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Ce qui constitue le caractère propre de la nation française, c’est précisément d’avoir reçu un afflux germanique plus riche et plus fécond qu’aucune autre nation romane.

Gaston Paris[2]

Si la France ancestrale s’est conservée quelque part dans toute sa saveur archaïque, c’est avant tout dans les campagnes les moins accessibles de Québec […].

Marius Barbeau[3]

Afin d’établir la filiation de la pensée curieuse que Barbeau fait valoir dans son étude sur Cornelius Krieghoff ainsi que dans les préfaces de ses recueils de chansons et à travers quelques plaidoyers bien sentis, nous allons brièvement déborder du chemin balisé de notre recherche sur l’illustration régionaliste[4]. Nous nous approcherons, ce faisant, d’une autre matière, en l’occurrence la finalité artistique de la pratique ethnologique. En effet, Barbeau voudrait voir le Québec, à l’instar des pays modernes, fonder son art, sa littérature et sa musique sur les traces matérielles et les survivances d’une culture à la fois nationale et populaire[5]. Autant dire qu’à ses yeux la pratique de l’ethnologie n’a d’autre justification que le nationalisme. Mais à quel nationalisme songe-t-il ? Un survol des sources intellectuelles de Marius Barbeau apportera des éléments de réponses à cette question.

Marius Barbeau devant la philologie

Marius Barbeau entretenait une vision singulière de la culture populaire du Québec. Le trait le plus remarquable en est la certitude de sa racine nordique, et plus précisément germanique. Si les retombées politiques des guerres mondiales opposant le Canada à l’Allemagne ont compromis la diffusion de cette théorie[6], elle n’en reste pas moins la pierre angulaire d’un vaste travail d’interprétation recouvrant non seulement la culture orale et matérielle de l’habitant, mais aussi la culture artistique de la classe bourgeoise, comme en témoignent ses recherches sur Cornelius Krieghoff. De cette mystérieuse germanité sur laquelle Barbeau fonde son apologie de la culture québécoise, il ne formule pas d’explication claire, toutefois, mais il ressort de ses textes qu’elle rime avec nordicité. En outre, on peut observer qu’il hésite entre une nordicité d’acclimatation et un trait inné. Dans un cas comme dans l’autre, la germanité au Québec rural paraîtra comme un héritage de la France colonisatrice. Que peut-on savoir, objectivement, de la théorie de la germanité française ? Quelle est l’origine de cette idée ? Qui avait intérêt à soutenir ce point de vue ? Chose certaine, Marius Barbeau ne l’a pas inventée, ce que la moindre investigation démontrerait. C’est en Europe, où les cultures française et germanique se côtoient depuis un millénaire, que l’on pourra remonter à la source de cette notion.

Pour son approche du passé, Barbeau est redevable d’une vénérable science européenne, la philologie, étude de la culture par les textes, et plus précisément de la genèse d’une culture par ses textes les plus anciens. Outre les écritures, le philologue s’intéresse aux récits transmis oralement dont l’écriture garde mémoire, et à ceux qui ont survécu dans la tradition orale jusqu’aux temps modernes. Précurseur de l’ethnologue, il rend compte de l’avènement des langues modernes à partir des anciennes, et, par extension, de l’acheminement des collectivités historiques vers les nations d’Europe. Aucune autre méthode ne permettait, au xixe siècle, d’entrevoir le déroulement de ces processus obscurs. Cependant, Marius Barbeau est plutôt linguiste que philologue. Il emprunte à la philologie des formules utiles à ses fins. Une fois sous sa garde, elles n’évoluent que très peu et tombent finalement en désuétude. Son idée directrice, dont on montrera les assises philologiques, se résume à ceci : la culture orale et artisanale du Québec rural témoigne d’un état essentiellement médiéval de la culture française.

La philologie est issue du romantisme : elle est fascinée par les origines et, à ce titre, aspire à connaître des états primordiaux de la culture[7]. La mentalité de Marius Barbeau doit beaucoup au romantisme européen. Il croit au rapport entre génie national et tendance artistique ; c’est la base même de son intérêt pour les arts au Québec et pour les peuples autochtones du Canada. Cependant, faute de connaissances en histoire de l’art, il semble indifférent à un corollaire important, c’est-à-dire que le romantisme est inhérent aux peuples germaniques, dont le caractère national a donné lieu, au fil des siècles, à une succession de courants émotifs et mouvants, tels que le baroque. Romantique dans l’âme, Barbeau est bien disposé envers la culture germanique, c’est tout ce que l’on pourrait en dire. Par contre, il semble reconnaître – car elle suscite son aversion – la contre-proposition voulant qu’un autre génie national amène l’ordre classique et rationnel. Barbeau n’échappe donc pas à la dichotomie simpliste opposant le classique au romantique. À sa façon, il l’appliquera à l’analyse de la culture au Québec.

La France que Marius Barbeau a connue pendant ses études est déchirée entre ces propositions. Le Québec, en revanche, ne s’interroge pas quant à savoir s’il est par essence nordique ou méridional, romantique ou classique. Tous semblent convenir de la « latinité » de la Belle Province. Qu’à cela ne tienne. Barbeau, fort des conclusions de ses mentors et imbu de leur philologie, prend la contrepartie, qu’il se trouvera pratiquement fin seul à soutenir au Canada. Quelle est sa position idéologique ?

Nul n’a mieux exprimé l’alternative entre romantisme et classicisme, quant au paysage culturel européen, que le critique d’art maurassien Eugenio d’Ors. Profondément dégoûté par les tendances qu’il assimilait au baroque, telles que le rococo, le romantisme, le symbolisme, l’expressionnisme et le primitivisme, il les groupait dérisoirement sous le vocable de « baroquisme[8] ». À ses yeux, le devoir de l’humanité tenait au logos (l’esprit), par opposition au cosmos (la nature à l’état brut). L’erreur, ce n’était pas d’être primitif, mais d’y aspirer. L’homme latinisant avait pour mission, selon lui, d’arracher les peuples à leur soumission à la nature, soit littéralement dans un pays en attente de « développement », soit figurativement à l’égard de ceux qui auraient, de façon régressive, cédé à la tentation d’explorer leur innéité barbare. Bref, il incombait aux Latins du monde moderne (les Espagnols, Portugais, Français, Italiens, Suisses romands, Roumains, Wallons) et à d’autres collectivités plus petites (telles que les Sardes, les Provençaux ou les Catalans) de poursuivre tous ensemble la mission civilisatrice de la Rome antique. Quant aux peuples nordiques, aux Germaniques en particulier, d’Ors attribuait à leur statut historique de derniers soumis de l’Europe leur fâcheuse tendance à vouloir secouer le joug de la civilisation, ce dont témoignerait la récurrence de leur « baroquisme ».

