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L’influence du droit international est un sujet qui mérite une introduction. Étonnamment, peut-être, je vous suggère que l’affaire Strauss-Kahn en fournit une, en ce sens qu’elle souligne à quel point des questions qui paraissent au départ purement légales peuvent véhiculer une toile de fond culturelle qui revêt presque autant d’importance que le droit positif, en ce qu’elle est prémonitoire des particularités du régime de droit d’intérêt.

Le perp walk, littéralement la « marche de celui qui a perpétré le crime » commun aux États-Unis, comporte quelques particularités qui peuvent nous paraître fortement déplacées, dont les suivantes : les médias sont prévenus bien à l’avance, les caméras enregistrent, la foule afflue et l’accusé, menottes aux mains, est paradé dans un grand élan de zèle de la poursuite. L’effet est dramatique. Est-il pour autant négligeable ? La présomption d’innocence pourrait-elle en être altérée ? Est-il besoin de rappeler qu’aux États-Unis le procureur du district (district attorney) doit souvent être élu, ce qui pourrait accentuer cet élan de zèle ?

Ce perp walk en particulier, je veux dire celui de Strauss-Kahn, a eu d’importantes répercussions. Président du Fonds monétaire international et héritier présomptif des espoirs socialistes pour la course à la présidence française de 2012, celui-ci ne se sera pas présenté contre Nicolas Sarkozy. Et cela, malgré que les accusations contre Strauss-Kahn se soient littéralement effondrées pour une multitude de raisons qu’il ne servirait à rien de revoir ici une à une, ce qui pourrait démontrer que les perp walks n’ont rien de mortel pour les accusés, et possiblement desservent la poursuite.

Grand nombre d’Américains ont pris la chose à la légère. Après tout, Strauss-Kahn était peu connu aux États-Unis. Ce n’est pas l’aspect politique de l’affaire qui mérite l’attention mais plutôt le fait qu’elle a soulevé une polémique importante relativement au droit des accusés à la présomption d’innocence et à un procès impartial.

La presse française s’est interrogée, non sans raison, sur l’attitude cavalière du ministère public américain envers les droits de l’accusé. On pourrait aller jusqu’à dire qu’elle s’est indignée. Les Américains ont rétorqué que les Français étaient mal placés pour les critiquer, estimant que la plupart des comparaisons entre le système français et le système américain de justice criminelle démontrent que le premier laisse beaucoup plus à désirer que le second.

Pourquoi cette certitude, chez nos voisins du sud, de bénéficier d’un système qui saurait s’élever au-dessus du perp walk, sans danger pour l’impartialité judiciaire et la justesse des verdicts ? C’est que le système américain, comme tous les systèmes d’inspiration britannique, dépend du débat contradictoire (adversary ou adversarial system) pour faire apparaître la vérité, alors que le système français, de nature inquisitoire, ne met pas nécessairement l’accent sur l’équité du procès devant les forces étatiques, le sort du litige dépendant davantage de ce que les experts pensent du crime et de l’accusé. Les Américains en concluent que le perp walk est tolérable aux États-Unis, alors qu’il ne saurait l’être en France, vu cette apparente absence de garanties procédurales chez les Français. Je dis bien apparente, car rien ne permet de croire que les prisons françaises regorgent d’innocents.

Selon ce qui a été rapporté, Anne Sinclair, épouse de Strauss-Kahn, aurait répondu, lors d’une première entrevue, que les journalistes américains lui semblaient moins déchaînés que la presse européenne.

L’auteur américain Robert E. Shapiro conclut que « we have no reason to adopt the French inquisitorial system of criminal justice, but the greater sensitivity to the public presumption of innocence that the French system necessitates should cause us to ponder whether, despite the greater procedural protections here, we should be more sensitive to the presumption too[1] ».

Mise à part les cogitations récentes de la Cour suprême américaine, fréquemment hostile à l’influence des tribunaux d’autres juridictions, le fait demeure que les décisions de juridictions étrangères sont régulièrement citées au Canada, que les tribunaux canadiens ont été et demeurent saisis de crimes internationaux qu’ils n’ont pas le luxe de refuser de trancher, et que la comparaison avec d’autres systèmes de droit porte souvent des fruits. Ce que j’entends par là, c’est surtout qu’en définitive, comme c’est fréquemment le cas, une analyse de droit comparé respectueuse de ce qui se fait ailleurs fournit une meilleure perspective sur le mérite de nos propres pratiques. C’est dans cet esprit que j’aborde le sujet de l’influence du droit international sur la Cour d’appel du Québec.

1 L’intérêt du droit international à la Cour d’appel du Québec

Les décisions de la Cour suprême du Canada en la matière, lesquelles ont nécessairement une profonde influence sur l’ensemble de la jurisprudence canadienne, tendent à monopoliser l’intérêt général, ce qui est tout à fait normal. Des questions comme la lutte contre le terrorisme — je songe à l’affaire Khadr[2] — ou les impacts de la guerre du Golfe dans Kuwait Airways Corp. c. Irak[3] attirent sans doute davantage l’attention que le quotidien. Il reste que, malgré l’absence de thèmes internationaux d’un égal registre, la Cour d’appel joue un rôle dans l’interprétation du droit international, d’autant plus que celle-ci est souvent le tribunal de dernier ressort[4] en toutes sortes de matières.

2 Les fondements de base

Mon propos n’est pas de revisiter ici l’ensemble des concepts fondamentaux du droit international. Cependant, j’aimerais revenir sur trois fondements de base du système de justice canadien dans lequel évolue la Cour d’appel.

Le système judiciaire canadien, en matière de droit international, est un système dualiste. Théoriquement, cela signifie que les normes internationales et les normes de droit interne évoluent dans des univers distincts. Concrètement, cela a l’effet suivant : si l’exécutif du gouvernement détient le pouvoir de signer et de ratifier des accords internationaux, ceux-ci n’ont pas de force obligatoire, à moins d’être mis en oeuvre par le Parlement[5]. Cela ne veut pas dire que les traités n’ont pas force légale. En fait, le Canada peut, d’un côté, avoir des obligations envers la communauté internationale, mais, de l’autre, les ignorer en omettant d’adopter une loi qui les mette en oeuvre en droit canadien. Il va de soi qu’en pareil cas le Canada s’exposerait à une responsabilité sur le plan international. Dans une situation où le Canada violerait un engagement international, l’absence de concrétisation de cet engagement en droit interne ne lui serait d’aucun secours. C’est d’ailleurs de là que vient l’expression « système dualiste » pour décrire deux régimes juridiques qui opèrent dans leur sphère distincte, le même acte pouvant violer le droit dans l’une, mais non dans l’autre.

