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Introduction

Dans cet article, je m’intéresse aux échanges de gestuelles et de marqueurs symboliques de l’identité dans l’espace rituel, tels qu’ils se déroulent entre les bouddhistes et les musulmans dans les villages multi-religieux de la Thaïlande du Sud (Horstmann 2004). Les villages multi-religieux renvoient au partage de l’espace physique et au développement d’un savoir local dans lequel les gens expriment leur appartenance à une entité communément identifiée en s’investissant dans des relations qui dépassent la scission religieuse[1]. J’avance que les expressions corporelles symboliques qui se laissent voir dans l’espace rituel procurent un point de vue privilégié pour comprendre les représentations spectaculaires par lesquelles s’expriment les hiérarchies sociales et les ordres normatifs, et se négocient les identités[2]. Les expressions corporelles telles que les gestes symboliques renferment une partie de la mémoire culturelle inscrite dans le corps et qui se manifeste dans la performance. Dans l’espace rituel, et par le biais de la performance corporelle, les identités et les positions sociales sont légitimées, reflétées, exprimées et transformées. Dans le bassin du lac Songkhla, les rituels multi-religieux ne sont pas rares. Dans ce qui suit, je souhaite démontrer comment un regard attentif porté à l’échange des expressions symboliques et des performances ouvre une perspective plus dynamique sur les tensions et les contradictions qui sont en ce moment en cours d’évolution entre les bouddhistes et les musulmans. Tel un théâtre de la vie, dans le manora – représentation qui allie danse et possession spirituelle et pour laquelle une scène est dressée pour la durée de la performance –, les dynamiques identitaires s’exposent de manière spectaculaire, tendant un miroir aux espoirs et aux aspirations des Thaïlandais du Sud d’aujourd’hui. Les traditions rituelles procurent un forum où peut se réinventer la nostalgie du passé et où l’on peut recouvrer les relations du passé. Exprimant les aspirations envers l’avenir, les traditions de performances scéniques de la Thaïlande du Sud sont indubitablement collectives, et se déroulent de telle manière que les familles, voire même les villages, viennent à faire partie d’une communauté culturelle imaginée porteuse d’obligations et de respect envers les ancêtres culturels.

Je soutiens cependant que, au lieu de représenter des valeurs immuables, les échanges symboliques nous montrent que les croyances cosmologiques et les traditions scéniques des gens de la Thaïlande du Sud sont façonnées par, et articulées aux forces de la modernité, du fait qu’elles créent leurs propres espaces culturels[3]. C’est cet aspect d’une « modernité alternative », mêlant éléments traditionnels et mondiaux, qui façonne les mondes culturels des bouddhistes et des musulmans en Thaïlande du Sud aujourd’hui[4]. Knauft pense que les modernités alternatives « se produisent » dans une « arène multivoque », délimitée et encadrée par des inclinations locales, culturelles et subjectives d’un côté, et par une économie politique globale (incluant ses possibilités et ses limites) de l’autre. Ce modèle met donc l’accent sur l’entremêlement des processus locaux et globaux par l’intermédiaire desquels se négocient les intérêts politiques, économiques, sociétaux et culturels. En même temps, il souligne la relation dialectique entre passé et présent, ou tradition et modernité, et permet ainsi à la modernité de se « spiritualiser » – caractéristique que l’on a pu penser être l’antithèse même de la modernité.

La revitalisation des traditions artistiques et de performances scéniques dans la Thaïlande du Sud contemporaine se produit dans une société qui se caractérise par un accroissement des tensions et des conflits, de l’éloignement et de la haine entre bouddhistes et musulmans. Cet éloignement n’est pas uniquement dû à la rivalité économique dans une société dominée par les bouddhistes, mais doit être considéré dans un contexte de diffusion des images de violence provenant des trois provinces frontalières. Dans ce contexte, la coexistence des bouddhistes et des musulmans dans la région du lac Songkhla reste pacifique, mais assombrie par l’impact des violences qui se déroulent plus loin au sud.

