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Bien que le système brésilien de contrôle de la constitutionnalité des lois se soit inspiré du modèle américain, lequel ignore la technique de contrôle concentré de la constitutionnalité des lois et prévoit, au contraire, l’universalité de la juridiction constitutionnelle, le droit brésilien a évolué vers un système mixte qui combine la forme diffuse de la juridiction constitutionnelle, selon laquelle l’ensemble de la magistrature est compétent en matière de constitutionnalité des lois, et un modèle concentré, qui attribue à une seule cour constitutionnelle, soit la Cour suprême fédérale, le pouvoir de connaître des recours en déclaration d’inconstitutionnalité des lois.

Quoique les juges ordinaires aient compétence pour juger de l’inconstitutionnalité à titre d’incident dans le contexte d’un procès quelconque, le système juridique a attribué à la Cour suprême fédérale compétence exclusive pour effectuer un contrôle de constitutionnalité par voie d’action directe. Ce recours implique une analyse de la constitutionnalité de l’acte législatif comme une question abstraite, sans aucun lien avec un cas particulier d’application de la norme, la décision ayant effet erga omnes et contraignant toutes les autres instances du Pouvoir judiciaire.

La Cour suprême fédérale est donc dotée d’une double compétence en ce qui concerne la juridiction constitutionnelle : d’une part, elle a compétence, dans les limites du contrôle diffus de la constitutionnalité, pour entendre les recours extraordinaires en révision des décisions rendues par un tribunal d’instance unique ou de dernière instance qui se sont prononcées sur la constitutionnalité d’une loi ; et, d’autre part, elle a compétence, dans les limites du contrôle concentré de constitutionnalité, pour connaître des actions directes en déclaration d’inconstitutionnalité ayant effet erga omnes.

L’influence des idées de Hans Kelsen sur le droit brésilien est, comme nous le verrons bientôt, marquante. C’est à partir de ses idées sur la juridiction constitutionnelle que le modèle du contrôle concentré de constitutionnalité des lois a pris naissance, même s’il a été modifié pour rester compatible avec le contrôle diffus de constitutionnalité existant au Brésil depuis la création de la Cour suprême fédérale.

Toutefois, nous nous pencherons moins dans la présente analyse sur l’appareil institutionnel et les méthodes servant au contrôle de la constitutionnalité des lois, tels qu’ils existent dans le système juridique établi par la Constitution fédérale brésilienne de 1988[1], que sur les postures interprétatives et l’idéologie judiciaire mises en avant par la Cour suprême fédérale.

Bien que Hans Kelsen n’ait pas de théorie générale de l’interprétation — dans la mesure où son scepticisme quant à la rationalité pratique et aux méthodes d’interprétation du droit le conduit à la conclusion que la décision sur l’interprétation qui doit prévaloir dans un cas donné est un acte purement politique, car cela implique un « choix » parmi les différentes interprétations sémantiquement possibles —, ses considérations sur la nature de l’activité des cours constitutionnelles ont un grand impact sur les postures interprétatives et les méthodes de justification des décisions, en matière d’inconstitutionnalité des lois, au sein de la Cour suprême fédérale.

En effet, la jurisprudence établie de la Cour suprême fédérale soutient la théorie kelsénienne du « législateur négatif », utilisée comme fondement d’une approche interprétative qui considère avec beaucoup de méfiance toute forme d’activisme judiciaire et qui s’oppose a priori à la création judiciaire de normes positives.

Cependant, cette jurisprudence coexiste, depuis la promulgation de la Constitution fédérale de 1988, avec une extension importante des pouvoirs de la Cour suprême fédérale, dans la mesure où celle-ci est appelée à se prononcer sur une série d’omissions inconstitutionnelles et à formuler différents types de décisions additives, c’est-à-dire qu’elles ajoutent à l’ordre normatif.

Dans un rapport présenté récemment à l’Académie internationale de droit comparé, nous avons fait valoir qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre, d’une part, ces pouvoirs d’établir des normes de portée générale dans l’exercice de la juridiction constitutionnelle et, d’autre part, la thèse reçue dans la jurisprudence de la Cour suprême fédérale selon laquelle celle-ci ne serait qu’un « législateur négatif ». Ainsi que nous le soutenions dans la conclusion de ce rapport, « [lorsque] la Cour déclare expressément que ses pouvoirs ne lui permettent pas d’établir des normes de portée générale et donc d’agir en tant que législateur positif, elle formule une proposition normative et établit pour elle-même une obligation générale de respecter l’autorité du Congrès national. Cette obligation est liée à un certain idéal de la pratique judiciaire[2]. »

Cette interprétation du postulat concernant le rôle de « législateur négatif », même si, à notre avis, elle est le juste reflet de l’orientation de la Cour suprême fédérale depuis la promulgation de la Constitution fédérale brésilienne de 1988, a été remise en cause par cette cour elle-même dans des décisions plus récentes qui contestent explicitement la doctrine dominante voulant que la juridiction constitutionnelle ne soit qu’une forme de « législation négative ».

