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Nombre de personnes ont à jongler avec des impératifs professionnels et familiaux contradictoires et peuvent alors être fragilisées sur le marché du travail ou quant à leur possibilité de s’engager dans une vie conjugale et parentale, ou encore souffrir de ne pouvoir combiner de manière satisfaisante leurs diverses activités. Au carrefour de plusieurs évolutions et transformations contemporaines, l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale (APF) est devenue un enjeu de société (Fusulier, 2012).

Déjà en 1977, aux États-Unis, Rosebeth Moss Kanter publiait un ouvrage pionnier sous le titre explicite, Work and Family in the United States: A Critical Review and Agenda for Research and Policy, où elle établissait que la société était en train de se transformer tant au plan structurel (augmentation du nombre de femmes sur le marché du travail et de familles monoparentales, tertiarisation de l’économie, importance des éléments immatériels dans le système productif…) que culturel (valorisation du développement personnel, reconnaissance d’une pluralité des styles de vie…). Il faut attendre la fin des années 1980 pour que se multiplient aux États-Unis les études marquantes sur la relation entre la vie familiale et la vie professionnelle tout en soulignant de façon continue la nécessité de légiférer pour soutenir les working families sans que cet appel soit réellement suivi par des actes législatifs (Fusulier, 2010). Dans l’espace sociologique francophone, si l’idée d’une imbrication de la sphère professionnelle et de la sphère familiale est avancée dès les années 1980 dans la mouvance des études féministes (voir Collectif, 1984; Devreux, 1985), ce ne sera principalement qu’au milieu des années 1990 (Hantrais et Letablier, 1995) et surtout au début des années 2000 que la question de l’articulation sera émise sous une terminologie variée[1] (p. ex. Fagnani et Letablier, 2001; Méda, 2001; Barrère-Maurisson, 2003; Fusulier, 2003; Tremblay, 2005 et 2012a; Le Bihan-Youinou et Martin, 2008; Nicole-Drancourt, 2009a; Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009).

De nombreuses études montrent que la problématique de l’articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale varie en fonction des sociétés (les régulations institutionnelles, les politiques mises en oeuvre en la matière, le contexte économique, les grands schèmes culturels et la prégnance du patriarcat notamment); qu’elle est tributaire des caractéristiques et attitudes des entreprises et organisations (leur taille, secteur d’appartenance, situation économique, forme d’organisation du travail, politique managériale, culture et sous-cultures…); qu’elle se décline de façon différente selon les situations personnelles (sexe, revenu, génération, cycle de vie, niveau d’éducation, situation familiale, valeurs…).

Cependant, une autre dimension qui pèse sur l’APF est encore peu étudiée : l’appartenance à un groupe professionnel. Selon l’approche que nous privilégions, la notion de profession se distingue du sens commun, et notamment de celui repris dans les nomenclatures administratives, et prend un sens sociologique, car elle exprime une entité sociale relativement autonome du fait de son rapport à la puissance publique, des voies d’accès et de la formation s’y rattachant, de la configuration des contraintes matérielles propres à son exercice, de ses jeux stratégiques et symboliques, de ses modes de régulation, mais aussi des processus de socialisation professionnelle et du développement d’un éthos particulier (Fusulier et al., 2011; Tremblay, 2012b). L’idée d’un « monde professionnel » est particulièrement pertinente pour notre étude en tant qu’il constitue un lieu de carrière, et donc un milieu de socialisation imprégnant (Hughes, 1958). En effet, par des opérateurs et mécanismes socialisateurs, le passage du profane au professionnel implique une initiation de l’individu à la culture professionnelle et une conversion quasi religieuse qui le métamorphose au plan identitaire (Dubar et al., 1995).

À cet égard, bien qu’il faille rester prudent (Marquis et Fusulier, 2008), la profession ou le groupe professionnel deviendrait bien une unité d’analyse adéquate, puisqu’elle « travaillerait » l’individu dans son rapport à son activité rémunérée et, par effet de conséquence et d’interdépendance (y compris subjective), à ses activités extraprofessionnelles. Autrement dit, la manière dont l’individu va vivre et définir sa propre problématique d’APF va aussi être forgée par les contraintes, normes et valeurs professionnelles. Ainsi, ce ne sont pas seulement les caractéristiques individuelles, familiales, organisationnelles ou institutionnelles qui interviennent dans cette articulation, mais également ce qui relève de la régulation et de l’éthos des groupes professionnels. Par ailleurs, ceux-ci ne sont pas immuables et sont susceptibles en retour de connaître des transformations attachées aux nouveaux enjeux générés par les changements structurels (vieillissement de la population, féminisation du marché du travail, flexibilité du travail…), institutionnels (droit au congé parental, nouvelles normes en matière de garde des enfants…) et culturels (valorisation du bien-être de l’enfant, quête de l’épanouissement personnel…) en même temps que par la recomposition de la morphologie sociodémographique des professions (féminisation de professions traditionnellement très masculines, impact générationnel en tant que porteur d’un nouveau rapport au travail et à la parentalité…).