Ce que cela veut dire, en pratique, c’est que la ou le juge n’a pas à prendre en considération, dans sa décision, les accords pourtant conclus par le Canada qui ne se retrouvent pas en droit interne.

Il existe toutefois plusieurs tempéraments à cette règle du dualisme. L’un de ces tempéraments est l’application du droit international coutumier même en l’absence d’incorporation au droit interne par l’adoption d’un acte législatif[6]. Quoique cette pratique soit plutôt rare[7], les juges peuvent considérer une coutume internationale comme étant incorporée en droit canadien. Évidemment, elle devra toutefois céder le pas devant une norme juridique interne explicite. La différenciation entre les règles d’incorporation du droit des traités et du droit coutumier pousse certaines personnes à qualifier le système canadien de système hybride[8] plutôt que dualiste.

Soulignons ensuite, comme deuxième caractéristique, que nous évoluons dans un système fédéral. De prime abord, cela devrait avoir peu d’impact, puisque les relations internationales relèvent du palier fédéral. Par contre, au Canada, les relations internationales sont loin de se résumer à la sphère de compétence fédérale des relations étrangères.

En effet, comme nous le verrons plus loin, le droit international ne se limite pas uniquement à la conclusion et à l’application de traités négociés entre États. En outre, depuis la décision du Conseil privé dans l’affaire Attorney-General for Canada v. Attorney-General for Ontario[9], les provinces sont responsables de la mise en oeuvre des engagements internationaux du Canada dans leur propre champ de compétence. Ainsi, le droit international exerce une influence dans plusieurs domaines qui dépassent la simple sphère de compétence du Parlement fédéral. De plus, le caractère fédéral du Canada amène à concilier des normes qui, souvent, se chevauchent. Le système judiciaire canadien ayant déjà à composer entre deux traditions juridiques et deux paliers de gouvernement générateurs de normes juridiques, la cohabitation de normes internationales et de normes internes représente un défi additionnel. Il va sans dire toutefois que les juges sont en mesure de le relever. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que le Québec a lui-même conclu certaines ententes internationales[10], quoique d’une portée limitée.

Une troisième caractéristique, une fois encore propre au Canada, est l’unicité du système judiciaire. Contrairement à d’autres fédérations, l’organisation des tribunaux canadiens est unifiée, c’est-à-dire qu’il n’existe qu’un seul système judiciaire traitant indistinctement des affaires provinciales et fédérales[11]. Cette caractéristique, qui fait du système canadien un système particulièrement vigoureux, confère aux tribunaux, et donc à la Cour d’appel, une compétence extensive pour entendre des affaires qui relèvent du droit international. Toutefois, elle souffre d’une importante restriction. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale possèdent en effet une juridiction exclusive en matière de citoyenneté et d’immigration, ainsi qu’une juridiction non exclusive en droit maritime ou aéronautique[12], domaines où le droit international a un impact important. Cela réduit évidemment le corpus jurisprudentiel de la Cour d’appel en matière de droit international.

Ces trois caractéristiques entraînent, du point de vue d’une cour d’appel, une situation assez particulière. D’une part, la Cour d’appel du Québec est appelée à se pencher sur une multitude de causes qui impliquent directement ou indirectement le gouvernement fédéral. En effet, au Canada, les cours supérieures sont les cours de juridictions générales. En conséquence, c’est vers les cours d’appel provinciales que sont dirigés les pourvois, et non vers la Cour d’appel fédérale, laquelle, comme la Cour fédérale de première instance, est une cour statutaire de compétence limitée.

En Cour supérieure, même dans les causes qui n’impliquent que des parties privées, l’impact du droit international peut se faire sentir dans les sphères de compétences tant provinciales que fédérales. Dès lors, peu importe que les relations internationales soient un champ de compétence fédérale, la Cour d’appel du Québec peut être saisie d’un grand nombre de questions dans ce domaine. En raison de sa position dans l’ordre judiciaire, la Cour d’appel est appelée à jouer, en droit international comme en droit interne, un rôle d’unification de la jurisprudence qui lui donne une autorité accrue dans toutes les matières dont elle traite.

3 Le droit international : une influence multiforme

Quelle est, par conséquent, l’influence du droit international sur la Cour d’appel ? Est-il possible de répondre de manière simple et claire à pareille question ? Oui et non. L’influence du droit international, en effet, ne se résume pas à une seule doctrine ou à un seul principe clairs. Le droit international exerce une influence de diverses manières, dans différents domaines du droit. Comparer l’influence du droit international positif avec l’influence qu’il exerce dans le domaine du droit comparé ne mènerait à aucune conclusion valable. Je me limiterai donc aux différentes formes d’influence dont jouit le droit international à la Cour d’appel.

4 Une influence comme droit positif incontournable

Nous avons vu plus haut que le dualisme constitue un trait distinctif important du droit international au Canada. Les discussions sur le monisme et le dualisme ont toujours fait couler beaucoup d’encre dans la doctrine et la jurisprudence canadiennes. Toutefois, devant cette dichotomie, plusieurs oublient de parler de l’une des facettes du dualisme : celle où le droit international exerce pleinement son impact dans l’ordre juridique canadien. C’est qu’en effet, une fois qu’une norme internationale est intégrée dans l’ordre juridique interne, les tribunaux se doivent de l’appliquer et de lui donner plein effet. Cette intégration se fait de multiples façons : soit par l’intégration pure et simple du traité lui-même, soit par son inclusion dans l’annexe d’une loi, ou encore par l’adoption d’une loi qui en reprend la substance[13]. Le choix de la méthode utilisée pour intégrer une norme internationale dans le droit interne peut avoir une influence sur l’interprétation qui en sera faite[14].

