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Affirmer que la sexualité est une question politique semble, au premier abord, relever de l’évidence : non seulement il existe des politiques publiques dont le principal objet est la sexualité (contraception, prostitution, prévention des maladies sexuellement transmissibles, éducation sexuelle, etc.), mais de nombreux mouvements sociaux se sont également constitués autour de ces enjeux (prévention du harcèlement et des violences domestiques, luttes pour la liberté sexuelle et contre les discriminations liées à l’orientation sexuelle, mobilisations pour le droit à l’avortement, etc.). Ces thèmes ont pourtant été assez peu analysés par la science politique, en particulier dans l’espace francophone.

Cet évitement doit être pensé dans le contexte de l’institutionnalisation de la science politique : discipline encore jeune, la science politique a dû consolider sa légitimité face à d’autres disciplines plus anciennes[1]. Se constituer autour de thèmes stigmatisés socialement, tel celui de la sexualité, risquait donc, par homologie, de la disqualifier et, partant, pouvait menacer son propre développement. Ce phénomène est particulièrement marqué en France où la science politique a d’abord analysé le pouvoir d’État avant d’étendre progressivement son périmètre.

Par ailleurs, interroger la dimension politique de la sexualité, c’était s’exposer au déplacement des frontières public/privé, autour desquelles la science politique avait progressivement construit son imaginaire[2]. Comme le rappelle Mark Blasius à propos des questions lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles (LGBT),

dans une optique libérale, la sexualité a été le plus souvent conçue dans les limites de la « vie privée », c’est-à-dire hors d’atteinte pour l’action de l’État. Toutefois, l’attention qu’ont portée les études LGBT/queer aux « politiques de la sexualité » a démontré en quoi les relations sexuelles constituent une dimension à travers laquelle opèrent les relations de pouvoir – le pouvoir étant l’objet de la science politique.

2001 : 7

Enfin, et plus radicalement encore, penser la sexualité implique d’interroger l’histoire de la production des catégories sexuelles et des modes de nomination de soi (Lamoureux, 1998, 2009) et, partant, de déconstruire les analogies corporelles qui autorisent la croyance en l’existence d’un corps social (Mathieu, 1991). Ce travail invite à la déconstruction des représentations organicistes et libidinales de la citoyenneté : les communautés humaines ne constituent pas un simple agrégat des désirs individuels d’appartenance, mais plutôt l’imaginaire même de ce transfert.

Soutenir que la sexualité est une question politique requiert donc d’engager une réflexion épistémologique profonde sur la formation des objets, des méthodes et des concepts de la science politique contemporaine. Il ne s’agit ici ni de plaider pour la reconnaissance d’un sous-champ, ni de chercher « la normalisation » de la sexualité en science politique[3], mais bel et bien de s’ouvrir à la possibilité d’une réflexion sur les processus de « disciplinarisation ».

Le desserrement du stigmate associé à la sexualité a bien sûr concouru au développement des recherches sur cette question depuis une quinzaine d’années, mais il serait trompeur de croire que la sexualité présente un intérêt pour le politiste simplement parce qu’il s’agirait d’une question d’actualité susceptible de constituer une nouvelle strate d’interprétation du politique. Non seulement la dimension politique de la sexualité est au coeur des réflexions sur la vie de la cité depuis l’Antiquité (Collin et al., 2000 ; Borrillo et Colas, 2005) et a également servi à justifier la frontière privé/public dans la pensée des Lumières (Pateman, 2010), mais ces réflexions ne se sont, en outre, jamais limitées au monde académique (d’Eaubonne, 1970 ; Hocquenghem, 2000). Prétendre à l’innovation reviendrait à balayer du revers de la main, du haut des savoirs universitaires, des décennies de travail conceptuel dans les espaces militants, mais aussi, et plus largement, le sens pratique qui accompagne toute forme de subjectivation.

Ce numéro s’efforce au contraire de proposer une analyse critique des mécanismes à travers lesquels sexualité et politique se coproduisent dans des espaces de savoir/pouvoir à la fois multiples, entremêlés et mobiles[4]. Nous montrons que si la dimension politique de la sexualité n’est pas une question nouvelle, en revanche, les formes prises par la politisation de la sexualité aujourd’hui (au sens de sa mise en politique) s’avèrent tout à fait singulières : on constate en effet une expansion des mobilisations sociales pour inscrire la sexualité à l’agenda politique, sans pour autant que la croyance en son extériorité au champ politique ne soit réellement entamée[5]. La sexualité reste, le plus souvent, décrite comme relevant du domaine de l’intime, domaine dont le politique peut éventuellement se saisir (Lebaron et Weber, 2012). En atteste la difficulté de longue date à penser les « affaires de moeurs » autrement qu’à travers le registre de l’irruption du privé dans le domaine public ou à partir de la morale ou de l’éthique (Le Moigne, 2005 ; Tamagne, 2006a ; Jaunait et Matonti, 2012). Parfois, la sexualité a pu être envisagée comme une ressource pour faire de la politique autrement : il en va ainsi de la liste homosexuelle présentée par Patrick Cardon aux élections municipales d’Aix-en-Provence en 1977 ou des candidatures de Guy Hocquenghem et de Jean Le Bitoux aux élections législatives de 1978 à Paris. Toutefois, ces expériences furent isolées et la sexualité reste considérée, pour l’essentiel, comme infra-politique. La promesse des mouvements féministes selon laquelle « le personnel est politique » reste donc toujours à inventer.