Barbeau se dresse, point par point, contre l’hégémonisme de la néolatinité. Il y en a, dans le milieu de ses mentors européens, qui abondaient dans le même sens. L’apologie du caractère nordique, même « barbare », du génie national français fut constituée à grand renfort de constats philologiques. Au fur et à mesure, l’image d’une France très différente de celle que dépeignaient des adeptes de la néolatinité d’orsienne ou maurassienne émergeait dans les consciences. L’un des apologistes de la France nordique a observé qu’un peuple germanique, les Francs, a donné au pays son nom et, selon eux, son caractère[9]. L’actualité celtique et anglo-normande de France fut également invoquée en renfort de la thèse de la France nordique. Aux premières décennies du xxe siècle, la tension entre gauche et droite en France était canalisée dans ce débat contradictoire.

Barbeau, très minoritaire sinon isolé devant le consensus maurrassien qui règne au Québec, n’engage pas le débat. Il ne s’en prend ouvertement ni à Charles Maurras (1868-1952), qui passe pour être le maître-penseur du nationalisme néolatin, ni aux défenseurs de sa théorie, tout en laissant savoir, en 1920, qu’à son avis ses concitoyens de la classe « semi-intellectuelle », à force de s’abreuver aux « autorités » que sont le journal et le livre, sont dominés par « une dictature efficace, sise en des pays éloignés[10] ». En 1941 encore, il reprochera à son acolyte, Luc Lacoursière, de suivre « une méthode latine et dogmatique qui découle et aboutit à l’infaillibilité » – méthode que Barbeau, qui préfère une approche empirique, associe désormais à « la philosophie thomiste[11] ».

Barbeau persiste à vouloir attribuer à la paysannerie québécoise une racine, ou à tout le moins une âme, nordique. Sa ténacité ressort dans sa vision des jongleurs et des trouvères du Moyen-Âge français qui auraient préservé la tradition orale dans une ère de domination du Sud latinisant. Il se montre toujours fidèle à ce récit historique en 1962, au moment de publier Jongleur Songs of Old Quebec[12], dont une page est consacrée à la définition du jongleur. Il y emprunte à une encyclopédie courante qui distingue entre troubadour aristocratique et jongleur populaire. À cette formule, à laquelle il souscrit pleinement, il ajoute, à propos du jongleur français, qu’il remonte « aux origines du langage populaire en France[13] », faisant tacitement allusion au stade le plus primitif de la langue romane dans la France septentrionale : amalgame du francique (un parler germanique), du latin et de parlers gallois locaux. Cependant, ce n’est là qu’une nordicité linguistique ou démographique, une nordicité de conjoncture. Si le concept de la nordicité reste obscur dans cet argument, on verra qu’il s’éclaire à la lumière de l’application qu’en fait Barbeau aux milieux canadien et québécois.

Le Québec et le Moyen-Âge

De ce qui précède, on conclura que la quête romantique des origines nationales passe par le Moyen-Âge. La philologie européenne devient le cadre par excellence de l’essor des études médiévales en Europe, et le Québec intellectuel cherchera activement ses origines, lui aussi, dans le Moyen-Âge. L’avènement d’un intérêt accru pour le Moyen-Âge est signalé par la création, en 1930, de l’Institut d’études médiévales sous l’égide de la Maison d’études des Dominicains à Ottawa. L’Institut avait pour but, dans les années 1940, de « donner une connaissance complète du Moyen-Âge[14] ». Il est affilié à la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal en 1942, où il prend place officiellement en 1945.

Pour la défense et l’illustration de la thèse du lien entre Moyen-Âge et société traditionnelle au Québec, l’Institut est grandement redevable au père Lacroix[15]. Ses recherches sur la dimension médiévale du Québec remontent à 1950 et la publication de Pourquoi aimer le Moyen-Âge ? Selon un collègue, « Il a eu du début à la fin de sa carrière universitaire la conviction que la culture québécoise était absolument identique à “la” culture médiévale, comme si on pouvait mettre la culture au congélateur[16] ». Pour sa part, le père Lacroix exprimait ses convictions ainsi :

Nous serions en effet, à cause de notre histoire et de nos origines, les héritiers directs et fidèles du plus beau et du plus pur moyen âge : celui des xiie et xiiie siècles. L’histoire de nos croyances, celle de notre folklore, de nos habitudes, de nos coutumes et de notre langue, le prouverait[17].

Avant de conclure à l’existence d’une communauté d’intention entre le père Lacroix et Marius Barbeau, il nous incombe de noter tout ce qui les sépare. Leur divergence est parfois telle que l’on pourrait même dire qu’à certains égards, ils occupent des terrains mutuellement exclusifs. Le Québec séculier intéresse Barbeau, le Québec religieux intéresse Lacroix. La première inspiration du père Lacroix est historique, par contraste avec la philologie qui a guidé les pas du jeune Barbeau. Les recherches à caractère historique du père Lacroix remontent plus loin dans le temps (jusqu’au ve siècle) que celles des philologues ou de Barbeau[18]. Enfin, l’idéologie du père Lacroix n’était pas faite pour plaire à Barbeau. Lacroix établit l’édition critique des écrits de Lionel Groulx, idéologue par excellence du clérico-nationalisme[19]. Ce seul indice suggère que Barbeau, réputé incroyant et rebuté par l’idéologie des clercs, ne peut guère avoir entretenu de liens suivis avec le milieu du père Lacroix.

Par contre, avec le temps, le père Lacroix se rapproche sensiblement des méthodes et du milieu de Barbeau, car il est en relation avec « les chercheurs de l’Université Laval[20] » qui en sont les héritiers directs. Ces derniers lui avaient fait savoir, par exemple, que les habitants du comté de Bellechasse, dont il est originaire, « étaient réputés pour leur mémoire[21] ». Lui-même fils de conteur, et se rappelant d’avoir connu, dans son enfance, un certain Frenette « qui savait par coeur des centaines de chansons et de contes », Benoît Lacroix consacrera une étude à la « tradition orale » de Bellechasse[22].

