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Pour beaucoup de gens, le temps sectionné et pensé en fonction de la durée des jours, des semaines, des mois, etc., est une invention occidentale. Ce temps dit moderne serait différent du « temps africain ». Ce dernier, dit-on, serait passéiste et statique. Et pourtant, la division du temps attribuée à l’Occident fait partie des biens que celui-ci a hérités de l’Égypte antique et nègre (Obenga 1990, 275-279). Desroches Noblecourt (2004, 37) considère que ce temps est« le seul calendrier intelligent qui ait jamais existé dans l’histoire de l’humanité ». Les travaux de l’égyptologue Théophile Obenga montrent que les éléments constitutifs de cette approche mathématique du temps se retrouvent au Nord comme au Sud du Sahara (1990, 277-299).

Il apparaît qu’on ne peut affirmer qu’il n’y a sur le continent africain qu’une seule conception du temps, monolithique et a-historique. La conception du temps dont il est question, lorsque l’on porte un tel jugement sur l’Afrique, correspond à une réalité culturelle à découvrir sous ses caractéristiques différentes d’une région à l’autre du continent. Ainsi, le calendrier de douze mois va de pair, en Afrique, avec une multitude d’autres. Ces caractéristiques partagent généralement avec lui, dans les différentes aires géographiques, une philosophie du temps articulée autour du concept de vie qui nous renvoie au mythe fondateur de la civilisation égyto-pharaonnienne (Mveng 1985), le mythe d’Isis et d’Osiris.

Nous présenterons, dans cette étude, une des formes d’expression de la pensée africaine du temps fondée sur l’anthropologie de la vie. Il ne s’agira pas d’affirmations sur des données communes à toutes les sociétés africaines ni d’une réflexion qui aurait pour objet d’exprimer au nom des Africains leur conception du temps. Nous utilisons le qualificatif « africain » pour indiquer que nos données anthropologiques de base proviennent de diverses études sur la culture africaine. Nos recherches accordent une grande place aux travaux de Mveng (1964 ; 1976) et d’Agossou (1987, 92-111) qui montrent que le thème de la conception africaine du temps n’est pas étranger au débat de la théologie africaine. Nous ferons une relecture de leur pensée autour du concept de la vie considérée comme un être-vie. Cette démarche permettra de faire comprendre la donnée anthropologique de base qui fonde la signification africaine du temps. Nous montrerons ensuite que ce sens africain du temps est « anthropocosmocentrique ». Enfin, nous ferons ressortir les ressources qu’il offre à nos sociétés désireuses de rendre la vie victorieuse de la mort.

1. Fondement anthropologique du temps : de la vie à l’être-vie

Mveng (1964 ; 1976) et Agossou (1987) ont montré que la conception africaine du temps trouve son fondement dans l’anthropologie de la vie. Au sujet de cette relation entre la signification du temps et l’anthropologie de la vie, Mveng écrit : « La conception du temps […], toujours liée à une civilisation, est inséparable de l’image de l’Homme et de sa Destinée, telle que cette civilisation l’impose, et qui pèse lourdement sur l’équilibre mental des individus et des sociétés » (1976 ; voir aussi Musambi 1996, 23). Selon Mveng, dont la pensée se retrouve chez plusieurs auteurs, le monde apparaît comme un milieu de vie. Il est le royaume de la vie. Mais la vie qui y règne n’est pas statique, elle est dynamique. Elle est en lutte permanente contre la mort. Elle est le déploiement d’un combat dont le terme est inexorablement son triomphe sur la mort.

Au sein d’un tel monde, l’être humain est vie. Il récapitule en sa personne la vie du cosmos. Sa destinée est d’être le garant de son propre devenir et de celui du cosmos. Il doit à cette fin, à l’exemple d’Isis dans son combat contre la mort que représente la malfaisance de Seth, se rallier toutes les puissances de la vie qui existent. Il est, en effet, par sa nature, solidaire de ces dernières en tant qu’une vie dans et avec tous les êtres vivants du monde visible et invisible (Mveng 1964). Les groupes socio-culturels Aja-Ewe du Bénin, du Togo et du Ghana expriment bien cet « être-avec » de l’individu avec les puissances de vie lorsque, dans leurs différentes langues, ils font du concept de vie (agbe) le radical commun aux trois termes par lesquels ils désignent l’Être Suprême (Agbeɖotɔ), le monde (agbeme) et l’homme (agbetɔ ; voir, à titre d’exemple, Agossou 1972 et Soédé 2007, 125).