Ce numéro thématique vise par conséquent à rassembler des articles qui étudient la relation entre le travail et la famille en privilégiant une entrée par des groupes professionnels. Dans cet article introductif, nous allons tout d’abord revenir brièvement sur la problématique de l’APF. Nous évoquerons les grands changements contemporains qui participent à la reconfiguration de l’APF et pointerons l’importance des régulations institutionnelles en la matière. Dans un deuxième point, nous soulignerons le rôle joué par les espaces sociaux médiateurs dans une société donnée, tels que le type de famille et les organisations. Nous poserons ensuite la spécificité de l’entrée par la profession, pour terminer par une discussion des différents articles de ce dossier.

1. L’articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale au coeur des transformations sociales

Durant la première moitié du XXe siècle, on a assisté à une baisse tendancielle, sans pour autant être linéaire, du travail féminin (voir notamment Maruani et Reynaud, 2001 : 16-17). En fait, la société salariale[2] s’est progressivement construite autour du « male breadwinner/female carer model » (Crompton, 1999), basé sur la double idée du caractère exclusif de l’investissement de chaque membre du ménage dans l’une de ces deux sphères, et de l’attribution de ladite sphère d’investissement en fonction du sexe[3]. Or ces dernières décennies, la montée et le maintien des femmes sur le marché du travail, y compris des mères ayant de jeunes enfants, ont eu pour effet de creuser l’écart entre ce modèle institutionnalisé et la réalité des situations (Méda, 2001). Parallèlement, le défi posé par le vieillissement de la population et l’évolution défavorable du rapport entre actifs et inactifs, dans un contexte de lutte contre les discriminations, d’égalité des chances et de renforcement de la cohésion sociale, a aussi amené les gouvernements à promouvoir l’augmentation du taux d’emploi de toutes les catégories de personnes (hommes et femmes, jeunes et personnes de plus de 50 ans, autochtones et immigrés, etc.) tout en étant attentifs aux taux de fécondité. Le problème de l’APF s’inscrit aussi dans l’évolution du marché du travail vers une flexibilisation accrue et la conception même que les individus ont de leur investissement professionnel en tant que moyen de subsistance, certes, mais aussi comme moyen, parmi d’autres, d’épanouissement personnel et non plus comme la réalisation d’un devoir envers la société (Lalive d’Épinay, 1994). Si on ajoute à cette contextualisation générale la complexification des formes familiales et la nouvelle normativité autour de la parentalité, on comprend aisément que l’articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale (APF) touche aux fondements de notre société contemporaine, à son organisation et à sa symbolique (sur ces derniers points, voir Nicole-Drancourt, 2009b).

Force est de reconnaître que l’APF fait l’objet de débats, comme de programmes politiques de nombreux États et d’une préoccupation de la part des grandes instances internationales (Union européenne, Organisation internationale du travail, OCDE…), que ce soit dans une perspective d’accès et de maintien dans l’emploi, de promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, de bien-être de l’enfant ou d’autres finalités (natalistes, par exemple). Des dispositifs qui visent, directement ou indirectement, à soutenir l’APF ont été institutionnalisés. Il en est par exemple ainsi de ceux qui s’inscrivent dans une logique de « décommodification » de la force de travail (Esping-Andersen, 1999), à travers des mesures variées (régulation du temps de travail, droit à des congés, minima sociaux et salariaux suffisants…). On pense aussi tout particulièrement aux congés pour des raisons familiales (congé de maternité, congé de paternité, congé parental, congé de soins pour proches gravement malades ou soins palliatifs…) ou encore aux dispositifs du type crédit-temps et pause carrière, qui permettent un retrait provisoire total ou partiel du marché du travail sans que le lien avec cette sphère ne soit totalement rompu. Il s’agit alors d’élargir la marge de liberté des personnes dans leur rapport à l’emploi pour atteindre des standards de vie acceptables sans devoir continuellement louer leur force sur le marché du travail. Ces mesures permettent de ce fait de dégager du temps et de l’énergie pour autre chose que le travail productif, et entre autres pour assumer les responsabilités familiales.