La lente conversion du père Lacroix aux méthodes folkloriques s’était achevée vers 1967, alors que Barbeau s’apprêtait à quitter ce monde et que Lacroix mettait sur pied le « Centre d’études des religions populaires[23] ». Le père Lacroix inaugure en 1969, l’année même de la mort de Barbeau, son cours vedette, La religion populaire au Moyen-Âge. Sous sa direction, le Centre se dote d’une revue : Le Cahier d’études des religions populaires, dont la publication se poursuit jusqu’en 1973. Suivant un modèle connu, le Centre se constitue des archives d’enregistrements de contes et de musique populaire. Une kyrielle de colloques et de publications aura lieu. Les chercheurs font le tour de sujets tels que « le merveilleux », « foi populaire », « milieu naturel et cadre social », « folklore de la mer et religion », « les pèlerinages au Québec » et posent cette question chère à Barbeau : « Religion populaire, religion des clercs ?[24] ».

On le voit : l’ère de Benoît Lacroix fait suite à l’ère de Marius Barbeau. D’ailleurs, il semble que Marius Barbeau ait été étranger aux balbutiements médiévaux du père Lacroix. Nous sommes en présence de deux apôtres énergiques, venus d’horizons différents, oeuvrant indépendamment l’un de l’autre, et unis dans la certitude que la France médiévale survit en sol canadien. Chacun s’intéresse aux Canadiens français, mais Barbeau applique, en outre, sa théorie à l’autochtone. Il concrétise la spéculation philologique à travers l’étude des moeurs et de la culture matérielle de peuples vivants. Contrairement aux philologues imbus d’une vague notion de germanité, il touche au primitif en fréquentant habitants et autochtones. Leur associer l’idéal du primitif germanique revient à actualiser cet idéal. Si, au temps de Barbeau, la notion de primitif s’appliquait couramment aux Premières Nations, il en allait autrement de l’habitant. L’originalité de Barbeau est d’avoir assimilé celui-ci à l’autochtone primitif, conjuguant, pour ce faire, la philologie (pour sonder le passé de l’un) à l’ethnologie (pour interpréter le présent de l’autre). À ses yeux, la germanité du Moyen-Âge correspond à la mentalité de l’autochtone. L’habitant, héritier d’une âme primitive, est le proche parent spirituel de celui-ci.

En effet, Barbeau reconnaît l’existence de liens confraternels entre les populations locales de souche européenne et les Premières Nations. Ces dernières sont, à ses yeux, un peuple nordique par excellence, non pas, comme on peut penser, en raison du climat, mais en vertu de leur existence en milieu naturel. La bonne entente entre les deux peuples, allant jusqu’au métissage[25], est pour lui un signe d’unité spirituelle. Il monte en épingle l’exemple du peintre germanique Cornelius Krieghoff, qui savait partager le quotidien des Hurons d’Ancienne-Lorette en toute saison et notamment en excursion de chasse ou de pêche. L’aisance de cette fréquentation traduit une communauté de valeurs : c’est la rencontre du primitif européen (la germanité) avec le primitif nord-américain. Leur vécu en marge de la sylve primordiale aurait ranimé la germanité latente des colons français. Cette vision réductrice dispense Barbeau d’évoquer les dichotomies familières Nord/Sud ou romantique/classique : tout est ramené à l’opposition entre oralité et écriture. Le lieu importe plus, dans ce clivage, que le climat, la ville étant propice à la scolarisation, par contraste avec des campagnes reculées et la forêt, havres d’oralité et de savoir populaire[26], ce qui cadre avec les concepts de logos et de cosmos chez Eugenio d’Ors, nonobstant tout ce qui oppose Barbeau à cet idéologue.

Le plaidoyer de l’infatigable Barbeau est fondé sur une vaste et indéniable preuve matérielle – des milliers d’enregistrements, de photographies et de notations sténographiques –, patiemment amassée, ordonnée, interprétée et diffusée. Il prépare le triomphe de l’empirisme et du matérialisme – qui font la force de l’esprit nordique – sur la prétentieuse infaillibilité du rationalisme méridional.

Marius Barbeau et la science germanique de la culture

Il reste à identifier, sur le chemin de Barbeau, une tendance philologique qui postule la racine nordique et germanique de la culture française. Les philologies française et allemande ayant été bousculées par la guerre franco-allemande de 1870, il s’est produit entre elles une nette séparation[27]. Leur rapport est désormais antagoniste. Néanmoins, la bête exotique que nous recherchons – philologue français imbu de philologie allemande – n’est pas aussi rare que l’on voudrait le croire, non seulement du fait que la philologie elle-même est une retombée des esprits germanique et romantique, mais aussi que plusieurs philologues français avaient voulu, avant la guerre, parfaire leur formation en Allemagne. Gaston Paris (1839-1903), dont le père, Paulin Paris, fut au nombre des « grands romanistes » du xixe siècle[28], est de ceux-là[29], et il en fut profondément marqué. Selon Alain Corbellari, « toutes les méthodes philologiques qu’il préconise sont directement importées d’Allemagne[30] ». Reste qu’il prend fait et cause pour la France dans la confrontation de chiens de faïence qui suit la guerre. La germanité qui l’intéresse est celle de la France. Il n’aurait pas fallu que les érudits allemands s’en emparent[31] !

Marius Barbeau comptait parmi ses maîtres, à Paris, Joseph Bédier, élève et continuateur de Gaston Paris[32], de même que Georges Doncieux, qu’il qualifie de « disciple » de Paris[33]. L’émulation de leur méthode est consciente et volontaire : il intitulera Romancero du Canada le monumental recueil de chansons qu’il publiera en 1937, par allusion au Romancero populaire de la France de Doncieux (1904). Barbeau rivalise, en quelque sorte, avec ce dernier, au fur et à mesure qu’il retrouve, au Canada, plusieurs des mêmes chansons ou variantes des chansons que Doncieux avait relevées en France. Il proclame avec fierté : « Nulle part ailleurs [qu’au Québec] pourriez-vous mieux maîtriser les sources de la grande littérature française[34] ».