La vie de l’être humain et du cosmos est une vie-avec celle d’Agbeɖotɔ, Dieu considéré comme La Plénitude-vie par qui ceux-ci existent. La vraie vie est, par conséquent, celle d’Agbeɖotɔ. L’identité d’Agbeɖotɔ est la Totalité-vie, une vie sur laquelle la mort n’a pas de prise. La capacité pour l’être humain de triompher de la mort dans le combat qui l’oppose à elle ici-bas lui vient par conséquent d’Agbeɖotɔ. Aussi sa victoire totale sur la mort sera-t-elle effective dans l’au-delà où la personne con-naîtra Agbeɖotɔ.

Si Mveng souligne que la personne est synonyme de vie et sa vocation de faire triompher la vie de la mort, il concentre sa pensée sur le conflit « mort-vie » et son dénouement. Il ne traite guère de ce qu’est radicalement cette vie en termes de ce qui justifie son existence et rend possible, en l’être humain et autour de lui, sa victoire sur la mort.

Quelle est la nature profonde de la personne conçue comme vie ? Nous pensons que la victoire sur la mort caractérise fondamentalement la vie qu’est l’être humain. En effet, tant qu’il est vivant, la vie s’opère en lui et autour de lui ; elle est indissociable de son être et provient d’une activité interne et externe qu’il mène continuellement. Cette vie est ainsi de l’ordre de l’être-action. Nous signifions par ces mots que l’essence de la personne est d’être une vie-victorieuse de la mort, une vie qui n’existe que dans et par l’action pour le triomphe de la vie sur la mort.

Il s’agit de ce qui, en l’être humain, explique qu’il puisse triompher de la mort et ne puisse exister que pour assumer une telle responsabilité. Mais l’être humain le découvre en tant qu’une vie douée de conscience et dont la nature est aussi de s’accomplir, de se réaliser à travers l’engagement. La conscience d’une personne responsable est prise de conscience d’être une vie-engagement, une vie-action pour le triomphe de la vie sur la mort.

Appelé à rendre la vie victorieuse de la mort, le sujet est là, ici et maintenant vivant, parce qu’il a vaincu la mort et est déjà engagé dans une nouvelle lutte contre la mort. Son existence est toujours l’expression d’une victoire déjà gagnée sur la mort et l’engagement dans un autre combat pour l’emporter encore sur elle. Plus l’individu remporte de combats contre la mort, plus il connaît le bien-être et fait régner ordre et harmonie dans le monde. Mais, si l’être humain est foncièrement vie, une vie victorieuse de la mort contre laquelle il est en lutte, c’est grâce à sa participation à la vie d’Agbeɖotɔ, Source et Accomplissement de sa vie.

Pour signifier cette nature de l’être humain, nous avons désigné dans nos travaux antérieurs la personne comme un être-vie (Soédé 2007, 125). Contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Mboua (Mboua, 2012, 39), ce paradigme que nous avons introduit dans le débat théologique africain ne renvoie pas à la thèse de Mveng selon laquelle « l’être de l’Homme est Vie » (Mveng 1985, 36). Ces mots de Mveng ne doivent pas être compris, en effet, en dehors de leur contexte. Ils s’inscrivent, chez l’auteur, dans une pensée qui s’énonce comme suit : « Si l’être de l’Homme est Vie, l’adversaire de cet être est la Mort » (Mveng, 1985, 36). Notre théologien camerounais traite de l’être de la personne comme une vie dont l’adversaire est la Mort. Il emploie le concept d’être en lien avec celui de la vie par opposition à la mort. Mveng est dans la logique de sa pensée selon laquelle la vie est toujours en conflit avec la mort qu’elle est appelée à vaincre.

L’originalité de notre hypothèse tient à ce que nous affirmions plus haut et qu’il nous semble utile de souligner : la vie est l’être de la personne (et vice versa) en tant qu’elle est toujours déjà victorieuse de la mort et qu’elle s’engage dans un nouveau combat contre elle, combat qu’elle domine nécessairement, d’une manière ou d’une autre, tant qu’elle n’a pas rendu le dernier souffle. La destinée de l’être-vie est de l’emporter davantage, toujours davantage sur la mort. Ou encore, l’être de la personne est d’être une vie dont l’existence, c’est-à-dire le présent, résulte d’une victoire passée et actuelle sur la mort ; son devenir se construit dans le présent de cette victoire, de sa victoire nouvelle, prochaine et permanente sur la mort. Ainsi, selon nous, une vie qui est là manifeste par son existence qu’elle a triomphé de la mort et qu’elle est le déploiement d’un être-action qui exercera un nouveau triomphe sur elle. C’est dans ce cadre que nous signifions que l’être de la personne est d’être vie, une vie qui correspond à son être. L’individu est un être dont l’identité et la vocation sont d’être vie, un être-vie. Quand ce n’est pas le cas, l’être-vie est aliéné, il change d’état et est alors désigné du nom de la mort dont la puissance l’a fragilisé, détruit ou réduit au néant. On dit en Ewe-Waci qu’il est enukuku lete, ce qui signifie littéralement une chose morte qui est debout.

