisation des enregistrements sonores (la collection d’enregistrements numériques de la Bibliothèque nationale du Québec et le gramophone virtuel de Bibliothèque et Archives Canada), de même que la mise en ligne de catalogues et de bases de données concernant les disques, partitions et programmes de spectacles, ont mis à la portée de tous de volumineuses données qui permettent de mieux apprécier l’ampleur et la diversité des sources conservées. Ces contributions, essentielles, s’intéressent cependant le plus généralement à deux dimensions plus traditionnelles de l’histoire de la chanson : celle de la production (évolution de la technologie en général et des médias en particulier, maisons de disques, catalogues, partitions, étiquettes, etc.) et celle du texte (contenu textuel et musical, interprétation). Peu de travaux permettent, au-delà de statistiques visant à mettre en évidence le succès d’un artiste ou les ventes d’un album, de saisir l’histoire de la chanson du point de vue de sa réception, et qui plus est de sa réception par le grand public.

Or, de l’avis de plusieurs chercheurs et dans la foulée des grandes orientations formulées par Robert Giroux, la nécessité de s’intéresser à la réception de la chanson par le grand public semble incontournable : « […] l’histoire de la chanson devrait bien plus apparaître comme l’histoire du type de consommation qui en est faite que comme l’histoire des chansons elles-mêmes à travers le temps[8] ». Si les études qui tiennent compte de la réception sont déjà rares pour le domaine de la chanson québécoise contemporaine, des difficultés supplémentaires les rendent encore moins probables lorsqu’il s’agit d’aborder la chose sous un angle historique. Les sources usuelles (discographies, catalogues, partitions, pochettes de disques, programmes de spectacles, critiques musicales, fonds d’archives divers) n’offrent pas toujours la possibilité de réaliser les travaux, ou alors on doit adapter ces outils ou interpréter différemment les données afin d’évaluer le succès et la popularité des artistes[9].

Ainsi, hormis quelques rares tentatives menées pour considérer l’histoire de la chanson populaire sous des angles moins dominés par l’historiographie traditionnelle, la perception du passé musical reste plutôt monolithique. Pourtant, au cours des dernières années, de nouvelles avenues esquissées tant par la sociologie de la musique que par les études et l’histoire culturelles ont fait essaimer des réflexions qui permettent désormais d’aborder le phénomène de la musique populaire en tenant compte de dimensions beaucoup plus globales et, surtout, moins univoques sur les plans esthétiques et idéologiques. Désirant mettre à profit ces renouvellements dans le contexte d’une histoire de la chanson populaire, nous avons amorcé une recherche intitulée « Les préférences musicales des lectrices du Bulletin des agriculteurs (1939-1950) » qui permet d’explorer le potentiel de la prise en considération de la notion de « succès » en histoire culturelle. Au cours de travaux menés sur la presse périodique féminine[10], j’ai été amenée à m’intéresser aux courriers des lectrices et aux autres petites correspondances publiées dans les périodiques, rubriques qui donnent littéralement la parole aux lectrices. Ces correspondances offrent une vue particulière sur certains usages de la culture, vue certes lacunaire et a priori difficile à cadrer dans le contexte de nos pratiques scientifiques disciplinaires contemporaines, mais dont l’ancrage réside dans le « faire » (au sens entendu par Michel De Certeau) et permet une réelle considération de l’impact de la réception. Généralement réduites à leur aspect de courrier du coeur, ces rubriques sont pourtant loin d’être limitées aux affaires sentimentales et permettent souvent d’accéder à différents aspects d’une culture commune qui échappe en partie aux mécanismes de conservation traditionnels. Dans ce contexte, j’ai donc entrepris de m’intéresser au courrier des lectrices du Bulletin des agriculteurs des années 1939 à 1950, courrier qui se distingue notamment par les très nombreuses demandes musicales des abonnés et abonnées. Ces demandes étonnent par leur volume, mais également par la pratique dont elles sont la trace et, enfin, par la nature des choix musicaux qu’elles révèlent.

Le corpus de base de notre étude se compose de la rubrique « Demande de nos abonnés » du mensuel Le Bulletin des agriculteurs, entre 1939 et 1950. Cette rubrique apparaît dans la section « Votre domaine mesdames », dont la présence signale que le lectorat féminin est courtisé, en particulier parce qu’il permet de vendre des abonnements mais aussi de la publicité. Cette section féminine constitue en effet alors près de la moitié du périodique, et sa présence accompagne l’importante croissance du lectorat du Bulletin durant les années 1930 et 1940 (de 12 000 abonnés à la fin des années 1920, le Bulletin passe à 60 000 abonnés à la fin des années 1930 et à plus de 140 000 à la fin des années 1940). Le contenu de ces pages féminines s’apparente dans son ensemble à celui des périodiques féminins de l’époque, où se côtoient les conseils pratiques, la cuisine, la mode et quelques récits.