Par ailleurs, les possibilités de cumuler et de concilier le travail professionnel avec le travail ménager, parental et filial appellent aussi un accroissement de la marge de liberté des personnes par rapport à la prise en charge des responsabilités et tâches dans la sphère domestique. Un tel accroissement implique des mesures de « défamilialisation » des nécessités familiales (Esping-Andersen, 1999), c’est-à-dire que ces dernières ne doivent pas être accomplies uniquement par les membres de la famille; elles font l’objet d’une externalisation partielle (p. ex. les politiques d’accueil à la petite enfance, le développement de services à destination des ménages…). Autrement dit, cette logique de défamilialisation concerne les services à la population accessibles spatialement, temporellement et financièrement.

On le voit, dans les sociétés soucieuses de l’APF, il y a par conséquent un jeu entre décommodification/refamilialisation; défamilialisation/recommodification. Ce faisant, les contextes sociétaux dans lesquels l’APF prend sens et forme ne sont évidemment pas homogènes, car ils dépendent de la façon dont s’organise la transaction entre les trois grandes institutions que sont la Famille, l’État et le Marché, et dès lors entre les acteurs institutionnels (cf. notamment Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009). Le rôle joué par l’État est variable; il suffit d’évoquer la faiblesse des initiatives en la matière aux États-Unis (Fusulier, 2010) et dans le Canada anglais (Tremblay, 2012a) comparativement au Québec, pourtant intégré dans le contexte nord-américain, où la politique familiale, les services de garde et la mise en place du régime d’assurance parentale assurent un soutien relativement bon aux parents (Tremblay, 2009; Tremblay, 2010). Certes, les pays du nord de l’Europe comme la Suède, la Norvège et la Finlande sont généralement pris en référence pour leurs politiques de congés parentaux et le soutien à la garde des enfants dans une perspective d’égalité entre les sexes.

Cela dit, y compris dans ces pays, la conciliation entre le travail et la famille reste « maudite » en pesant si lourdement sur les épaules des femmes (Périvier et Silvera, 2010). Cette part « maudite » est intrinsèquement liée aux rapports sociaux de sexe et à la division sexuée du travail productif et reproductif. De façon analytique, elle se comprend, suivant les propositions d’Anne-Marie Devreux (1985), à partir d’une triple articulation : celle de la sphère de production (classiquement rapportée au travail rémunéré) et de la sphère de reproduction (classiquement rapportée à la famille), celle du genre féminin et du genre masculin, celle des dimensions pragmatique et symbolique. À l’instar du fameux cube inventé en 1974 par Ernő Rubik, une de ces trois dimensions ne peut enregistrer de mouvement sans que les autres dimensions soient automatiquement affectées (Fusulier et Marquet, 2009). Cette lecture « rubikcubique » attire alors l’attention sur le fait que dans le cas d’une relation conjugale hétérosexuelle avec enfant (bien que le modèle ne concerne pas uniquement les couples hétérosexuels avec enfant), la manière dont un homme va investir sa vie professionnelle et se situer en qualité de père et de conjoint ou, inversement, la manière dont une femme va s’investir professionnellement et se situer en tant que mère et conjointe est largement déterminée par la place qui leur est faite concrètement et symboliquement dans la division sexuée du travail rémunéré et domestique, et donc par la place occupée par l’autre sexe dans cette division. L’existence de ces inégalités dans la distribution du travail (productif et reproductif) doit être « contrée » par une action globale : sociale, culturelle et politique (l’importance du rôle d’un tiers : l’État).

2. Des médiations sociales : famille et organisation

Au côté des environnements institutionnels et des logiques de genre, cette problématique fait l’objet d’une médiation par une série d’espaces sociaux qui influencent les comportements individuels et les négociations conjugales. Deux espaces sociaux sont notamment étudiés : les familles et les milieux professionnels.