J’aimerais mettre de l’avant deux exemples dans lesquels les gestuelles religieuses s’échangent de manière spectaculaire. Le premier exemple provient du rituel des deux religions au village de Tamot, dans la province de Phatthalung ; le second provient de la tradition du manora et de l’exécution de la cérémonie du théâtre dansé manora au temple bouddhiste de Ta Kura, à Sathing Phra, dans la province de Songkhla. Je soutiens que l’échange des gestes de la prière entre les bouddhistes et les musulmans à Tamot, et celui de la mère musulmane qui amène son enfant malade pour qu’il soit guéri par un maître du manora dans un temple bouddhiste, représentent, de façon extrêmement intéressante, des transgressions, dans un environnement fortement politisé, transgressions que l’on ne peut éluder en qualifiant simplement ces gestes spectaculaires de syncrétiques ou de métissés. J’avance, au contraire, que ces gestes représentent une concrétisation spectaculaire des croyances cosmologiques que les gens des temps modernes entretiennent envers leurs ancêtres spirituels. En mettant de l’avant cette thèse d’une modernité alternative brouillée, je n’opte ni pour la perspective anhistorique de la structure constante, ni pour la perspective postmoderne dans laquelle les traditions ne font que se dissoudre ou dépérir, mais je m’intéresse à l’articulation de ces croyances avec la modernité. J’avance que dans un contexte de politisation croissante de la religion, de mobilisations communautaires empreintes de chauvinisme et de violence aiguë, l’échange des gestuelles de la prière et la présence d’un jilbab musulman dans un temple bouddhiste fournissent des exemples éloquents de transgressions du processus de normalisation et de durcissement des frontières religieuses. Les traditions, ici, ne sont pas simplement reproduites ni même réinventées ; elles constituent l’une des ressources que procure la religion pour s’engager dans la postmodernité et « l’enchanter » (Horstmann et Reuter 2009 : 853-856). Les gestuelles sont les signes et les symboles que l’on emploie pour signifier l’affiliation ethnique et religieuse et l’identité.

Les deux études de cas d’échanges symboliques choisis montrent qu’ils transgressent l’ordre social de plusieurs façons intéressantes[5]. Tout d’abord, sur le plan du sens cosmologique, ils seraient censés représenter l’ordre social. Mais la normalisation de la religion a engendré un processus par lequel les frontières du religieux se sont renforcées et où également les éléments recoupant bouddhisme et islam sont devenus tabous. Dans un contexte de pureté et de danger, ces espaces ont été pollués. Il est très important que les acteurs qui exécutent les gestes s’identifient clairement soit comme bouddhistes, soit comme musulmans. En ce sens, les échanges de prières et de gestes prophylactiques représentent des transgressions dans un espace où le bouddhisme et l’islam sont clairement séparés l’un de l’autre[6]. Dans la première section de cet article, je présente la région dans laquelle les traditions rituelles se sont élaborées et où elles se déroulent ; puis je présente un exposé théorique des développements de l’espace rituel dans le bouddhisme theravāda et l’islam, et j’indique de quelle manière une observation plus fine de la gestuelle pourrait apporter de nouvelles perspectives à ce débat. Dans la section principale, nous discuterons de l’échange des gestuelles dans les deux cas, avant d’analyser et d’interpréter ces échanges en conclusion.