À partir du mois d’avril 1939, des demandes musicales[11] s’insèrent progressivement aux diverses demandes des abonnés du périodique. La pratique qui consiste à demander la publication des paroles d’une chanson dans une revue, ou de se servir d’un périodique pour demander une chanson, n’est pas nouvelle ; plusieurs traces de phénomènes semblables ont été repérées ou mentionnées, sans toutefois jamais être analysées. Il reste assurément du travail à faire pour documenter plus largement et dans son ensemble cette pratique protéiforme, qui s’inscrit dans un continuum et suit et révèle l’évolution des modes de transmission et de consommation de la chanson et les communautés interprétatives (au sens de Stanley Fish) qu’elle soude. L’intérêt particulier des demandes de chansons publiées dans le Bulletin des agriculteurs vient de leur volume (nous avons compilé 28 000 demandes) et du tirage important du Bulletin des agriculteurs à cette époque ; volume et tirage agissent comme caisse de résonance du phénomène.

Ainsi, si la « demande » peut sembler claire, la « réponse », elle, reste en creux et garde une partie de son mystère. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres périodiques, les paroles des chansons ne sont jamais publiées dans le Bulletin. L’emplacement des « demandes », à proximité de celles pour des correspondants, suggère un échange, des réseaux, une communauté. Les personnes concernées s’échangeaient-elles les paroles de leurs chansons préférées ? Nous avions supposé, lors des premiers dépouillements, que ces demandes étaient liées à la diffusion des chansons lors d’une émission radiophonique[12], notamment en raison de leur proximité avec les publicités de Radio-Canada dans la page et de la présence explicite d’allusions à la radiodiffusion des chansons demandées. Il s’avère cependant que la pratique varie considérablement au cours de la période couverte par les demandes ; certaines n’étaient pas liées à la diffusion des chansons à la radio, alors que d’autres l’ont été dans certaines circonstances que nous n’avons pu établir avec certitude. C’est toutefois précisément au cours des années 1940 que la radio prend progressivement et durablement le relais des demandes musicales du public et que ces demandes s’inscrivent avec régularité au sein de la grille-horaire des différentes stations. On peut toutefois affirmer que ces chansons étaient « demandées », peu importe la forme sous laquelle on attendait une réponse.

Cette incertitude à propos de la nature des « réponses » impose souplesse et prudence au moment de penser notre objet. S’il ne s’agit pas de paroles de chansons publiées dans le magazine, s’il ne s’agit pas de chansons jouées à la radio ou d’enregistrements sonores, c’est-à-dire d’une version précise et fixe d’une chanson, à laquelle il est encore possible d’accéder dans bien des cas, que faire de ces données ? Nous ne pouvons pas déterminer, par exemple, et sauf exception, à quelle version d’une chanson il est fait allusion, et nous ignorons conséquemment l’interprète, son origine nationale, etc.[13] Ce genre de « problème » n’empêche évidemment pas de travailler sur les chansons, ni sur les versions, et rend même l’objet encore plus intéressant du point de vue de la problématisation et de la méthodologie.

Il faut bien entendu se demander de quoi ces « demandes » sont la trace. Littéralement, le corpus donne accès au nom d’une personne, à son sexe, à sa région d’origine et au titre d’une chanson qu’elle « demande ». Pour les dames, nous avons parfois l’état civil en prime et, conséquemment, une vague idée de l’âge. Ce dont nous parlent ces données, en tout premier lieu, ce sont donc des goûts de certaines personnes. La somme de tous ces « goûts » individuels est un indicateur du succès de certaines chansons. Ce corpus parle donc de goût – goûts de femmes[14], de jeunes femmes[15], qui habitent hors des grands centres[16] – et de succès. C’est à partir de ce matériau qu’il faut construire le sujet.

Outre les données nominatives, les demandes s’incarnent dans des titres. C’est sur ce second aspect que porte surtout notre travail, et c’est à partir d’eux qu’il est possible de creuser le sillon interprétatif. D’entrée de jeu, et comme nous l’esquissions brièvement en introduction de cet article, les statistiques réalisées à partir des titres des chansons les plus demandées témoignent d’un engouement pour des oeuvres dont il est assez peu question dans les sources secondes à propos de la chanson québécoise de ces années. Le contraste avec le corpus emblématique de la chanson québécoise des années 1940, celui de « La Bonne Chanson » de l’abbé Gadbois, est particulièrement éloquent. Le travail de Jean-Nicolas de Surmont[17] sur La Bonne Chanson en France et au Québec porte ainsi exactement sur la période couverte par les demandes des lectrices au Bulletin des agriculteurs. Toutefois, si son ouvrage permet de faire le point sur la Bonne Chanson, cette vaste entreprise de commercialisation d’un certain folklore dans un contexte où l’on souhaite contrer les influences jugées néfastes de la musique américaine (péril culturel) et de la chansonnette française (péril moral), il laisse forcément dans l’ombre les contours exacts tant de la nature du répertoire envahissant et discrédité que de l’ampleur de l’engouement qu’il suscite, pour se concentrer sur les stratégies de saturation du marché mises en oeuvre pour contrer l’influence de cette « mauvaise » chanson. Cette histoire d’une chanson largement soutenue par les autorités, et notamment le département de l’Instruction publique, gagne ainsi à être complétée par une histoire de la chanson populaire qu’elle cherchait justement à concurrencer. Et c’est précisément à l’aide de sources telles que celles que nous offrent les demandes spéciales des lectrices du Bulletin des agriculteurs qu’il est possible d’en mieux cerner les contours.

