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À la fin du film québécois Les filles du Roy (Anne-Claire Poirier, 1974), la réalisatrice fait se déshabiller lentement Danielle Ouimet, la comédienne qui avait personnifié Valérie (Denis Héroux, 1968). Poirier lit en voix over un texte où elle s’adresse aux hommes en disant : « Regarde-moi enfin telle que je suis… » Bien sûr, sa critique s’adresse aussi au film de Héroux et à la représentation féminine machiste qu’on y voyait, mais la figure de Valérie et la popularité de Danielle Ouimet y sont utilisées pour proposer une nouvelle représentation. La comédienne a participé aussi volontiers à cette oeuvre qu’à celle qui l’a inspirée. Une étude des figures empruntées, adaptées, recyclées, transférées d’un film à l’autre, dans ces deux films et dans de nombreux autres, montrerait probablement un réseau assez complexe d’échanges entre le populaire et l’académique. Mais ce genre d’études est plutôt rare, le cinéma populaire étant généralement considéré comme un mauvais objet, comme nous le verrons plus loin.

Nous tenterons dans cet article de démontrer qu’une approche moins élitiste de la culture populaire permettrait d’écrire une histoire du cinéma québécois qui rendrait mieux compte de son évolution en y étudiant davantage l’apport du populaire, de même que celui des autres disciplines. Nous nous inspirerons du titre coiffant les articles rassemblés ici, « L’indiscipline de la culture », pour essayer d’échapper aux limites de la discipline, mais aussi à sa stratification interne. Nous devrons d’abord exposer ce que les théoriciens ont écrit sur la question du populaire ; nous devrons ensuite discuter leurs hypothèses actuelles en les appliquant à quelques aspects du cinéma québécois ; nous conclurons en suggérant quelques pistes d’examen du cinéma québécois selon cette approche indisciplinée, ou moins disciplinée.

Comment écrire une histoire inclusive plutôt qu’exclusive, tout en admettant une hiérarchie qui ne soit pas discriminante, dans la discipline et entre les disciplines ? Peut-être faudrait-il penser à une configuration plutôt qu’à une hiérarchie ? Nous verrons comment un divertissement vernaculaire est devenu le 7e Art, et comment cette anecdote peut contribuer à une histoire culturelle qui serait un parcours aléatoire et transversal dans une configuration plutôt qu’une description linéaire de strates fixes et de cloisons superposées dans une hiérarchie verticale. Pour ce faire, nous parlerons d’abord de définitions, bien sûr : culture populaire et culture élitiste, ou académique ; puis nous traiterons de l’histoire du cinéma dans cette perspective et de l’histoire du cinéma québécois. Le cinéma populaire peut-il faire partie de la culture cinématographique ? Et la culture cinématographique indisciplinée peut-elle faire partie de l’histoire de la culture ? Pourquoi en fut-elle longtemps absente, et pourquoi l’est-elle encore trop souvent ?

Notre réflexion empruntera aux études culturelles (cultural studies), dont on a beaucoup critiqué et contesté les limites, mais qui sont encore promues par divers chercheurs, tels que le québécois Benoît Melançon, dans ses études sur le mythe du hockeyeur Maurice Richard, ou encore l’équipe américaine dirigée par Henry Jenkins. Celui-ci connaît et assume les critiques relatives à l’optimisme ou à la candeur des études culturelles, en particulier dans les travaux de John Fiske, mais il propose de revaloriser et d’actualiser la perspective et la méthode des théoriciens de cette approche. Une des motivations de ce retour semble être la volonté de contourner la condescendance inhérente aux études académiques ; dans le premier texte de leur ouvrage Hop on Pop, Jenkins et ses collaborateurs se demandent comment un intellectuel peut aborder le populaire sans le trahir. Le statut de fan et l’utilisation de l’expérience personnelle deviennent des éléments importants de leur méthodologie. « [W]e are interested in the everyday, the intimate, the immediate ; we reject the monumentalism of canon formation and the distant authority of traditional academic writing[2] ». Nous verrons que les propos de Benoît Melançon recoupent ceux-ci et décrivent les études culturelles comme une approche plus pertinente parce que moins disciplinée. Cette relative indiscipline n’empêche pas la rigueur, elle l’engage plutôt sur un autre parcours.

Le populaire : mauvais objet, mauvaise théorie

Pour beaucoup de critiques et d’universitaires, la culture populaire semble un bien mauvais objet et sa simple mention en irrite plusieurs. Les exemples abondent dans l’histoire du cinéma québécois. Cette condescendance vise parfois jusqu’au public, par exemple lorsqu’un commentateur anonyme écrivait au sujet de La petite Aurore l’enfant martyre (Jean-Yves Bigras, 1952) que « s’il n’a pas soulevé la colère de ceux qui peuvent encore se mettre en colère, provoqué l’indignation et le dégoût d’une large partie du public, c’est que nous sommes décidément un peuple d’abrutis[3] ». Certes, Aurore pourrait être associé à une époque primitive et rudimentaire du cinéma québécois, mais le contexte ne justifie pas davantage les insultes publiques. Plusieurs années plus tard, et pendant des époques plus fastes, d’autres critiques ne seront pas plus tendres. Un des plus virulents fut sans aucun doute l’écrivain Claude Jasmin, commentant La mort d’un bûcheron (Gilles Carle, 1973) dans le Journal de Montréal. Il n’avait vraisemblablement rien compris au film et aux intentions du réalisateur et ne retint du film qu’« [u]n bouillon indigeste, des sacres, des propos scatologiques, du nudisme dépassé. Gilles Carle se lance dans le “commercialisme” le plus racoleur et le plus bas ![4] »