Cette remise en question, comme nous le verrons dans les sections suivantes de notre texte, est liée à un changement profond dans l’idéologie dominante à la Cour suprême fédérale quant au rôle de la décision judiciaire. Ce changement a des répercussions notables sur la manière dont la Cour se perçoit elle-même et sur les prémisses juridico-théoriques utilisées dans la motivation de ses décisions.

La Cour, qui, à partir de la promulgation de la Constitution fédérale brésilienne jusqu’à la fin de la première décennie du troisième millénaire, se voyait comme un législateur négatif, adhérait de ce fait à une idéologie libérale et au positivisme kelsénien. En revanche, rejetant aujourd’hui la théorie du législateur négatif, elle manifeste plutôt son adhésion à une idéologie typique de l’État-providence et à un modèle d’interprétation juridique non positiviste qui cherche à développer l’intégrité du système juridique (Dworkin[3]) à partir d’un modèle de principes juridiques et moraux exerçant un effet d’irradiation sur le reste de l’ordonnancement juridique.

Nous verrons, dans les sections suivantes, des exemples qui illustrent clairement cette évolution récente de l’idéologie judiciaire de la Cour suprême fédérale du Brésil.

1 Une remarque sur la théorie de Kelsen concernant le « législateur négatif »

Dans son oeuvre, Kelsen soutient la théorie de la construction du droit par degrés, selon laquelle toute norme juridique doit trouver son fondement de validité dans une autre norme de rang supérieur qui autorise et encadre sa production[4]. À l’exception de la norme fondamentale, posée par hypothèse et dont la validité est présupposée et indépendante de tout acte positif, toutes les normes d’un système juridique reçoivent leur validité d’autres normes de portée plus générale qui confèrent à un acteur quelconque la compétence de créer des normes plus individualisées et concrètes. Il y a donc une simultanéité entre les processus de création et d’application du droit, dans la mesure où tout acte d’application d’une norme générale est aussi un acte de production d’une norme individuelle (ou du moins plus concrète que la norme hiérarchiquement supérieure sur le fondement de laquelle elle est créée)[5]. Kelsen appelle ce processus l’« individualisation du droit[6] ».

La distinction entre « législation » et « juridiction » veut alors que le législateur soit habilité à créer des règles de portée générale, valables erga omnes, tandis que le juge serait seulement habilité à créer des normes individualisées valables uniquement pour les personnes touchées par la décision.

Pour une cour constitutionnelle, cependant, cette différence dans les niveaux de généralité n’existe pas et la norme établie par cette cour n’est pas seulement un acte d’individualisation de la norme de portée générale contenue dans la loi, mais une norme qui est aussi générale que celle qui est prescrite dans la loi faisant l’objet du contrôle de sa constitutionnalité. En effet, dans le cas de la juridiction constitutionnelle concentrée, la Cour constitutionnelle annule la loi, à l’issue d’une procédure spécifique prévue dans la Constitution. La décision d’inconstitutionnalité a un caractère constitutif puisque la loi était déjà en vigueur et a produit entièrement ses effets jusqu’au moment précis où elle a vu sa validité démentie par le tribunal. Autrement dit, la déclaration d’inconstitutionnalité n’est rien d’autre que l’abrogation de la norme inconstitutionnelle. L’annulation de cette norme est donc l’application d’une sanction prévue par l’ordonnancement juridique pour les cas où le législateur a créé des normes de portée générale contraires à ses propres fondements constitutionnels de validité — même si, éventuellement, comme dans le système juridique brésilien, cela peut avoir pour effet de conférer à cet acte d’annulation une portée rétroactive.

Comme le souligne Kelsen, « l’organe à qui est confiée l’annulation des lois inconstitutionnelles […] n’exerce cependant pas véritablement une fonction juridictionnelle[7] », même s’il est organisé sous la forme d’un tribunal. Voici ses propres mots :

Pour autant que l’on puisse les distinguer, la différence entre la fonction juridictionnelle et la fonction législative consiste avant tout en ce que celle-ci crée des normes générales, tandis que celle-là ne crée que des normes individuelles. Or annuler une loi, c’est poser une norme générale ; car l’annulation d’une loi a le même caractère de généralité que sa confection, n’étant pour ainsi dire que la confection avec un signe négatif, donc elle-même une fonction législative[8].