Il résulte de cela que le droit international peut correspondre à un droit positif d’une valeur équivalente au droit interne. Certains diront que l’intégration du droit international en droit interne lui fait perdre son caractère international, mais, dans les faits, une norme internationale s’interprète avec ses propres sources, ce qui la distingue nécessairement d’une norme interne.

Il n’arrive pas fréquemment que la Cour d’appel ait à appliquer le droit international de manière directe. Il existe cependant des matières dans lesquelles le recours d’une personne se base directement sur le droit international en vigueur. Par exemple, il y a quelques années, la Cour d’appel a dû se pencher sur un recours collectif concernant une compagnie aérienne. Les demandeurs souhaitaient être indemnisés pour le préjudice psychologique découlant d’un atterrissage d’urgence traumatisant qu’ils avaient subi en se rendant au Mexique. Dans ce domaine, la Cour d’appel devait appliquer la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international[15]. Il s’agit de l’affaire Plourde[16]. Force est de constater, à la lecture de cet arrêt, que le processus d’interprétation du droit international ne diffère pas beaucoup de celui qui est appliqué en droit interne.

C’est la Convention de Vienne sur le droit des traités, dans ses articles 31 à 33, qui régit l’interprétation des traités en droit international[17]. Ces articles exposent les outils classiques d’interprétation des lois, à savoir le sens ordinaire des mots, l’objet et le but du traité[18], les traités connexes[19] et les instruments juridiques entourant son adoption[20]. De même, ce qui est très intéressant pour mon propos, l’article 33 précise que l’interprétation des traités doit se faire de manière à tenir compte de l’équivalence de valeur entre les versions linguistiques[21]. Ces règles s’éloignent très peu de l’interprétation législative que les juristes doivent faire d’un texte de droit interne[22] !

C’est ainsi que dans l’affaire Plourde, où il s’agissait d’indemniser les victimes d’un incident d’avion pour le préjudice psychologique subi, la juge Thibault a utilisé, comme principales sources d’interprétation en droit international, des critères qui nous sont très familiers : « le sens ordinaire des mots, la langue de la Convention, son objet, les travaux préparatoires, la jurisprudence, les résultats anormaux et les autres sources[23] », pour finalement conclure que la Convention ne prévoit pas l’indemnisation d’une victime ayant subi un préjudice psychologique. Cette interprétation, loin d’être controversée, s’accorde harmonieusement avec d’autres décisions internationales, dont l’une de la Cour d’appel fédérale du deuxième circuit des États-Unis[24].

C’est là un autre aspect intéressant d’une analyse menée selon le droit international. Il s’avère en effet que, si l’utilisation de décisions en provenance d’autres pays peut être contestée lorsqu’il est question de les appliquer en droit interne, cette utilisation est tout à fait légitime lorsqu’il s’agit d’appliquer un traité international. Cela est loin de constituer une simple question de pertinence périphérique, la jurisprudence étrangère étant ce qui permet, en pareil cas, de parvenir à une solution juridique commune :

[L]’interprétation et l’application d’un traité international ne peuvent pas varier d’un pays à l’autre […] À cet égard, les propos suivants du juge Malloy dans Connaught Laboratories Ltd. c. British Airways (2002), 61 O.R. (3d) 204 (S.C.J.) sont pertinents :

[…] The Interpretation of an international convention the purpose of which is the unification of the law cannot be done by reference to the domestic law of one of the contracting States. If the treaty text calls for interpretation, this ought to be done on the basis of elements that pertain to the treaty, notably, its object, its purpose and its context, as well as its preparatory work and genesis. The purpose of drawing up an international convention designed to become a species of international legislation would be wholly frustrated if the courts of each State were to interpret it in accordance with concepts that are specific to their own legal system[25].

Ainsi, la Cour d’appel, avec raison, met l’accent sur le caractère unificateur du droit international. À quoi bon un traité dont l’application différerait d’un État à l’autre ? Le fait demeure qu’une partie importante du droit international est mise en application par les ordres juridiques locaux. Il revient donc aux tribunaux du pays d’appliquer le droit d’une manière compatible avec les objectifs des traités. Il en découle que l’utilisation de la jurisprudence étrangère est une quasi-nécessité lorsqu’il s’agit de trancher une question de droit international, un tribunal interne ne pouvant accomplir cette tâche sans étudier les décisions des autorités étrangères.

D’autres nuances s’imposent. Autant le régime qui gouverne l’indemnisation des victimes d’un accident d’avion pour le préjudice qui en résulte comporte une spécificité qui lui confère un degré d’autosuffisance, autant d’autres domaines du droit international, comme ceux des immunités et des régimes spécifiques dont jouissent les États et les organisations internationales, permettent une interaction plus intime entre le droit international et le droit interne. Le meilleur exemple est celui de l’immunité diplomatique dont jouissent bon nombre d’organisations internationales à l’égard de plusieurs normes juridiques internes[26]. La Cour d’appel est régulièrement aux prises avec de semblables problèmes, comme dans l’affaire Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie c. Kouo[27], où il a été décidé que le recours fondé sur l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[28] n’était pas ouvert à un organisme tel que l’Agence ntergouvernementale de la Francophonie[29].

Un autre exemple, possiblement plus intéressant, est celui des édifices consulaires de la République d’Irak[30]. Jusqu’en 1983, l’Irak utilisait deux de ses propriétés montréalaises à des fins de consulat et de résidence consulaire. À partir de 1983, elle délaisse les édifices en question, puis elle décide, en 1997, d’en mettre un en location. En 2001 et en 2002, des créanciers de la République d’Irak procèdent à une saisie-exécution des deux immeubles en exécution d’un jugement prononcé contre ce pays. L’Irak invoque alors son immunité en vertu de l’article 12 (1) de la Loi sur l’immunité des États. Cet article prescrivait à l’époque que « les biens de l’État étranger situés au Canada sont insaisissables et ne peuvent, dans le cadre d’une action réelle, faire l’objet de saisie, rétention, mise sous séquestre ou confiscation, sauf dans les cas suivants : […] b) les biens sont utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d’une activité commerciale[31] ».