Chaque génération d’oeuvres audiovisuelles est diabolisée dès son apparition et n’est légitimée qu’après un processus de sélection largement basé sur le rejet de tout ce qui est jugé moins raffiné. Ce fut le cas pour le cinéma, ce le fut pour la télévision, ce l’est pour le jeu vidéo, ce le sera probablement pour les nombreuses oeuvres qui jaillissent déjà des technologies et de la culture numériques. L’esthétique facilite le travail du critique qui fait surtout du tri, mais elle laisse l’historien et le théoricien face au problème de décrire et d’expliquer l’énorme corpus baptisé culture populaire, dont l’étude demande autre chose qu’un tamis fin et qui doit être faite surtout en amont de cet appareil.

La théorie de la culture populaire souffre également des mêmes préjugés : le mauvais objet mène à une mauvaise théorie. Rappelons quelques énoncés de ses principaux théoriciens, qui ont été assez vite repoussés vers les marges par les gardiens du bon goût :

La culture populaire est produite par des groupements non-institutionnels [sic] de personnes que le système social prive matériellement et discursivement de l’accès à la culture légitime. […] Il y a toujours un élément dans la culture populaire qui reste hors du contrôle social, qui échappe ou s’oppose aux forces hégémoniques. La culture populaire est toujours une culture du conflit. […] La culture populaire est produite en relation avec les structures de la domination. Cette relation peut prendre deux formes principales – celles de la résistance ou de l’évasion[5].

Ces propositions viennent de John Fiske, qu’on associe souvent aux cultural studies, mais qui pourtant ne revendiqua pas toujours cette étiquette. Selon lui, on ne trouve pas la culture populaire seulement dans les oeuvres, mais aussi dans la manière de les interpréter. Il donnait comme exemple les aborigènes australiens qui ont fait du personnage de Rambo une figure de résistance, ou les immigrants russes en Israël qui voyaient dans la série télévisée américaine Dallas une critique du capitalisme[6]. Chez les Français, c’est peut-être Michel de Certeau qui est le plus proche de ces thèses, qu’on pourrait appliquer au travail des « bonimenteurs de vues animées », ces acteurs qui commentaient les films muets : on voyait dans les films commentés verbalement des objets détournés de leur « sens premier » et utilisés ou interprétés autrement. (Nous reviendrons plus loin sur cet exemple.) Il faut rappeler ici cette fameuse citation de M. de Certeau :

À la production des objets et des images, production rationalisée, centralisée […] correspond une autre production dissimulée en consommation, une production rusée, dispersée, silencieuse et cachée, mais s’insinuant partout. Elle ne se marque pas avec des produits propres, mais elle se caractérise par des manières d’employer les produits diffusés et imposés par un ordre économique dominant[7].

Selon cette approche, il ne faut pas seulement faire une histoire de la culture populaire à partir de textes, mais à partir de la réception et de l’interprétation des oeuvres dans diverses couches sociales. Pour intégrer la culture populaire à l’histoire de la culture, il faudrait donc tenir également compte de ces interprétations, et ensuite des jugements auxquels elles donnent lieu dans le processus d’institutionnalisation. Au lieu d’aller lire les textes de la critique cinéphilique sur les films d’auteur, il faudrait regarder aussi les descriptions critiques concernant les films « commerciaux », il faudrait voir également les textes de la promotion commerciale et chercher d’autres sources nous renseignant sur les oeuvres non valorisées et sur leur interprétation : la publicité, les fanzines, les magazines à potins, les sites Internet de fans, les blogues, les forums, etc. À partir des textes légitimant des oeuvres, il faudrait déduire quelles autres oeuvres sont écartées, rejetées ou négligées, et constituent néanmoins en bonne partie la base cachée de la pyramide sur laquelle est édifiée l’institution.

Les travaux de Fiske ont été critiqués et nuancés surtout en ce qui concerne leur optimisme envers le pouvoir du spectateur[8] (Fiske parlait de « semiotic democracy »), mais ils ont tout de même été féconds dans le champ des études culturelles et trouvent encore leurs partisans aujourd’hui. Henry Jenkins a récemment rédigé une intéressante préface à la réédition du livre de Fiske Understanding Popular Culture[9]. Il rappelle entre autres que si Fiske semblait négliger le pouvoir asservissant des technologies, c’est qu’il s’intéressait surtout au pouvoir du social dans les transformations techniques, et non parce qu’il ignorait l’importance des déterminations technologiques : « Quite the opposite, utopianism represents a powerful form of social criticism – one which begins by identifying the ideal, focusing on our shared dreams and collective hopes, spelling out what it is we are fighting to achieve[10] ».

Jenkins rappelle que Fiske définissait la culture comme un processus social en constante transformation, un processus où le contrôle institutionnel est constamment confronté à la créativité collective et aux myriades d’opérations que cette dynamique génère. Il rappelle aussi la filiation entre Fiske et les pères fondateurs des cultural studies, en particulier Stuart Hall pour qui la culture était faite et refaite dans l’esprit de tous les individus, par toutes les opérations d’interprétation personnelles, tandis que Fiske s’intéressait davantage aux aspects collectifs de ces opérations[11]. Jenkins, théoricien important des nouveaux médias et de la culture numérique ludique, extrapole pour montrer que les postulats de Fiske s’appliquent aussi bien à cette nouvelle culture interactive où producteurs et consommateurs, auteurs et spectateurs, se rencontrent plus activement ; au contraire de ce qu’en disent ses détracteurs, le jeu vidéo exige de ses amateurs autant de compétence et de sens critique que la lecture romanesque, et constitue lui aussi le lieu de production de « transactions culturelles » individuelles ou collectives.