Néanmoins, même si Kelsen reconnaît que les cours constitutionnelles ont un pouvoir normatif de portée générale qui les distingue des organes investis d’une fonction juridictionnelle, il ne perd pas de vue les différences significatives entre l’« élaboration de la loi », soit la législation au sens propre, et la « simple annulation » des lois, soit l’activité d’un « législateur négatif ». Comme l’explique l’auteur, l’annulation d’une loi est essentiellement l’« application des normes de la Constitution » : « Alors que le législateur n’est lié par la Constitution que relativement à sa procédure, d’une façon exceptionnelle seulement quant au contenu des lois qu’il doit édicter et seulement par des principes ou directions générales, l’activité du législateur négatif au contraire, de la juridiction constitutionnelle, est absolument déterminée par la Constitution[9]. »

L’interprétation du rôle de la cour constitutionnelle comme étant celui d’un « législateur négatif » implique donc que sa fonction soit simplement d’annuler une loi frappée d’inconstitutionnalité, et non de créer de nouvelles normes de portée générale, sous peine de violation flagrante de sa mission institutionnelle.

2 La réception de la théorie du « législateur négatif » à la Cour suprême fédérale

La théorie kelsénienne du « législateur négatif » a servi de paramètre à la Cour suprême fédérale dans plusieurs arrêts. En matière fiscale, par exemple, il a été décidé récemment ceci :

L’exigence constitutionnelle de recourir ordinairement à une loi au sens formel pour mettre en place des allégements fiscaux interdit aux tribunaux de faire bénéficier de ces avantages ceux qui, en pleine légitimité juridique, n’ont pas été visés par cette « législation favorable ». L’extension de ces allégements par décision judiciaire est absolument exclue par le dogme de la séparation des pouvoirs. Les juges et les tribunaux, qui ne disposent pas de fonction législative – ainsi le veut le principe de la division fonctionnelle du pouvoir – ne peuvent donc pas accorder, même au motif d’uniformisation de la norme, une exonération fiscale à ceux auxquels le législateur, en se basant sur des critères impersonnels, rationnels et objectifs, n’a pas voulu consentir cet avantage d’origine législative. L’interprétation opposée, qui reconnaîtrait aux juges cette fonction juridique anormale, reviendrait en dernière analyse à faire du Pouvoir judiciaire un législateur positif, ce qui est irrecevable. La Loi fondamentale de l’État lui refuse cette place dans l’ordre institutionnel. En ce qui concerne le contrôle de la constitutionnalité des actes de l’État, le Pouvoir judiciaire ne peut agir que comme un législateur négatif[10].

De même, dans une action directe en inconstitutionnalité en vue d’obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité partielle de certaines dispositions de la législation électorale, la Cour suprême fédérale a refusé de prononcer l’inconstitutionnalité de la loi, car, si la thèse du demandeur devait être accueillie, la déclaration d’inconstitutionnalité, telle qu’elle était demandée, « modifierait l’économie de la loi en en altérant le sens », ce qui « constitue une impossibilité juridique, puisque le Pouvoir judiciaire, lorsqu’il contrôle la constitutionnalité des actes normatifs, agit uniquement en tant que législateur négatif et non positif[11] ».

Nous constatons, par conséquent, que la théorie du législateur négatif opère, dans la jurisprudence de la Cour suprême fédérale, comme paramètre normatif à la fois pour interpréter le principe de séparation des pouvoirs et pour déterminer la portée de l’intervention du Pouvoir judiciaire dans l’activité du législateur. La notion de « législateur négatif » fonctionne donc comme un concept régulateur qui exige du juge qu’il observe une « retenue judiciaire » dans les cas où un jugement d’inconstitutionnalité impliquerait la création d’une norme de portée générale que seul le Pouvoir législatif pourrait créer.

Comme nous l’avons vu, cette idée peut être conciliée avec les nombreux pouvoirs que la Constitution fédérale brésilienne attribue au tribunal, de manière à combler les « lacunes » ou les « omissions constitutionnelles » et, dans certains cas, à rendre des décisions additives. Ainsi que nous avons eu l’occasion de l’écrire :

L’idée de législateur négatif remplit la même fonction que l’idée selon laquelle il n’existe qu’une seule bonne réponse à chaque question juridique. Cette dernière idée, suggérée par Ronald Dworkin dans L’empire du droit, est pertinente dans la pratique du droit, car elle équivaut à l’existence d’un principe d’interprétation qui exige que les juges justifient leurs décisions de la meilleure façon possible, comme s’il n’y avait qu’une seule bonne réponse. Le devoir imposé aux tribunaux les oblige à essayer de découvrir la bonne réponse et à s’efforcer de justifier leurs décisions de la manière la plus rationnelle possible dans le cadre des possibilités ouvertes par le droit.