Cela plaçait la Cour d’appel devant la question délicate d’avoir à trancher si la location d’anciens locaux consulaires constitue une activité commerciale et assujettit ces derniers, par le fait même, aux règles du droit commun québécois.

L’intérêt de cette affaire réside surtout dans la comparaison entre le raisonnement qui y est suivi et celui de la Cour d’appel dans l’affaire Plourde. Dans le cas des édifices consulaires, la Cour d’appel n’utilise ni jurisprudence ni doctrine internationale pour décider que la saisie a été validement pratiquée, et donc que les biens ne sont plus couverts par l’immunité. En fait, elle se base sur les débats parlementaires et la doctrine canadienne pour déterminer la portée de l’immunité conférée aux États étrangers. La location d’un édifice ne sachant être vue comme un acte souverain, fondement de l’immunité accordée aux États, l’immunité ne saurait s’appliquer.

Il est possible de se demander pourquoi, dans cette affaire, la Cour d’appel n’a pas eu à utiliser de sources externes comme la jurisprudence internationale. C’est qu’à la différence de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, laquelle est incorporée directement en droit canadien par son inclusion dans une annexe de la Loi sur le transport aérien[32], la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques[33] a plutôt été incorporée par l’entremise d’une loi autonome, la Loi sur l’immunité des États[34]. Il existe donc, en droit canadien, un corpus de débats parlementaires et de doctrine propre à l’analyse de cette loi qui permet à la Cour d’appel de s’y référer, plutôt que d’avoir à analyser le droit international lui-même.

Le caractère complet de la Loi sur l’immunité des États a d’ailleurs été confirmé récemment par la Cour d’appel dans l’affaire Hashemi[35], où le fils de la journaliste Zahra Kazemi, tuée en Iran, poursuivait ce pays en responsabilité. Dans son interprétation de la Loi sur l’immunité des États, la Cour d’appel a clairement rejeté les arguments fondés sur les comparaisons internationales, vu la limpidité de la loi canadienne à ce sujet.

L’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Hashemi comporte l’une des rares analyses des coutumes internationales en matière d’immunité[36]. La Cour d’appel se fonde notamment sur une récente décision de la Cour internationale de justice pour affirmer qu’il n’existe pas, en droit international, d’exception à l’immunité de poursuite en raison d’actes de tortures[37]. En d’autres termes, les accords sur la lutte contre la torture constituent un souhait de la communauté internationale, mais non, en eux-mêmes, une norme ayant force de loi.

Dans plusieurs domaines, la Cour d’appel, comme d’autres tribunaux, doit appliquer directement le droit international. Nous oublions souvent qu’une des facettes du dualisme est l’intégration pure et simple du droit international dans l’ordre juridique canadien. Les tribunaux canadiens sont appelés à mettre en oeuvre plusieurs engagements internationaux du Canada.

5 Une influence discrète mais réelle

Pourtant, s’arrêter à constater l’influence directe du droit international dans l’ordre juridique interne ne brosserait qu’un tableau grossier de la situation véritable. L’influence du droit international se fait sentir de bien d’autres manières que par l’entremise d’une application directe.

D’une part, ce n’est pas parce qu’un traité n’est pas incorporé en droit interne qu’il est dénué de toute pertinence. Les États signataires, qu’ils aient ou non incorporé une norme internationale dans leur droit interne, demeurent responsables à l’endroit des États cocontractants de l’application des normes auxquelles ils ont adhéré. Cette responsabilité revêt toutefois un aspect bien particulier, non strictement juridique. C’est qu’en matière internationale les conséquences de la violation d’une norme ne sont pas du même ordre qu’en droit interne[38].

La juge Claire L’Heureux-Dubé, au moment où elle siégeait à la Cour suprême, a brillamment innové en la matière. Dans l’affaire Baker[39], la Cour suprême devait décider de l’impact du meilleur intérêt de l’enfant sur la décision discrétionnaire d’un décideur administratif. En concluant que la décision de l’agent d’immigration était déraisonnable, la Cour suprême a statué que la prise en considération des obligations internationales du Canada peut servir à évaluer le caractère raisonnable d’une décision discrétionnaire. Dans un passage maintenant célèbre, la juge L’Heureux-Dubé a écrit ceci :

Un autre indice de l’importance de tenir compte de l’intérêt des enfants dans une décision d’ordre humanitaire est la ratification par le Canada de la Convention relative aux droits de l’enfant, et la reconnaissance de l’importance des droits des enfants et de l’intérêt supérieur des enfants dans d’autres instruments internationaux ratifiés par le Canada. Les conventions et les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi : Francis c. The Queen, [1956] R.C.S. 618, 621 ; Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la Radio-Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141, 172 et 173. Je suis d’accord avec l’intimé et la Cour d’appel que la Convention n’a pas été mise en vigueur par le Parlement. Ses dispositions n’ont donc aucune application directe au Canada.

Les valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent, toutefois, être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire. Comme le dit R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), à la p. 330 :

[traduction] [L]a législature est présumée respecter les valeurs et les principes contenus dans le droit international, coutumier et conventionnel. Ces principes font partie du cadre juridique au sein duquel une loi est adoptée et interprétée. Par conséquent, dans la mesure du possible, il est préférable d’adopter des interprétations qui correspondent à ces valeurs et à ces principes.

D’autres pays de common law ont aussi mis en relief le rôle important du droit international des droits de la personne dans l’interprétation du droit interne : voir, par exemple, Tavita c. Minister of Immigration, [1994] 2 N.Z.L.R. 257, 266 (C.A.) ; Vishaka c. Rajasthan, [1997] 3 L.R.C. 361, 367 (C.S. Inde). Il a également une incidence cruciale sur l’interprétation de l’étendue des droits garantis par la Charte : Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038 ; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697[40].

Cette décision de la Cour suprême, sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé, a opéré un véritable changement dans la façon dont les cours abordent maintenant le droit international au Canada. Elles sont passées d’un dualisme imperméable à l’utilisation interprétative subsidiaire. Ce changement n’a pas été sans influence sur les décisions de la Cour d’appel du Québec.