Le contexte de recherche

La région étudiée est celle du lac Songkhla, et elle recouvre les provinces de Songkhla, de Phatthalung et de Nakhon Si Thammarat. La principauté de Tambralinga est l’un des plus anciens royaumes de l’Asie du Sud-Est ; l’isthme de Kra, sur la côte ouest de la Thaïlande du Sud était une route commerciale très importante entre le continent et les îles, ainsi qu’un carrefour des cultures. Cette région constituait également le point où les cultures et les sphères d’influence du bouddhisme entraient en contact et s’entrecroisaient avec les sphères islamiques. Avec la centralisation de l’État thaïlandais, la région du lac Songkhla a été dominée par le bouddhisme theravāda, et il s’y trouve quelques-uns des temples les plus anciens et les plus sacrés de cette religion. Ces temples ont joué un rôle important dans le processus et le récit de la construction de l’État en Thaïlande du Sud. Les musulmans se sont installés en tant que migrants, et parfois en tant qu’esclaves, dans la région du lac Songkhla, et y ont joué un rôle très marginal et périphérique. Par conséquent, les provinces de Songkhla, Phatthalung et Nakhon Si Thammarat sont essentiellement des provinces bouddhistes avec des minorités musulmanes. Dans certains districts cependant, bouddhistes et musulmans sont en nombre presque égal. Ils vivent dans des lieux partagés, dans un contexte de coexistence. Avec le temps toutefois, les communautés se séparent plus nettement l’une de l’autre le long des lignes religieuses. Bouddhistes et les musulmans se distinguent les uns des autres en adoptant une identité et un habillement plus visiblement religieux. À Tamot, par exemple, Ban Tamot est une communauté bouddhiste, Ban Hua Chang une communauté musulmane. Mais le cheminement historique de l’une s’entremêle à celui de l’autre : le temple bouddhiste est construit sur un ancien cimetière et une ancienne salle de prière des musulmans, tandis que Ban Hua Chang était autrefois un village bouddhiste où se trouvait une grotte bouddhiste. Le cimetière de Tamot était autrefois musulman, mais il a été progressivement repris par les villageois bouddhistes. Ban Tamot et Ban Hua Chang se sont complètement inversés : les villageois bouddhistes se sont installés dans la vallée fertile, tandis que les musulmans se sont installés dans les collines à la terre plus pauvre. En ce sens, le paysage religieux et l’utilisation des ressources reflètent les relations de pouvoir dans cette zone. À Tamot, il a pu se produire des conversions dans les deux sens, du bouddhisme à l’islam et de l’islam au bouddhisme. Cependant, j’ai découvert que l’élite noble de Tamot s’est convertie au bouddhisme il y a cent ans, lorsque l’État thaïlandais se faisait plus présent. La raison en pourrait bien être que la conversion au bouddhisme facilitait la mobilité sociale et l’intégration à l’élite locale au pouvoir. Aujourd’hui, l’islam, sous l’influence des forces réformistes transnationales, ne tolère plus la conversion au bouddhisme. Bouddhisme et islam coexistent dans la région du lac Songkhla depuis plusieurs siècles, et on peut les considérer comme des religions autochtones. Les deux religions se sont articulées dans cette région avec le rituel et le système de croyances indigène. Il y a des centaines d’années, les villageois vivaient en harmonie avec la nature et les animaux, et croyaient au pouvoir des esprits, surtout des esprits des ancêtres. Cette croyance s’est maintenue jusqu’à nos jours. Aux environs de Thale Sap Songkhla, il existe une tradition très intéressante de saints bouddhistes et quelques-uns d’entre eux sont extrêmement populaires chez les gens du Sud. Tant le bouddhisme que l’islam ont connu d’intéressantes variations dans la région du lac Songkhla, tout en coexistant avec la croyance aux esprits des ancêtres. En Thaïlande du Sud, on ne se souvient que des ancêtres les plus récents, à l’exception de certains individus réputés avoir acquis beaucoup de mérites. Les ancêtres anonymes sont conceptualisés comme un collectif qui, tout en se dirigeant vers le paradis, aide les vivants et tient à distance les esprits maléfiques. Seuls quelques-uns reçoivent le titre de « grands ancêtres ». Ces grands ancêtres étaient réputés pour leur pouvoir, leur charisme et leur mérite, et on se souvient de leur véritable nom. Les saints bouddhistes, les leaders musulmans et les premiers qui ont enseigné le manora font partie des grands ancêtres. La Thaïlande du Sud a donc développé une culture et des arts rituels uniques, en combinant des éléments de religion locale au bouddhisme theravāda et à l’islam. Cependant, l’influence du sangha (l’ensemble des moines bouddhistes) au niveau national, et celle des mouvements missionnaires islamiques transnationaux ont divisé les villageois et les ont parfois piégés dans des contradictions. Certains chefs religieux ont persévéré dans la voie des anciennes traditions, tout en subissant en même temps fortement l’influence de forces qui affirmaient représenter la modernité. Les gens se sont donc trouvés dans une situation où les croyances traditionnelles coexistaient avec des idées nouvelles et plus orthodoxes. À une époque plus récente, la circulation des images médiatiques montrant les violences se déroulant dans les trois provinces frontalières a suscité un débat sur la coexistence des bouddhistes et des musulmans en Thaïlande. D’un côté, les villageois bouddhistes se sentent solidaires de la minorité bouddhiste des provinces frontalières, tandis que les bouddhistes thaïlandais continuent de migrer vers les lieux plus sûrs de la région du lac Songkhla. De l’autre côté, les musulmans de la région du lac Songkhla se sont joints aux mouvements de la da’wa tels que le Tablighi Jamaat, et se sont rendus dans les centres de ce mouvement à Yala et à Bangkok.