L’idée de législateur négatif a une fonction analogue. En fait, cette idée est une construction théorique étroitement liée aux fortes convictions démocratiques de Hans Kelsen. Le juge doit décider et, par là, concrétiser la Constitution de manière à en individualiser les normes. L’idée de législateur négatif n’est aucunement incompatible avec l’idée que les tribunaux aient le pouvoir de créer des normes concrètes fondées sur des normes de portée générale inscrites dans la Constitution[12].

Il importe de souligner ici que la thèse de la conciliation ou de la compatibilité entre l’idée de « législateur négatif » et l’existence de compétences précises permettant à la Cour suprême fédérale de créer du droit ne peut être reçue que si le juriste comprend l’idée de « législateur négatif » dans un sens normatif ; si elle est saisie comme un constat empirique, elle perd son sens.

En effet, l’idée de législateur négatif peut être entendue de deux manières. Au départ, elle peut être envisagée comme un constat empirique. C’est-à-dire qu’il est possible d’affirmer qu’en réalité le tribunal ayant compétence en matière constitutionnelle ne joue pas le rôle de législateur positif, car il n’est pas habilité à produire du droit par un raisonnement analogique, ni à combler les lacunes éventuelles de la législation infraconstitutionnelle. En ce sens, il n’est pas difficile de saisir que la thèse du législateur négatif se révèle incompatible ou inconciliable avec les compétences expressément attribuées à la juridiction constitutionnelle pour lui permettre, au moyen notamment du « mandat d’injonction », de suppléer à l’inaction inconstitutionnelle du législateur, en élaborant elle-même une norme plus concrète apte à donner effet à la volonté du constituant originaire.

Heureusement, ce n’est pas là la seule manière de comprendre l’affirmation de Kelsen selon laquelle le juge constitutionnel doit être un législateur négatif. Bien que cette lecture ne coïncide pas entièrement avec la visée originaire de Kelsen, nous pouvons voir dans la thèse du législateur négatif une posture interprétative exigée de l’interprète de la Constitution pour des raisons normatives. Ainsi comprise, l’idée de législateur négatif apparaît comme une espèce de « norme », c’est-à-dire comme une recommandation au législateur ou comme une sorte d’idéologie judiciaire associée au libéralisme politique qui, selon nous, a inspiré la théorie du droit de Kelsen.

Avec la théorie du législateur négatif apparaît, par conséquent, une allégation normative qui affirme que les tribunaux doivent, dans la mesure du possible, adopter un minimalisme judiciaire, une « autolimitation » ou retenue judiciaire[13]. Cette allégation normative est une sorte d’idéologie judiciaire ou de posture interprétative qui se reflète de façon critique sur la pratique juridique et adhère à un modèle libéral associé à une « règle d’exclusion » selon laquelle « tout ce qui n’est pas interdit est permis ».

Selon Kelsen, qui, sur ce point, se révèle un libéral typique, nul ne peut, d’un point de vue technique, parler de « lacunes » dans l’ordonnancement juridique, dans la mesure où la théorie qui sous-tend l’absence d’une norme générale capable de résoudre tous les cas concrets est « erronée ; elle repose en effet sur la méconnaissance du fait que, lorsque l’ordre juridique n’établit pas l’obligation d’un individu d’adopter une certaine conduite, il permet la conduite contraire[14] ».

Dans ce modèle libéral, l’activité législative est toujours considérée comme un acte de limitation de la liberté générale d’agir, comme une invasion ou une ingérence dans la sphère de l’autonomie individuelle. Ainsi, étant donné que toute loi n’est qu’une limitation de la liberté, il ne pourra jamais y avoir aucune sorte de « lacune » dans l’ordonnancement juridique, puisque la « règle d’exclusion » bloque, sur le plan opérationnel, le système juridique et lui attribue un caractère de complétude.

Par conséquent, dans le système de Kelsen, la créativité judiciaire reste limitée à l’interprétation des énoncés normatifs et à la détermination des expressions linguistiques employées par le législateur. Ce n’est qu’en fonction de l’indétermination linguistique des énoncés du législateur que va apparaître le pouvoir discrétionnaire du juge ; encore ce pouvoir discrétionnaire est-il limité au choix entre les interprétations admises par le « cadre normatif », c’est-à-dire par l’ensemble des significations qu’il est sémantiquement possible de donner aux termes employés par le législateur.