Cette influence s’est d’abord fait sentir dans le domaine des droits de la personne. Déjà, bien avant l’affaire Baker, dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), le juge en chef Dickson avait affirmé que « [l]es diverses sources du droit international des droits de la personne […] doivent […] être considérées comme des sources pertinentes et persuasives quand il s’agit d’interpréter les dispositions de la Charte[41] ». C’est ainsi que, dans l’interprétation des textes sur les droits de la personne, les sources internationales revêtent une pertinence certaine, comme le résume le professeur Schabas : « Il est vrai que les normes qui lient le Canada sur le plan du droit international ne lient pas le pouvoir judiciaire, comme le juge en chef [Dickson] a pris soin de le souligner. Toutefois, il a clairement classé de telles normes obligatoires dans une catégorie supérieure, du moins en comparaison avec les normes qui ne lient pas le Canada[42]. »

De la même manière, dans l’affaire Québec (Ministre de la Justice) c. Canada (Ministre de la Justice), la Cour d’appel a conclu que l’inclusion d’une convention dans le préambule d’une loi « peut […] guider les tribunaux dans l’interprétation de la législation interne[43] ». De plus, « [e]n cas de doute ou d’ambiguïté entre la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents et le droit international, il peut être présumé que le Parlement légifère de manière à respecter les engagements internationaux du Canada, même s’il lui est loisible de légiférer d’une manière qui n’y serait pas conforme[44] ».

Peu de décisions comportent une interprétation aussi exhaustive du droit international, mais il y a lieu de signaler, parmi les exceptions, l’affaire Gosselin. Dans une vigoureuse dissidence, le juge Michel J. Robert, alors juge en chef de la Cour d’appel et de la province, concluait qu’une différence dans les prestations d’aide sociale en fonction de l’âge est contraire aux engagements internationaux du Canada et constitue une interprétation erronée de l’article 45 de la Charte québécoise[45]. Le juge Robert se réfère non seulement au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[46], mais aussi aux travaux du comité qui voit à son application pour démontrer, par une analyse des instruments et des rapports internationaux sur le sujet, l’importance à accorder à la lutte contre la pauvreté comme vecteur de promotion de la dignité humaine. Selon lui, le droit « à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales[47] » ne constitue pas, en droit international, un droit purement symbolique. Il affirme qu’il « serait erroné de percevoir les droits socio-économiques comme des droits de seconde classe, dépourvus de force contraignante et non susceptibles de recours judiciaires[48] ».

La majorité des juges, cependant, n’adhère pas à l’idée que le droit international puisse être utilisé pour interpréter la Charte québécoise. À l’inverse du juge Robert, le juge Baudouin préfère s’en tenir au texte de la Charte québécoise et affirme qu’il faut « tenir compte des spécificités juridiques, sociales et culturelles propres au Québec et […] situer cette interprétation dans son contexte national[49] ».

Cette affaire met en relief les approches complètement différentes des juges par rapport au droit international. Pour certains, une analyse du droit international constitue une démarche importante dans la définition des droits conférés par la Charte québécoise. À l’inverse, le juge Baudouin estime que la clarté du langage des législateurs canadien et québécois rend superflu l’usage de sources internationales.

Il ne faut toutefois pas conclure du rejet des arguments fondés sur les sources internationales par la majorité des juges dans l’affaire Gosselin que de pareils arguments n’ont plus droit de cité à la Cour d’appel du Québec. Au contraire, à plusieurs reprises, une analyse des droits de la Charte québécoise s’est résolue par l’intermédiaire d’instruments internationaux. De manière succincte, dans l’affaire Vallée c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, la majorité des juges conclut que l’importance accordée à la protection des aînés dans les instruments internationaux justifie qu’un recours contre l’exploitation puisse se fonder uniquement sur l’article 48 de la Charte québécoise[50]. De même, dans l’afflaire Blainville (Ville de) c. Beauchemin[51], la Cour d’appel trouve appui dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour statuer que la liberté de religion « comporte en principe le droit d’essayer de convaincre son prochain par exemple au moyen d’un enseignement[52] ».

Il ne faut quand même pas surestimer l’impact du droit international en matière de droits de la personne. Le droit international peut servir d’outil d’interprétation, mais il ne crée pas de droits. Il n’a pas de portée substantive en tant que tel[53].

D’autre part, cependant, l’utilisation plutôt répandue du droit international en matière de droits de la personne n’étonne guère[54]. En cette matière, les normes internationales foisonnent[55], ce qui fait en sorte que le corpus pouvant servir d’outil d’interprétation pour les juges est considérable. De plus, la similitude entre les outils de promotion des droits de la personne en droit interne et en droit international facilite les parallèles.

Un autre facteur qui milite en faveur de l’utilisation du droit international dans l’interprétation des textes législatifs canadiens est le besoin social de mesures réparatrices envers les minorités historiquement désavantagées. Les juges ne peuvent ignorer l’aspect téléologique des chartes, lesquelles ont précisément pour objet de protéger l’individu contre la tyrannie de la majorité, le plus souvent incarnée par l’État, ainsi que contre les préjugés épousés par le groupe dominant envers les groupes minoritaires ou dominés. (À noter que nous ne saurions parler de minorité dans le cas des femmes, bien que ce groupe soit historiquement dominé.) Dans le rôle qui leur est ainsi confié, les juges peuvent faire preuve d’une grande créativité et faire place au droit international comme norme interprétative.

L’influence du droit international dans l’interprétation du droit interne se fait également sentir en droit familial. Dans l’affaire A.P. c. L.D.[56], la Cour d’appel a jugé que le droit d’un enfant de connaître son père était inclus à l’article 33 du Code civil du Québec édictant que les décisions à l’égard des enfants doivent se faire dans leur meilleur intérêt[57]. L’article 7 (1) de la Convention relative aux droits de l’enfant prévoit ceci : « L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux[58]. »

Selon le juge Forget, une interprétation du Code civil du Québec compatible avec cette convention est à privilégier : « s’il est vrai que cette convention ne nous lie pas puisqu’elle n’a pas été intégrée à notre droit interne, il n’en demeure pas moins que les valeurs qui y sont exprimées peuvent être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois […] je crois […] qu’on peut y prendre appui lorsque le litige porte précisément sur l’intérêt de l’enfant[59] ».