Cette promesse suppose de ne pas confondre la visibilité de la sexualité et sa politisation[6]. La sexualité n’est en effet pas seulement un objet de parole ; elle est aussi un langage (Fassin, 2009 : 236 et suiv.). Foucault parlait même de « réalité de transaction » (2004 : 301). Par la régulation de la sexualité, ce sont les catégories de sexe, de genre, de classe, de race, de génération ou d’âge qui se trouvent énoncées. Si l’étude de la sexualité invite à questionner l’intersectionnalité, ce n’est donc pas parce que la sexualité est une catégorie prédéfinie qui viendrait, au cours de l’action publique, se placer au croisement d’autres catégories déjà constituées[7], mais bien parce qu’elle constitue un « site » de production catégorielle (Varikas, 2006 : 5). C’est la raison pour laquelle nous n’entendons pas limiter la notion de sexualité à un ensemble de pratiques érotiques dont la sélection serait largement arbitraire. La sexualité combine un ensemble d’actes, de représentations, de normes, d’identités, de corps, d’objets et d’affects, subjectivement perçus comme « sexuels » ou objectivés comme tels par diverses institutions (mariage, contrat d’union civile, éducation sexuelle, centres de santé, etc.). C’est le rapport entre ces deux registres qu’interrogent les contributions de ce numéro. S’il est possible de parler de « rapport sexuel », c’est en partie parce que la sexualité est un rapport de sens, une confrontation entre l’expérience sensible et l’institution (Laplanche, 1999 : 83 et suiv.).

Dès lors, l’étude de la sexualité pose le problème de l’objectivation. De nombreuses chercheuses féministes ont ouvert la voie en critiquant les métaphores androcentriques à l’oeuvre dans toutes les disciplines scientifiques et proposé une théorie du point de vue. Celle-ci ne consiste pas en un relativisme phénoménologique mais, au contraire, en une forme d’« objectivité forte » (Harding, 1993 : 19) : non seulement l’émergence des connaissances scientifiques doit-elle être appréhendée dans un faisceau de relations de pouvoir, mais la capacité d’agir (agency) des objets scientifiques eux-mêmes doit être sans cesse considérée (Haraway, 2007). La théorie du point de vue ne promeut pas seulement la réflexivité (à la suite de l’approche socio-historique du politique), elle admet également un principe d’étrangeté, c’est-à-dire penser à partir des positions minoritaires (Dorlin, 2008 : 24-31). Analyser la politisation de la sexualité, c’est donc toujours penser politiquement les recherches sur la sexualité.

Pour ce faire, cette introduction soulève trois types de questions : comment les recherches sur la sexualité ont-elles été articulées à la mise en politique des questions de sexe et à l’émergence des études de genre ? Quels décalages épistémologiques existe-t-il entre la science politique et d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, mais aussi au sein de la science politique francophone ? Enfin, aujourd’hui en science politique, quelles sont les principales orientations de recherche sur la sexualité et comment celles-ci s’inscrivent-elles dans l’émergence de nouveaux réseaux de recherche sur le plan international ?

1. La sexualité, entre sexe et genre ?

Du débat public…

L’émergence du thème de la sexualité dans le débat public est contemporaine de la mise en politique des questions de sexe. Dès les années 1960, les revendications féministes en faveur de l’égalité (suppression de la tutelle paternelle, divorce par consentement mutuel, partage des tâches domestiques, égalité salariale, etc.) ont été articulées au combat pour la libre disposition de son corps (contraception libre et gratuite, droit à l’avortement, lutte contre les violences domestiques, etc.), combat qui avait émergé dès le début du XXe siècle. Les mouvements féministes ont également contribué à l’émergence d’autres luttes. Un des exemples les plus emblématiques est la naissance du Front homosexuel d’action révolutionnaire en 1971, à la suite de l’action menée par le Mouvement de libération des femmes contre l’émission de radio de Ménie Grégoire consacrée à l’homosexualité (Sibalis, 2005 ; Prearo, 2010). Au-delà même de la circulation des militants, le partage de certains répertoires d’action collective entre mouvements féministes et LGBT a été au coeur des mobilisations sociales en matière de sexualité depuis quarante ans[8]. Cela ne signifie pas pour autant que les référentiels de ces mouvements aient toujours été communs : chaque mouvement est le produit d’un ensemble d’opportunités et se sédimente autour d’objectifs propres (Fillieule et Duyvendak, 1999) et, parfois, contradictoires (Tahon, 2004 ; Chauvin, 2005). L’histoire du mouvement transsexuel et transgenre, qui a tenté de se frayer un chemin entre mouvements des femmes et mouvements gais et lesbiens, témoigne d’une trajectoire similaire (Motmans, 2010).

Les tensions militantes ont été productives en ce qu’elles ont concouru à la problématisation de la sexualité et au développement de recherches sur cette question. Il en va ainsi de la question de la prostitution : Lilian Mathieu (2003) a montré qu’en 1975 la participation des mouvements féministes (y compris abolitionnistes) à l’occupation de l’église Saint-Nizier à Lyon par des femmes prostituées a fait défaut au mouvement des prostituées contre la Loi sur le racolage passif en 2002. Cette différence s’explique à la fois par la transformation des espaces prostitutionnels au cours des années 1980 et 1990, la concurrence entre organisations humanitaires et services de l’aide sociale ainsi que l’émergence d’un clivage théorique au sein des mouvements féministes matérialistes (centrés sur la domination et les violences) et libertaires (centrés sur la contractualisation). C’est à l’aune de ces tensions que de nouvelles enquêtes sur la prostitution ont été initiées : elles mettent l’accent sur la diversité des pratiques prostitutionnelles, féminines et masculines (Handman et Mossuz-Lavau, 2005), ainsi que sur l’inscription de la prostitution dans un continuum d’échanges économico-sexuels (Benquet et Trachman, 2009). De la même façon, la division des mouvements féministes après la création de « Ni putes ni soumises » a ouvert la voie à des recherches sur la sexualité des jeunes en banlieue, recherches qui ont permis d’invalider les clichés, très présents dans les sphères médiatiques et politiques, à propos des « tournantes » (Clair, 2008). Un phénomène analogue s’est produit sur la question de la pornographie : l’émergence de discours féministes pro-pornographie, largement relayés par les médias, a encouragé de nouvelles recherches sur les représentations de la sexualité (Ogien, 2003 ; Bourcier, 2011 ; Preciado, 2011). Enfin, il semble également difficile de ne pas associer le renouveau des recherches critiques sur la sexualité des jeunes (Blanchard et al., 2010) au contexte de politisation de la question de la pédophilie après l’affaire Dutroux et le scandale d’Outreaux (Rihoux et Walgrave, 1998 ; Boussaguet, 2008).