La religion populaire thaïlandaise

Le fait religieux en Thaïlande aujourd’hui se caractérise par un mouvement contradictoire : tandis que le bouddhisme theravāda conventionnel semble avoir perdu beaucoup de son pouvoir d’attraction pour la jeune génération, le bouddhisme revit pourtant sous de nouvelles formes. La vénération des saints du bouddhisme, le culte en forte croissance des amulettes bouddhistes et la présence de moines magiciens montrent qu’il est possible à un bouddhisme reconfiguré de prospérer dans certaines niches particulières de la société urbaine moderne (Jackson 1999 ; Kitiarsa 2005b, 2008 ; Taylor 1999, 2008). L’expansion de l’économie capitaliste de marché en Thaïlande a résulté en une société fortement polarisée et en l’élargissement du fossé entre les pauvres et les très riches. Les formes religieuses ne sont pas un phénomène essentialisé, mais elles ont réagi avec une grande flexibilité aux conditions de dislocation, de changement social rapide et d’incertitude sociale, et ont développé des niches dans le marché religieux et les formes religieuses, répondant aux attentes des pauvres, de la classe moyenne basse ainsi qu’à celles des très aisés (Guelden 2007 [1995] ; Morris 2000). Pour Taylor, le bouddhisme s’est « marchandisé » (Taylor 1999, 2008 ; Kitiarsa 2008). À Bangkok, par exemple, de riches mécènes font de généreuses donations au sangha à l’occasion de la cérémonie kathina (de la présentation de la robe monastique), ainsi que pour d’autres cérémonies, afin d’accroître leur prestige social. L’acquisition de mérites n’est possible qu’aux riches. La seconde religion en Thaïlande du Sud, l’islam, est en train de se mondialiser rapidement. Conséquence d’une exposition aux mouvements da’wa de prosélytisme islamique transnational, de nombreux musulmans s’éloignent des rituels multi-religieux tels que celui du manorarong khru[7]. Ils s’impliquent dans des courants transnationaux mobiles et en mouvement, et consomment des images islamiques produites par les médias mondiaux tels que l’Internet. L’islam est également fragmenté. Le groupe traditionnel est concurrencé par de nouveaux mouvements islamiques tels que le salafisme ou le Tablighi Jamaat du nord de l’Inde (Horstmann 2007). La fragmentation du bouddhisme theravāda et de l’islam en Thaïlande du Sud crée un espace pour l’apparition des médiums-spirites. Tandis que l’économie capitaliste et la montée en puissance de l’État nation ont affaibli les traditions ancestrales et l’autorité traditionnelle dans les villages, les mêmes forces ont également permis dans les zones urbaines la multiplication, la présence et la visibilité spectaculaire des médiums-spirites, qui sont possédés par des esprits royaux et qui s’adressent à toutes les clientèles, y compris aux membres les plus hauts placés de l’élite politique (Kitiarsa 2005b ; Morris 2000 ; Tanabe 2002). Ces médiums-spirites urbains et les cultes de prospérité coexistent avec le bouddhisme theravāda revitalisé et fragmenté, et se mélangent à lui (Kitiarsa 2005a ; 2008)[8]. Morris (2000) associe l’ascension du phénomène spirite dans la Thaïlande contemporaine à l’économie politique d’un État thaïlandais moderne qui a mis en marché la possession par les esprits et lui a donné un emballage par le biais de sa médiation électronique en vidéo et à la télévision, en tant qu’objet de désir et d’envie. Morris démontre que le processus de médiation par le biais des nouvelles technologies médiatiques est crucial pour les nouvelles configurations des modernités spirituelles. La technologie de la vidéo et les images médiatiques modernes ont également joué un rôle clé dans la revitalisation du rituel public en contexte local. Les DVD sont devenus un médium essentiel de la production et de la consommation d’images culturelles non seulement pour le centre, mais aussi au sein de la sphère publique plus restreinte des sociétés locales. Tandis que les caméras vidéo sont devenues assez facilement accessibles pour la classe moyenne, l’enregistrement des performances rituelles en tant que point fort de la saison s’est répandu auprès des amateurs locaux, des chercheurs et des organisateurs qui enregistrent les cérémonies intimes des familles autant que les spectacles publics. Le fait de visualiser le rituel des deux religions grâce à la vidéo vivifie la culture locale en relation avec les représentations nationales de la culture.