Au-delà des conventions et des accords internationaux, l’utilisation du droit international dans l’interprétation du droit interne peut également se faire par le truchement de la jurisprudence internationale. Le juge Bouchard, dans l’affaire Droit de la famille — 1222, utilise des décisions étrangères à la fois pour comprendre les objectifs de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants[60] et pour en interpréter des articles[61]. La Loi sur les aspects civils de l’enlèvement international et interprovincial d’enfants[62] reprend en substance les principes énoncés dans la Convention. Ainsi, la Cour d’appel s’accorde avec la jurisprudence du Royaume-Uni pour tenir que l’intérêt de l’enfant est être pris en considération après son retour à sa résidence habituelle. De plus, avec l’appui de décisions de la Cour d’appel du sixième circuit aux États-Unis et de la Haute Cour de la Nouvelle-Zélande, la Cour d’appel conclut qu’une exception au retour de l’enfant prévue par la loi ne s’applique pas en l’espèce.

De la même manière, en analysant le concept de « résidence habituelle », la Cour d’appel utilise le droit étranger en vue d’uniformiser cette notion. Dans l’affaire Droit de la famille — 2454, le juge Chamberland affirme que « [l]a solidarité internationale en matière de protection des enfants commande une interprétation relativement uniforme de la convention partout dans le monde[63] ». Il cite à cet effet de larges extraits du « Rapport explicatif de la Convention préparé par Mme la professeure Elisa Pérez-Vera[64] ». Celle-ci préconise l’approche selon laquelle il faut retourner l’enfant dès que cela est possible à sa résidence habituelle en vue de statuer sur la question de sa garde.

Faut-il conclure à une influence tous azimuts du droit international à la Cour d’appel ? Pas tout à fait. Lorsque l’intention de nos législateur/es est claire, il se peut que d’avoir recours au droit international soit inapproprié. En 2011, dans une affaire en matière de filiation[65], le père de l’enfant souhaitait se voir reconnaître son titre de paternité. À la suite de la mort de la mère, la famille de cette dernière refusait d’inscrire le père sur l’acte de naissance, prétextant que son « apport de forces génétiques au projet parental » n’avait pas été de nature à générer un lien de filiation[66]. De plus, les avocats de la famille de la mère ont tenté de convaincre la Cour d’appel que le meilleur intérêt de l’enfant[67] prescrivait une application nuancée des règles sur la filiation. À leur appui, plusieurs juridictions internationales en avaient décidé ainsi, certaines en se basant sur la Convention relative aux droits de l’enfant[68].

La Cour d’appel n’a pas retenu ces arguments. Lorsque la législation est claire, il devient hasardeux d’ajouter des règles d’interprétation qui viendraient brouiller le droit positif. En matière de filiation, les législateurs ont prévu un régime précis qui intègre le meilleur intérêt de l’enfant.

Pour résumer, bien que ne soient pas intégrés en droit positif certains engagements internationaux, ceux-ci ne perdent pas pour autant toute pertinence. Ils conservent une valeur interprétative en vue de clarifier des concepts juridiques. Ce type de raisonnement n’est pas unique au droit international. Établissant un parallèle avec le domaine plus large du droit comparé, rappelons que la conception unitaire du droit québécois par rapport à ce type d’influences est un débat qui a cours depuis des siècles. À une certaine époque, le débat se situait entre la pertinence d’importer en droit québécois des concepts de common law. Plus tard, lors de l’adoption du Code civil du Québec, les juges ont dû parfois recourir au droit dont le nouveau s’est inspiré pour en comprendre le langage.

Le professeur Pierre-Gabriel Jobin a déjà décrit de façon exquise cette tension dans le milieu du droit comparé. Son explication me semble tout à fait appropriée en matière de droit international :

Selon une école de pensée, les juristes québécois devraient aller puiser leur inspiration dans un éventail aussi large que possible de droits étrangers. On préconise la plus grande circulation possible des institutions, des concepts et des règles d’un droit à l’autre, dans le but d’assurer le plein épanouissement du droit national, spécialement à propos d’un code civil en raison de son rôle fondamental. D’après cette conception du droit comparé, il faut introduire dans le droit national la solution qui paraît préférable du point de vue social, économique ou autre. Tous les droits étrangers sont placés sur un pied d’égalité. L’accent est mis sur la totale liberté de choix ; la compatibilité et l’harmonisation d’une solution étrangère avec le droit national ne reçoivent guère d’attention. À long terme, on parviendrait ainsi à une certaine uniformisation du droit à travers le monde, coexistant avec des particularités de chaque droit national. Poussée jusqu’au bout, cette vision conduit à affirmer que la distinction entre le droit national et les droits étrangers est en déclin : ses tenants en viennent à prédire que le droit comparé risque même de disparaître comme discipline.

L’autre école de pensée est plus sensible à l’autonomie du droit national. Elle préconise une utilisation du droit comparé qui respecte l’intégrité du droit québécois. Le droit comparé est certes valorisé pour rechercher la solution à un problème, mais non pour emprunter au droit étranger ses techniques juridiques ou une interprétation particulière de telle ou telle règle. En particulier, il faut se méfier de la méthode d’interprétation de la common law, pour laquelle les lois, y compris un code civil aux yeux de certains juges, constituent des dérogations au droit commun et doivent en conséquence recevoir une interprétation restrictive[69].

Ainsi, le droit international vient aider les juristes à mieux comprendre le droit interne, et ce, au même titre que d’autres sources juridiques. Lorsque les législateur/es se sont inspirés du droit international en droit interne, recourir aux engagements internationaux ne peut qu’enrichir le droit interne et, surtout, limiter les divergences entre les ordres juridiques, même dans un système dualiste.