3 Des répercussions de la conception kelsénienne de la justice constitutionnelle dans l’État de droit contemporain

La principale critique qui puisse être formulée à l’égard de la conception de Kelsen sur le contrôle de constitutionnalité se réfère à son inadéquation pour résoudre les problèmes de l’État contemporain et pour offrir une réponse satisfaisante dans tous les cas où la juridiction constitutionnelle est mise en oeuvre.

En particulier, il est manifeste que le modèle qui présente la juridiction constitutionnelle comme une « législation négative » n’est pas compatible avec les constitutions contemporaines, dans la mesure où celles-ci attribuent au juge le pouvoir de se prononcer sur les « omissions inconstitutionnelles » et, dans certains cas, d’élaborer des normes de portée générale à être adoptées afin de stabiliser les tensions entre dispositions de la Constitution et de concrétiser des principes abstraits et vagues qu’elle énonce.

En outre, les constitutions contemporaines sont saturées de normes programmatiques, de principes juridiques susceptibles d’être compris comme des préceptes moraux et politiques à la manière de Dworkin. Elles sont également remplies de droits fondamentaux au contenu indéterminé et de préceptes voués à se contredire une fois mis en présence de situations concrètes.

Le modèle du « législateur négatif » ne parvient donc pas à éclairer de manière appropriée, non seulement les omissions inconstitutionnelles, mais aussi les hypothèses dans lesquelles le tribunal applique directement des normes constitutionnelles à des situations expressément visées dans le texte, non plus que les hypothèses de violation des principes et des normes à caractère programmatique. Dans de tels cas, il est évident que la décision de la Cour constitutionnelle va bien au-delà de l’annulation d’une règle générale établie par la législation, dans la mesure où la norme jurisprudentielle découlant de la décision est elle-même le résultat d’une interprétation constructive de la part de la Cour constitutionnelle.

Il est donc possible de dresser le bilan suivant des conséquences de la « théorie du législateur négatif » sur la jurisprudence de la Cour suprême fédérale :

  1. En cas d’omission législative, la Cour suprême fédérale s’est contentée d’informer le pouvoir public de sa défaillance, en l’absence de tout mécanisme permettant soit de contraindre le législateur à légiférer, soit, devant son inertie, de mettre en place une réglementation spécifique pour le type de situations concrètes dont il s’agit.

  2. L’application directe des principes implicites de la Constitution n’est pas admise, parce que la « règle générale d’exclusion », qui veut que tout ce qui n’est pas interdit est permis, comble toutes les lacunes apparentes ;

  3. Le tribunal doit adopter un modèle d’autolimitation judiciaire et éviter les interprétations plus flexibles du droit en vigueur.

Ces conséquences, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’affirmer dans nos travaux précédents, émergent en fait de la jurisprudence de la Cour suprême fédérale et de la justification explicite que ce tribunal donne de ses décisions. La « doctrine » de la haute juridiction brésilienne a donc été, jusqu’à tout récemment, fortement imprégnée de la pensée juridique positiviste de Kelsen.

4 La modification récente de l’idéologie de la Cour suprême fédérale du Brésil et l’inadéquation du paradigme kelsénien

Nous avons cependant observé depuis peu de temps que la Cour suprême fédérale s’éloigne progressivement des prémisses kelséniennes exposées dans la section 3.

Premièrement, la Cour suprême fédérale a réexaminé en profondeur certaines de ses thèses à propos des situations qualifiées d’« omissions inconstitutionnelles », à l’égard desquelles elle adoptait une position d’extrême prudence, se bornant à signaler une omission inconstitutionnelle à l’organe compétent pour qu’il y remédie et à encadrer le contenu normatif qui serait nécessaire pour permettre la jouissance du droit constitutionnel rendue impossible par l’inertie du pouvoir étatique.

Nous retiendrons ici l’exemple du recours procédural désigné : « mandat d’injonction », institué par la Constitution fédérale brésilienne au paragraphe LXXI de l’article 5, dont le libellé est le suivant : « Il y a lieu à la délivrance d’un mandat d’injonction dès lors que l’absence de réglementation rend impossible l’exercice des droits et libertés constitutionnels ainsi que des prérogatives inhérentes à la nationalité, à la souveraineté et à la citoyenneté ».