Quant à la façon positive de considérer ces « Barbares » qui ont scellé le sort de l’Empire romain, il s’agit bien évidemment d’un trait fondamental de la philologie allemande. Alain Corbellari souligne le caractère intuitif sinon même romantique de cette prise de position dans une collectivité d’érudits « postulant que ce dont on ne sait rien [la culture des “barbares”] a peut-être plus de chance de refléter un état primitif de civilisation que ce dont l’histoire a depuis longtemps marqué les délimitations (l’Antiquité classique)[35] ». Or cette caractérisation ironique rappelle également l’approche intuitive et, finalement, romantique de Paris et de Barbeau, mais déjà moins celle de Bédier et de Doncieux. Le patriarche, Paris, fait donc figure de pionnier du progermanisme qui colorera, pendant un temps, une certaine branche de la philologie française.

En outre, Gaston Paris est, selon Corbellari, « l’un des premiers savants français à s’intéresser aux rapports entre la littérature et la culture orale des campagnes modernes[36] ». Pour ces différentes raisons, entre autres, son nom s’impose dans la quête des antécédents de l’esprit de Marius Barbeau, mais il ne faudrait pas en déduire que Barbeau a puisé son progermanisme à une source unique. Nous en voulons pour preuve que son chemin croise, en Amérique même, celui de trois chercheurs d’origine allemande qui participeront à son oeuvre monumental : Franz Boas, Edward Sapir et Jean Beck. Il importe de reconnaître leur influence, afin de mieux la mettre en contraste, dans un second temps, avec celle de Gaston Paris.

C’est Franz Boas (1858-1942), éminent pionnier anthropologue en Amérique[37], qui, selon Barbeau, lui avait proposé d’étudier le folklore canadien-français dans le but d’en déterminer l’origine. Boas fit la suggestion à l’occasion de leur première rencontre, en 1914, dans le cadre d’une réunion scientifique à Washington[38]. À ce moment-là, Boas, qui a fait carrière aux États-Unis, était en poste à l’Université Columbia de New York. Barbeau, ainsi qu’on l’a noté, avait constaté dès 1911 la présence de folklore français dans la mémoire vivante des Hurons d’Ancienne-Lorette, près de Québec. À l’en croire, la suggestion de Boas fut déterminante dans la réorientation de sa carrière. Les deux hommes ont pu échanger en mainte occasion, par correspondance et de vive voix.

En 1925, Barbeau publie, conjointement avec Edward Sapir (1884-1939), son collègue du « Canadian National Museum » d’Ottawa[39], un recueil de 40 chansons folkloriques intitulé Folk Songs of French Canada[40]. C’est sous la direction de Franz Boas, dont il passe pour avoir été l’élève le plus brillant, que Sapir avait achevé ses études universitaires[41]. L’introduction, qui est l’oeuvre de Barbeau travaillant en étroite collaboration avec Sapir[42], rend compte de leur éveil à la certitude que leurs recherches invalidaient la théorie courante de l’origine de la chanson populaire au Canada français[43]. Mainte fois en cours de route ont-ils pu établir que cette origine, au lieu d’être récente, spontanée et locale comme le voulait la théorie, remontait, au contraire, au Moyen-Âge français. Les chercheurs, qui croyaient avoir affaire à « l’héritage indirect des troubadours de la France médiévale[44] », ont dû se rendre à l’évidence : « nombre de nos meilleures chansons appartiennent aux deux siècles suivants [l’ère des troubadours], qui oeuvraient, quant à eux, entre le onzième et le quatorzième siècle[45] ». Dans ces pages, on voit s’établir la jonction entre la philologie française et l’anthropologie empirique de Franz Boas. De même, y voit-on émerger, à travers ces reformulations, les grandes lignes du discours d’interprétation dont Barbeau ne déviera guère par la suite et qui marque un écart, mais non une rupture, par rapport à l’orthodoxie philologique. Fort des conclusions du philologue français Alfred Jeanroy (1859-1954), il adopte notamment la distinction que ce dernier a faite entre les troubadours de langue d’oc et leurs imitateurs plus au nord, dans les provinces de langue d’oïl.

Ainsi se pose, dans l’esprit de Barbeau et de Sapir, la question de la langue. Barbeau en arrive, manifestement à grand renfort d’inspiration philologique, à la conclusion que l’idiome de ces imitateurs remonte à la source même des langues romanes[46], contrairement à celui des troubadours, « qui représentaient la latinité médiévale[47] », et qui avaient par conséquent « consenti leur allégeance à une langue étrangère[48] ». C’est ainsi que la moins ancienne des deux traditions poétiques (celle établie plus au nord) émane d’un héritage linguistique plus ancien et, de ce fait, plus authentiquement français. De même, Barbeau conçoit-il que cette « strate ancienne de la littérature française » n’a jamais été totalement submergée par les influences néo-latines du Sud[49]. Ce discours est forcément parrainé par Sapir[50], et peut-être indirectement par Boas, car on y sent l’effet de l’empirisme qui caractérisait sa méthode.

Quant à Jean Beck (1881-1943), Barbeau, conscient de sa faiblesse en matière de philologie, se cherchera un conseiller pour l’interprétation des chansons qu’il découvre dans les rangs du Québec. Le nom d’un professeur d’origine alsacienne établi au collège de Bryn Mawr en Pennsylvanie lui est proposé. De son vrai nom Johann-Baptist Beck, cet homme incarne la rencontre des deux écoles de philologie, l’allemande et la française. Selon Haines, « [s]a formation s’avérait idéale pour ce qui est de conjuguer l’érudition française et allemande dans l’étude de la musique médiévale[51] ». Son biculturalisme tient en outre à sa scolarisation dans les deux langues, tantôt au lycée français tantôt au gymnasium allemand, ainsi qu’à ses études en philologie romane à Strasbourg. Comme l’observe Haines, la philologie allemande s’est forgée, au cours du xixe siècle, une expertise en études de la langue d’oc ancienne[52]. Beck, par l’entremise de son maître à penser Gustav Gröber, se trouve à l’avant-garde de cette tendance. Il est pressenti par ce dernier pour en devenir le porte-flambeau. L’attachement à la culture de la France néo-latine mobilise donc les germanisants, alors même que – ce qui est paradoxal – le goût de la germanité de la France médiévale règne chez Gaston Paris et sa suite. Beck sait dialoguer. Il est en rapport avec les héritiers intellectuels de Gaston Paris par l’entremise de son amitié avec Joseph Bédier, cet élève de Paris qui avait enseigné à Marius Barbeau[53].