Les années 1940 demeurent en effet à ce jour un pan négligé de l’histoire de la chanson québécoise. Les articles de Drapeau (1987), deux chapitres de l’ouvrage de L’Herbier[18] et quelques remarques de Bruno Roy[19] en résument les principales tendances et mettent en relief la coprésence du « folklore » de La Bonne Chanson, de la chansonnette d’origine française, des variétés lyriques et du répertoire western en émergence. L’angle privilégié est celui des influences étrangères, françaises ou américaines, et le fil conducteur de l’argumentation tend à voir dans cette décennie une période de transition au cours de laquelle le nouveau répertoire national valable joue un rôle marginal, du moins lorsqu’on le mesure à l’aune des années 1950 et 1960. Pour le reste, nous avons surtout accès aux discographies et aux sources qui mettent en valeur la production culturelle, de même qu’à des bilans sur l’émergence de la radio, son importance dans la diffusion de la chanson (principales émissions, artistes et animateurs vedettes, etc.) et des réflexions sur les ajustements structurels que ce nouveau média provoque dans l’industrie du disque.

Au sein d’un travail plus vaste sur les préférences musicales, qui consiste à interpréter l’ensemble des données que nous avons recueillies[20], nous proposons dans cet article d’analyser ce que révèle la saisie du corpus des chansons les plus demandées, c’est-à-dire la façon dont les goûts musicaux témoignent de l’émergence d’une modernité culturelle au Québec dans les années 1940. Deux postulats[21] orientent notre perspective. Le premier consiste à supposer l’existence repérable d’une modernité culturelle « populaire », en considérant que cette modernité peut se distinguer assez radicalement des attributs qu’on accole le plus couramment à la notion de modernité dans la culture restreinte/légitime, au sens entendu par Pierre Bourdieu, une modernité culturelle construite autour de l’appréciation par les pairs, et qui mise avant tout sur l’innovation formelle et l’autoréférentialité. La modernité culturelle populaire telle que nous la concevons dans nos chansons populaires ne s’autodésigne pas a priori, et si des enjeux esthétiques et formels en font partie, c’est davantage sur le versant des supports matériels et des moyens de diffusion des chansons, de même que de l’évolution des « standards » (de production d’abord, mais qui finissent par avoir un impact sur des attentes du public) et des « modes » qui se succèdent et se relaient à différentes échelles (chanson, interprètes, styles, régimes musicaux[22]).

Le second postulat dans lequel est ancré notre propos concerne la perception d’une modernisation des valeurs et des figures qui portent ces valeurs dans les chansons. Si la modernité culturelle populaire peut, elle aussi, à sa façon, concerner la forme, le support, la technologie, elle n’est cependant pas exempte d’éléments thématiques ou de contenu qui semblent porteurs de valeurs « modernes » et qui contrastent avec des valeurs perçues comme plus traditionnelles[23]. Dans le contexte de la chanson populaire des années 1940, il est frappant de constater que la question des rapports amoureux occupe une place centrale et que le traitement du thème amoureux paraît se cristalliser dans une forme de plus en plus perceptible au fur et à mesure que les succès s’enchaînent et que des chansons semblables se succèdent (énonciation, destinataire, alternance couplets/refrain, etc.). Cette présence du thème amoureux incarné dans une forme en voie de fixation, si elle n’est pas nouvelle, semble cependant prendre une configuration qui la lie d’une manière ou d’une autre, à la modernisation des valeurs, voire, dans une certaine mesure, à une modernité. Différents aspects d’une vie fantasmée, incluant l’aspiration à l’amour et focalisant sur l’expression de ce désir de vivre et d’exprimer le sentiment amoureux, se manifestent dans le répertoire populaire. Ce sont ces deux postulats qui permettent de poser quelques jalons d’une réflexion plus vaste qui concerne autant l’émergence d’une modernité populaire qu’une réflexion sur les moyens de renouveler les perspectives suivant lesquelles nous abordons la chanson et la culture populaire et les profits qui en découlent.