Jenkins revendique également l’héritage culturel de Pierre Bourdieu, en qui il voit l’inspirateur d’une partie des recherches des théoriciens anglais des études culturelles, et en particulier des travaux sur les « subcultures » de Dick Hebdige. Ces recherches sont pour Jenkins l’illustration des deux modes de l’esthétique distingués par Bourdieu : le bourgeois et le populaire. Le premier est marqué par une distance critique explicite face aux oeuvres d’art, tandis que l’autre les reçoit de façon plus candide et émotive. « Such divisions in experience offer a model of class analysis of the critical reception of popular culture within the aforementioned high culture and low culture traditions[12] ».

Une source plus proche de nous revalorise d’une certaine manière les énoncés de Fiske et des autres tenants des études culturelles : Benoît Melançon, dont les études sur Maurice Richard comportent des questions et des réponses très pertinentes pour notre étude[13]. Le livre de Melançon est maintenant bien connu, mais il a aussi écrit un texte très inspiré sur l’approche théorique illustrée par son ouvrage, où il précise que la réflexion qui y a conduit l’a forcé à réfléchir aux études littéraires et à leurs relations avec les études et l’histoire culturelle[14]. Il souligne que si les études littéraires sont sorties depuis 30 ans de leur « altière solitude » c’est surtout grâce aux historiens de la lecture, et que ces travaux d’histoire culturelle ont évidemment des liens avec les cultural studies. Il écrit fort à propos et bien distinctement :

Une conception légèrement différente des cultural studies, dont je me sens plus proche, postule qu’il est nécessaire de considérer les objets culturels réputés « populaires » avec le même sérieux que les objets réputés « élitistes ». Cela ne veut pas dire que ces objets « populaires » sont aussi complexes, ou riches sur le plan esthétique, que les autres ; cela signifie qu’on ne les comprendra jamais si on se contente de les mépriser[15].

Melançon poursuit en précisant qu’il s’inscrit dans le courant baptisé « histoire culturelle » théorisé par Pascal Ory et dont il voit chez Roger Chartier un des meilleurs représentants. Son étude sur « les yeux de Maurice Richard » vise à comprendre les différentes représentations du mythe du célèbre hockeyeur, diffusées autant par les spots publicitaires et les articles de journaux que par les films populaires. Au terme de son parcours, il conclut que, pour bien comprendre le phénomène, les cultural studies et l’histoire culturelle lui ont été beaucoup plus utiles que les « études littéraires immanentistes ». Il ne disqualifie pas celles-ci, mais répète que la compréhension de son objet l’a mené à des choix qui lui paraissent plus appropriés. Nous allons expliciter ce choix et montrer comment il peut s’appliquer tout aussi bien à une étude indisciplinée du cinéma.

Dans le champ opposé, comment définir la culture savante ? On peut répondre par une définition de l’institution, qui nous dira comment elle peut discipliner la culture : « Les manuels de sociologie donnent l’institution pour un ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou un code[16] ». Jacques Dubois, théoricien de l’institution littéraire, résume ainsi les définitions courantes. Le cinéma pourrait sembler échapper à cette définition, mais il y correspond pourtant assez bien ; c’est une pratique basée sur des textes dont la légitimité est évaluée par des gens ayant acquis une certaine compétence dans la discipline, et dont souvent la formation est littéraire. Dubois souligne d’ailleurs que

[s]i l’institution est bien relativement fermée sur elle-même, elle est en même temps au centre d’un système plus large – et parfois très vaste – auquel elle impose un certain nombre de ses règles, et, de toute façon, son hégémonie. C’est sous cet angle, d’ailleurs, que la littérature apparaît le mieux comme appareil idéologique spécifique mais diversifié et couvrant tout le terrain social[17].

Dubois explique que la littérature n’a pas de charte ou de code comme tel, mais que sa pratique est néanmoins balisée par les autorités de la critique, de l’édition, de l’enseignement. Là encore, ce modèle correspond assez bien au monde du cinéma. C’est un art narratif dont la création est confiée à des réalisateurs évalués par des pairs et des experts dans un système comportant aussi un enseignement et une diffusion publique. Il faut préciser – et y insister – que dans le Québec de 1900 la littérature nationale était en émergence et encore faiblement institutionnalisée, et que le cinéma était presque totalement importé et la production nationale très faible. Il faut souligner malgré tout que les deux disciplines étaient déjà enseignées, évaluées par la critique dans les journaux et offertes dans le commerce, c’est-à-dire que le public pouvait les rejeter s’il ne les appréciait pas. Les deux pratiques étaient également soumises à la censure de l’État en plus de celle de l’Église, et cette institution de la morale était alors beaucoup mieux structurée que celle de l’art.

Examinons maintenant comment ces quelques remarques théoriques pourraient nous permettre d’aborder quelques contributions de la culture populaire à une histoire élargie de la culture et des pratiques culturelles.