Le premier arrêt de principe sur la recevabilité du mandat d’injonction a été rendu un an à peine après la promulgation de la Constitution fédérale brésilienne. Dans cette affaire, le tribunal a jugé que l’effet d’une décision rendue dans les limites du mandat d’injonction est semblable à celui d’une action directe en inconstitutionnalité par omission, c’est-à-dire que le mandat d’injonction est une action qui tend à obtenir du Pouvoir judiciaire une déclaration d’inconstitutionnalité de l’omission de développer le contenu d’un droit, dans le but d’attirer sur cette omission l’attention de l’entité compétente pour produire cette réglementation, afin que cette entité prenne les mesures nécessaires[15]. Le tribunal était alors très ferme dans sa conviction qu’il ne pouvait agir comme législateur positif, pour reprendre l’expression de Kelsen.

En revanche, cette conception est aujourd’hui relativement dépassée ou, du moins, atténuée par des décisions plus récentes qui semblent rompre avec cette idéologie libérale et positiviste. En effet, la Cour suprême fédérale a apporté des changements substantiels à cette orientation, en reconnaissant la possibilité de décisions additives dans les limites du mandat d’injonction. Saisie par une action ayant pour objet l’absence de loi réglementant le droit de grève des fonctionnaires, la Cour suprême fédérale a modifié en partie l’orientation jurisprudentielle établie par la décision M.I. 107[16] en ce qui concerne les limites de la capacité des tribunaux de combler les lacunes inconstitutionnelles. La Constitution fédérale brésilienne consacrait expressément le droit de grève parmi les droits sociaux fondamentaux et comportait une disposition spécifique exigeant que la loi fédérale précise les modalités et les conditions d’exercice de ce droit au sein de la fonction publique. Néanmoins, près de 20 ans après la promulgation de la Constitution, aucune loi n’avait été promulguée pour régir cette matière. Bien que le gouvernement ait fait valoir que ses fonctionnaires n’auraient pas le droit de grève tant qu’une loi n’en aurait pas fixé les limites, les syndicats et de nombreux dirigeants d’organisations ouvrières ont interprété la disposition constitutionnelle en question comme consacrant au bénéfice des travailleurs un droit illimité et sans restriction de suspendre leurs activités. Lors de périodes de tension entre le gouvernement et les fonctionnaires, la situation a atteint un tel degré de gravité que la population a subi de notables préjudices. Dans des entités gouvernementales telles que l’Institut national de sécurité sociale, une grève qui a duré plusieurs mois a fait que des milliers de retraités ont subi des retards intolérables dans la réception de leurs prestations. Les nouvelles demandes de prestations adressées à l’Administration sont alors restées en suspens et une proportion importante de la population n’était plus en mesure de demander des prestations telles que les indemnités de maternité ou les prestations étatiques payables tant qu’un assuré est contraint d’interrompre son emploi pour des raisons de santé. Comme la Cour suprême fédérale l’a souligné, le manque de réglementation dans ce domaine a conduit à un « état de nature » qui a « des conséquences graves pour l’État de droit ». Selon le juge Gilmar Mendes, laisser cette question sans réglementation serait une sorte de « carence du Pouvoir judiciaire » dans son rôle de protection de la Constitution[17].

Compte tenu de ce contexte, la décision de la Cour suprême fédérale, considérée comme la première décision additive — ou du moins la première décision expressément décrite comme additive —, s’est alors inscrite dans l’histoire de la jurisprudence brésilienne. Contrairement aux mandats d’injonction précédents[18] — qui avaient établi qu’un droit constitutionnel peut être directement applicable, en dépit de la possibilité de restrictions par une loi, uniquement si son contenu peut être directement déterminé par l’interprétation du texte constitutionnel —, la Cour suprême fédérale a décidé de poser des règles applicables à une situation qui causait de graves conflits sociaux. Après avoir analysé en détail la pratique des décisions additives au sein de la tradition italienne, la Cour brésilienne a explicitement fait référence aux travaux d’un auteur portugais, le professeur Rui Medeiros, qui admet des décisions additives lorsqu’elles ont un effet intégrateur sur la législation, ou encore lorsque les règles de fond formulées par le Tribunal sont « constitutionnellement obligatoires[19] ».

La Cour suprême fédérale a donc décidé d’appliquer par analogie les règles ordinaires du droit du travail en matière de grève dans le contexte d’un contrat de travail. Jusqu’à l’adoption d’une nouvelle législation, les fonctionnaires seront donc assujettis aux mêmes règles que celles qui s’appliquent déjà à l’ensemble des travailleurs en ce qui concerne les formes abusives d’arrêt de travail[20]. Une argumentation par analogie a donc servi à élaborer une décision à effet erga omnes, puisque le tribunal a rendu un arrêt destiné à recevoir une application générale jusqu’à une éventuelle intervention législative du Congrès national.