Le corpus des chansons les plus demandées par les lectrices du Bulletin des agriculteurs met en valeur certains attributs qui permettent d’éclairer sous un jour particulier l’avènement d’une modernité culturelle du point de vue des pratiques de grande consommation. Signalons d’entrée de jeu qu’en regard de la consommation musicale, les années 1940 constituent un moment charnière dans l’histoire de la musique populaire, tant au Québec que dans l’ensemble du continent nord-américain, notamment grâce à l’ampleur inédite qu’acquiert la diffusion de la musique avec le développement du réseau d’antennes et de la grille horaire des stations de radio[24]. Le répertoire populaire qui émerge durant ces années acquiert une importance particulière du fait même de la prise en compte plus rapide et plus systématique des goûts exprimés par un nombre sans cesse croissant d’auditeurs. Ainsi, une des conséquences de la diffusion radiophonique rendue possible par les nouveaux moyens technologiques est assurément la possibilité qu’elle offre de refléter de plus en plus les goûts du public. Aux États-Unis, par exemple, en 1935, une émission de radio intitulée Your Hit Parade (NBC) diffuse les chansons demandées par les auditeurs et la revue Billboard commence à diffuser, en 1940, les résultats de ses enquêtes sur les préférences du public[25]. Loin d’être à la remorque, les auditeurs québécois sont au diapason de ces nouvelles pratiques au sein desquelles leurs préférences importent. À la radio, la première émission qui diffuse des demandes spéciales des auditeurs, Le Club du Coucou (CHRC, Québec), prend l’antenne dans les années 1930 et reste à l’affiche une trentaine d’années[26]. On connaît l’existence de quelques palmarès des chansons les plus appréciées du public à la fin de la décennie, notamment celui du bimensuel Radio ’49[27], qui dénote un intérêt croissant pour la popularité et la naissance d’un vedettariat local. Si on a parfois tenu compte de manière partielle des données contenues dans ces palmarès, ceux-ci n’ont toutefois donné lieu à aucune étude systématique sous l’angle de la réception et des pratiques culturelles de grande consommation. Ainsi, l’impact du goût du public sur les industries du disque, les médias ou, plus largement, les industries culturelles, est parfois mentionné mais jamais problématisé et, surtout, ne semble jamais considéré comme un fait significatif dans l’interprétation de l’évolution de la musique et de la culture populaire. Sans constituer véritablement un palmarès[28], les demandes des abonnés du Bulletin des agriculteurs s’avèrent néanmoins une forme embryonnaire de palmarès qui constitue une voie d’accès absolument inédite à la réception de la chanson populaire au Québec au cours des années 1940.

Plusieurs aspects du matériel colligé dans le contexte des « Préférences musicales » se prêteraient au repérage de différents mouvements et ruptures. Pour son caractère synthétique et pour les besoins de notre démonstration, nous avons choisi d’extraire de l’ensemble des données un tableau des interprètes canadiens-français des chansons les plus populaires, interprètes qui sont généralement classés ou, plus intuitivement, associés à un style ou à un genre de chanson[29]. Il s’agit d’un raccourci commode, mais rappelons que les interprètes mentionnés ici ne figurent pas nommément dans les demandes, sauf le Soldat Lebrun. Il s’agit donc d’interprètes canadiens-français ayant enregistré une version de la chanson mentionnée. Ces versions étaient dans certains cas les seules versions françaises disponibles ; dans d’autres cas, elles étaient concurrentes de versions enregistrées par des vedettes françaises, dont Reda Caire, Tino Rossi, etc. Les interprètes mentionnés dans le tableau ont tous enregistré un très grand nombre de chansons à succès, surtout des chansons étrangères, mais parfois, bien que très rarement, originales.

Tableau 1

Nombre de chansons à succès par artiste et par année

Nombre de chansons à succès par artiste et par année

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Ce tableau offre un aperçu de la façon dont les différentes modes se succèdent et caractérisent les années 1940 sur le plan de la musique populaire. L’écoute des chansons enregistrées par les différents interprètes mentionnés et la prise en considération des quelques données classificatoires disponibles permettent d’esquisser les contours d’une évolution des goûts et des frontières tracées par eux au sein du répertoire, que ce soit en ce qui concerne le style musical, le mode de création, le standard de production, etc. Très schématiquement, on peut proposer la lecture suivante à partir du nombre de succès par artiste[30]. Jean Lalonde, Ludovic Huot et Lionel Parent, surtout présents au début des années 1940, sont essentiellement des interprètes de chansons sentimentales et ils enregistrent surtout des succès popularisés par des vedettes françaises dans ce registre, de même que des traductions de ballades sentimentales américaines. Leur succèdent Roland Lebrun et Paul Brunelle, tous deux associés au country. Le premier écrit lui-même ses chansons (paroles et musique), alors que le second les signe parfois mais enregistre également des versions de succès country américains. Suivent Alys Robi et Lucille Dumont, les deux premières femmes du tableau. La première interprète des chansons dans un registre sentimental mais au féminin cette fois, et exploite la filière musicale latine, enregistrant selon les normes de production parmi les plus élevés de l’époque et menant une carrière à l’américaine. La seconde possède une aura de grande interprète et puise à un répertoire français moins orienté vers les variétés. Enfin, après la figure de Willie Lamothe, qui marque la persistance de la popularité de la musique country à la fin de la décennie, émerge celle de la Famille Soucy, seule représentante du folklore et de ses avatars modernes dans nos données. Les chiffres du tableau indiquent par ailleurs une dispersion des goûts au fil des ans. Les succès semblent moins consensuels, tant sur le plan des styles musicaux que des vedettes qui les portent[31].

Le premier constat que permet ce tableau est donc celui de l’apogée puis de l’essoufflement du régime des crooners. Celui-ci était largement un produit de l’utilisation du microphone, sur scène comme sur disque, qui avait favorisé le succès de chanteurs à la voix douce suscitant l’engouement des jeunes filles[32]. L’importance puis la décroissance, en 1944 et 1945, du nombre de succès interprétés par Jean Lalonde, Ludovic Huot et Lionel Parent révèlent un processus de transition dont les causes sont multiples. Plusieurs transformations surviennent, se superposent et se chevauchent dans différents domaines au cours du conflit. Les évolutions technologique, médiatique, économique, sociale contribuent à transformer la culture et les façons de la consommer. Leurs effets sont lisibles dans nos données. Ils se traduisent par une certaine accélération de la succession des modes et donc un raccourcissement de la durée moyenne de l’engouement pour une chanson populaire, de même que par une diversification de la visibilité des différents styles du point de vue des lectrices du Bulletin. Il serait imprudent d’interpréter de manière simpliste les mutations à l’oeuvre, dans la mesure où nos données parlent de goût : si ces goûts sont assurément liés d’une manière ou d’une autre au marché, aux structures et aux institutions, l’analyse de leur évolution doit dépasser ces seules déterminations.