Les images modernes contribuent à revitaliser la tradition autonome en tant que communauté imaginaire des gens du Sud, dans laquelle les arts du Sud avancent au premier plan. Ce n’est pas la première fois que les représentations du manora sont enregistrées par les médias de masse modernes. L’État avait tenté dans les années 1950 d’instrumentaliser ce médium qu’est le manora pour en faire un canal de propagande gouvernementale. De célèbres artistes du manora étaient encouragés à se produire en uniforme militaire et étaient filmés par la télévision d’État. Tandis que le manora fait aujourd’hui partie du folklore à travers lequel on imagine la culture du Sud comme locale au sein de la nation, la libéralisation politique et la technique de la vidéo procurent les moyens d’un élan vers l’autonomie aux artistes contemporains du manora, qui y gagnent une nouvelle assurance. L’augmentation des médiums-spirites est un reflet des changements sociaux, politiques et économiques de la Thaïlande à l’ère de l’information, et les pratiques religieuses de participation aux cultes des esprits apportent une réponse créative à la transformation sociale de la vie de tous les jours. Les médias font partie intégrante de l’imagination religieuse et confèrent une présence au royaume transcendantal qu’ils évoquent. Les médias sont en train d’ouvrir de nouveaux registres de médiation, en même temps qu’à toutes les controverses qu’ils suscitent (Van de Port 2006 : 445 et sqq.). Ce phénomène s’est répandu à travers tout le pays. Dans le même temps, des recherches sur la possession par les esprits, le phénomène spirite et le bouddhisme/islam en Thaïlande du Sud apparaissent également (Cohen 2001 ; Golomb 1978, 1985 ; Guelden 2005, 2007 [1995]). En Thaïlande du Sud, les différences régionales entre les médiums reflètent la composition ethnique et religieuse et la diversité culturelle du Sud. Parmi les médiums se trouvent des bouddhistes thaïs, des musulmans malais et des Chinois, qui sont possédés par différents types d’esprits. On soumet aux médiums des problèmes qui vont de l’adultère aux problèmes financiers et aux diverses maladies susceptibles d’être causées par la magie noire. Bien qu’il existe de nombreux hôpitaux et cliniques dans le Sud, la guérison des maux physiques, y compris des problèmes de santé chroniques, reste toujours la question majeure soumise aux médiums, parallèlement aux problèmes de santé mentale (Golomb 1985).

De tels maux sont également ce qui incite les gens à réaliser une performance de manorarong khru. Encore une fois, le pouvoir de guérison de certains maîtres spécifiques du manora se fait connaître par le biais des images médiatiques jusque dans les endroits les plus reculés de la Thaïlande du Sud. Les gens sont donc prêts à franchir de grandes distances pour assister à une cérémonie de manora, dans l’espoir que le pouvoir de ses maîtres suffira à guérir leurs maux. Ainsi que nous le verrons, ce charisme transcende les divisions ethniques et religieuses[9]. De même que pour le métissage, les chercheurs ont observé les développements actuels de la religion en Thaïlande à travers le prisme du postmodernisme, bien qu’ils semblent avoir déjà dépassé l’étape de la modernité. Peter Jackson affirme que « la phase moderne de la religion thaï équivaut à suivre un chemin de rationalisation doctrinale accompagnée d’une centralisation organisationnelle et d’une bureaucratisation, tandis que la phase postmoderne se caractérise par une résurgence du surnaturel et une floraison d’expressions religieuses en marge du contrôle étatique, qui implique une décentralisation et une localisation de l’autorité religieuse » (Jackson 1999, traduction libre). Autrement dit, la religion peut prendre différentes formes, se faire marchandise, idéologie politique et marqueur d’identité, moteur de marketing ou objet de vénération (Jackson 1999). De nombreuses manières, la forme d’art locale représente l’espace d’articulation de la modernité alternative de Knauft, dans laquelle les productions et les échanges coutumiers rencontrent le capitalisme. L’économie de marché a insufflé une nouvelle énergie et a fourni en retour à la modernité les moyens de conserver sa vivacité. L’absence de la parenté musulmane des invités à d’une cérémonie du manorarong khru organisée par une famille sino-thaïlandaise, que j’ai observée à Tamot, district de Phatthalung, illustre cet épuisement du potentiel d’intégration du rituel multi-religieux. L’esprit de l’ancêtre musulman a possédé l’esprit du médium bouddhiste qui portait des vêtements musulmans parce qu’aucun médium musulman n’était disponible. Le manorarong khru est fortement associé au temple bouddhiste, et le discours islamique réformiste répandu dans les communautés musulmanes réprouve les éléments hindous et bouddhistes de cette cérémonie. Cela ne signifie pas que le manorarong khru soit une tradition bouddhiste, mais plutôt qu’il s’agit d’une cérémonie hybride qui intègre mythe, histoire, arts de la scène, croyance et pratique rituelle. L’absence de musulmans à cette cérémonie du manora confirme le fait que les espaces pluriels se transforment en un type de simple coexistence, dans laquelle les espaces rituels des bouddhistes et des musulmans sont séparés. Ce qui apparaît, c’est un réenchantement du bouddhisme populaire par le biais de la revitalisation du spiritisme et de la possession par les esprits. Que cette combinaison contredise fortement l’enseignement bouddhiste canonique, personne ne semble s’en soucier. Les moines bouddhistes parviennent à ignorer les médiums en état de possession extatique à l’intérieur de leur temple et – lorsqu’on le leur demande – répondent que le manora est une tradition « bouddhiste ». De fait, le manorarong khru a toujours coexisté avec le bouddhisme en Thaïlande du Sud et il en existe une longue tradition de performances publiques dans l’enceinte des temples les plus sacrés. Tandis que pour le bouddhisme, la possession par les esprits ne relève aucunement du domaine de la religion, le bouddhisme populaire et la possession par les esprits se complètent l’un l’autre en une cosmologie attrayante qui transforme le temple assoupi en un lieu de spectacle bondé le temps d’une représentation. La revitalisation des traditions rituelles en Thaïlande du Sud permet aux gens de négocier leur synergie et leurs interactions entre la religion et l’économie de marché formelle et informelle (Kitiarsa 2005a : 485).