Les bonimenteurs de films

Une histoire culturelle et indisciplinée du cinéma québécois a déjà permis d’en réécrire l’émergence[18]. Intéressés par les pratiques plutôt que par les films, les historiens contemporains se sont tournés vers les spectateurs plutôt que vers les auteurs et ont trouvé entre les deux un médiateur : le bonimenteur de films. Les premiers films étant très courts et souvent peu narratifs, en plus d’être « muets », leur présentation fut rapidement confiée à un commentateur qui en expliquait divers aspects. Assez rapidement supplantés par le scénario et le montage alors que les films se raffinaient, ces bonimenteurs conservèrent leur emploi beaucoup plus longtemps dans les sociétés minoritaires et les pays coloniaux. Au Québec, plusieurs ont exercé leur métier jusqu’à l’arrivée du cinéma parlant, et le plus connu d’entre eux, Alex Silvio, profita de sa popularité pour vendre une formule de spectacle mixte qui lui permit de gérer plusieurs théâtres au milieu des années 1920 à Montréal[19].

La critique de l’époque s’intéressait aux films et presque jamais aux commentateurs. L’examen de leur travail fait pourtant apparaître une autre histoire du cinéma au Québec, sinon du cinéma québécois. Mais pour écrire cette histoire, il a fallu chercher ailleurs que dans les anthologies et les biographies d’artistes ; les meilleures sources ont été les publicités et les chroniques de spectacles des journaux, d’où est extrait la plupart des informations sur les bonimenteurs. Les autres sources viennent souvent d’autres champs, en particulier de l’histoire du théâtre burlesque, racontée davantage dans les souvenirs des acteurs que par des textes critiques rares et schématiques, puisqu’il s’agissait d’un art verbal, comme celui du bonimenteur. Le rôle des « conférenciers », comme on les appelait à l’époque, consistait pour beaucoup à traduire les intertitres des films américains ; les autorités de l’époque étant particulièrement puritaines, il est certain que le commentaire devait être à la fois prudent et attrayant, ce qui explique sans doute la teneur d’une des rares mentions du travail de Silvio : « Un commentateur de films, Alex Silvio, fait la joie des spectateurs avec ses savoureuses narrations d’idylles échevelées, ses trouvailles de moralité et de préceptes avant-coureurs de nos impayables Courriers du coeur[20] ».

Un autre aspect du travail des conférenciers ne peut apparaître que si l’on sort du cadre des études du cinéma, du film, des réalisateurs. Les premiers bonimenteurs de films se rencontraient surtout parmi les nombreux acteurs français de théâtre qui faisaient carrière à Montréal (Cartal, Meussot, Aramini, de Reusse, etc.), lesquels obtinrent ainsi un supplément de revenu lorsque les « scopes » se multiplièrent entre 1906 et la Première Guerre mondiale. Toutefois, le début des hostilités les força à rentrer en Europe pour s’enrôler, et leurs remplaçants furent recrutés chez les comédiens canadiens-français (Desrosiers, Pétrie, St-Charles, Silvio, etc.). Ceux-ci appartenaient souvent à une autre tradition : ils venaient du théâtre burlesque, fondé surtout sur l’improvisation autour de canevas comiques, et ils s’exprimaient avec la langue et l’accent de la rue[21]. Le vernaculaire québécois de cette époque était une langue bâtarde qu’a bien écrite le comédien Henry Deyglun :

Les interprètes parlaient une langue franco-américaine qui avait cours dans les manufactures et sur les rues. C’était un « franglais » d’avant la lettre, à cinquante pour cent de joual pour cinquante pour cent de slang. Montréal n’a jamais parlé une langue plus bâtarde qu’au temps des « années folles ». Les comiques de burlesque (par ailleurs pleins de talent) tiraient de leur baragouinage des effets comiques inouïs[22].

Il est évidemment bien difficile de préciser ce que disaient les comédiens du burlesque, sur la scène ou à côté de l’écran, parce qu’ils improvisaient et ont laissé peu de textes. Néanmoins, leurs souvenirs, les quelques textes retrouvés, les études sur le burlesque et la revue indiquent bien qu’ils utilisaient beaucoup cet argot émergent qui devint le joual urbain, la langue populaire des Canadiens français à Montréal et ailleurs au xxe siècle. Une histoire culturelle du cinéma québécois doit s’intéresser non seulement à la pratique du boniment de films, mais également à la langue dans laquelle celle-ci s’exerçait et aux interprétations qu’elle pouvait susciter. Si le théoricien ne s’intéresse qu’aux films diffusés à l’époque, il conclura que le spectateur montréalais admirait le cowboy et rêvait à la conquête de l’Ouest, subjugué par la nouveauté et la puissance du récit et du langage cinématographique des États-Unis. Pourtant, s’il tourne les yeux vers les textes disponibles, s’il étudie le contexte historique, s’il tend l’oreille vers le bonimenteur, il n’a certes pas un accès direct au cerveau du spectateur, il découvre une médiation dont il ne peut que constater la variabilité et qui peut aller du registre le plus conservateur à un autre presque subversif. L’indiscipline de la culture doit sans doute inclure celle des hypothèses et des évocations, mais elle n’exclut pas de ce fait leur pertinence ou leur rigueur.

Le populaire et les débuts de la critique

Dans son article « Cultural Studies and Film » de l’Oxford Guide to Film Studies, Graeme Turner rappelle que le cinéma a été le premier spectacle populaire à devenir un art[23]. Il faut souligner cette observation et ajouter que cet anoblissement du 7e art a changé considérablement la configuration des « Beaux Arts » et rapetissé un peu leurs majuscules. Ce n’est que lentement toutefois que le cinéma a été reconnu comme un art, et cette acceptation s’est souvent faite par le jugement de la critique venue d’autres champs. Pourtant, pendant quelque vingt années « primitives », le cinéma était devenu le spectacle de masse préféré dans le monde entier ; de façon phénoménale, il avait même permis la constitution de fortunes colossales chez ceux qui dirigèrent son industrialisation.