6 L’enrichissement du droit interne par le droit international

Au-delà de l’application ou de l’interprétation d’une norme juridique, il faut dire quelques mots sur une autre forme d’influence du droit international. Certains trouveront peut-être que je m’éloigne du sujet, mais je tiens à aborder brièvement le rôle des juges dans la prise de décision judiciaire.

Un jugement dont les motifs seraient absents ne saurait guère convaincre les parties, surtout la partie perdante, que justice a été rendue. Les motifs donnent confiance dans le système de justice. Ils sont une composante fondamentale de la prise de décision judiciaire. Je ne parle pas ici, évidemment, de décisions de gestion dans le cheminement du dossier, mais bien des décisions qui disent le droit entre les parties et acquerront force de chose jugée en l’absence d’un appel dans les délais impartis. Dans le système de justice canadien, inspiré du modèle britannique, les juges doivent analyser les éléments déterminants d’une situation juridique et justifier leur analyse. Dans un ouvrage paru en 2002, Luc Huppé écrivait à ce sujet : « Le droit est une discipline largement fondée sur la raison et la logique. Dans la concrétisation du système juridique, le tribunal doit donc juger en fonction de considérations rationnelles, par l’utilisation des concepts et des principes que lui fournit le système juridique[70]. »

Cette obligation de juger en fonction de la logique et de considérations rationnelles doit transparaître lorsqu’un ou une juge rend jugement. Les juges doivent non seulement rendre justice, mais convaincre les parties et quiconque lit la décision que justice a été rendue. Les motifs servent donc de moyen de communication entre les juges et leur auditoire, lequel comprend non seulement les parties au premier abord, mais aussi les professionnel/les du droit, les législateurs, les médias et la société dans son ensemble.

Dans ce contexte de persuasion, le droit international peut se révéler d’une utilité considérable.

Certains se désoleront que le droit international soit utilisé à cette fin[71]. Pourtant, nous vivons dans un monde où l’internationalisation du droit est inéluctable, ne serait-ce qu’en raison du caractère instantané des communications à l’échelle planétaire, de l’assouplissement des règles du droit international privé, de l’adoption progressive du principe de la compétence universelle dans le cas des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ainsi que de la coopération judiciaire croissante entre les États. Il est normal, dans cet univers, de tenir compte de tendances observées dans d’autres démocraties modernes.

En 2011, j’ai fait partie d’une formation qui devait se pencher sur les articles de la Loi électorale[72] qui interdisent à quiconque, sauf aux partis politiques, d’engager des dépenses électorales. Des syndicats contestaient la constitutionnalité de cette interdiction. Cependant, il importe de bien comprendre les enjeux : si les syndicats peuvent s’engager directement dans une campagne électorale, les corporations le pourront aussi. Voulons-nous d’un univers électoral qui ressemble à celui des États-Unis, où des comités d’action publique (Super PAC) procurent aux candidats des sommes faramineuses qui seraient sûrement mieux dépensées autrement ? Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel a décidé qu’il n’était pas inconstitutionnel de restreindre la liberté d’expression au profit d’un meilleur équilibre des forces en présence en période électorale. Afin d’expliquer la déférence nécessaire envers les législateur/es dans le choix des règles électorales, j’illustrerai mon propos en comparant la liberté d’expression, dans le milieu syndical canadien, avec celle dont jouissent les pays européens. À cette fin, j’utilisais dans mes motifs dans Métallurgistes unis d’Amérique[73] deux décisions européennes statuant que la liberté d’expression est brimée si un organisme syndical qui a droit à la cotisation obligatoire d’un salarié s’approprie en même temps les vues politiques de ce salarié en utilisant les fonds syndicaux pour soutenir un parti politique auquel n’adhère pas nécessairement le syndiqué, ce qui, en soi, viole la liberté d’association du syndiqué[74].

Cette comparaison n’était peut-être pas essentielle pour démontrer la constitutionnalité de la Loi électorale[75] du Québec. Il est important, toutefois, de pouvoir démontrer que la protection de la liberté d’expression et d’association revêt des formes multiples, et c’est pourquoi les choix législatifs des démocraties modernes importent, parce que les enjeux sont multiples et plus complexes qu’il n’y paraîtrait à première vue.

C’est ainsi que l’utilisation du droit international dans le discours judiciaire peut servir à mieux expliciter le raisonnement d’un juge. Mon collègue le juge Dalphond a récemment rappelé que l’autorité parentale n’était pas du ressort exclusif du parent gardien, mais devait être assumée par les deux parents[76]. Il a trouvé appui à cette position dans plusieurs autres systèmes juridiques étrangers[77].

Encore une fois, peut-on dire que le résultat aurait nécessairement été différent en l’absence de systèmes juridiques étrangers qui appuyaient la position de la Cour d’appel ? Peut-être pas, mais, en expliquant sa décision, il n’est sûrement pas interdit pour un/e juge de se permettre un regard sur ce que des systèmes étrangers mais démocratiques apportent comme solution à une même situation problématique[78].

7 De nouvelles réalités : les impératifs de l’internationalisation sur la Cour d’appel du Québec

Une nouvelle réalité sociale engendre de nouveaux problèmes de droit. Au cours des dernières années, les tribunaux ont été appelés à trouver un point d’équilibre dans la résolution des conflits de droit résultant de nombreux facteurs sociaux, dont la diversification de plus en plus grande de la société, au point de vue de la culture, de la religion et de la langue. On pourrait en ajouter bien d’autres, comme déjà mentionné. Le droit doit s’adapter. D’ailleurs, à aucune époque le droit n’a-t-il évolué, au niveau idéologique, distinctement de la société d’où il provient.

À ce sujet, nous avons dû faire face récemment à une affaire d’adoption bien particulière[79]. Un enfant marocain né de père inconnu avait été abandonné par sa mère. En vertu des lois du Maroc, une nouvelle famille l’avait pris sous son aile. Toutefois, la procédure d’adoption au Maroc est en fait une adoption simple, c’est-à-dire une adoption qui ne rompt pas les liens initiaux avec la famille d’origine. Ce concept est totalement absent du droit québécois. Immigrants au Québec, les nouveaux parents de l’enfant souhaitaient faire reconnaître leur statut d’abord par une adoption formelle, puis par reconnaissance d’une adoption étrangère faite au Maroc. Dans les deux cas, la procédure s’est révélée un échec puisque le type d’adoption dont il était question n’est pas reconnu ici. L’enfant conservait toujours un lien de filiation avec sa mère biologique, ce qui était problématique au point, à vrai dire, de se rapprocher de l’absurdité.