La médiation par les dynamiques conjugales et familiales est assez clairement identifiable. Citons par exemple le travail mené par Karin Wall et al. (2007), mobilisant la typologie des interactions familiales établie par Jean Kellerhals et son équipe (2004). Elles étudient les liens entre le fonctionnement familial et l’investissement dans la paternité. À partir d’une recherche qualitative menée au Portugal, Wall et ses collègues défendent l’idée de l’existence d’associations privilégiées entre certains types familiaux et la façon dont les hommes vivant en couple avec enfants investissent leurs rôles et identités de pères. Confirmant les travaux de Kellerhals, elles montrent que les types familiaux ne sont pas également distribués dans les divers milieux sociaux. Ceci n’est pas sans rapport avec les contraintes économiques qui pèsent plus ou moins lourdement sur les familles et qui affectent plus ou moins directement la probabilité de voir les idéaux d’égalité traduits dans les comportements. Dans cette optique, deux observations sont particulièrement significatives : premièrement, là où existent de réelles possibilités d’externalisation des tâches domestiques jugées les plus lourdes, ce qui va de pair avec le capital économique, les tensions entre vies familiale et professionnelle sont très faibles; deuxièmement, nombre de pères au foyer présentent des perspectives professionnelles moins favorables que leurs compagnes (chômage, instabilité d’emploi, salaire inférieur…).

En deçà du cadre sociétal, avec ses composantes économique, politique, juridique et culturelle son régime de genre et, au côté du rôle des familles, ces dernières décennies les chercheurs ont accordé de l’attention à l’organisation, ici entendue comme le lieu dans lequel s’inscrit le travail rémunéré; celle-ci constitue aussi un espace médiateur entre l’État et les individus à travers ses logiques de fonctionnement, ses régulations et ses cultures plus ou moins favorables à la prise en considération de la problématique de l’articulation travail/famille. En effet, depuis la fin des années 1990 (p. ex. Families and Work Institute, 1998, 2008; Guérin et al., 1997; Merelli et al. 2000; Duxbury et Higgins, 2003; Eydoux et al., 2008; Fusulier, 2008; Fusulier et al., 2008a; Pailhé et Solaz, 2009; Cette et al., 2009; Tremblay, 2012a) les recherches ont notamment permis de constater que l’APF se présente de manières différentes selon le genre des salariés et des dirigeants, la taille de l’entreprise, le secteur d’activité et surtout les attitudes organisationnelles (Tremblay et al., 2012). En effet, les chercheures et chercheurs se sont intéressés aux mesures pouvant être mises en place dans les milieux de travail et, plus récemment, au soutien ou à l’absence de soutien organisationnel, en se centrant sur les soutiens apportés par l’employeur, des supérieurs immédiats et les collègues au plan de l’APF dans divers secteurs professionnels (Tremblay, 2012a,b). Plus rares sont les travaux traitant de catégories professionnelles particulières. C’est justement à ceux-ci que nous consacrons ce numéro spécial. L’objectif de cette nouvelle entrée analytique (Fusulier et al., 2008b; Fusulier et al., 2011, Tremblay, 2012b) consiste à comprendre comment les différents milieux professionnels influent sur l’APF.

3. Analyse d’un nouvel espace médiateur : les groupes professionnels

Ces dernières années, nos travaux ont porté sur les professionnels de la relation (infirmières et infirmiers, travailleuses et travailleurs sociaux, policiers et policières) afin de voir comment ils parvenaient à articuler quotidiennement emploi et famille ainsi que les modes de régulation propres à ces groupes professionnels. L’hypothèse centrale est que la profession « travaillerait » l’individu dans son rapport à son activité rémunérée, mais aussi à ses activités hors travail. Ainsi, nous sommes partis de la proposition que dans un même contexte institutionnel, la régulation de l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale et l’utilisation des mesures de conciliation pouvaient varier d’un groupe professionnel à un autre en raison notamment de régulations et d’éthos professionnels différents.

L’analyse que nous proposons en termes d’entrée par la profession ou de médiation professionnelle permet de faire ressortir les effets de la régulation publique, des institutions et politiques, notamment en matière de congé parental, tout en apportant un nouvel éclairage à l’étude de l’APF. Nous avons lancé cet appel d’articles pour dépasser nos propres résultats de recherche entre autres menée dans le cadre d’un projet collaboratif Québec-Belgique (Fusulier et al., 2008b; Fusulier et al., 2009, Tremblay et Larivière, 2009; Tremblay et al., 2009; Fusulier et al., 2011; Tremblay, 2012b, 2012c). L’analyse de dispositifs et de mesures de conciliation nous a permis non seulement de voir ce qui est utilisé par les individus, mais également de comprendre pourquoi certaines modalités peuvent être utilisées ou pas dans certains milieux, ainsi que les médiations et choix faits par ces divers individus dans différentes professions.