Quand le cinéma fut reconnu comme art, on vit apparaître des institutions qui lui étaient propres. La critique commença à étudier le langage que les premiers cinéastes avaient développé vingt ans auparavant et à évaluer les oeuvres en fonction de l’esthétique nouvelle intégrée dans les films. De populaire qu’il était jusque-là, le cinéma se partagea dès lors entre entre populaire et académique – Charles Chaplin et David Griffith devinrent de grands artistes, tandis que les autres réalisateurs devinrent des « tâcherons » travaillant pour l’industrie. Turner rappelle comment des cinéastes américains sont graduellement passés d’une considération commerciale à un statut d’auteur : John Ford, Alfred Hitchcock et bien d’autres. Il rappelle aussi que Jean-Luc Godard a rendu, dans À bout de souffle, un hommage au cinéma américain de série B et à son acteur favori, Humphrey Bogart. Rappelons aussi que depuis 25 ans la relance de l’étude du cinéma des premiers temps a permis de montrer que son caractère anarchique et vernaculaire n’implique aucunement l’absence de critères esthétiques ; ils étaient simplement différents, venus de pratiques qui n’étaient pas considérées comme des arts (lanterne magique, théâtre burlesque, etc.).

Au Québec, la valorisation du cinéma comme art a été retardée par le discrédit longtemps jeté sur lui par l’élite clérico-nationaliste. La critique de films n’apparut que très lentement, chez les anglophones d’abord, le premier vrai critique ayant probablement été le chroniqueur de théâtre du Montreal Daily Star, Stanley Morgan Powell. Le cinéma était déconseillé à cause de sa morale douteuse, mais aussi parce qu’il était importé et introduisait des valeurs contestées qui venaient du présent plutôt que du passé, de l’étranger plutôt que du terroir. Morgan Powell entama vers 1920 une lutte contre la sévérité extrême de la censure. Le seul journal francophone qui l’appuya résolument fut Le Pays[24], journal libéral radical qui consacrait souvent des articles aux possibilités didactiques du cinéma, reproduisait des textes du critique français Louis Delluc et appelait à la production de films historiques canadiens-français. Dans les textes de Delluc reproduits, on trouve par exemple une longue réflexion sur les films de plus en plus appréciés créés à partir des romans-feuilletons, quintessence de la littérature populaire[25].

Pendant que notre « élite cultivée », ou du moins une bonne partie de celle-ci, tirait à boulets rouges sur le cinéma, la « masse » consommait ce divertissement et assurait la fortune de ses producteurs et importateurs. La modernité tant surveillée et réprouvée pénétrait de façon massive dans l’imaginaire des nouveaux citadins et sans doute de bien des campagnards. Comme l’écrit l’historienne Miriam Hansen, le cinéma n’était pas seulement une nouvelle technique et un nouveau langage, c’était une nouvelle sensation, une nouvelle perception, et il était en somme inéluctable que l’institution dût un jour en tenir compte[26]. Pourtant les historiens l’oublient encore souvent. Quand on fait l’histoire du cinéma québécois, on continue à répéter souvent qu’il est apparu vers 1960 avec la Révolution tranquille et qu’Ernest Ouimet et J.-A. Homier, qui en furent les premiers pionniers entre 1900 et 1930, ne furent que des précurseurs isolés. Pourtant les spectateurs québécois ont vu des films depuis 1896, et la culture qu’ils ont acquise par ces films, qu’ils soient importés ou pas, devrait faire partie de l’analyse lorsqu’il s’agit de produire une histoire de la culture québécoise, tant académique que populaire. C’est une histoire longtemps coloniale sans doute, et peut-être est-ce la raison pour laquelle on aimerait mieux l’effacer d’une histoire nationale « épurée », mais si on peut l’effacer des textes on ne peut l’effacer du réel.

L’histoire des débuts de la critique de films au Québec est marquée elle aussi par une sorte de processus de légitimation externe. Les premiers textes critiques sur le cinéma sont rédigés par des critiques spécialisés dans d’autres domaines, comme le montre une étude en cours sur l’émergence de la critique dans la presse populaire pendant les années 1920[27]. La première chronique offrant périodiquement des critiques de films, apparue dans La Patrie de Montréal au début des années 1920, est consacrée aux spectacles en général (elle est intitulée « Théâtre, Musique, Cinéma ») et ses rédacteurs sont d’abord des spécialistes de la musique, de la littérature et du théâtre : Gustave Comte, Jean Nolin, Henri Letondal. Ces critiques sont peu attirés par le cinéma et ils ne savent pas encore bien comment parler de cette forme de spectacle qu’ils trouvent moins artistique que la musique ou le théâtre. Aussi la comparaison avec ces autres arts est-elle fréquente. Peu connaisseurs des aspects techniques du cinéma, ils s’intéressent surtout au scénario et à la mise en scène. Letondal écrit que « [l]a photographie animée et mécanique de la vie ne peut donner qu’une simple illusion dont les cinématophiles devront finir par se lasser[28] ». Nolin pense que le théâtre offre le spectacle de la vie elle-même alors que le cinéma ne peut en être que l’image[29]. Tandis que Comte s’inquiète de la disparition du théâtre, Nolin craint le déclin du cinéma s’il « ne donne pas au scénario une portée intellectuelle au moins aussi grande que la technique offre à la réalisation matérielle du film[30] ».