Deuxièmement, et peut-être cet aspect est-il encore plus important, il y a eu un changement dans l’interprétation que fait le tribunal du paragraphe II de l’article 5, de la Constitution fédérale brésilienne, qui établit que « nul ne peut être contraint de faire ou de ne pas faire quelque chose qu’en vertu de la loi ».

Selon l’interprétation historique de la Cour suprême fédérale, laquelle restait en ce sens strictement fidèle à la doctrine kelsénienne, il existerait une « norme générale d’exclusion » qui permet automatiquement tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi. Cette jurisprudence relevait, par conséquent, de la même tendance positiviste et libérale que l’oeuvre de Kelsen et la théorie du « législateur négatif ».

Dans cette perspective, le droit est conçu comme un ensemble de conventions ou encore comme un fait historique constitué par l’édiction de lois qui limitent la liberté des individus, qui s’imposent autoritairement à eux et qui doivent être reconnues comme résultant d’une convention ou d’un fait historique. C’est ce qu’exprime Breno Vaz de Mello Ribeiro dans une étude approfondie des postures interprétatives de la Cour suprême fédérale :

Cette conception du droit « explique comment rendre explicite et incontestable le contenu des décisions politiques du passé. [Elle] fait dépendre le droit de conventions sociales distinctes qu’[elle] désigne comme conventions juridiques ; notamment de conventions [indiquant quelles] institutions devraient avoir le pouvoir d’élaborer les lois et de quelle façon ».

Selon cette conception, « la pratique du droit, bien comprise, est une question de respect et de mise en oeuvre de ces conventions »[21].

Toutefois, nous avons remarqué récemment une tendance à une modification des fondements philosophiques de la jurisprudence de la Cour suprême fédérale. De plus en plus, le modèle positiviste de Kelsen est abandonné en faveur d’un modèle de principes juridiques orienté vers la construction d’une interprétation cohérente et susceptible de renforcer l’intégrité du système juridique dans son ensemble.

Le tribunal commence aussi à reconnaître l’application directe de la Constitution fédérale brésilienne, y compris de ses principes les plus généraux et abstraits, à des situations qui ne sont pas expressément visées par son texte, indépendamment de toute manifestation du législateur ordinaire[22]. Par conséquent, lorsque le paragraphe II de l’article 5 dispose que « nul ne peut être contraint de faire ou de ne pas faire quelque chose qu’en vertu de la loi », le mot « loi » doit être compris dans son sens le plus large, en y englobant l’ensemble de l’ordre juridique, y compris les principes moraux établis dans la Constitution elle-même, lesquels doivent être concrétisés et recevoir une plus grande densité normative grâce à une interprétation constructive.

Un exemple paradigmatique de cette évolution dans les conceptions de la Cour suprême fédérale nous est fourni par l’affaire des « parlementaires infidèles », c’est-à-dire des députés fédéraux élus qui décident de changer de parti politique au cours d’une législature tout en conservant leur mandat.

En effet, le constituant, devant certains abus commis durant le régime militaire antérieur, a décidé d’éliminer la règle de « fidélité partisane » qu’avait utilisée la dictature comme un prétexte pour révoquer les mandats politiques de tous les parlementaires ayant osé critiquer le gouvernement fédéral ou fait des propositions contraires à ses intérêts.

Il a cependant échappé au constituant que la suppression de cette règle de « fidélité partisane », qui a été retirée du texte de la Constitution fédérale brésilienne, si elle préserve l’autonomie politique des députés et protège leur jugement et leurs opinions contre la censure de la majorité, a aussi pour effet secondaire de permettre une distorsion du système de représentation proportionnelle, dès lors qu’un certain nombre de parlementaires, grâce au quotient électoral obtenu par la liste de leur parti, abandonnent peu après leur élection le parti et le programme politique auxquels ils se sont ainsi liés pour migrer vers un autre parti politique.

Cette pratique, dont l’immoralité est manifeste, a toujours suscité un malaise dans la population et la société brésiliennes. En effet, beaucoup de députés sont élus grâce aux voix obtenues par la liste sur laquelle ils sont candidats, le quotient électoral étant calculé en fonction du nombre total de voix obtenues par chaque parti, la répartition des sièges entre les candidats d’un même parti ne se faisant qu’ensuite, en faveur de ceux qui ont reçu le plus grand nombre de voix au sein de chaque parti. Ceux de ces élus qui finissent par migrer vers d’autres partis falsifient ainsi le choix et la volonté de la population, dans la mesure où les partis politiques ayant obtenu le plus de voix finissent par perdre des sièges au Congrès national en raison de décisions arbitraires et purement personnelles de députés, une fois ceux-ci assurés d’un siège.