Une enquête qui met en contexte

Alors que nous avons jusqu’ici considéré la chose dans ses dimensions internes, en misant sur l’écoute des oeuvres et en exploitant les différentes catégories qu’il est possible de déduire des choix musicaux des lectrices du Bulletin, voyons maintenant comment nous pouvons superposer à ces considérations internes certaines dimensions externes. De ce point de vue, il est commode de tenter de mettre les préférences musicales compilées en parallèle avec l’enquête menée par Albert Lévesque[33] sur les « sentiments et intérêts de l’élite canadienne de langue française », réalisée en 1942 et publiée en 1944 sous le titre Entrez donc ! Analyse du comportement familial de la population de langue française au Canada[34]. Cette enquête, contemporaine de nos données sur les goûts des jeunes filles des milieux ruraux, menée auprès de plus de 2 000 familles canadiennes, offre une vue inédite sur une vaste palette de pratiques culturelles (lecture de journaux, écoute radiophonique, loisirs, etc.), en segmentant les données par région, par membre de la famille (sexe et génération) et par profession[35].

Du point de vue de notre analyse, l’enquête a l’immense avantage de permettre un aperçu inédit de la spécificité de la consommation culturelle des filles. Alors que dominent habituellement les considérations intuitives, quand ce ne sont pas les lieux communs et les préjugés, à propos des pratiques culturelles des femmes, nous avons affaire ici, en dépit de ses limites, à une étude qui se veut scientifique et qui permet non seulement d’isoler les jeunes filles, mais également de les ancrer dans leur milieu.

C’est ainsi qu’il est possible de contextualiser la consommation culturelle des filles au sein de l’ensemble des habitudes de loisirs de la famille. Le tableau intitulé « Habitudes de loisirs » suggère, de manière très générale, que l’idée même de loisir concerne avant tout la jeune génération et s’incarne dans des activités nouvelles qui la distinguent de la génération de ses parents, dont les loisirs étaient dominés par les jeux de cartes ou de dames. La plupart des loisirs évoqués par les jeunes ont lieu à l’extérieur de l’espace domestique, tout particulièrement ceux des garçons. Les filles semblent elles aussi pratiquer certaines activités sportives « libres » (le patin notamment) à l’extérieur de la maison, mais leurs activités de détente les plus souvent mentionnées sont les sorties au théâtre et au cinéma. Toutefois, pour avoir une idée des activités libres de la jeunesse féminine au début des années 1940, il faut également porter attention aux données qui concernent spécifiquement les loisirs culturels auxquels les jeunes filles ont accès au sein de l’espace domestique, soit la lecture de journaux, de romans, de magazines, l’écoute d’émissions de radio, etc. Les filles se distinguent par leur intérêt pour la culture, plus grand que celui de tous les autres membres de la famille, y compris leur mère, dont les goûts sont a priori plus rattachés à des valeurs traditionnelles (émissions religieuses, etc.). C’est tout particulièrement l’écoute d’émissions de radio dites « récréatives » qui caractérise les jeunes filles. Plus spécifiquement, leur goût est dominé par la « chansonnette française », qu’elles écoutent pour près de 20 points de pourcentage de plus que leur mère et que leurs frères.

Ces quelques éléments situent de manière intéressante les 28 000 demandes de chansons, qui formeraient donc, à la lumière de l’enquête d’Albert Lévesque, le coeur des intérêts socioculturels des jeunes filles d’une génération. Il est alors d’autant plus pertinent de tenter de cerner de manière plus précise les propositions culturelles que sont les chansons préférées et de cerner la place qu’elles peuvent occuper dans le puzzle des nouvelles pratiques et des nouvelles valeurs qui commencent à être perceptibles autour de la Seconde Guerre mondiale.

Une autre modernité culturelle

C’est en élaborant une grille de lecture focalisée sur les éléments thématiques et formels qui encadrent la présence de vecteurs de modernité dans les chansons mentionnées par les lectrices du Bulletin que nous avons entrepris l’analyse visant à cerner la façon dont nos données peuvent contribuer à mieux appréhender la modernité culturelle populaire dans les années 1940[36]. Nous proposons donc l’esquisse d’une lecture de quelques cas exemplaires parmi la soixantaine des chansons les plus demandées, considérant, dans une perspective semblable à celle qui avait donné lieu à l’étude Femmes de rêve au travail[37], que ces éléments incarnent dans l’imaginaire une voie d’accès spécifique à la modernité culturelle.