Bien entendu, le concept de profession peut porter à confusion. En effet, en anglais et en français, comme dans divers champs d’études (sociologie, relations professionnelles, psychologie, gestion…) la notion de profession n’a pas forcément le même sens et il y a débat au sein des disciplines entre diverses « écoles ». Ainsi, « la notion même de profession est piégeante car elle relève du sens commun et permet de rapidement identifier un objet sans pourtant le spécifier. Autrement dit, quand on parle de profession, tout le monde a l’impression de comprendre ce que cette notion signifie, sans néanmoins en saisir précisément le signifié » (Fusulier et al., 2011 : 21).

Cependant, une analyse du concept de profession ne fût-ce qu’en sociologie montre qu’il est évolutif, change en fonction des paradigmes (structuro-fonctionnaliste, interactionniste, néowébérien…) et est tributaire des contextes de son actualisation, notamment lorsqu’il est confronté aux enjeux actuels de flexibilité dans les univers professionnels. Bien qu’il s’agisse d’une catégorie sociologiquement discutable et discutée (voir notamment Marquis et Fusulier, 2008; Champy, 2009; Demazière et Gadéa, 2010), on peut néanmoins comprendre pragmatiquement la profession à partir de ce qu’elle « fait » aux individus, plutôt que de la définir à partir de critères extérieurs. Il s’agit alors d’établir un lien « entre la définition d’une « configuration professionnelle » et les conditions de constitution d’un éthos » (Fusulier et al., 2011). En reliant éthos et profession, il s’agit de prendre en considération « l’existence de milieux sociaux qui sont structurellement et structuralement constitués, historiquement sédimentés, pour qu’ils soient des lieux de socialisation, c’est-à-dire des lieux relationnels qui favorisent, par l’expérience et l’apprentissage, l’intériorisation de normes, de valeurs, de principes éthiques qui permettent d’adopter un rapport particulier au monde, notamment en attribuant une valence à celui-ci sur le registre du “bien”, du “juste” et du “normal” » (Fusulier, 2011 : 102). 

Dans ce sens sociologique, le concept de profession ne renvoie pas seulement aux dimensions les plus formalisées et institutionnalisées d’un groupe professionnel, qui se manifestent notamment par l’existence d’ordres professionnels (avocats, médecins, architectes, travailleurs sociaux, infirmières…), mais fait référence plus fondamentalement aux processus de socialisation, aux normes, à l’éthique diffuse, aux dimensions symboliques et aux modes de régulation spécifiques à des groupes professionnels. Par conséquent, ceux-ci peuvent être très divers et faiblement ou fortement constitués au plan institutionnel.

Une telle entrée analytique permet de mettre en avant le rôle de la profession ou du groupe professionnel comme une entité médiatrice des rapports que les personnes nouent à la combinaison travail/famille et à l’égard des diverses mesures (normes légales, politiques, pratiques d’entreprises, etc.) qui encadrent les liens entre les responsabilités professionnelles et les responsabilités parentales-familiales-personnelles. Elle permet aussi de creuser la notion d’engagement dans le travail (Lee et al., 2000; Greenhaus et al., 2001; Fusulier et Del Rio Carral, 2012; Tremblay, 2012c) et ses implications sur l’articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale.

Il ne s’agit évidemment pas de nier que des choix individuels paramétrés par d’autres dimensions (environnements institutionnels, rapports sociaux de sexe ou logiques organisationnelles, par exemple) existent. Seulement, nous voulons étudier l’influence de cette variable particulière qu’est l’appartenance professionnelle. Cette entrée vise à permettre la mise en évidence des effets de cette appartenance sur la façon dont les individus vont vivre la relation entre l’emploi et la famille. Elle cherche aussi à mettre en lumière l’ensemble des tensions associées au rôle professionnel, en lien à la fois avec l’éthos professionnel (normes et règles du milieu, implicites ou explicites), les exigences concrètes des milieux de travail à un moment donné et les exigences de la vie familiale ou personnelle. C’est ce que nous avons voulu approfondir en invitant d’autres chercheures et chercheurs à présenter leurs travaux sur des groupes professionnels variés.

4. Professions, vécus et gestion de l’APF

Dans ce numéro, les auteures et auteurs traitent de groupes professionnels hétérogènes : les enseignants (Julie Jarty); les travailleurs sociaux (David Laloy); les conductrices de train (Estelle Bonnet, Bruno Milly et Élise Verley), les médecins (Nicky Le Feuvre et Nathalie Lapeyre) et les infirmières et les policiers (Bernard Fusulier, Émilie Sanchez et Magali Ballatore[4]).