Tous les autres êtres vivants partagent cette nature de l’être-vie avec la personne. Ils sont aussi des êtres-vie ; ils trouvent dans l’inventivité de l’être-vie par excellence, l’être humain, leur capacité de se libérer de toute passivité et des menaces de la mort pour devenir des facteurs de l’émergence et du règne de la vie dans le cosmos.

La vie ou la personne dont il sera question en ces lignes est l’être-vie. L’enjeu de cette problématique est de contribuer à faire découvrir en profondeur la conception africaine du temps à partir de la conception de la vie comme être-vie.

2. Le temps anthropocosmocentrique

La signification africaine du temps est relative à l’être-vie. Le temps est défini par rapport à la personne et n’a de valeur que s’il est le moment de l’affirmation de la victoire de la vie sur la mort. Le temps n’existe pas en dehors de l’être-vie et il n’existe que pour le devenir de l’être-vie qui se réalise sans être jamais achevé, dans le présent de chacune des victoires de ce dernier sur la mort présente et à venir. Le temps de la femme, le temps de l’homme est vie. Le temps est par conséquent en rapport avec leur destinée dans et avec le cosmos. Il est anthropocosmocentrique.

Le temps qui porte vraiment son nom est le moment actuel et à venir où la vie victorieuse de la mort, par l’action du sujet, fait faire à celui-ci l’expérience de ce que signifie être partenaire du « cosmos-milieu de vie ». De même que la femme/l’homme-microcosme, porte en sa personne le devenir du cosmos-macrocosme, de même « chaque instant est récapitulation de la totalité de la durée ; il est conflit Vie-Mort, et victoire de la Vie sur la Mort. Chaque instant est donc toujours neuf, à la fois semence de l’avenir et totalité du projet » (Mveng 1976).

Si le temps apparaît à ce niveau comme l’éternel présent, il façonne l’histoire et en fait « l’éternel présent du monde humanisé s’exprimant en symboles spatio-temporels » (Mveng 1976). Cela signifie : le monde humanisé représenterait le moment où le temps connaît le triomphe de la vie grâce à l’agir du sujet. L’être-vie responsable n’arrête pas ce mouvement existentiel. Il en fait un éternel présent ; il actualise ce temps passé en le rendant présent, ici et maintenant, demain et toujours.

L’avenir ne vaut que s’il est en fonction de cette victoire de la vie sur la mort, qui est une victoire passée à renouveler dans le présent. Nul ne doit se projeter de manière purement théorique dans le futur, mais investir le temps présent pour que se reproduisent les fruits de la victoire de la vie sur la mort. Le futur résulte toujours du passé et du présent. Aussi l’Africain, l’Africaine, en s’enracinant dans le passé, insiste-t-il/elle sur le présent, l’immédiat pour vivre le futur dans le présent et faire du présent la semence du futur. Une mauvaise compréhension de cette approche de temps a fait dire à certains que les Africains et les Africaines n’ont pas la notion du futur (voir Ngimbi 1997 et Musambi 1996).

Ainsi, le temps est radicalement le moment de l’action permanente pour la victoire sur la mort. Il est un appel à la créativité. En effet, seul l’exercice de la liberté, seuls des actes et des décisions qui ne sont pas monolithiques, répétitifs de ce qui a été toujours fait, mais créatifs, garantissent continuellement dans le présent, qui n’est jamais le même, le triomphe de la vie sur la mort.

Le temps dépend ainsi de l’agir de l’être-vie ; il s’offre à ce dernier comme une matière qui attend de lui d’être informée, animée par le souffle créateur de sa victoire sur la mort. Il commence quand l’être-vie est là ; il attend donc son arrivée pour se déployer et étendre dans l’environnement le règne d’un ordre de relations vivifiantes et d’épanouissement humain. Ainsi, dans la tradition africaine, d’une manière générale, on attend patiemment la présence de toutes les personnes impliquées avant d’entamer une réunion ou la palabre qui devra régler un problème et reconstruire la vie sociale. L’individu, la communauté fait le temps et se donne le temps pour tout. Le temps participe ainsi de toutes les dimensions de sa vie. Sur ce plan, ce qu’on appelle le retard des Africains a souvent trait à une conception du temps mal comprise.