Sur le plan intellectuel, Beck n’en a que pour les troubadours. Barbeau apprendra, grâce à cet homme, à mieux distinguer entre leur musique et celle du Nord, quoique Beck n’insiste pas sur cette distinction. Voyons de plus près son idée du troubadour. Le texte d’un opuscule non daté, La musique des troubadours : étude critique[54], révèle un pionnier musicologue davantage intéressé aux rythmes et aux modes qu’à la langue ou aux paroles des chansons[55]. Peu porté sur la philologie, sinon carrément en réaction contre elle, il n’en entame pas moins la première partie de son livre par un exposé au sujet de « Troubadours et Trouvères[56] ». À la surface, la distinction peu subtile qu’il fait entre ces genres ressemble à celle de Barbeau : « Troubadour et trouvère sont, en effet, les noms, l’un provençal, l’autre français, que, du xie au xive siècle, les auteurs de chansons en langue vulgaire portèrent en deçà comme au-delà de la Loire[57] », écrit-il. La racine commune de tous les mots servant à les désigner, explique-t-il, rend l’idée d’un compositeur et d’un parolier[58], mais Beck se pose la question : « Les troubadours et les trouvères ont-ils vraiment été les créateurs de la poésie chantée en langue vulgaire[59] ? » Bien avant les troubadours, selon lui, il y avait des musiciens nomades ou jongleurs qui « sillonnaient le pays du Nord au Midi […] s’arrêtant aux châteaux […] et aux carrefours des villes […] débitant [leurs chansons] dans la langue du peuple[60] ». Le clergé « réagit énergiquement contre la vogue de ces divertissements populaires[61] », en adaptant des versets religieux à la langue vulgaire et aux airs populaires, ce qui nous a valu de conserver « de la poésie religieuse en langue vulgaire » remontant aussi loin que le vie siècle. Cependant,

[…] il en est tout autrement de la poésie profane [étant donné que] la masse des laïcs ne savait ni lire ni écrire. De toute nécessité, la poésie non religieuse devait se transmettre oralement […] La question est de savoir si ces chansons profanes, antérieures à celles des troubadours, peuvent être considérées comme ayant constitué une littérature au sens propre du mot[62].

La démonstration que suscite cette question se résume à une réponse négative. L’avènement du troubadour est signalé par la floraison d’une nouvelle forme musicale, observe-t-il. Le mystère de cette coïncidence a intrigué, selon Beck, de nombreux philologues, qui ont tenté de l’expliquer de diverses façons, par exemple de « suppos[er] à la poésie des troubadours une origine populaire[63] », thèse que Beck écarte d’emblée, sous prétexte que « l’effort que suppose l’emploi de moyens raffinés répugne au génie plutôt fruste du peuple[64] ». Chez le peuple, on ne trouve, selon lui, que des « idées poétiques […] nécessairement très simples et peu variées », et quant à leur forme musicale et poétique, elle « témoigne dans la chanson populaire d’une grande pauvreté d’imagination et de facture[65] ». Ainsi est écartée la thèse d’une origine populaire des « chansons des troubadours, si subtiles et si compliquées dès le début[66] ». Barbeau, rappelons-nous, n’avait cure de la subtilité et du raffinement, du fait qu’ils évoquaient l’art de la cour ; mais il avait fermement cru, avant de rencontrer Jean Beck, que la chanson populaire du Québec reflétait l’héritage du troubadour.

Beck attribue l’échec des philologues à un défaut de méthode : « si érudit que puisse être le philologue il cherchera vainement, dans le vaste trésor des oeuvres littéraires […][67] » Selon lui, c’est la musique qu’il fallait d’abord étudier. S’ensuit un plaidoyer pour (et une démonstration de) l’approche musicologique dans l’étude de la question de l’origine de la musique des troubadours. Barbeau, musicologue lui aussi, n’a pas été insensible à ce propos, car il aimait vanter l’aspect naturel ou intuitif de la musique, par opposition à la parole. Puisque pour Beck « il est plus facile et plus sûr d’étudier les origines musicales de ces chansons que leurs origines poétiques[68] », il se propose donc une approche musicale afin de « trouver des points de contact entre la poésie des troubadours et les poésies antérieures[69] ». Dans les faits, cependant, il n’en est rien. Une fois le jongleur éliminé à titre de modèle des premiers troubadours, il n’est plus question de lui dans cette étude[70].

En dernière analyse, Beck ne distingue guère entre Nord et Sud, tout en attestant un dédain véritable pour le populaire et en limitant son aire d’étude au milieu courtois. Il va sans dire que Barbeau s’oppose en tout point à cette façon de voir, tout en partageant avec l’érudit alsacien la fascination pour l’histoire de la musique médiévale.

Qu’est-ce que Marius Barbeau aura retiré de sa collaboration avec Jean Beck ? Les consultations Beck-Barbeau se déroulent de 1917 à 1928. D’après les indications chronologiques qu’il donne, Barbeau attribuait, au début de cet intervalle, l’origine de la chanson populaire canadienne-française au troubadour français. Or Beck avait consacré sa thèse de doctorat, déposée en 1907 et rédigée en allemand, aux « mélodies des troubadours », qu’il transcrivait en notation moderne. Que Barbeau et Sapir aient pu éliminer catégoriquement le troubadour comme source de la musique traditionnelle du Québec tient vraisemblablement à la collaboration de cet homme[71] et à la disponibilité de son répertoire systématique. Puisque Beck rompt assez radicalement, en revanche, avec l’orthodoxie philologique française, on ne saurait le compter parmi les sources du germanisme curieux qu’embrasse Barbeau. Le contraste entre Beck et les philologues français est d’autant plus marqué que l’Esquisse historique de Gaston Paris, où s’affirme cette orthodoxie, a été rééditée en 1907 alors même que Beck soutenait sa thèse.