De toute évidence, les principes de la démocratie représentative et de la souveraineté populaire sont gravement compromis si un élu peut changer de parti et emporter avec lui son mandat politique, car il a été élu grâce aux voix d’un parti en particulier.

Néanmoins, la jurisprudence de la Cour suprême fédérale, historiquement fidèle à la vision positiviste de Kelsen et d’autres auteurs, estimait que le paragraphe II de l’article 5 de la Constitution fédérale brésilienne s’appliquait automatiquement, de sorte que la pratique du changement de parti politique, même si elle apparaissait immorale et antidémocratique, était clairement autorisée par cette Constitution. Le juge Aldir Passarinho, exprimant les motifs de son accord avec la majorité de la Cour, affirmait ceci :

Certes, dans notre système, l’idéal serait la prévalence de la fidélité aux partis politiques, et la constitution actuelle déborde de principes en ce sens. Il faut valoriser les partis politiques […] Cependant, dans la Constitution et dans la législation pertinente, il n’y a rien, absolument rien, qui implique la perte du mandat d’un député ou d’un sénateur, non plus d’ailleurs que la perte de la qualité de suppléant, dans le cas d’un changement de parti[23].

Plusieurs le constateront d’emblée, cette conception se concentre uniquement sur le texte de la Constitution, au mépris total du contenu normatif de ses principes. Bien que le juge souligne que d’importants principes politiques contenus dans la Constitution militent en faveur de la primauté du rattachement des mandats politiques aux partis et contre une analyse de ces mandats comme un acquis personnel de leurs titulaires, la décision revient à dire que cela ne fait nullement obstacle à la pratique du changement de parti pendant la durée d’un mandat et à l’appropriation personnelle de celui-ci. Ces principes politiques et juridiques, bien qu’ils se trouvent dans la Constitution fédérale brésilienne, puisque aussi bien celle-ci « déborde de principes en ce sens », ne comptent pour « rien, absolument rien »[24], dans le modèle positiviste qui a historiquement dominé la jurisprudence de la Cour suprême fédérale.

Toutefois, la Cour suprême fédérale est revenue sur cette décision récemment, dans une nouvelle affaire qui constitue un revirement historique de sa jurisprudence, afin de préserver l’intégrité du système juridique, en interprétant les règles spécifiques qui définissent le processus électoral et le régime des partis, à la lumière du principe démocratique et des valeurs cardinales de l’ordre juridique et du système politique. Selon cette nouvelle orientation, la Cour a notamment jugé ce qui suit :

Pour que le régime démocratique ne se limite pas à une catégorie politico-juridique purement conceptuelle, il est nécessaire d’assurer aux minorités qui se manifestent dans l’espace social la possibilité d’exercer efficacement, par l’intermédiaire de représentants qu’elles ont élus, un droit fondamental et essentiel à la vitalité des institutions démocratiques : le droit de s’opposer[25].

Ce droit de s’opposer implique, entre autres choses, que tous ceux qui ont voté pour un parti et pour une idéologie politique puissent avoir un représentant lié à ce programme et à ce parti, de sorte que le mandat appartienne au parti politique auquel les votes ont été attribués, votes sur la base desquels les mandats ont été répartis parmi les candidats de ce parti ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Selon la conception développée par la Cour suprême fédérale, c’est la seule façon de préserver le principe démocratique et les valeurs fondamentales qui imprègnent les systèmes politique et électoral en vigueur dans la République fédérative du Brésil.

Conclusion

Ainsi, comme nous venons de le montrer, un changement marqué s’est produit dans l’orientation idéologique de la Cour suprême fédérale. Ce changement est assez récent dans l’histoire de la Cour et l’histoire des institutions brésiliennes. Cela représente une prise de distance par rapport à l’idée qu’une Cour constitutionnelle serait simplement un « législateur négatif », comme l’entendent Kelsen et le modèle libéral d’État.

La Cour suprême fédérale en vient à se considérer, par conséquent, comme une interprète active des principes politiques et moraux qui sous-tendent l’ordonnancement juridique et à concevoir son rôle comme étant de construire une interprétation du droit qui en assure l’intégrité, et ainsi de préserver la normativité du système juridique et de garantir sa rationalité et sa légitimité. Plus que de décrire les conventions du passé et de constater les faits sociaux, il revient à la Cour suprême fédérale d’assumer un rôle plus actif et de s’engager pleinement dans le processus herméneutique de construction et de mise à jour du droit. Bien que le tribunal n’usurpe pas pour autant la fonction législative, il participe alors à la construction du droit et à sa justification politique ; il agit donc en partie comme un « législateur positif ».