Le texte de Julie Jarty se base sur une comparaison internationale de la situation des enseignantes françaises et espagnoles. L’auteure s’intéresse à l’éthos et aux modalités de structuration du groupe professionnel dans les deux pays. Elle a mené une recherche qualitative qui permet de différencier les modalités de la vie enseignante dans les deux pays, une différenciation qui se manifeste aussi dans les temps de vie, temps de travail et relations entre les hommes et les femmes. Jarty indique qu’en France, les enseignantes jouissent d’une forte autonomie temporelle fondée sur une culture professionnelle privilégiant des carrières axées sur l’excellence disciplinaire. Les carrières françaises sont très individualisées et la présence des enseignants au sein de l’établissement scolaire est limitée, de sorte que les enseignantes françaises peuvent se centrer assez fortement sur leur vie familiale. Inversement, en Espagne, on valorise plutôt une figure polyvalente de l’enseignante ou l’enseignant, vecteur de connaissances et de culture, éducateur, mais aussi administrateur. Contrairement à la France, où le travail est très individualisé, l’Espagne favorise le travail en équipe et des temps plus longs et plus concentrés sur le lieu de travail, ce qui exige fréquemment la mise en place d’arrangements dans la sphère privée, en particulier pour les femmes qui souhaitent gravir les échelons hiérarchiques du monde de l’enseignement. La comparaison internationale des expériences d’articulation au sein d’un même groupe professionnel, les enseignantes, alimente la réflexion sur les tensions que connaissent les femmes dans divers métiers ou groupes professionnels, notamment en ce qui concerne leur effet sur la santé au travail. L’auteure rappelle que les conflits liés à l’articulation emploi-famille sont de plus en plus reconnus comme un facteur d’usure au travail. Or elle a montré que l’autonomie temporelle permet à la majorité des enseignantes françaises d’éviter le recours au travail à temps partiel tout en restant les principales pourvoyeuses de care (soins et services à la famille); leur surdisponibilité à l’égard de la famille pourrait aussi se traduire par une situation d’épuisement au travail, un thème de recherche qui pourrait être prolongé à partir de cette première recherche auprès des enseignantes. 

David Laloy se penche pour sa part sur les travailleurs sociaux, ou assistants sociaux tels qu’ils sont appelés en Belgique. Il souligne qu’en Belgique, ces derniers ont habituellement des horaires standards qui correspondent assez bien aux rythmes macrosociaux. En principe, ils jouiraient donc de conditions favorables à une articulation des temps sociaux harmonieuse. Par contre, l’auteur analyse en détail le travail réalisé par les assistants sociaux, leur engagement dans leur travail ainsi que les dimensions pratique et subjective associées à ce travail de nature relationnelle. Il souligne le caractère subjectivement impliquant ou fortement engageant de la pratique du travail social. L’article est fortement centré sur les caractéristiques particulières de l’engagement de ces professionnels de la relation du travail social (la « nature du travail » et les « représentations » associées à la pratique) et montre que ceci a une incidence très forte sur la manière dont les assistants sociaux peuvent articuler leur emploi et leur vie familiale. L’entrée par la profession amène l’auteur à illustrer l’éthos professionnel particulier des assistants sociaux, fondé notamment sur cet important engagement au travail. Il montre notamment que le temps de travail réel ne correspond souvent pas au temps de travail prescrit. En effet, étant donné les particularités du travail social, celui-ci réagit plus ou moins à l’enfermement dans un cadre temporel strict. Certains aspects de ce travail, dont la dimension relationnelle, exigent une attitude souple vis-à-vis du temps de travail, ce qui amène les assistants sociaux à se dégager de ce que l’auteur qualifie de « carcan spatiotemporel » engendré par les horaires de travail prescrits. L’auteur parle d’un phénomène d’épanchement temporel, ou de perméabilité entre le travail et la famille, qui s’explique en partie par la nature relationnelle du travail et les représentations concernant la manière d’assumer ce rôle professionnel. Dans ce contexte, la disponibilité face aux besoins de l’usager constitue un critère fondamental, et ceci a évidemment une incidence sur l’articulation des temps sociaux.