La France germanique selon Gaston Paris

La Britannica Online n’hésite pas à proclamer que Gaston Paris (1839-1903) était « le plus grand philologue français de son temps[72] ». Barbeau n’a pas été au même point ébloui. S’il ne montre pas d’attachement particulier à la science de cet homme, sauf pour reconnaître que c’était, justement, de la science[73], on peut observer, en revanche, qu’il a pris, tout comme Paris, le parti de présenter les résultats de ses recherches dans un langage et un format accessibles. Cette observation n’est pas anodine. La science qu’ils ont en partage – appelons-la comme on veut : ethnologie, philologie, anthropologie ou ethnolinguistique – est pour chacun une tribune. Dans l’idéal de la nation ils se rejoignent plus directement que dans les détails d’une construction historique. Il n’est donc pas futile de vouloir départager, parmi les certitudes ethniques de Barbeau, celles qui reviennent à Paris.

Nous avons constaté qu’une division entre les philologues de France et leurs collègues du pays voisin est apparue dans la foulée de la guerre franco-allemande. Or ce mouvement, en France, est doublé d’un schisme interne, relatif à la conception ethnolinguistique du pays. Se rangent d’un côté, avec Gaston Paris, les apôtres d’une conciliation centralisée fondée sur la prédominance du français qui se réclament de la langue francienne, ancêtre du français moderne ; de l’autre s’alignent les radicaux de l’autonomie provinciale, menés par les félibres, précurseurs du régionalisme provençal[74]. La thèse de l’unification politique se dresse contre celle de la pureté ethnique. Ce débat des années 1870 et 1880 anticipe celui que se feront entre eux, après le tournant du siècle, les régionalismes politiques : fédéraliste dans le camp de Charles-Brun et royaliste dans le sillage de Charles Maurras. Il anticipe la polarisation des régionalismes entre le Nord et le Sud par le fait de pourvoir l’imaginaire idéologique d’un espace géographique. Les plus modérés embrassent le Nord pour contrer la droite ultranationaliste identifiée au Sud. Observons qu’un clivage semblable caractérise les rapports, au Québec, entre Marius Barbeau et la communauté intellectuelle canadienne-française de son temps. Lui fait du Nord naturel, comme eux font du Sud aménagé, un lieu idéologique salutaire. Il se laisse aller, tout comme il est arrivé à ses homologues français de le faire, à un contre-nationalisme malaisé, centré sur la figure d’une France[75] dont la germanité apparaît comme l’antidote d’une latinité malvenue. Si la tension politique se dissipe au fil des ans, la polarisation demeure, comme en témoigne l’abondante rediffusion des écrits de Gaston Paris avant et après le tournant du siècle.

Gaston Paris affirme son identité intellectuelle dans le sillage de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Si ses premières publications remontent à la décennie précédente, le plus ancien de ses cours au Collège de France, qu’il diffusa en recueil en 1885 sous le titre de Leçons et lectures, remonte, quant à lui, à 1871[76]. Dans les pages de ce recueil, il définit la France « nordique », tout en liant l’histoire à l’actualité :

[…] la littérature, comme la langue française, appartient à la France du nord. […] Mais, d’autre part, ce domaine dépassait en plusieurs points les limites matérielles du royaume. Entre la Meuse, la Saône et le Rhône d’un côté, le Rhin et les Alpes de l’autre, les petits fils de Charlemagne avaient essayé de fonder un royaume, la Lotharingie, qui, mi-partie de roman et de tudesque, devait servir à la fois d’intermédiaire et de barrière entre la France et l’Allemagne, entre les deux grandes nationalités issues de l’empire carolingien. […] quand le trône de Lotharingie vint à vaquer, il arriva naturellement que la possession de cette magnifique bande de territoire fut disputée entre les Carolingiens de France et ceux de Germanie. Cette lutte, commencée il y a neuf siècles, on peut dire qu’elle dure encore, et elle vient de dérouler sous nos yeux un de ses plus terribles épisodes[77].

Voilà pour le pays géographique et politique. Cependant, il est une autre France médiévale, « morale » celle-là, que Paris se charge de décrire :

La vraie France […], celle qui a donné naissance à la littérature du Moyen-Âge, c’est à vrai dire l’ancienne Neustrie, entre la Loire et l’Escaut, plus le nord de la Bourgogne et la partie romane de l’Austrasie. C’est là que, la langue étant à peu près pareille et la civilisation uniforme, l’une s’exprima par l’autre dans la poésie[78].

Laquelle de ses images historiques correspond à la France nordique que décrit Marius Barbeau ? La question est académique : Barbeau, aussi, guette les preuves de l’unité culturelle. C’est la vraie France qu’il est convaincu de découvrir au Québec. Il faut reconnaître que le recueil de Gaston Paris, à travers sa vision complexe d’une nation en devenir, et nonobstant les multiples allusions à la cohabitation de peuples « tudesques » et « romans », n’en vient pas à définir la germanité qui distingue, à en croire l’auteur, la France des autres pays de la mouvance romane. Cette lacune est fonction, simplement, du point de départ, soit le xiie siècle – époque ultérieure à la fusion des deux peuples. Tournons-nous donc vers un ouvrage qui aborde cette question.

En 1907 paraît de Gaston Paris, à titre posthume, Esquisse historique de la littérature française au moyen âge[79], dans laquelle il se fixe pour but de dégager le « génie français […] dans l’immense production littéraire du moyen âge, et à [le] caractériser[80] ». Son étude, qui recouvre les « siècles allant de l’invasion germanique à la Renaissance[81] », s’ouvre sur une matière chère à Marius Barbeau : la germanité de la France. Le livre entier, à vrai dire, est voué à la défense de cette thèse. Paris formule dans les premières pages de l’introduction le passage que nous avons mis en exergue[82], juste après avoir affirmé ceci : « C’est en France que la société nouvelle issue de la conquête germanique a osé s’exprimer dans une poésie sortie de son sein, et véritablement indépendante de celle de l’antiquité[83] ». Le premier chapitre, portant sur l’époque mérovingienne, traite de la « Fusion des Barbares et des Romains », suivie d’une réflexion au sujet des « Éléments germaniques » de la France primitive. Antérieurement au ixe siècle :

[…] tout ce royaume […] forma une unité […] sous les rois francs. À l’ancien nom de GalIia se substitua le nom de Francia, France, nom profondément significatif dans sa formation puisqu’il se compose d’un thème germanique et d’une terminaison latine. C’est ainsi qu’une partie considérable de notre ancienne poésie, l’épopée, a pu, au moins dans ses monuments les plus anciens, être considérée comme représentant « l’esprit germanique dans une forme romane »[84].