Dans ce qui suit, j’aimerais insister sur un type de rituel avec une vive capacité de transformation, dont l’authenticité ne peut être tenue pour acquise mais qui, au contraire, est contestée sur le plan culturel. Je soutiens que les concepts de syncrétisme, de métissage et de postmodernisme ont trop tendance à éluder l’agir. J’abonde dans le sens de Köpping pour qui l’échange et la rencontre dans l’espace rituel constituent un moment de communication intensifiée où l’ordre social et la modernité peuvent être stabilisés ou contestés (voir Köpping 2002). J’avance que, dans les deux études de cas que j’ai choisies, les échanges multi-religieux de gestuelles et d’interactions symboliques illustrent l’articulation du pouvoir ancestral aux processus de normalisation du bouddhisme et de l’islam. Lambek (2000 : 70) a qualifié ce processus de « polyphonie », dans laquelle les gens doivent « naviguer entre les diverses revendications faites en leur nom soit par le pouvoir ancestral, soit par la religion moderne, alors qu’ils ne sont en position de prendre parti pour l’un ni pour l’autre » (traduction libre). Les habitants de la Thaïlande du Sud vivent une polyphonie très semblable, et doivent eux aussi naviguer entre les croyances ancestrales et les revendications faites en leur nom par la religion normalisée et l’État, sans pouvoir se décider pour l’une ou l’autre exclusivement.

Le rituel des deux religions à Tamot, district de Phatthalung

Au cours du cinquième mois lunaire (phi may), les habitants de Tamot célèbrent un rituel au cimetière, juste après les importantes célébrations du Nouvel An, pour symboliser le renouveau des relations sociales. Cette fête se caractérise par une activité fébrile, des centaines de visiteurs et beaucoup de bruit. Le cimetière est partagé, des musulmans et des bouddhistes y étant enterrés. À l’origine, il s’agissait d’un cimetière musulman, mais au fil du temps, il a été repris par les villageois thaïs, bouddhistes et chinois, aussi la majorité des tombes sont-elles bouddhistes.

Les tombes des Thaïlandais et des Chinois sont ostentatoires, avec des autels et des photographies, tandis que les tombes musulmanes sont très simples. Les musulmans ont établi leur cimetière à Ban Hua Chang, localité de la communauté musulmane qui était anciennement bouddhiste, mais qui a changé de place avec Ban Wat Tamot. Le temple de Wat Tamot a été édifié sur les ruines d’un cimetière et d’une salle de prière des musulmans. On dit des tombes musulmanes qu’elles sont très anciennes. Aussi la présence des musulmans, qui sont très marginaux au cimetière commun, est-elle nécessaire pour que le rituel de l’unité puisse fonctionner. Sans leur participation, le renouveau des relations communautaires serait incomplet et cela risquerait de provoquer tensions et désaccords. La croyance veut que l’esprit gardien de la communauté soit un musulman de l’archipel malais en même temps qu’un « vieux sage » religieux, schéma que l’on retrouve dans d’autres localités de la Thaïlande du Sud. Le fondateur de la communauté et propriétaire de la terre est un pionnier venu de l’étranger. Mais on sait très peu de choses par ailleurs à son sujet, et il n’existe pas de récit de la création de Ban Tamot, bien que les aînés bouddhistes de Tamot aient commencé à rédiger leur version de l’histoire du temple et de celle de la communauté.