Au-delà des luttes et des controverses politiques, d’autres problèmes publics ont émergé de façon plus soudaine : il en va ainsi de l’épidémie du sida (Fillieule, 1998). La rapide mobilisation des associations a eu pour conséquence d’inscrire la lutte contre les discriminations et la question de l’égalité des couples à l’agenda politique dans de nombreux pays occidentaux (Buton, 2005 ; Roca i Escoda, 2010). Dans un contexte de mondialisation des identités sexuelles et de prise en charge des questions liées au sida par des institutions internationales, la lutte contre l’épidémie a aussi contribué à la naissance de mobilisations homosexuelles sur le continent africain (Broqua dans ce numéro).

La revendication de la parité, l’agenda européen en faveur du gender mainstreaming et les revendications en faveur des droits sexuels issues des conférences onusiennes sur les droits des femmes (Swiebel, 2009) ont également oeuvré en faveur du référentiel de l’égalité des droits. Toutefois, ces arguments qui, au nom de l’histoire de la discrimination des femmes, appelaient à des mécanismes juridiques correctifs (Gaspard et al., 1992), ont pu être battus en brèche par des arguments plus naturalistes (Agacinski, 1998), comme le montre le cas français. Ces arguments ont alors renforcé la sacralisation de la différence des sexes (Bereni et Lépinard, 2004 ; Lépinard, 2007) et ont fait obstacle à une plus grande égalité des droits en matière de filiation, marquée par une forme pastorale de gouvernance (Perreau, 2012a). La situation s’est parfois révélée plus facile ailleurs. Tant au Québec (Charbonneau, 2004) qu’en Belgique (Herbrand, à paraître), une approche plus pragmatique a été développée, non seulement en raison d’un légicentrisme moins prononcé, mais aussi d’une moindre influence du familialisme sur les politiques de la citoyenneté.

… aux recherches sur la sexualité et les identités sexuelles

Si la politisation des questions de sexe a directement participé au développement de recherches sur la sexualité, la reconnaissance croissante des études de genre a également eu un fort impact sur ce développement. La sexualité constitue en effet l’un des axes de recherche les plus dynamiques des études de genre. Ce dynamisme se reflète dans la production récente des différentes revues sur le genre, qui intègrent de plus en plus d’articles sur les questions sexuelles et y consacrent même fréquemment des numéros thématiques (par exemple, CLIO, 2010 ; Nouvelles questions féministes, 2012). De la même manière, Genre, Sexualité & Sociétés, la principale revue francophone sur les questions de sexualité, se situe dans un modèle épistémologique unissant explicitement genre et sexualité.

Toutefois, la diffusion de la problématique de genre peut également comporter un certain effacement de la question de la sexualité : la notion de « genre » connaît des usages conservateurs qui, loin de penser les conditions sociales de production des catégories de sexe, ne retiennent que des définitions essentialisées (voir la critique de Carver et Mottier, 1998). « Genre » devient alors un synonyme de « femme » (Carver, 1996) et dissimule tant les cultures minoritaires que les solidarités féministes.

Par ailleurs, les études sur la sexualité ne peuvent être limitées aux travaux sur le genre (Mossuz-Lavau, 2002a) et le concept de genre ne peut, à lui seul, rendre compte du caractère multiple des expressions et des subcultures sexuelles, ni rendre compte des nombreuses formes de hiérarchisation basées sur la sexualité. Dès 1984, dans le contexte des sex wars étasuniennes, Gayle Rubin (2010 : 204) soulignait les limites d’une vision « qui traite la sexualité comme un produit dérivé du genre », affirmant que « bien que le sexe et le genre soient reliés, ils ne sont pas la même chose et ils constituent le fondement de deux aires différentes d’interaction sociale ». Il faut donc aussi comprendre les études LGBT et les études queer comme un geste critique adressé à certains usages du genre. Non seulement revendiquent-elles de militer pour une transformation des normes (à l’instar des études féministes durant les années 1970 [voir Eribon, 2004 : 17]) mais, en outre, elles proposent un retour plus critique sur les pratiques sexuelles elles-mêmes : leur objet n’est pas alors de les inventorier (Spira et Bajos, 1992 ; Bajos et Bozon, 2008), mais d’analyser chaque pratique comme l’émergence d’une culture sexuelle donnée, renouant ainsi avec le fil d’une sociologie plus compréhensive qu’avait développée Michael Pollak durant les années 1980 (Pollak, 1988, 1993)[9]. De ce point de vue, l’histoire culturelle des sexualités reste très insuffisamment étudiée dans l’espace francophone (Eribon, 1999 ; Tamagne, 2000 ; Coulmont, 2007) et c’est souvent aux États-Unis qu’il est possible de trouver les ressources nécessaires à l’analyse de la production conjointe du politique et de la sexualité (par exemple Chauncey, 2003 ; Meyerovitz, 2004 ; Murat, 2006).