On saisit mieux, à travers ces lignes, dans quel esprit Barbeau évoque la germanité et même le caractère « barbare » du peuple canadien-français. En effet, les termes de « Germain » et de « Barbare » sont synonymes sous la plume du philologue. Parmi la panoplie d’influences nordiques qui ont forgé la nation française à partir de la population latinisée qu’il appelle « Romani de Gaule[85] », Paris évoque l’influx des peuples germaniques. Leur présence aurait provoqué la dissociation, à l’époque mérovingienne, entre le parler populaire, ou lingua romana, et le latin d’usage. La différenciation du roman fut plus prononcée dans le Nord, selon Paris, en raison de la force numérique des Francs au sein de la population[86]. C’est en ce sens que Barbeau fera du qualificatif « roman » un quasi-synonyme de « germain[87] ». Paris résume : « Ces emprunts montrent que la pénétration de l’élément germanique a été intense, qu’elle s’est étendue à toutes les formes de la vie, et que les “Barbares” ont apporté aux Romains […] des industries nouvelles[88] ».

Malgré la recherche d’une certaine objectivité, Gaston Paris ne fait pas profession de neutralité en comparant Barbares et Latins. Il soutient que le génie français « n’a pu, au Moyen-Âge […] se développer en toute liberté », en raison « du voisinage de la tradition latine maintenue dans la classe instruite[89] ». À l’usure, le naturel français pâtit. Ainsi que Barbeau en viendra à le croire, la tradition latine, d’affirmer Paris, « est arrivée à dominer l’autre […] et finalement à la supplanter en grande partie[90] ».

À force de confronter les idées de Paris et de Barbeau, on voit se dessiner un grand parallélisme. Sans cet éclairage, la pensée de Barbeau doit paraître opiniâtre, sinon même incohérente, car il ne fait aucune démonstration des concepts les plus problématiques, dont celui en premier lieu de la germanité des Canadiens français, comme si les postulats et les conclusions d’une certaine philologie allaient de soi.

Passons à une autre matière chère à Barbeau, à savoir la supériorité de l’oral sur l’écrit. Gaston Paris entame son ouvrage par une réflexion sur « Littérature parlée et littérature écrite » en précisant qu’« une partie considérable des oeuvres que nous étudierons ne s’est pas, originairement, produite sous la forme écrite[91] ». Comme Barbeau après lui, il opère une distinction entre la tradition latine qui « appartient aux clercs » et la tradition des « jongleurs », qui constitue « la partie de beaucoup la plus intéressante de la littérature française au Moyen-Âge ». Cette dernière revêt, selon lui, la forme d’une « production vraiment originale, spontanée, […] sans souci de la tradition antique[92] ». On peut discerner, en sous-texte, non seulement la distinction entre langue écrite et langue verbale, mais aussi un préjugé favorable à cette dernière[93].

Rappelons la grande théorie de Barbeau, à l’effet que la France authentique – celle que la latinité aurait étouffée au Moyen-Âge – survivrait dans les rangs les plus reculés du Québec. Lors de ses « terrains » ou campagnes de recherche, il constatait la présence de quêteux qui, tel le jongleur médiéval, se promenaient de village en village, où, contre gîte et nourriture, ils puisaient dans un vaste répertoire de contes et de chansons dont plusieurs remontent aux temps immémoriaux. Selon Barbeau, le conteur québécois est le descendant direct du jongleur médiéval, ou encore de son alter ego nordique, le trouvère[94].

Il ne faudrait pas croire, en se fiant à son nom, que le jongleur européen n’amusait la galerie que par des acrobaties et des tours de main. C’était aussi, selon Paris, un musicien et un poète, « chanteur de geste[95] » dont l’épopée constituait le genre par excellence, et qui travaillait de mémoire, du moins à ses débuts. L’art du jongleur remonte loin dans l’histoire de la poésie de France, jusqu’à l’époque mérovingienne, toujours selon Paris. Aussi, la langue évolue-t-elle avec lui : « […] les jongleurs […] eurent soin, pour tenir en état d’usage leur gagne-pain, de renouveler entièrement, et sans presque s’en rendre compte, la langue des chansons qu’ils colportaient[96] ».

Gaston Paris s’avère peu systématique dans la description de ces personnages quasi mythiques. Il bémolise, par exemple, ses propos sur le caractère nordique et populaire du jongleur en observant, d’une part, sa présence historique en milieu aristocratique et, d’autre part, le caractère méridional de sa poésie[97]. Quant à la poésie de jongleur, Paris souligne le succès méridional de l’épopée, son genre par excellence, tout en observant que le Nord germanique s’y est montré peu réceptif, tant et si bien que l’épopée n’y a pas connu d’emprise forte[98]. Pourtant, le lecteur peut avoir cru, au départ, que le Nord était le fief du jongleur, par opposition au Centre et au Midi, pays du troubadour. D’entrée de jeu, le Nord paraissait comme le bastion du Moyen-Âge et de l’authenticité, par opposition au Sud latinisé. Paris, comme s’il visait à compromettre le dernier élément de sa grande hypothèse du lien naturel entre « oralité » et milieu populaire, soutient que l’oralité du jongleur des premiers temps s’estompe à mesure que ses chansons sont consignées sur la feuille. Le lecteur perd de vue la dimension populaire du jongleur, ou presque.

Paris résout plusieurs de ces problèmes dans son ouvrage de 1888, La Poésie du Moyen-Âge, là, par exemple, où il évoque l’animosité entre clercs latinistes et jongleurs, qu’on appelait « romanceurs » à la cour de Philippe II[99], lequel finit par les chasser, et ce toujours au xiie siècle. Dans une veine semblable, il relève le contraste entre « les anciennes épopées nationales » proposées par les « chanteurs populaires » et art plus raffiné. Si ces derniers, dont le genre est qualifié de vilain, valorisaient la « vie turbulente […] [ou] la force des passions[100] », leurs homologues raffinés s’adressaient à « une société qui […] recherche les plaisirs de l’esprit[101] ». L’univers social du chant se divise désormais, selon Paris, entre valeurs populaires et valeurs courtoises[102].