Malgré ces réserves, graduellement, leur connaissance du cinéma s’affine et se spécialise et les critiques apprennent à en juger l’esthétique particulière. Ils lisent les critiques français et les citent, reprenant à l’occasion leurs jugements lorsque ceux-ci discutent des films américains avec un point de vue européen. Ils considèrent ces deux cinémas, l’européen et l’américain, comme très distincts malgré leurs opinions disparates à leur égard ; ils semblent cependant privilégier les films français dont ils admirent les scénarios, qu’ils préfèrent à l’action trop importante selon eux des films hollywoodiens. Lorsqu’ils ont à parler des trop rares films québécois, par exemple Madeleine de Verchères (J.-A. Homier, 1922), ils réclament l’indulgence et l’appui du public. Cela dit, leur approche du cinéma est celle d’esthètes cultivés pour qui le goût populaire semble toujours poser problème.

L’étude des archives de la commission Boyer, formée pour enquêter sur l’incendie du cinéma Laurier Palace qui causa la mort de 78 enfants à Montréal en janvier 1927, montre que les représentants de la classe ouvrière ne voyaient pas du tout le cinéma de la même façon que l’élite dirigeante. De très nombreux syndicats s’opposèrent à la fermeture des cinémas le dimanche, disant que le film était un divertissement de bon aloi et qu’ils ne pouvaient y aller que ce jour-là. Ils ne parlaient que rarement de morale, tandis que cet aspect était presque le seul invoqué par ceux qui voulaient fermer les « salles de vues animées ». Ceux qui n’allaient pas au cinéma voulaient l’interdire à ceux qui le fréquentaient, ils voulaient imposer leurs choix moraux différents, et l’esthétique était le dernier souci des intervenants. Ce débat montre assez bien que l’histoire de la culture ne peut être l’histoire d’un seul discours sur la culture, il faut contextualiser les discours esthétiques et montrer comment ils constituent un jugement sur les rapports entre les classes sociales et leurs préférences. L’histoire du courant clérico-nationaliste québécois en art est une histoire de la résistance de l’élite traditionaliste contre l’émergence de la modernité et la montée des idées libérales et démocratiques ; c’est aussi une histoire qui élide le rôle des couches populaires de la société dans l’émergence du cinéma comme pratique sociale et comme art national.

Cinéma, institutions et histoire culturelle

Les pratiques culturelles et les arts sont régis par des institutions, par un ensemble de règles, de normes, de lois, de méthodes et d’organisations qui les définissent et les surveillent. Le cinéma, invention nouvelle, fut assez rapidement institutionnalisé dans les autres pays, mais au Québec cela se fit lentement. Les entreprises de distribution étaient en quelque sorte une institution, mais elles étaient surtout là pour diffuser le film étranger et avaient peu de pouvoir, sinon un pouvoir de sélection, qu’elles n’exerçaient qu’assez faiblement. Malgré son rôle discutable, la censure, organisée en 1913, pourrait être considérée comme la première institution importante de l’histoire du cinéma québécois, mais elle ne considérait que l’aspect moral des films, dont elle mutilait lamentablement l’esthétique. Elle eut cependant longtemps, jusqu’à sa réforme au milieu des années 1960, un pouvoir et une influence considérables, qu’ont bien montrés les études récentes et fouillées qui lui ont été consacrées par Yves Lever, entre autres[31].

Une autre institution importante fut l’Office national du film (ONF), fondé en 1939, mais elle n’était pas québécoise, ni canadienne-française, elle était canadienne. Son premier mandat fut de faire connaître l’effort de guerre, auquel beaucoup de Québécois s’opposaient. Son succès mitigé et discutable en fait une institution un peu marginale pour un temps au Québec, nonobstant la qualité des films qu’on y produisait. La seconde institution en importance fut donc plutôt le Service de ciné-photographie du Québec (SCPQ), fondé en 1941, organisation qui correspondait fort bien aux désirs de l’autorité de l’époque, car elle fit surtout la diffusion de films empreints de l’idéologie clérico-nationale (les films des prêtres cinéastes Albert Tessier, Maurice Proulx, Louis-Roger Lafleur, etc.). Notons ici un lien déjà manifeste entre cette institution et la question nationale : la censure s’occupait surtout de films étrangers qu’elle trouvait trop peu chrétiens, et le SCPQ produisit des films presque toujours inspirés des valeurs chrétiennes du Québec traditionnel. Le premier ministre Duplessis confia d’importantes missions à cet organisme, pendant qu’il menait une lutte juridique pour entraver l’activité et l’influence de l’ONF au Québec[32].

Lorsqu’émerge de façon fracassante le cinéma de la Révolution tranquille, un groupe de cinéastes se constitue qui se professionnalisent, chose majeure dans l’institution, mais qui viennent pour la plupart d’un autre milieu que le cinéma et ont souvent été formés par les nouveaux courants libéraux du catholicisme, à l’Université de Montréal entre autres (Pierre Perrault, Michel Brault, Claude Jutra, etc.). Par eux apparaît un cinéma vraiment lié à l’affirmation nationale, et c’est autour de leur oeuvre et de leur travail que se consolidera l’institution cinématographique : premières lois sur le cinéma, premières politiques de soutien de l’État à la production, débuts de l’enseignement du cinéma, etc.