Sans déroger au droit applicable, le juge Vézina a pris acte de l’importance d’adapter le droit interne au contexte international et a affirmé ceci : « il faut faire preuve de souplesse dans l’interprétation et l’application du Code civil — tout en s’assurant que ses objectifs sont respectés — dans un contexte où il faut prendre en compte les réalités internationales, afin d’éviter un résultat aberrant et injuste[80] ».

Ainsi, l’adoption de facto de l’enfant par le couple équivalait, selon la Cour d’appel, à la déchéance de l’autorité parentale de la mère d’origine, qui avait laissé l’enfant aux soins de ses nouveaux parents pendant au moins six ans. Cette déchéance rendait superflue l’obtention du consentement de la mère en vue de l’adoption[81], car en l’absence de père et devant une mère déchue, le consentement pouvait être donné par les tuteurs de l’enfant, c’est-à-dire les nouveaux parents en vertu de l’adoption simple effectuée au Maroc[82].

Cette capacité d’adaptation du droit interne, malheureusement, ne réussit pas dans tous les cas, mais elle permet souvent d’atteindre des solutions justes devant des problèmes en apparence insolubles.

La mondialisation et les migrations qui en résultent rendent essentiels le respect des différences et la tolérance. En matière d’extradition, par exemple, les tribunaux ont su préserver le principe de la collaboration entre divers systèmes juridiques. Dans l’affaire Doyle Fowler c. Canada (Ministre de la Justice)[83], était soulevé le fait que les procureurs de la poursuite en Floride sont élus, ce qui est susceptible de nuire à leur impartialité. La Cour d’appel a tenu à souligner que « [l]e fait qu’un système de justice [est] différent ne peut justifier, en soi, le refus du ministre [d’extrader], à moins qu’il n’y ait une preuve que les droits fondamentaux du demandeur seraient mis en péril[84] ».

Il ne faut évidemment pas tomber dans l’autre extrême. La jurisprudence de la Cour d’appel démontre que lorsque les différences dépassent le seuil d’acceptabilité dans une démocratie moderne, le droit interne québécois ne sera pas susceptible de subir une influence extérieure pour adopter une norme moins juste. C’est ainsi que l’absence de garantie d’admissibilité à une libération conditionnelle pour un mineur accusé de meurtre au deuxième degré dépasse les limites de la tolérance de la Cour d’appel[85] envers les accrocs de systèmes étrangers à l’intégrité de notre propre système judiciaire.

Très récemment, dans l’affaire Bouarfa c. Canada (Ministre de la Justice)[86], la Cour d’appel a eu à trancher la demande d’extradition de la France dirigée contre M. Bouarfa, citoyen canadien et algérien, pour qu’il soit jugé sur des accusations liées au trafic de stupéfiants. Or, à la demande des autorités françaises, M. Bouarfa avait déjà été accusé des mêmes infractions en Algérie, et acquitté. Malgré cela, les autorités françaises refusaient de garantir au Canada qu’une défense d’autrefois acquit pourrait être présentée par l’accusé durant son procès en France. Il était délicat d’affirmer que le système judiciaire français souffrait d’une carence importante, l’accusé risquant d’être poursuivi à deux reprises pour la même infraction. En concluant des traités d’extradition, les États acceptent de respecter mutuellement leurs différences. Toutefois, dans ce cas-ci, la Cour d’appel a estimé qu’il y avait lieu de casser la décision d’extrader du ministre. Les autorités françaises avaient participé au dépôt des accusations en Algérie et semblaient indûment campées dans leur refus d’admettre une défense d’autrefois acquit. La Cour d’appel a renvoyé la décision au ministre en lui demandant de rendre l’extradition conditionnelle à ce que des garanties sur le plaidoyer d’autrefois acquit soient obtenues.

Il convient sans doute d’ajouter que l’extradition est un domaine plutôt particulier où les tribunaux doivent faire montre d’une déférence considérable envers les décisions du ministre[87]. L’aspect politique n’est pas sans influence dans ce domaine du droit, ce qui se comprend puisque les relations entre États jouissent, historiquement, d’un régime particulier.

Conclusion

Après ce tour d’horizon, il serait difficile d’affirmer que la jurisprudence internationale n’exerce aucune influence, à divers degrés, sur la Cour d’appel du Québec. Il m’est cependant apparu qu’il pourrait être intéressant de constater, à l’inverse, à quel point les décisions de la Cour d’appel sont citées dans la jurisprudence internationale. Or, cette recherche donne de nombreux résultats en provenance d’un vaste éventail de juridictions : en Angleterre[88], à Hong Kong[89], en Nouvelle-Zélande[90], au Samoa[91], au Zimbabwe[92], en Australie[93], en Irlande du Nord[94], en Écosse[95], aux États-Unis[96], en France[97], les tribunaux n’hésitent pas, semble-t-il, à utiliser les décisions de la Cour d’appel du Québec pour appuyer leurs propres décisions dans des domaines aussi variés que l’immunité internationale, le consentement en matière de sévices à la personne, l’admissibilité de la preuve (témoignage d’un complice, preuve de polygraphe, comportement antérieur en matière de troubles mentaux), la présomption d’innocence, le remboursement de dépenses électorales, la perte de chance en responsabilité civile, l’impartialité judiciaire, le transport international, l’indépendance des officiers judiciaires, la portée du secret professionnel, l’assurance maladie étatique, l’enlèvement international d’enfants, la diffamation collective, l’obligation de loyauté d’emploi ou la mens rea en matière de meurtre, et j’en passe. J’en conclus que nous sommes en présence d’une tendance lourde, laquelle ira en s’accentuant plutôt qu’en s’atténuant, et, pour ma part, je m’en réjouis, puisque c’est par le choc des idées que l’humanité a su progresser jusqu’ici !