Dans la société, on désigne le temps en référence aux noms de personnes dont l’existence signifie ce qu’il est : le triomphe de la vie sur la mort. Il s’agit habituellement de bâtisseurs du devenir collectif (rois, chefs, héros, ancêtres, etc.) dont la conduite est source de valeurs de vie et de bien-être. Par leur nom, on situera dans le cours du monde un événement heureux ou malencontreux (Niangoran-Bouah 1964 ; Musambi 1996 ; Bachir Diane et Kimmerle 1998 ; Munzele 2006, 50), voire un fait marquant qui fait faire à la communauté l’expérience de la triade vie-mort-vie.

Les êtres terrestres et célestes et les saisons, en tant qu’ils font partie du cosmos, jouent la même fonction (Njoh-Mouelle 2003, 51-56). Ils servent de concepts et de repères pour la nomination et la spécification du temps. Leur langage symbolique et imagé fait du temps le moment présent, continu et infini où l’être humain, en quête de sens et de vie, entre en relations d’interdépendance et de communion avec le cosmos. Les personnes puisent dans ce rapport aux autres êtres vivants des énergies pour promouvoir leur être-vie sur le plan de la sagesse, du travail, de la relation avec leurs semblables, l’environnement et le divin.

Des gestes rituels permettent de rendre opérantes les réalités et les pratiques humaines à travers lesquelles la vie affronte la mort dans le cosmos. Comme le corps humain, le temps existe, croît et décroît, ici et maintenant, selon l’issue momentanée du combat entre la vie et la mort, puis intensifie l’action de l’intérieur pour rendre effectif et durable le triomphe de la vie. Lorsque ses instants sont chargés d’actions de lutte contre la mort, le temps est court. Il passe vite sans jamais être totalement épuisé. Le sujet fait dans le présent l’expérience de l’éternité qui consomme le temps sans le consumer ; le temps comblé devient un maillon solide de la chaîne de l’éternité qui trouve sa fécondité en Dieu.

Quand par contre le temps est dés-oeuvré, il devient long ; il livre à la mort le sujet qui n’en a pas été le maître avisé. Car une personne qui, à travers l’activité humaine, n’a pas lutté contre la mort se laisse emporter par elle. Le proverbe Ewe-Waci énonce : kuviontɔa, eku wui ne, c’est-à-dire le paresseux meurt de son oisiveté. Ou encore kuviontɔa, amewutɔ, le paresseux est un meurtrier, il introduit par l’oisiveté le germe de la mort dans la communauté.

Le temps est donné à l’être-vie pour que, par son travail, il le fasse vibrer avec la totalité du cosmos au rythme du mouvement vie-mort-vie. Le cosmos est, tout comme l’individu, le corps où s’opère le combat entre la vie et la mort. Il est des signes et des symboles qui représentent l’écriture du temps, le langage de l’action continue et multiforme de la vie opposée à la mort.

L’être humain, le temps et le cosmos deviennent tous ici synonymes d’espace de la signification, d’initiation, de conquête et de célébration de la vie. Mais des trois, l’être humain est le maître. Sujet rationnel, conscient et responsable, il est dans le temps et le cosmos, le moment où ceux-ci s’affirment comme vecteurs de la vie, et donc celui qui crée l’histoire et en fait le temps du monde transformé, ravivé, devenu signifiant et prometteur de l’épanouissement humain. La division et la classification du temps traduisent cette humanisation en termes de saisons et de semaines que rythment les jours et les moments du travail, d’échange de produits vivriers (marché), de repos et de célébration de la vie (Niangoran-Bouah 1964 ; Musambi 1996 ; Bachir Diane et Kimmerle 1998 ; Munzele 2006, 50). Elles se conforment à des exigences de l’équilibre écologique et d’une lutte efficace contre la mort culturelle, sociale, économique, etc. Nous touchons en ces lignes le rapport du temps à la fécondité. Il y a une relation entre la philosophie du temps et la signification africaine de la fécondité. Celle-ci apparaît lorsque le monde s’humanise.