La lecture la plus attentive des écrits de Gaston Paris ne suffirait pas à en résoudre toutes les incohérences, ce qui laisse penser qu’il n’a pas sacrifié les contradictions historiques au nationalisme. On en veut pour preuve la mobilité de la figure du jongleur sur les axes idéologiques qui opposent les milieux populaire et aristocratique, le Nord et le Sud, le néolatinisme et le progermanisme, l’aristocratie et le milieu populaire. Barbeau se montre plus rigide. On doit également tenir compte du caractère spéculatif du propos de Paris quant aux époques lointaines qui n’ont légué que de maigres indices, et quelquefois rien du tout, relativement aux pratiques des poètes itinérants. Il s’ensuit que l’imprécision de l’idée du jongleur chez Barbeau n’est pas étrangère à l’état de la philologie qui l’inspire. Cela dit, Barbeau et Paris s’accordent pour se servir de la figure du jongleur comme véhicule de valeurs ajoutées. C’est lui qui donne son sens aux faits de l’histoire. Dans l’esprit de Paris, c’est un baromètre du Moyen-Âge. Il émerge après l’interlude carolingien et, lorsque, trois siècles plus tard, son art amorce le déclin, c’est l’ère médiévale tout entière qui décline[103] : « L’épopée […] se mourait déjà à la fin du xiie siècle : dans le xive, elle achève de s’épuiser[104] ». Barbeau y voit plutôt le dépositaire de la tradition orale : maillon de l’enchaînement qui s’étend sans discontinuité du Moyen-Âge à ses jours.

Tournons-nous maintenant vers la figure du troubadour, qui fonctionne, dans les récits de Barbeau et de Paris, comme le faire-valoir du jongleur. Lorsqu’elle est confrontée à ce dernier, qui incarne l’esprit français, le contraste ethnique est à son comble. C’est l’étranger, c’est l’Autre. Le troubadour, apprend-on, est arrivé plus tardivement que le jongleur[105]. L’origine gasconne, auvergnate ou provençale de sa musique est autre que « la veine proprement nationale [qui] continue de couler, soit à côté du courant venu du midi, soit en se mêlant a lui[106] ». On voit apparaître, dans le Nord, des imitateurs, car le troubadour ne réussit pleinement qu’en son milieu. Même adaptée aux goûts du Nord par les poètes du Nord, sa poésie sonne faux : « L’art imité des troubadours n’obtint pas dans la France du nord la grande place qu’il tenait dans sa patrie : les “trouveurs” professionnels n’y eurent jamais l’importance des troubadours […][107] ».

Sans le contredire dans ses grandes lignes, la version de Barbeau diverge en plusieurs points du discours de Paris. Écoutons Barbeau dans les pages de sa publication de 1935, Chansons populaires du Vieux Québec[108], où il invoque la théorie, non pas de Paris, mais du philologue Jeanroy :

Les jongleurs errants et les jongleurs de foire des provinces françaises du Nord, moins connus que les troubadours […] n’usaient pas de l’écriture. […] des savants, comme Jeanroy, ont observé que, pendant l’ère des troubadours dans le Midi, une renaissance littéraire obscure, à l’écart des influences latines, se faisait jour au nord, sur la Loire et en Normandie […]. Les troubadours représentent l’art roman, tandis que les jongleurs sont issus du gothique. […] Leur art […] gothique est plus français que l’autre […]

Barbeau s’accorde avec Paris pour reconnaître au jongleur, plutôt qu’au troubadour, l’origine de la chanson traditionnelle. C’est donc au jongleur qu’il attribue la musique folklorique qu’il a relevée en quantité dans les rangs isolés du Québec. Mais sa distinction entre jongleur et troubadour est plus nette :

Cependant que les troubadours s’inspiraient de la latinité exotique du Moyen-Âge, les jongleurs autochtones ne pratiquaient d’autre langue que celle de tout le monde […]. Ils étaient de loin les continuateurs de la civilisation préhistorique des Druides et des Celtes que l’invasion romaine […] n’avait pas dû totalement submerger.

Les chansons populaires de France, plus fidèlement conservées au Canada que dans les provinces françaises, proviennent sans doute de l’ancienne civilisation gallo-romane. Cette civilisation n’a pas été entièrement oblitérée par la haute culture latine qui, en France, a toujours prédominé.

L’ère du jongleur, non seulement est plus reculée que celle du troubadour, selon Barbeau, mais elle s’étend qui plus est jusqu’aux débuts de la modernité. Elle est donc plus près de nous, à la fin, que ne le croyait Paris.

L’art des jongleurs cessa d’exister dès les commencements de l’imprimerie, au xviie siècle, tout comme, deux siècles auparavant, celui des troubadours avait sombré avec les institutions sur lesquelles il se greffait.

Marius Barbeau, sans nier les conclusions de Paris relatives à la germanité, et tout en souscrivant à l’idée de la supériorité de la langue orale, assigne péremptoirement les troubadours au Sud et les jongleurs au Nord. Son jongleur et son trouvère ne s’adressent qu’au peuple, son troubadour va seulement milieu aristocratique. Son jongleur ne travaille que de mémoire, son troubadour apprend sa musique consignée à la feuille, etc. Barbeau a-t-il simplifié, comme on pourrait facilement le croire, ou bien une philologie de plus récente facture, revue et corrigée, affleure-t-elle dans cette classification caricaturale ? Il faudrait un temps plus considérable que celui dont nous disposons pour démêler les fils de la relation de Marius Barbeau avec des philologues plus jeunes. Pour l’heure, il est déjà utile de savoir que, sans afficher une obédience aveugle envers les principes établis par Gaston Paris, il n’en appartient pas moins au courant intellectuel qui en relève. Manifestement, les écrits du prestigieux philologue l’ont séduit; il restera toujours fidèle à l’esprit de sa méthode, dont il conservera les conclusions essentielles. Si cette méthode et ces conclusions ont peu évolué, et si la vision de la culture québécoise qui en découle accuse de bonne heure un caractère atavique, on pourra au moins reconnaître l’originalité de la perspective nordique de Marius Barbeau dans les milieux entichés de la latinité du Canada français.