La question de l’amour et la mise en valeur d’un idéal romantique amoureux dans les chansons semblent faire bon ménage avec la modernité culturelle plébiscitée par les jeunes filles de l’époque. Les chansons d’amour, les ballades sentimentales saturent littéralement le corpus, voire le dominent complètement pour toute la première moitié des années 1940[38]. Si le registre de la chanson sentimentale n’est pas nouveau, il prend au Québec, à partir de la fin des années 1930, une importance inédite qui se comprend mieux lorsqu’on considère la convergence de plusieurs facteurs. Très succinctement, rappelons que l’avènement du microphone et de l’enregistrement électrique pave le chemin à de nouvelles textures vocales, parmi lesquelles les voix douces et celles qui portent les marques stylistiques du langage parlé occupent une place importante. Ces nouveaux moyens techniques contribuent fortement à l’émergence de chanteurs de proximité, à la manière de Bing Crosby aux États-Unis et de Jean Sablon en France, et leur popularité bénéficie rapidement des importantes révolutions médiatiques, sur disque, à la radio, au cinéma. Même la chanson présentée sur scène connaît d’importants bouleversements, alors que les variétés et les revues, principales formes de divertissement scénique qui avaient, depuis la fin du xixe siècle, encadré la pratique de la chanson populaire tant en France, en Angleterre, aux États-Unis qu’au Québec[39], subissent des mutations qui tendent à favoriser de plus en plus les vedettes. Un interprète qui attire davantage le public est d’abord présenté en clôture de spectacle, puis on en arrivera à des tours de chant complets assurés par un seul artiste[40].

L’impact de ces transformations se fait sentir à l’échelle des cultures nord-américaine et occidentale européenne au cours des années 1920 et 1930. Au Québec, après un essor sans précédent de l’industrie de l’enregistrement et le travail pionnier accompli par Emile Berliner et Roméo Beaudry[41], la crise économique du début des années 1930 ralentit la progression de l’industrie phonographique. La reprise se ferra justement grâce à l’exploitation du marché des émules de Tino Rossi, dont Renée-Berthe Drapeau souligne l’importance dans la foulée de la tournée du chanteur au Québec en 1938 : « la tournée de Tino Rossi à Montréal en 1938 n’est pas pour rien dans la naissance des chanteurs tendres au Québec. Le Corse à la jolie voix chaude produit des émules[42] ». Si, donc, il y avait eu de la chanson sentimentale populaire avant le début des années 1940 au Québec, ce n’est véritablement qu’au cours de ces années que le genre atteint son véritable apogée, tant sur le plan du contenu textuel, du style musical et vocal ou de la médiatisation que du vedettariat.

Compte tenu de tous ces facteurs, la modernité que la mise en scène du sentiment amoureux introduit par ces chansons dépasse significativement l’assouplissement de la morale auquel on le lie souvent. Sur le plan des valeurs, l’expression d’un idéal amoureux est également un renforcement de la prégnance de valeurs individuelles qui passent par la sphère privée et qui tendent à gagner de l’importance au sein d’un ensemble de règles et de valeurs socioculturelles qui, traditionnellement, étaient davantage orientées en fonction de l’intérêt de la collectivité, du maintien de l’ordre établi et de l’utilité sociale. On peut ainsi considérer que, pour une part, l’importance prise par l’expression des émois amoureux dans le répertoire de la chanson sentimentale tient également d’une renégociation des relations individuelles et sociales qui trouve, dans sa formalisation par la chanson, une incarnation significative. Comme le posait notamment Michel Van Schendel à propos de l’émergence des intrigues amoureuses individuelles dans la littérature québécoise :

L’amour, le sens de l’amour est le carrefour des tentations et des accomplissements d’une culture. Sur le plan littéraire, il en est en tout cas l’expression la plus simple et la plus complète. Car les éléments qui font ou défont le couple résolvent dans une synthèse étonnante les conflits biologiques, affectifs et sociaux qui déterminent le jeu des relations individuelles[43].

Quelques exemples de chansons permettent d’illustrer notre propos. « On n’a pas tous les jours vingt ans[44] » offre ainsi un exemple de la façon dont la chanson d’amour peut travailler le social. Elle raconte l’histoire d’une jeune fille, Marinette, qui célèbre son vingtième anniversaire avec ses collègues de l’atelier de couture. Un couple plus âgé les entend célébrer leur jeunesse et leur liberté et se remémore cette époque de sa vie. La chanson n’est pas à strictement parler une ballade sentimentale, dans la mesure où l’énonciation n’est pas assumée par un « je » et ne s’adresse pas à un « tu ». Nous avons plutôt affaire à une énonciation où les couplets, descriptifs, sont à la troisième personne du singulier, alors que les refrains sont assumés par les différents protagonistes : le premier est chanté par Marinette elle-même (et s’adresse au patron), le deuxième[45], par le choeur des jeunes filles (il n’y a pas de destinataire explicite, les jeunes filles semblent le chanter à elles-mêmes), le troisième est pris en charge par le « vieux » du couple qui s’adresse à sa compagne. Mais nous intéresse surtout le fait que la chanson est centrée sur un univers féminin, celui de jeunes filles qui travaillent dans un atelier de confection de vêtements. Elle présente un groupe de jeunes filles qui profitent de leur jeunesse, d’abord en prenant congé, mais aussi en rêvant à l’amour. La chanson sous-entend qu’elles souhaitent rencontrer l’élu de leur coeur, être heureuses avec lui et pouvoir se remémorer leur belle jeunesse. La chanson met en scène des jeunes filles et met l’accent sur la période de leur vie où elles fréquentent des jeunes hommes. Cette période se situe donc avant le mariage, à l’époque des fréquentations, époque qui est aussi celle où les jeunes filles ont une activité professionnelle, des amies, des loisirs. L’amitié féminine est très présente dans la chanson. Les loisirs culturels évoqués dans le paragraphe (escamoté dans plusieurs versions québécoises) font référence à un phonographe et à la danse. Les fréquentations des jeunes filles se font hors du domicile familial, dans un parc ou un endroit public.