Le monde humanisé, c’est le temps humanisé. Ce temps commence quand se construit sans relâche un monde fécond sur le plan productif, reproductif et éthique. Il introduit dans l’histoire un écoulement de moments d’épanouissement humain et cosmique. L’affirmation selon laquelle le temps est vie et participe de la vie prend alors corps dans l’histoire.

En effet, quand la vie est féconde, le temps est beau et devient fécond. Et quand le temps est fécond, la vie est plus belle et devient davantage féconde. Toute épreuve qui vient perturber son cours et celui du temps représente le moment où l’individu et la communauté entière doivent exceller dans le travail, la créativité et les valeurs éthiques en vue d’étendre l’espace et l’horizon du triomphe de leur vie sur la mort. Leur fidélité est une densité d’actions de promotion de vie qui fait que le temps n’est pas dés-oeuvré. Il passe alors vite et se fait, de jour en jour, plus fécond à travers les activités sociales et les relations interpersonnelles et anthropocosmiques vivifiantes. L’harmonie des saisons et l’abondance de la moisson se succèdent. La célébration des fêtes de récoltes et de collectivités se multiplie. Elle exprime la joie des personnes, leur reconnaissance à Dieu et leur engagement à oeuvrer davantage pour rendre la vie victorieuse de la mort[1].

Mais hommes et femmes ne cherchent pas uniquement la fécondité du temps de peur de rester simplement au niveau de l’extériorité. Ils/elles veulent aller plus loin : s’insérer dans le temps, opérer un mouvement d’intériorité, d’habitation dans le temps, c’est-à-dire entrer et « demeurer » dans le temps après avoir quitté ce monde. Ainsi, les personnes qui font l’histoire par le travail de leurs mains se préoccupent de se faire histoire en devenant dans l’histoire une source de fécondité pour les générations nouvelles.

La progéniture et l’excellence éthique permettent à l’être-vie de réaliser un tel idéal. Elles lui ouvrent les portes de l’éternité et lui font partager la compagnie des ancêtres. De l’au-delà, l’être-vie peut de la sorte intercéder pour ses descendants et recevoir d’eux des cultes qui maintiendront sa mémoire vivante à travers tous les temps.

3. Des ressources pour notre temps

Le problème qui se pose est de savoir comment se réapproprier la conception africaine du temps pour en susciter des ressources de la construction des personnes et des nations. Le premier défi est de prendre conscience que la conception du temps est aussi multiple et diverse que les cultures et les sociétés. Il faut reconnaître les valeurs et les limites de toutes les conceptions du temps. Cela éviterait de considérer à tort une conception du temps comme archaïque par rapport à une autre.

Nos réflexions ont montré que le temps africain n’est pas statique, cyclique ni forcément contraire au développement. Mveng nous invite dans ce sens à découvrir que la conception africaine du temps accorde une grande place au devenir et à la responsabilité humaine et politique de la personne. Elle nous enseigne que tout individu — et notamment le dirigeant — doit s’initier à l’art de gérer sa propre vie et celle du groupe. Sur cette base, on isolait les chefs nouvellement élus pour les former à leur mission avant qu’ils ne soient intronisés. Ils apprenaient à se sacrifier pour la vie du groupe ou à sacrifier leur vie en se retirant du pouvoir en cas de graves infidélités. Selon Mveng, la société contemporaine doit se laisser interpeller par ce sens de la responsabilité politique issu de la conception africaine du temps (Mveng 1976).

Le temps représente aussi pour tous les pays, et surtout pour ceux d’idéologie capitaliste, un appel à prendre conscience que l’être humain est premier. Le temps est fait pour l’être humain et non l’être humain pour le temps conçu en termes d’intérêt ou d’argent. Selon Mveng, l’Occident et ses imitateurs devront se laisser instruire, car « là où le temps est de l’argent, l’homme, livré à la concupiscence de l’argent, dévore sa propre substance en voulant gagner le temps. Écartelé entre son désir et son impuissance, il est livré au désespoir, et tournant le dos à la vie, il se livre sans combat à la mort. Voilà pourquoi une grande partie de la philosophie contemporaine est une philosophie de l’Absurde, de la Mort, du Néant » (Mveng 1976).

La conception africaine du temps nous apprend que l’issue pour les philosophies du Néant serait dans l’acceptation et l’ouverture de soi au mystère du monde et de Dieu. L’individu est dans le cosmos plus un apprenti qu’un maître. Il doit accepter ce qui le dépasse, le transcende, accepter le mystère, se laisser initier au mystère du monde « pour [y] lire le nom de ses alliés et de ses adversaires dans le grand drame qui oppose la vie à la mort » (Mveng 1985, 39).