Mais si l’institution donne des bases et un soutien à la production du cinéma, elle le définit, le normalise, l’encadre, lui serre la bride. Les cinéastes devenus « l’équipe française » ont dû lutter contre l’ONF pour faire les films qu’ils voulaient. Lorsque l’État québécois aura développé ses propres institutions, graduellement, c’est de ce côté qu’ils dirigeront leurs revendications. Ce sont souvent les films faits contre la volonté des institutions qui furent les plus marquants. Les cinéastes sont les premiers à le reconnaître : ils n’aiment pas rendre de compte, mais ils aiment bien recevoir du « cash » pour travailler. Le meilleur exemple est peut-être Gilles Groulx, qui ne voulait pas quitter l’ONF même si cette organisation a entravé ou parfois carrément bloqué ses projets[33].

Récemment, des recherches ont porté sur les rapports du cinéma québécois des années 1970 avec le courant du cinéma américain appelé « exploitation films », des films au scénario aussi mince que leur budget, destinés à combler les programmes doubles par l’étalage d’attractions faciles : action, violence et sexe. L’étude montre comment les recettes de ces films ont été utilisées entre autres dans Gina (1975) de Denys Arcand et dans La mort d’un bûcheron (1973) de Gilles Carle, qui sont devenus des « classiques » de la cinéphilie québécoise[34]. Arcand n’a jamais fait mystère de ces emprunts, il en a même explicitement commenté les intentions à l’époque du tournage de La maudite galette (1972) :

[…] c’était ce que les Américains appelaient un « B picture », c’est-à-dire un film spécifiquement fait pour être montré en programme double dans des salles de deuxième ordre. Un film dont les gens ne liraient jamais la [sic] générique, qu’ils visionneraient en buvant des liqueurs douces, et dont la portée serait essentiellement subliminale[35].

Arcand se trompe un peu en nommant le « B picture », qui est presque disparu à ce moment, mais il emprunte directement au modèle du cinéma d’exploitation et il poussera cette idée à fond pour la réalisation de Gina.

La mort d’un bûcheron présente des personnages et des thèmes marginaux. Tous les personnages sont des marginaux soit par leur raison sociale ou, quand ce n’est pas le cas, par leur attitude. Carle affirma en entrevue :

[…] ça va peut-être surprendre un peu les spectateurs de trouver des héros qui soient à la fois antipathiques, sympathiques, violents, doux, méchants. Et chacun des personnages est tout cela à la fois, et non plus comme c’est généralement le cas, chacun d’eux personnifiant, l’un le doux, l’autre le méchant…[36].

Il y a déjà présence d’un désir de s’éloigner d’un modèle traditionnel et conventionnel. Le cinéaste présente des personnages qui ressemblent plus à ceux du cinéma d’exploitation que du cinéma hollywoodien, par leur caractère d’antihéros et d’exclus de la société. À certains moments du film, on voit le désir de Carle de mettre en confrontation deux cultures, élitiste contre populaire, à l’aide de deux approches visuelles différentes. Cela se manifeste par l’opposition de certaines scènes, comme celles où Marie (Carole Laure) chante et danse dans le bar topless d’Armand (Willie Lamothe) et celles où elle pose nue pour des publicités. On retrouve dans ces dernières séquences une esthétique autre, une caméra stable, un éclairage très stylisé, des costumes et des maquillages qui se veulent beaucoup plus raffinés et qui contrastent avec le costume de scène montré dans la scène du bar érotique. Globalement, l’aspect documentaire prédomine, mais on voit vraiment le désir de Carle de parler dans son film des divers chocs culturels (classe populaire versus bourgeoisie, français versus anglais, etc.) qui sont propres à l’identité québécoise, et aussi de mettre son film en confrontation avec le cinéma commercial américain en utilisant les techniques communes au cinéma de fiction dominant et au cinéma documentaire. L’ancrage de son film de fiction dans un style documentaire lui permet de créer un cinéma différent et original, ressemblant grandement au cinéma d’exploitation de cette époque, tout en dressant un portrait réaliste de la société québécoise.

Ces exemples d’emprunts et d’échange entre le populaire et l’académique se sont multipliés avec le développement et la consolidation du cinéma québécois. Les exemples contemporains abondent, où les emprunts viennent aussi d’autres disciplines. Le conteur québécois Fred Pellerin s’est inspiré de la réalité de son village pour relancer le conte traditionnel qu’il a adapté pour le film Babine (Luc Picard, 2008). On y raconte comment un garçon handicapé réussit par son innocence à sauver son village des malheurs engendrés par l’autorité abusive d’un curé lettré plus près des évangiles que des paroissiens. La critique du film fut assez tiède, trouvant que l’univers merveilleux du conte était mal servi par une esthétique trop conventionnelle où les effets spéciaux remplaçaient le mystère et la poésie. Le public, lui, semble avoir trouvé qu’on percevait dans le film l’imaginaire du conteur et la langue qui le porte, car le film obtint un grand succès commercial, qui a stimulé la préparation d’un nouveau projet inspiré d’autres contes de Pellerin. Bien sûr les producteurs veulent générer des profits à partir d’une oeuvre devenue populaire ; mais Fred Pellerin ne semble pas penser que son oeuvre a été trahie ou amoindrie, il répète au contraire que le cinéma permet de donner une autre dimension au merveilleux de ses contes.