L’article d’Estelle Bonnet, Bruno Milly et Élise Verley repose sur une enquête menée dans une grande entreprise de transport ferroviaire en France et s’intéresse aux conductrices de train qui, soulignons-le, ne représentent que 1 % des conducteurs. Les auteures et auteur se demandent donc comment ces conductrices peuvent gérer l’articulation entre travail et famille compte tenu des rythmes de travail particuliers qui caractérisent ce groupe professionnel. Si les normes professionnelles, associées à une faible régulation organisationnelle, semblent interdire aux conductrices de demander des aménagements de services en raison de contraintes « familiales », la politique de féminisation de ce « bastion masculin » se traduit par une remise en question de ces pratiques. Les nouvelles conductrices ne demandent pas d’aménagements particuliers, mais leur présence soulève la question de l’articulation travail/famille, qui jusque-là était sinon taboue, du moins reléguée au rang de contrainte professionnelle incontournable et laissée à la charge des seuls professionnels. Le milieu est toutefois marqué par le principe de l’égalité de traitement, malgré les différences caractérisant la situation familiale. Les femmes l’acceptent et se voient mal demander une dérogation aux normes du métier. Les auteures et auteur montrent que cette égalité de traitement constitue une norme de l’ensemble du groupe professionnel. C’est en quelque sorte un test imposé aux conductrices, et celles-ci doivent montrer qu’elles ne revendiquent rien en raison de leur statut de femme ou de mère. En effet, pour s’imposer dans un collectif très masculin, elles doivent « prouver qu’elles sont plus conductrices que femmes », comme le souligne un conducteur. Des aménagements ponctuels peuvent être envisagés, mais les auteures et auteur mettent en évidence des représentations différentes de l’articulation travail/famille et le prix élevé, notamment en ce qui concerne la stabilité conjugale, que paient certaines conductrices pour faire face aux contraintes.

Nicky Le Feuvre et Nathalie Lapeyre s’intéressent à la profession médicale. Caractérisée par de très longues durées du travail, la profession médicale offre également, selon les auteures, une grande « souveraineté temporelle ». Elles indiquent que si l’éthos de la profession médicale a longtemps été fondé sur un principe de « disponibilité permanente », plusieurs facteurs contribuent à une remise en question de ce socle historique des identités professionnelles, en particulier chez les jeunes générations de médecins des deux sexes. Il est intéressant de noter que cela se produit apparemment chez les médecins des deux sexes en France alors que dans d’autres pays, et notamment au Québec, il semble y avoir débat, à savoir si ce sont surtout les femmes qui optent pour une réduction de leur temps de travail, ou si elles se concentrent davantage dans les milieux de travail moins exigeants sur le plan des horaires (médecine familiale, clinique avec horaires relativement réguliers plutôt que chirurgie et pratique d’urgentologue en hôpital, par exemple), ou s’il s’agit plutôt d’un changement de génération avec les deux sexes souhaitant une réduction des heures de travail professionnel. Si l’article peut contribuer au débat, les auteures notent cependant que ce changement ne s’exprime pas toujours dans les mêmes registres. En effet, au cours des entretiens, les femmes évoquent plus spontanément des aspirations « d’équilibre » des temps professionnels et familiaux, alors que les hommes revendiquent plutôt du temps pour les loisirs personnels. Cela a aussi été observé dans le travail des cadres au Québec, comme l’indiquent Tremblay et al. (2012) (et Grodent et al., 2013). Le Feuvre et Lapeyre notent toutefois qu’il faut voir dans quelle mesure ces différences dans les discours se traduisent effectivement par des pratiques sexuées particulières. Elles pourraient aussi traduire un mécanisme d’ajustement des récits aux injonctions normatives qui pèsent toujours sur l’acceptabilité sociale des pratiques (et aspirations) masculines et féminines en ce qui a trait à l’articulation des temps sociaux.