2. Décalages épistémologiques

Au sein des sciences humaines et sociales

Dans cette section, nous souhaitons souligner le retard pris par la science politique par rapport à des disciplines voisines. Certaines, dont l’anthropologie, ont été fondées à partir de l’étude de la sexualité. D’autres, pour lesquelles la sexualité ne constituait pas initialement une préoccupation de recherche, en font désormais une dimension essentielle de leurs analyses. C’est par exemple le cas de l’histoire. Enfin, des disciplines comme la sociologie ont d’abord subsumé l’étude de la sexualité sous d’autres thèmes de recherche (déviance, exclusion, identité, famille, etc.) avant de lui accorder une place propre.

L’anthropologie est sans nul doute la discipline qui, dès sa création, s’est montrée la plus attentive à l’étude de la sexualité (notamment, Malinowski, Mead, Lévi-Strauss). Si l’étude de la parenté n’y est pas pour rien, les pratiques sexuelles elles-mêmes ont très vite été un objet d’étude à part entière. Bien sûr, cet intérêt pour la sexualité des « sociétés exotiques » n’était pas dénué de stéréotypes et d’un désir, au moins implicite, de conforter l’idée d’une normalité sexuelle occidentale. Toutefois, il a aussi contribué à dénaturaliser la sexualité et à l’appréhender dans sa diversité. En témoignent notamment les travaux de Maurice Godelier et de Françoise Héritier. Cet intérêt ne s’est pas démenti dans l’espace francophone (Bazin et al., 2000 ; Zialo et Bastin, 2001 ; Berliner et Herbrand, 2010).

Certaines disciplines, notamment l’histoire, ont longtemps jeté un regard « en diagonale » sur les questions sexuelles. Sans constituer le coeur de leurs travaux, plusieurs auteurs emblématiques ont intégré l’étude des comportements sexuels à leurs fresques historiques : Jean Delumeau, Jean Stengers, Paul Veyne, etc. Ce fut particulièrement le cas des historiens qui se sont intéressés à la vie quotidienne (comme Arlette Farge, Alain Corbin, Georges Duby, Philippe Ariès et Jean-Louis Flandrin). Ces auteurs ont ouvert la voie à de nouvelles générations de chercheurs pour lesquels la sexualité constitue un des principaux, si ce n’est le principal, objets de recherche (Chaperon, 2001, 2007 ; Bard et Taraud, 2003 ; Rebreyend, 2005 ; Tamagne, 2006b, Revenin ; 2007, Dupont et de Smaele, 2008 ; Gubin et Jacques, 2010 ; Chaperon et Taraud, à paraître).

Enfin, certaines disciplines comme la sociologie ont longtemps inscrit les questions sexuelles dans d’autres sous-champs, tels que celui de la déviance ou de la famille, à l’image des travaux fondateurs de Simmel, Elias ou Goffman. L’interactionnisme a ainsi joué un rôle essentiel pour de nombreux sociologues de la sexualité (McIntosh, Plummer, Gagnon, Giami). Avec l’émergence de la sociologie de la reproduction sociale (Bourdieu, Passeron) d’une part et de la structuration d’autre part (Giddens), la sexualité a encore été renforcée comme critère incontournable de l’analyse des rapports de domination, au point de constituer aujourd’hui un champ à part entière. Tant l’Association française de sociologie que l’Association internationale des sociologues de langue française disposent d’un groupe de recherche sur ces questions. Un grand nombre de numéros thématiques de revue ont traité du sujet, par exemple : Sociétés (1988), Sociologie et Sociétés (1997), Actes de la recherche en sciences sociales (1998, 1999), Sociétés contemporaines (2001). Enfin, de nombreux sociologues se sont impliqués dans les débats politiques et sociaux, notamment sur les questions de couple et de parentalité (par exemple Fassin, 2000).

Si l’essor des travaux sur la sexualité est incontestable dans certaines disciplines des sciences humaines et sociales, il importe cependant de rappeler le rôle central des pouvoirs publics – État et régions en Europe et au Québec, institutions internationales, agences de développement, fondations et organisations non gouvernementales (ONG) étrangères dans le Sud – dans la commande et l’orientation de la recherche. Si les financements institutionnels ont permis de soutenir de nombreux travaux, ils les ont aussi maintenus dans une certaine forme de dépendance, voire de précarité (exigences de recherches appliquées, calendriers relativement courts, éloignement des financements réguliers de la recherche, etc.). En France, de nombreuses thèses et recherches récentes ont été réalisées dans le cadre de la prévention du sida, tout particulièrement sous l’égide de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) et de l’association Sidaction. En Belgique francophone, l’Observatoire du sida et des sexualités des Facultés universitaires Saint-Louis, qui poursuit le travail fondateur de François Delor, est aussi l’organe responsable du suivi et de l’amélioration des politiques en matière de VIH/sida (Dewaele et al., 2006). Au Québec, la récente Chaire de recherche sur l’homophobie décernée à la sociologue Line Chamberland (Université du Québec à Montréal) est soutenue par le gouvernement québécois dans la mesure où elle s’inscrit dans le cadre du Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie. Dans les trois cas ci-dessus, les préoccupations scientifiques ne constituent donc qu’une partie – parfois mineure – des motivations des bailleurs de fonds. Dès lors, on peut s’interroger sur l’avenir de ces recherches, à la légitimité souvent circonstancielle, quand l’intérêt social et politique sera retombé et que ces « problèmes sociaux » seront considérés comme résolus.