Ce rapport au monde permet aux personnes de ne pas se dérober aux exigences éthiques, spirituelles et religieuses de la vie. Par sa référence à Dieu, le temps anthropocosmocentrique est facteur d’espérance. Il est une porte qui donne sur le temps de Dieu en Jésus-Christ, le temps qui met l’espérance dans les coeurs. Le temps de l’être-vie devient le temps de Dieu. Les Ewe-Waci affirment en ce sens que Mawu be game ye nyigame nui, c’est-à-dire le temps de Dieu est le meilleur. En effet, ce temps est certain ; avec lui arrive le moment favorable où nous trouvons la solution à nos problèmes dans l’esprit du Royaume de Dieu…

Ce temps de Dieu est celui de son Royaume (Mt 1,15). Dans la perspective du Royaume de Dieu, désormais le temps d’une activité ne devrait plus commencer avec l’individu, car le Royaume de Dieu a investi le temps avant que celui-ci ne vienne. Il en a fait le kairos, le temps favorable pour rendre, ici et maintenant, par notre réponse à son appel, la vie victorieuse de la mort sous sa forme de péché personnel, de péché collectif, de structures de péchés (Nolan 1979 ; Sobrino 2001, 236ss).

Le temps conçu en termes de fécondité trouve sa plénitude de sens dans le Royaume de Dieu. Avec le Christ, l’enjeu n’est pas d’entrer d’abord dans l’éternité du temps. L’éternité passe désormais par le chemin où l’on ne cherche pas à se faire un nom dans l’histoire, à gagner sa propre vie, mais à perdre celle-ci (Mt 16,25), à mourir à soi-même, au péché (Lc 14,26 ; Rm 6,1-14) pour se faire un coeur pur (Ps 50,12 ; Mt 5,8) et témoigner du Royaume de Dieu et de sa justice (Mt 6,33).

Dès lors, la fécondité par excellence est celle qui provient du coeur pur (Mt 5,8). Celui-ci porte le fruit de l’Esprit (Ga 5,22-23), laisse le Christ demeurer en lui, vivre en lui (Jn 15,1-8) et lui faire connaître, à la fin des temps, l’éternité de Dieu en compagnie, non pas seulement des ancêtres qui ont bien vécu, mais aussi des hommes et des femmes de « toute tribu, langue, peuple et nation » (Ap 5,9).

La théologie africaine de la libération, de la reconstruction et de la vie inviterait les baptisé(e)s à faire de cette fécondité christique une force d’inventivité qui investit le temps, en Afrique et partout dans le monde, pour faire assumer les crises, répondre aux défis de développement, d’évangélisation et mettre fin au cycle infernal du péché et de la mort (voir en particulier Éla 1980 et 2003 ; Kä Mana 1993 et 2003 ; Mugambi 1995). Cette théologie souligne l’urgence de signifier, de manière pertinente, ce qu’est la fécondité de la vie et du temps, ainsi que les engagements à prendre pour la rendre effective dans les sociétés contemporaines.

Ces diverses interpellations nous situent devant la dure réalité du devenir de notre planète. Les problèmes qu’elles posent ne peuvent supporter plus longtemps que le temps attende les personnes pour connaître l’action qui transforme les réalités de mort en des sources de vie pour la communauté. La gravité des perturbations écologiques, des situations d’injustice, de misères infrahumaines, de violences contre les femmes et les personnes marginalisées, la multiplication des foyers de tensions dans le monde, etc. le révèlent éloquemment. Aussi le Christ nous présente-t-il le temps du Royaume comme un temps qui souffle violence (Mt 11,12). Il n’attend pas ; il faut se lever vite, marcher derrière le Maître de la vie et de l’histoire (Mt 1,15). À sa suite, nous découvrons que la vraie source de la fécondité est dans le Père par le Fils sous la puissance de l’Esprit. L’enjeu sur cette terre n’est donc plus de chercher à « demeurer » dans le temps après la mort, mais dans le Père et le Fils (Jn 14,23.15,4) pour faire de sa vie le temps de l’Esprit qui habite en nous, nous fait agir (Ga 2,20) et rechercher la perfection : vendre toutes ses richesses et en donner le prix aux pauvres pour suivre le Christ ; vivre pour que, jusqu’aux extrémités de la terre, femmes et hommes connaissent son Royaume et en fassent autant (Mt 19,21).