Plusieurs autres chansons renvoient aux loisirs, aux sorties, aux rencontres, aux voyages, qui sont toujours associés, de manière directe ou métonymique, à l’amour. Se démarquent d’abord les allusions aux bateaux et aux voyages, comme dans « Je rêve au fil de l’eau[46] », « Le bateau des îles[47] » ou « Sur mon joli bateau[48] ». Rêve d’évasion ou d’ascension sociale, parfois métaphore de la relation amoureuse, le bateau peut incarner une figure de modernité, autant dans la mesure où il représente du temps à soi que parce qu’il suggère l’évasion par le rêve de croisière, de tourisme, de luxe, comme au cinéma. On retrouve également bon nombre de références à la musique, à la chanson et à la danse, qui incarnent de la même manière les sorties, les rencontres, du temps à soi, une certaine frivolité (à tout le moins le contraire de l’utilité). La danse suscite pour sa part bon nombre d’images et d’allusions. Le bal est tantôt un lieu, tantôt un événement, tantôt une métaphore pour la relation amoureuse. Dans « Je rêve au fil de l’eau[49] », l’énonciateur regarde la femme qu’il aime s’éloigner et se remémore les moments qu’ils ont passé à danser juste avant son départ. Il fait référence à un « accordéon nostalgique » comme si l’instrument imitait ses propres sentiments. Enfin, la chanson elle-même se déploie sur un rythme ternaire, rappelant la valse que les amoureux auraient dansée. La version de la chanson « Le bonheur est entré dans mon coeur[50] » procède de la même façon, dans la mesure où Lionel Parent modifie le texte de la version popularisée par Lys Gauty (1938) pour y ajouter le bal comme lieu de rencontre amoureuse. La musique s’apparente encore une fois à une valse, agissant comme illustration de la situation évoquée dans les paroles. La musique est également parfois utilisée comme métaphore de l’amour. Dans « Au bal de l’amour[51] », le bal devient l’exemple d’une sortie entre amoureux, mais crée aussi une analogie entre la chanson et la relation naissante entre les deux individus : « Entends-tu cette chanson troublante / C’est notre amour qui chante, qui chante ». Le rythme ternaire de la chanson n’est ainsi pas surprenant. Le titre est explicite dans « L’amour est comme une chanson[52] », où l’amour est comparé à une chanson qui passe, recommence, se réécrit, et que les amoureux chantent « à l’unisson ».

Les occurrences sont trop nombreuses pour les mentionner toutes. Signalons néanmoins que ces allusions à la musique et à la danse, de même que le caractère autoréférentiel de plusieurs éléments musicaux des chansons, qui viennent incarner la situation évoquée dans les paroles, se maintiennent pratiquement tout au long des années 1940, pour culminer dans la production d’Alys Robi. Chez Alys Robi[53] s’ajoutent aux ballades sentimentales des airs latins qui élargissent la palette musicale et sentimentale des chansons. Le fait que Robi soit la première femme à interpréter des chansons d’amour qui se verront plébiscitées par les lectrices du Bulletin des agriculteurs est en soi une nouveauté à souligner. Si les versions françaises des chansons demandées par les lectrices étaient souvent interprétées par des femmes, aucune femme n’avait enregistré de ballades sentimentales parmi celles qui avaient gagné la faveur des lectrices du Bulletin des agriculteurs au Québec avant Alys Robi. L’univers tant social que sentimental esquissé dans les chansons d’Alys Robi peut être associé à une forme d’aspiration à la modernité, du moins lorsqu’on considère plus spécifiquement une réception jeune, féminine et rurale de ces chansons. Le sentiment amoureux se trouve bien sûr au coeur des chansons, et il s’agit tantôt d’un amour qui se veut éternel – « Amour, amour, amour » (1943) –, tantôt d’un sentiment plus léger, voire d’un amour volage – « Tico Tico » (1943). Les chansons font souvent référence à la danse, mais alors que la valse dominait les chansons des crooners, les pièces d’Alys Robi invitent plutôt à des danses d’influences latines – samba, cha-cha-cha, bossa-nova –, exprimant une sensualité plus directe.