Au sein de l’espace francophone

Ce bref aperçu du développement des études sur la sexualité met en relief le retard certain de la science politique francophone. En 2002, lorsque Janine Mossuz-Lavau co-organisa un colloque sur le thème genre et politique (Bard et al., 2004) à la demande de Pierre Muller, alors secrétaire de l’Association française de science politique, c’est le philosophe Didier Eribon qui intervint sur les questions gaies et la sociologue Michèle Ferrand qui traita des « lois du sexe ». Plus récemment, une revue québécoise, le Bulletin d’histoire politique, a consacré deux numéros thématiques à « Homosexualité et politique au Canada et au Québec » (Chamberland, 2008) et « en Europe » (Risse, 2010). Toutefois, la composition des deux volumes témoigne d’un grand éclectisme disciplinaire et il s’agit d’une revue à dominante historique.

De la même façon, et malgré quelques évolutions récentes, encore très peu de cours spécifiquement dédiés à la sexualité sont dispensés dans les cursus de science politique des universités francophones. Parmi quelques exceptions, citons « Politique et diversité sexuelle » de Manon Tremblay à l’Université d’Ottawa ; « Penser depuis les marges II : introduction aux Gay & Lesbian Studies » de Lorena Parini à l’Université de Genève ; « Homosexualité et politique » enseigné par Françoise Gaspard et Bruno Perreau de 2005 à 2007 à Sciences Po (Paris) ; ainsi que le cours qu’Emmanuelle Huisman-Perrin consacre, également à Sciences Po, à « L’identité sexuelle en questions ». Dans chacun de ces cas, la production anglophone, celle des gender studies, des gay and lesbian studies (Perreau, 2007) ainsi que des queer studies (Perreau, 2012b), a contribué à légitimer ces enseignements, parce que des cours similaires sont institutionnalisés de longue date aux États-Unis, mais aussi parce que la traduction récente d’auteurs clés a fait écho aux centres d’intérêt des étudiants eux-mêmes.

Cette plus ou moins grande ouverture à la production anglophone soulève la question des décalages épistémologiques au sein même de la science politique francophone. Si la mondialisation de la recherche est indéniable, force est de constater la permanence d’affinités culturelles et de traditions académiques vernaculaires : non seulement la langue contribue-t-elle à la sédimentation de communautés épistémiques, mais, de surcroît, les rétributions de la recherche, à la fois matérielles et symboliques, tendent à être distribuées dans des espaces à dimension plus restreinte. Nous nous permettons donc ici de traiter ensemble de travaux francophones dont la diversité est bien réelle. La francophonie n’est pas en effet un monolithe (Mendès-Leite et de Busscher, 1993). Si celle-ci reste dominée par la France, des débats distincts ont pu avoir lieu en Belgique, en Suisse et au Québec et des travaux sur la sexualité sont en train d’émerger dans d’autres parties du monde, tout particulièrement en Afrique noire (Epprecht et Gueboguo, 2009 ; Awondo, 2010 ; Eboko et al., 2011) et, dans une moindre mesure, au Maghreb (Zaganiaris, 2012). Par ailleurs, un certain nombre de chercheurs qui ont toujours travaillé hors de l’espace francophone et, bien souvent, dans d’autres langues, ont également enrichi les travaux sur les rapports entre sexualité et politique en francophonie. Parmi ceux-ci, il convient de citer, pour la France, Michael Bosia, Jan Willem Duyvendak, Julian Jackson, Enda McCaffrey, Denis Provencher, Judith Surkis, Carolyn Dean, Camille Robcis, Gunther Scott ou Michael Sibalis ; pour le Québec, Miriam Smith ; pour la Suisse, Nathalie Gerodetti, Brigitte Studer, Andra Maihofer ; et, pour la Belgique, Joz Motmans et Petra Meier. Il faut enfin noter un taux d’émigration relativement important chez les politistes qui s’intéressent aux sexualités, aux logiques de recrutement dans l’espace francophone, très disciplinaires, s’avérant souvent peu compatibles avec des parcours de recherche plus vagabonds. Les recherches sur la sexualité constituent de ce point de vue un exemple particulièrement intéressant de communauté de recherche construite sur la base d’une langue et de références disciplinaires propres, mais aussi, et simultanément, sur le déplacement de ces frontières disciplinaires et linguistiques par l’établissement de réseaux transversaux.

3. Les orientations actuelles de la recherche

La production scientifique francophone[10] consacrée aux rapports entre sexualité et politique s’articule aujourd’hui autour de trois axes principaux : citoyenneté, politiques publiques et action collective. Elle se caractérise aussi par le petit nombre de travaux sur des sujets tels que le vote, les partis politiques, la politique européenne et les relations internationales. Enfin, l’émergence de réseaux internationaux laisse entrevoir de nouvelles perspectives de recherche dans l’espace francophone lui-même.

Trois principaux axes de recherche

Le premier s’alimente tout autant à la théorie qu’à la sociologie politique. Il a conduit à explorer les droits dont certaines personnes sont privées pour des raisons liées à la sexualité tout en révélant les biais des théories de la citoyenneté. Ces travaux se sont plus particulièrement intéressés au rôle de l’État dans la régulation et l’organisation de la sexualité (Delessert, 2005 ; Corriveau, 2006 ; Corriveau et Daoust, 2011), aux entraves à la liberté sexuelle (Borrillo et Lochak, 2005), aux rapports entre sexualité et démocratie (Daoust, 2005 ; Fassin, 2005 ; Bureau, 2009), aux stratégies et modes d’accès à la citoyenneté (Chambon, 2002 ; Martens, 2004 ; Paternotte, 2007) et aux dynamiques de mondialisation des droits, que ce soit à travers l’action des institutions internationales (Marques-Pereira et Raes, 2002) ou dans le cadre des problématiques d’asile et de migration (Falquet, 2011). Un certain nombre de travaux ont également étudié l’impact de l’imaginaire républicain – principalement dans le cas français[11] – sur les trajectoires militantes (Duyvendak, 1994) et la reconnaissance de droits sexuels (Fassin, 1998).