L’histoire culturelle doit certainement étudier et décrire d’assez près, et de façon comparative et cumulative, l’émergence et l’évolution de l’institution dans les divers champs de la culture. L’objet cinéma n’est pas seulement l’ensemble des oeuvres produites, l’ensemble de la pratique que ces oeuvres permettent, mais aussi les règles et les structures qui encadrent ces oeuvres et ces pratiques. Ces règles et ces structures apparaissent d’ailleurs incontournables dans la définition de l’objet, et c’est souvent d’elles que discutent les divers intervenants (réalisateurs, producteurs, critiques, cinéphiles, etc.) : qu’est-ce qu’un film, qu’est-ce qu’un auteur, qu’est-ce qu’un producteur, qu’est-ce qu’une politique du cinéma, et quelles relations doivent entretenir toutes ces instances avec cet objet et cette pratique ?

Pour faire une histoire culturelle du cinéma (et peut-être une histoire cinématographique de la culture), il faut faire une histoire des discours de sélection, d’exclusion et de légitimation diffusés par la critique, afin de faire entrer les oeuvres exclues dans l’histoire de la culture non comme des exclusions, mais comme des parties de la culture, ainsi que le faisait Foucault dans ses travaux de « généalogie », où ce qui est exclu ou censuré fait également partie de l’histoire de l’objet ou de la pratique, ou même constitue cet objet ou cette pratique. Dès lors, faire l’histoire interdisciplinaire de la culture implique sans doute une histoire transdisciplinaire des discours de légitimation et d’exclusion, lesquels sont l’expression d’un savoir commun qui les fonde.

Stuart Hall, a écrit que le plus important dans ce champ n’est pas tant la circulation des styles et des formes dans « l’ascenseur culturel », mais plutôt les forces, les relations et les processus institutionnels qui distinguent et classent ces formes et les perpétuent. Selon lui, le monde de l’enseignement est la principale institution en cause, par la promotion qu’elle fait d’une tradition sélective[37]. L’étude de l’histoire de l’enseignement du cinéma au Québec pourrait s’avérer, de ce point de vue, particulièrement intéressante. Rappelons que le cinéma est apparu dans l’enseignement à la suite des premiers efforts du clergé réformiste pendant les années 1950, mais de façon assez modeste et souvent en tant qu’activité parascolaire (les cinéclubs étudiants). Il s’est développé plus systématiquement dans les cégeps vers 1970, selon les recommandations de la commission Parent, et n’est entré dans les universités que vers 1980, très souvent dans des programmes de littérature, de communications ou d’autres disciplines. Quels ont été les paramètres de cette « tradition sélective » concernant le cinéma en général et le cinéma québécois en particulier ? Quel fut l’apport de la culture populaire dans les paramètres de cette tradition au sein de la discipline cinéma ? Voilà des questions suffisantes pour un programme de recherche.

Conclusions

Résumons ces constatations un peu éparses et essayons de voir ce qu’elles peuvent nous inspirer pour écrire une histoire indisciplinée de la culture. Nous avons constaté que le cinéma, attraction foraine devenue rapidement un spectacle immensément populaire, prit cependant beaucoup de temps à être considéré comme un art. Il ne le devint qu’après la sanction de la critique et des institutions des autres arts, qui suscitèrent l’institutionnalisation du cinéma lui-même. Cette institution instaura ce qui existait dans les autres disciplines : un ensemble de normes, de règles et d’organismes légitimant une hiérarchisation basée sur la maîtrise et le développement de l’esthétique propre de la discipline.

Comme les autres, cette institution constitua sa liste d’auteurs et d’oeuvres exemplaires et canoniques, laissant dans l’ombre les nombreux autres qui eurent pourtant une existence. L’institution jeta encore plus d’ombre sur les pratiques marginales, ne valorisant que le cinéma national ou la consommation nationale de grandes oeuvres étrangères, et discréditant la consommation locale ou nationale d’oeuvres commerciales ou populaires étrangères. Pourtant, on ne peut pas écrire une histoire bien fondée de la culture sans revisiter ses régions vernaculaires. « Nos grands cinéastes » ont passé plusieurs samedis ou dimanches de leur enfance dans des salles où on présentait en programme double les films américains de série B, dont plus tard ils ont repris les procédés, dans des films dont certains sont classés comme « nos navets » et d’autres comme « nos chefs-d’oeuvre ». Une histoire de la culture doit comporter un examen de ces cultures marginales qui ont influé sur la culture académique.

Pour faire une histoire de la culture, mais une histoire déconstruite (qui indique ses prémisses, ses exclusions, ses jugements), il faut voir comment la critique valorise des choses et en dévalorise d’autres, et comment l’institution effectue les choix que balise et suggère la critique. Cette histoire de la culture doit donc aussi inclure celle de la culture populaire exclue ou dévalorisée par l’institution, et l’histoire des rapports de la culture populaire avec la culture académique. Ces rapports sont faits d’oppositions, d’exclusions, de parcours parallèles, mais ils comportent également de très nombreux processus d’hybridation, de métissage, d’emprunts réciproques, d’imitations ou d’influences, avouées ou tues, visibles ou discrètes, et toutes les variétés possibles de ces croisements, et d’autres encore. Ces métissages ont lieu au sein des disciplines, tout aussi bien dans leurs échanges que dans les objets et les pratiques qui en résultent. La théorie tente souvent de saisir ces objets et ces pratiques dans leur singularité, mais celle-ci est inséparable de leurs origines hétéroclites et de leurs vies tumultueuses et indisciplinées.