L’expression de cette aspiration à la liberté et à un idéal amoureux est aussi portée par une transformation de la structure des chansons, qui va, pour la présenter très schématiquement, passer de la chanson-récit, avec un début, un milieu et une fin, à la chanson-émotion, dont le refrain scande à répétition un état[54]. Cette chanson-émotion constitue elle-même un vecteur de modernité, d’abord parce que l’émotion en question est quasi exclusivement une émotion amoureuse et que l’expression de cette émotion relève en partie d’une volonté d’assumer une subjectivité et peut parfois s’apparenter à un défi de l’autorité et des anciennes valeurs. Des situations semblables surviennent d’ailleurs dans d’autres formes culturelles au cours des années qui suivent. On pourrait par exemple y voir une parenté avec la façon dont les pièces de Marcel Dubé formalisent par leurs intrigues une confrontation des générations (comme dans Zone, 1953) ; une confrontation qui touche parfois particulièrement les filles (comme dans Au retour des oies blanches, 1966), doublement dominées dans le contexte des valeurs traditionnelles[55].

Enjeux et défis

Sans réifier ni simplifier à outrance, les enjeux étant complexes et les attaches entre la chanson et le social, multiples, il nous semble néanmoins que le corpus des chansons les plus demandées par les jeunes lectrices du Bulletin des agriculteurs[56] a quelque chose à voir avec un plébiscite spontané qui tend à insister fortement sur l’expression du sentiment, du goût des loisirs, de la liberté, d’une manière qui contraste avec les pratiques de consommation de la chanson qui prévalaient auparavant. Ce vote silencieux, par acclamation en quelque sorte, révèle une modernité discrète, consensuelle, et témoigne d’une transformation du rêve des jeunes filles dans les années 1940 qui, telles des Florentine Lacasse[57] des régions, aspirent à une vie bien différente de celle de leur mère. Ce sentiment et cette aspiration puisent à la même source que celle qui conduit Albert Lévesque à constater dans son étude déjà citée, que

[…] [l]a contribution des filles au caractère de la famille est la plus discrète ; toutefois, ce sont elles qui la colorent de soucis esthétiques et romanesques, tant par leurs habitudes d’auditions radiophoniques que par celles de leur lecture de périodiques. Ajoutons qu’elles sont particulièrement indifférentes aux sentiments français et canadiens ; leur univers affectif est plus intime, plus centré sur elles-mêmes que sur les influences du milieu.

En guise de conclusion, j’aimerais formuler le souhait que ces perspectives puissent alimenter la recherche des repères d’une modernité culturelle populaire d’au moins trois façons. En tout premier lieu, en prenant en considération les principaux vecteurs révélés par l’enquête de Lévesque, soit la nature de l’impact de la radio au sein de l’ensemble des pratiques culturelles et de la consommation médiatique, de même que la modulation de la façon dont les pratiques socioculturelles se transforment, et qui pointe, pour cette période très précisément, la nouvelle génération et les filles tout particulièrement. Sans que ni le propos ni la problématique ne puissent être rapprochés, cette enquête, un peu comme celle dont témoigne Richard Hoggart dans La culture du pauvre[58], permet de documenter le moment d’une transformation dans les pratiques socioculturelles. Également, il est important de maintenir un croisement constant des perspectives, de conjuguer les approches sociologiques et externes avec les approches internes, notamment celles qui prennent en compte les formes artistiques, afin de mieux comprendre les pratiques artistiques en général et les pratiques culturelles de grande consommation en particulier.

Malgré toutes ces précautions, les problèmes de méthode que pose l’étude de la consommation de la culture populaire, qui plus est dans une perspective historique, restent considérables et nous obligent à remettre sans cesse en question les frontières et les a priori. Il faut voir ces problèmes comme un défi et une stimulation. Les engouements du public n’ont en effet pas fini de donner la mesure de leur apport à une histoire de la vie culturelle. S’il faut être attentifs aux pratiques, c’est-à-dire à ce que les gens font des biens culturels qu’ils consomment et à la façon dont ces pratiques, qui trouvent leur sens d’abord dans le quotidien du public, s’insèrent au grand continuum culturel d’une époque, il faut néanmoins beaucoup de souplesse et d’ampleur à nos hypothèses pour que les interprétations se rapprochent de la « réalité ». J’en cite à preuve ce témoignage d’un artisan de la radio à Québec dans les années 1940 :

On a commencé à vouloir changer la façon de présenter les chansons mais on n’a pas été capable d’enlever la liste des gens qui demandaient ces chansons-là. Alors au lieu de, par exemple d’entendre Tino Rossi qu’on entendait depuis peut-être cinq ans, vingt-cinq fois par jour, on mettait un autre chanteur qui commençait après la guerre, par exemple on avait Trenet qui arrivait, on pouvait mettre Trenet au nom de vingt-cinq personnes qui avaient demandé Tino Rossi. Personne s’objectait parce que c’étaient leur nom… c’était leur nom personnel qu’ils voulaient entendre non pas le chanteur[59].

Cette remarque étonnante rappelle, si besoin est, à quel point les usages de la culture populaire s’inscrivent dans une logique qui a peu à voir avec celle de la valeur et de la légitimité culturelles. Les limites de nos outils et de nos sources traditionnelles pour les aborder n’en sont que plus évidentes. Il nous appartient donc de refaire constamment les liens et de re-tisser la compréhension que nous avons de ces pratiques et d’intégrer le fruit de cette connaissance à celle que nous avons déjà des autres pratiques.