Le deuxième axe porte sur l’analyse des politiques publiques, à la fois les politiques de la sexualité et les politiques qui, par les représentations des catégories sexuelles qu’elles véhiculent, participent à sa régulation. De ce point de vue, les recherches sur la sexualité rejoignent les recherches sur le genre. Suivant la chronologie des politiques publiques elles-mêmes, les premiers thèmes analysés ont été l’avortement et la contraception (Mossuz-Lavau, 1966, 1986, 2002b ; Marques-Pereira, 1989 ; Gautier et Heinen, 1993 ; Moroni, 1994 ; Jenson et Sineau, 1995). De nouvelles questions sont désormais soulevées, comme la bioéthique et la procréation médicalement assistée (Memmi, 1996 ; Mehl, 1999, 2011 ; Engeli, 2009, 2010). Ces réflexions s’inscrivent dans une problématisation plus large, celle du « gouvernement des corps » (Fassin et Memmi, 2004). Les travaux sur le VIH/sida et les politiques de santé, qui se sont développés à partir des années 1990, ont également beaucoup analysé les rapports entre l’État et d’autres formes d’autorités, surtout médicales, mais aussi entrepreneuriales, et les différents régimes de savoir/pouvoir à l’oeuvre dans la lutte contre l’épidémie (Favre, 1992 ; Lascoumes, 1994 ; Eboko, 1996, 2005 ; Cattacin et al., 1997 ; Cattacin et Lucas, 1999 ; Steffen, 2001 ; Dodier, 2003 ; Cantelli, 2007).

Les politiques de lutte contre le sida ont également soulevé la question de la protection de la vie familiale. Si de nombreux travaux ont indiqué combien la famille constitue un champ central de l’action étatique (Commaille, 1996 ; Commaille et Martin, 1998 ; Schultheis, 1998 ; Lenoir, 2003), des politistes, des sociologues et des juristes ont plus particulièrement analysé le traitement juridique, politique et social de l’orientation sexuelle, qu’il s’agisse des diverses formes de reconnaissance légale du couple (Descoutures, et al., 2008 ; Lascoumes, 2009 ; Roca i Escoda, 2010 ; Paternotte, 2011), de l’adoption (Herbrand, 2006 ; Perreau, 2012a) ou, plus largement, de l’encadrement de la parentalité (Herbrand, 2012). Enfin, certaines recherches ont mis en question les formes d’expertise académique qui, au nom d’une « vérité » des origines, se sont instituées en garantes de l’ordre social – ordre qu’elles contribuent par ailleurs à produire (Borrillo et al., 1999 ; Robcis, à paraître).

Dans le contexte de la Loi sur la sécurité intérieure en France et, plus largement, de la montée des revendications abolitionnistes, l’encadrement de la prostitution a également constitué un thème central à partir duquel les rapports entre sexualité et politique ont été interrogés (Handman et Mossuz-Lavau, 2005 ; Maugère, 2009). Certains travaux se sont intéressés à la mise en oeuvre des politiques locales en matière de prostitution (Darley, 2008) ainsi qu’aux interactions entre prostitués et agents de l’État (Mathieu 2007a ; Mainsant, 2008, 2010).

Enfin, dans le prolongement des travaux féministes de Nicole-Claude Matthieu, Colette Guillaumin ou Paula Tabet, les violences sexuelles subies par les femmes et les dispositifs de lutte contre ces violences ont été analysés ensemble (Chetcuti et Jaspard, 2007 ; Falquet, 2012). D’autres recherches, à la croisée entre droit et science politique, étudient les politiques de lutte contre les violences et injures homophobes et, plus largement, les discriminations liées à la sexualité (Borrillo, 2003).

Le troisième axe de recherche concerne les mobilisations liées aux questions sexuelles. À nouveau, ces travaux ont d’abord porté sur les mobilisations en faveur des droits des femmes (Mottier, 1994 ; Picq, 2011). Toutefois, rares sont ceux qui se penchent principalement ou exclusivement sur des enjeux sexuels. Parmi ceux-ci, il faut citer des publications relatives aux luttes pour l’avortement et la contraception (Engeli, 2009 ; Pavard, 2009) ainsi que quelques travaux sur les mouvements de planning familial (Bard et Mossuz-Lavau, 2007) et les mobilisations de prostituées (Mathieu, 2001, 2003).

Un plus grand nombre de chercheurs se sont penchés sur les mobilisations homosexuelles. En écho au rôle central joué par la sexualité en tant que marqueur identitaire, cette littérature s’intéresse souvent aux liens entre mouvements sociaux et subcultures (Duyvendak, 1993 ; Demczuk et Remiggi, 1998 ; Higgins, 1999). Elle est cependant éparse et peu de travaux couvrent l’ensemble de l’histoire d’un mouvement dans un pays donné (Martel, 1996 ; Chetaille, 2009 ; Carstocea, 2010 ; Prearo, 2011 ; Delessert et Voegtli, 2012). Face à l’ampleur d’un travail empirique souvent difficile à mener, ces publications traitent plutôt d’un moment ou d’un enjeu, que ce soit les mouvements de « libération homosexuelle » (Sibalis, 2005 ; Prearo, 2010), la mouvance camp (Le Talec, 2008), queer (Smith, 2005) ou les mobilisations relatives à l’homoconjugalité (Borrillo et Lascoumes, 2002 ; Paternotte, 2008, 2011) ou à l’homoparentalité (Roca i Escoda, 2011). Dans ce cadre, on note un grand nombre de publications sur les mouvements de lutte contre le sida, d’abord en Occident (Barbot, 1995 ; Broqua et Filleule, 2001 ; Pinell et al., 2002 ; Broqua, 2006 ; Fillieule et Broqua, 2005 ; Mathieu, 2007b ; Chartrain, 2012), puis en Afrique (Gueboguo, 2008 ; Eboko et al. 2011).