Dans le dernier article du dossier, Bernard Fusulier, Émilie Sanchez et Magali Ballatore comparent deux groupes professionnels : les policiers et les infirmières. Le groupe professionnel policier est fortement peuplé d’hommes et articulé autour d’une activité certainement plurielle, mais, à tout le moins, constituée de deux dimensions traditionnellement associées à la virilité : l’autorité et l’usage de la force. À l’inverse, le groupe professionnel des infirmières est assez spontanément classé parmi les métiers féminins dans le double sens de sa composition sexuelle et du genre attribué à l’activité primordiale : les soins aux personnes. Il va sans dire que la médiation professionnelle n’est pas facilement isolable d’un effet genre. Les auteures et auteur montrent cependant que l’appartenance professionnelle favorise sans trop d’ambiguïté certains ressentis et comportements en matière d’APF de façon transversale aux sexes. Ils observent par exemple qu’être mère et infirmière ou père et infirmier n’a pas les mêmes implications sur le vécu et la gestion de la vie professionnelle et de la vie familiale que pour les policiers-policières/parents. Les contraintes, normes et valeurs des univers professionnels interviennent non seulement sur la plus ou moins grande facilité/difficulté pratique et symbolique à concilier ces différentes sphères d’existence, mais aussi sur la manière dont les professionnels vont s’y prendre. Ainsi, dans la profession infirmière où le conflit travail/famille paraît le plus aigu, l’usage des mesures de réduction du temps de travail par le recours au crédit-temps ou au congé parental est un adjuvant manifestement fondamental pour soutenir la perspective de la conciliation, alors que dans la profession policière ce sont davantage la flexibilité choisie du temps de travail, le soutien de la hiérarchie et une porosité des sphères qui paraissent le plus opérant, dans le maintien d’une norme de travail à temps plein et d’une disponibilité aux besoins professionnels, tant pour les hommes que pour les femmes. Fusulier, Sanchez et Ballatore concluent sur l’intérêt de distinguer deux types de régulations d’APF différemment distribuées entre les groupes professionnels : une régulation intégrative et une régulation séquentielle, qui ne sont pas sans rappeler les propositions théoriques de Campbell Clark (2000). La première favorise une intégration diffuse et continue des temps et des milieux de vie (notamment à travers des aménagements et arrangements entre collègues ou avec la hiérarchie pour répondre aux préoccupations d’APF, des importations et des exportations des préoccupations propres à une sphère de vie dans l’autre) en jouant sur la perméabilité des frontières spatiotemporelles; alors que la seconde repose sur l’établissement de frontières spatiotemporelles et réduit la tension travail/famille par une suspension ou une réduction du temps de travail (par exemple la prise d’un congé parental, la réduction du temps de travail…).

On le voit, ces articles mettent clairement en évidence la pertinence de faire des groupes professionnels une entrée analytique pour saisir la problématique de l’APF. Quelques concepts clés paraissent jouer comme un prisme interprétatif important dans cette approche : éthos, règle, norme et convention, régulation, rôle, etc. Les études présentées ici soulignent que le groupe professionnel d’appartenance intervient en quelque sorte comme un cadre ou un espace social avec lequel les individus doivent intimement ou stratégiquement composer pour articuler leur vie professionnelle et leur vie familiale. Toutefois, la variable profession ne peut être isolée d’autres variables structurantes. Par exemple, des questions demeurent quant à la façon dont l’éthos de genre et l’éthos professionnel composent entre eux. Dans cette optique, un type de régulation plus intégrative serait-elle plus en phase avec les univers professionnel masculins et une régulation plus séquentielle avec les univers professionnel féminins, comme semblent l’indiquer plusieurs articles? Par surcroît, on peut observer l’intérêt d’étudier l’enchâssement organisationnel des professions ainsi que le rapport entre statuts d’emploi, profession et articulation travail/famille. Les effets du renouvellement générationnel sont également à mieux préciser, en même temps que les convergences et les divergences entre professions en fonction de différents contextes institutionnels et sociétaux. Bref, ce numéro n’épuise pas le propos. D’ailleurs, les articles retenus ont surtout étudié l’APF à partir de la scène professionnelle, mais une analyse plus symétrique de la scène familiale et de la scène professionnelle, ou favorisant une entrée par la scène familiale, apporterait très certainement un autre regard sur l’influence de l’appartenance professionnelle sur cette articulation : comment s’opère la distance au rôle professionnel nécessaire à l’engagement dans des rôles familiaux (conjoint ou conjointe, parent…)? Que fait la profession à l’organisation et au vécu familiaux? Si le rôle professionnel imprègne en partie la personnalité du professionnel par l’intermédiaire de l’éthos, comment interfère-t-il avec la façon de jouer d’autres rôles sociaux? Autant de questions qui impliquent une meilleure connaissance des dynamiques au sein de la sphère privée des professionnels. Ce numéro exprime donc l’existence d’un champ de recherche qui reste encore largement en friche sur le plan empirique et en construction sur le plan théorique. Il constitue in fine une invitation à poursuivre les travaux de recherche dans cette voie dorénavant bien ouverte.