Les participants au rituel

L’élément le plus ostensible du rituel des deux religions est la présence et la visibilité des chefs religieux, moines bouddhistes et imams venus de Ban Tamot, Ban Hua Chang et des communautés environnantes. Il s’agit de l’unique endroit de l’Asie du Sud-Est où le bouddhisme theravāda et l’islam s’unissent ainsi dans un rituel. Les moines bouddhistes s’installent dans une grande salle de prière sise sur la colline qui domine physiquement le paysage, tandis que les imams s’installent dans un bâtiment bien plus petit. La veille du rituel, les femmes, bouddhistes et musulmanes, commencent à s’activer, nettoyant les tombes, les décorant de fleurs et de cierges, et présentant des offrandes à l’esprit gardien. Chaque famille s’affaire à nettoyer la pierre tombale de son lignage, à changer les fleurs et à leur donner de l’eau fraîche.

L’esprit gardien vit dans l’autel de la fertilité hindou, propriété du dieu Shiva. Sa représentation phallique est décorée d’ornements dorés, de fleurs et de lampes, et recouverte d’une robe de moine bouddhiste. On dépose également en offrande une assiette contenant du riz gluant, du poulet cuisiné et des sucreries. Il ne manque jamais de bétel et de noix de bétel, ces dernières représentant les ancêtres. Les esprits des ancêtres sont accueillis par de bruyants feux d’artifice, la joyeuse musique et la danse du manora, ce qui crée une atmosphère de carnaval. Le terrain réservé de l’esprit gardien est indiqué par quatre poteaux et un signal d’avertissement blanc, indiquant qu’il s’agit d’un espace sacré et qu’il est interdit d’y entrer durant le rituel. On prie à l’unisson, on échange la nourriture et on la consomme dans une atmosphère de pique-nique. Les participants bouddhistes et musulmans se différencient par leurs tenues, festives pour les uns, religieuses pour les autres. Chez les bouddhistes, tandis que les plus âgés portent la robe de coton traditionnelle, les laïcs s’habillent de manière simple et informelle. Les hommes musulmans portent la tenue islamique malaise, le sulong et le turban. Les musulmanes, de leur côté, sont habillées de manière plus formelle et portent des voiles colorés. Lorsque commence le rituel des prières, des centaines de gens se sont massés sur la petite colline, la majorité d’entre eux étant bouddhistes.

Échange des prières

Le rituel des deux religions commence par les litanies rimées des invocations do’a pour les morts dans le petit bâtiment où se sont placés les imams et les fidèles musulmans. À ce moment, il se produit quelque chose de spectaculaire dans cet espace rituel. Lorsque les imams et les villageois musulmans chantent leurs prières do’a devant l’autel musulman, les aînés bouddhistes et quelques-uns des villageois bouddhistes ayant des ancêtres musulmans se joignent à eux et échangent les gestes oratoires avec eux, se tenant les mains pour adorer Allah et faire l’éloge des morts. Cependant, les imams ne se joignent jamais aux prières des moines ou des aînés bouddhistes, mais déambulent, tôt le matin, dans le cimetière, pour accueillir les familles bouddhistes participantes. De leur côté, les moines bouddhistes ne se joindraient jamais à la prière islamique, mais ils respectent la pratique religieuse des aînés bouddhistes. L’exécution des litanies do’a est relativement modeste et se déroule même sous une forme réduite. Après ces invocations dans la petite sala, les imams entonnent également les prières do’a sur les tombes parmi lesquelles est enterré leur fondateur selon leur croyance.

L’échange des prières est un geste spectaculaire de conciliation et de solidarité ; il s’agit d’une reconnaissance du fait que l’aîné bouddhiste et même le moine bouddhiste sont liés par des parentés croisées à l’imam de Ban Hua Chang. L’échange des gestuelles habituelles de la prière s’incarne, dans le sens où il s’exprime à travers l’émulation de la prière physique et de l’expression corporelle. Après la prière musulmane, on entend les incantations des sermons dans la sala bouddhiste, d’autant plus fortes qu’elles sont diffusées par des haut-parleurs. Les centaines de bouddhistes qui étaient déjà arrivés, assis autour des tombes dans une atmosphère de pique-nique, se joignent aux sermons en choeur. Les musulmans restent silencieux. Il est difficile de savoir si les musulmans se sont déjà joints aux prières ou aux sermons bouddhistes par le passé, mais l’échange des gestuelles de la prière initié par les laïcs bouddhistes est toléré, voire encouragé, par le clergé bouddhiste qui reste aux côtés des villageois bouddhistes à l’autel musulman pour démontrer sa solidarité et son respect envers la communauté musulmane.