Les silences de la recherche

Si les travaux sur les rapports entre sexualité et politique se sont développés en francophonie, plusieurs questions échappent à cette dynamique alors qu’elles sont traitées dans d’autres traditions académiques. C’est par exemple le cas de la vie et des partis politiques, à propos desquels il est possible de citer, parmi de rares travaux, un aperçu de l’engagement des différentes familles politiques françaises sur les questions sexuelles (Mossuz-Lavau, 2005) et un portrait de figures politiques homosexuelles et de leur parcours médiatique (Le Talec, 2009). Philippe Adam (2001) a aussi proposé une analyse de l’impact des mobilisations homosexuelles contre le sida sur les débats électoraux, tandis qu’une récente étude sur le comportement électoral des gais et des lesbiennes a été récemment publiée par le Centre de recherches politiques de Sciences Po – CEVIPOF (Kraus, 2012). Toutefois, cette dernière s’avère surtout utile en ce qu’elle illustre la transformation de la mise en politique de la sexualité : pour la première fois, une étude sur le « vote homosexuel » était publiée durant une campagne présidentielle. Sur le fond, cette étude fait fi des différentes modalités sociales d’identification à la catégorie « homosexuelle » (Eribon, 2009) en ne se basant que sur le critère de l’auto-identification[12] (lui-même largement biaisé par le mode d’enquête utilisé : un questionnaire auto-administré en ligne).

Un bref regard sur les États-Unis permet de saisir l’ampleur du retard de la science politique francophone. Parmi les nombreux axes de recherche outre-Atlantique, il est possible de citer l’influence du type d’élection (Segura, 1999 ; Haider-Markel et Meier, 2002) ou l’impact des thèmes de campagnes électorales sur la cohérence du vote des lesbiennes et des gais. Mark Hertzog (1996 : 216-217) démontre ainsi que si la distance idéologique n’est pas importante entre les partis politiques et les débats peu clivés, l’hypothèse du « vote homosexuel » se désagrège. Ces travaux soulignent également qu’aucun comportement politique ne peut être dégagé sans une analyse locale des modes de subjectivation et de leur possibilité d’expression dans un système politique donné (Benstock, 1989) et insistent notamment sur la représentation des minorités sexuelles par le scrutin proportionnel (Rosenblum, 1996), sur la fonction tribunitienne du référendum en matière de sexualité (Bowler et Donovan, 1998) et sur la réaction des électeurs aux questions d’orientation sexuelle au niveau des États fédérés (Lax et Philipps, 2009). Enfin, le coming out (révélation publique de son homosexualité) en politique fait depuis longtemps l’objet d’analyses sérieuses tant du côté des interactions militantes que de l’opinion des électeurs (notamment Golebiowska et Thomsen, 1999 ; Smith et Haider-Markel, 2002).

De nombreux travaux anglophones ont également souligné l’importance des phénomènes transnationaux et multi-niveaux pour comprendre la politique domestique (Kollman et Waites, 2009 ; Meier et Paternotte, 2010). Outre l’étude des mouvements transnationaux (Tremblay et al., 2011 ; Ayoub, 2012 ; Holzhacker, 2012), ce regard a conduit depuis peu à un bourgeonnement de travaux sur les questions sexuelles en matière de politique européenne et en relations internationales. Ceux-ci sont moins l’oeuvre de chercheurs anglo-saxons que d’une communauté transnationale de recherche qui travaille en anglais. Ces différents travaux ont par exemple insisté sur l’impact de la machinerie politico-administrative (Beger, 2004 ; Weyembergh et Carstocea, 2006) ou judiciaire (Van der Vleuten et de Waele, 2011) des institutions européennes, sur les mécanismes de diffusion des revendications (Friedman, à paraître), sur le rôle de différents réseaux transnationaux (Paternotte et Kollman, à paraître) ou sur l’émergence de normes internationales en matière de politiques homosexuelles (Kollman, 2007).

Le développement de réseaux de recherche

Depuis le milieu des années 1980, les associations anglophones de science politique accordent une réelle visibilité aux travaux sur la sexualité, que ce soit par le biais de l’organisation de colloques ou l’existence de groupes de travail ad hoc. L’American Political Science Association dispose depuis 1987 d’un caucus gai, lesbien, bisexuel et transsexuel qui rassemble plus de 200 chercheurs et contribue à rendre cette question visible au sein de la discipline. En outre, la revue issue de la Women and Politics Research Section de l’APSA, Politics & Gender, publie régulièrement des articles sur des questions sexuelles. L’Association canadienne de science politique leur accorde aussi une place importante, comme en témoignent tant la Revue canadienne de science politique que la présidence récente de Miriam Smith, connue pour ses travaux sur le militantisme et les politiques publiques homosexuelles au Canada et aux États-Unis. Enfin, en Grande-Bretagne, le groupe Women & Politics de la Political Studies Association organise tous les deux ans une conférence sur le thème « genre et politique ». Depuis plusieurs années, les questions sexuelles y ont acquis une forte visibilité : la conférence « Shifting Agendas », organisée à l’Université de Manchester en février 2010, y était d’ailleurs très largement consacrée (Wilson, à paraître).

En Europe, le European Consortium for Political Research a organisé dès 1984 une joint session sur le thème de l’avortement (Lovenduski et Outshoorn, 1986) et des communications sur des questions sexuelles ont été régulièrement présentées au cours des diverses rencontres de l’association. En 1996, Terrell Carver et Véronique Mottier ont organisé la première joint session faisant l’inventaire des recherches sur les politiques sexuelles (Carver et Mottier, 1998). Depuis 2009, le Standing Committee on Gender and Politics organise tous les deux ans la European Gender and Politics Conference. Dès la première édition, cette conférence a inclus une section sur la sexualité et la prochaine édition, qui se déroulera à Barcelone en mars 2013, comprend une nouvelle section intitulée « LGBTQI (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender, Queer, and Intersex) Rights, Sexuality, and Politics ». Enfin, au niveau mondial, l’International Studies Association comprend un caucus LGBTQA (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgendered, Questioning and Allies) et le Council for European Studies s’est récemment doté d’un réseau de recherche sur le genre et la sexualité (Engeli et Paternotte, 2012).

Du côté francophone, des évolutions se font également sentir : en attestent la publication de deux articles sur des problématiques sexuelles (Boussaguet, 2009 ; Engeli, 2009) dans le numéro de la Revue française de science politique consacré au « Genre, à la frontière entre policies et politics », ainsi que la parution récente du numéro de Raisons politiques (Jaunait et Matonti, 2012) sur le consentement sexuel. S’il n’existe aucun groupe de travail spécifique sur la sexualité (faute de masse critique), les associations francophones de science politique et leurs différents groupes de travail se révèlent de plus en plus accueillants relativement aux travaux sur la sexualité. Lors du congrès francophone de science politique qui s’est déroulé à Lausanne en 2005, s’est tenu le premier atelier conjoint des groupes « genre et politique » des associations francophones de science politique : cet atelier a conduit à la publication d’un ouvrage où figure un texte sur la sexualité (Tremblay et al., 2007). Un an plus tard, les associations française et suisse de science politique ont organisé un colloque commun sur les politiques du genre, dont la moitié des travaux, regroupés sous le vocable de « politiques de la vie privée », traitaient de questions sexuelles (Engeli et al., 2008). En 2009, David Paternotte et Bruno Perreau ont dirigé une section thématique intitulée « Science politique et sexualité en francophonie : un état des lieux » à l’occasion du troisième congrès francophone de science politique, qui s’est tenu à Grenoble. Les textes réunis dans le présent numéro thématique en sont le résultat[13]. Enfin, le congrès 2013 de l’Association française de science politique consacrera deux sections thématiques (sur 64) aux questions sexuelles : « Affaires sexuelles, questions sexuelles, sexualités » (dirigée par Sandrine Lévêque et Frédérique Matonti) et « Des mouvements en changement : autonomisation, institutionnalisation, professionnalisation et ONGisation des associations LGBT » (dirigée par David Paternotte et Massimo Prearo).

Les contributions

Véronique Mottier propose un regard historique sur les politiques eugéniques mises en place en Suisse et dans le reste de l’Europe entre 1920 et 1970. Cette analyse lui permet d’ouvrir une réflexion sur les rapports entre État, race, nation et empire. Son travail interroge le rôle de l’État dans l’encadrement de la sexualité et de la reproduction et sa coexistence avec d’autres acteurs politiques et sociaux.

Isabelle Engeli et Marta Roca i Escoda s’intéressent à l’articulation entre la reconnaissance juridique des unions de même sexe en Suisse et les débats antérieurs sur la révision du droit du mariage et la famille d’une part et la procréation médicalement assistée d’autre part. À partir d’une analyse en termes de path dependence, les auteures montrent que les controverses antérieures ont contribué à limiter le champ des possibles lorsque s’est posée la question du couple homosexuel.

Audrey L’Espérance étudie l’action des tribunaux dans l’établissement de la filiation au Canada. À partir de l’étude de 45 décisions relatives à des « projets parentaux collaboratifs », elle soutient que les tribunaux de première instance sont devenus les principaux architectes des liens de filiation de ce nouveau type de famille. Elle souligne l’existence de trois logiques concurrentes dans le raisonnement des juges : un langage d’ordre biologique, des justifications fondées sur le rôle des parents et le bien-être de l’enfant, et, enfin, le principe d’égalité.

À partir de l’exemple de la revendication du droit au mariage pour les couples de même sexe en Belgique, en France et en Espagne, David Paternotte analyse le rôle joué par le droit en amont du processus de revendication. Il souligne ainsi, en avançant le concept de juridification, que si les militants gais et lesbiens de ces pays n’ont pas eu recours à des stratégies judiciaires, leurs discours procèdent d’une vision de l’agenda militant dans lequel le droit joue un rôle de matrice. Il montre que ce phénomène s’inscrit dans des transformations plus vastes du militantisme gai et lesbien.

Pour terminer, Christophe Broqua étudie l’émergence de mobilisations homosexuelles à Bamako. Il insiste sur la nécessité de décentrer le regard occidental pour pouvoir saisir ces phénomènes, tout en analysant l’impact qu’ont les représentations véhiculées par les médias internationaux ainsi que les catégories de l’action publique en matière de lutte contre l’épidémie de sida sur les identités et les pratiques homosexuelles en Afrique de l’Ouest. Son analyse pense la fluidité du rapport aux espaces communautaires, l’hybridité culturelle et la relation tactique aux institutions et nuance ainsi la thèse de la mondialisation des identités.