Échange de nourriture

Le plus important des actes du rituel a lieu après l’échange des prières : l’échange de nourriture. La nourriture compte parmi les éléments les plus importants à être offerts aux esprits des ancêtres. Les femmes sont particulièrement actives et présentes dans sa préparation autant que dans son échange. Elles préparent des plats traditionnels choisis et délicieux durant toute la journée de la veille de la cérémonie, afin qu’ils soient prêts à servir et à être échangés avec les autres maisonnées. La nourriture comprend des caris goûteux, des plats de riz, des légumes et des corbeilles de fruits. On évite soigneusement le porc et tous les mets qui en contiennent, car ce tabou alimentaire a gagné en importance ces dernières années. Les femmes présentent ces plats à leur parenté, leurs amis et les autres groupes de femmes. Les groupes de femmes bouddhistes et musulmanes échangent fébrilement des informations au sujet des plats préparés qu’elles s’offrent mutuellement. Il y a beaucoup de plaisanteries, de rires et de marchandages entre les groupes de femmes, dans une atmosphère festive, mais aussi beaucoup de travail, car il faut préparer la nourriture à l’avance et en grande quantité. Le fait que les familles musulmanes présentes acceptent la nourriture et la consomment dans la sala ne doit pas être pris à la légère, car la nourriture constitue l’une des principales frontières entre les groupes. L’alcool est tabou, mais bien qu’il ne figure pas sur la liste des échanges, personne ne peut réellement empêcher les jeunes de consommer de la bière au cimetière. À l’exception de l’alcool, il n’y a pas d’obstacle à l’échange de nourriture et celle-ci est consommée à la manière d’un pique-nique dans les maisons, tandis que les musulmans s’assoient pour manger en compagnie de leurs amis bouddhistes et de leurs parents. La nourriture est d’abord et avant tout offerte aux ancêtres. Les gens croient que les esprits doivent être nourris avant que les participants ne soient autorisés à consommer les restes. En second lieu, la nourriture est offerte aux chefs religieux des groupes. Tandis que les imams et leurs fidèles consomment la nourriture ensemble dans une atmosphère décontractée, les laïcs bouddhistes doivent attendre que leurs moines aient terminé leurs sermons, puis aient consommé toute la nourriture, y compris les fruits et les desserts qu’on leur présente dans des corbeilles. Ce n’est qu’après que peut commencer le festin général. Au cours de ce pique-nique, les familles reçoivent une par une la visite des moines bouddhistes et des jeunes novices qui chantent encore d’autres sermons. Les membres de la famille cessent de manger durant les litanies, puis poursuivent leur repas après que les moines les aient quittés pour visiter une autre famille. Le choix des mets traditionnels fait partie d’un rituel ancestral des plus importants : on les offre également aux grands ancêtres des enseignants du manora sur un autel spécial construit précisément pour l’occasion. Par conséquent, la nourriture est indispensable à la reproduction des relations sociales dans le village.

Enfin, un imam choisi par la communauté musulmane, To Imam Leb, de Ban Khlong Nui, est invité à parler au public en dialecte thaï du Sud devant la sala bouddhiste. Il commence sa présentation en louant Allah (ce pour quoi il est interrompu par le moine bouddhiste). Il est intéressant de noter que le moine bouddhiste s’abstient de faire une présentation similaire, comme si cela n’était pas jugé nécessaire. « Chers frères et soeurs (piinong), nous sommes rassemblés ici pour démontrer notre unité. À Tamot, les bouddhistes et les musulmans vivent en paix. Il ne devrait pas y avoir de séparation entre bouddhistes et musulmans, parce que nous sommes liés par des liens de sang ». Après ce discours, l’imam est interrogé par les journalistes présents, car le « rituel des deux religions » est considéré comme unique et il suscite un considérable intérêt médiatique à l’extérieur. Les leaders et politiciens locaux assistent au rituel des deux religions pour apprendre comment se déroule la coexistence à Tamot, ce lieu étant considéré comme un modèle de coexistence pacifique. Après le discours, le rituel des deux religions est terminé.

Le manora comme spectacle et comme centre de pèlerinage

Manora rong khru signifie littéralement « l’enseignement du manora sur la scène » : les ancêtres sont élevés à la plus haute dignité de déités et d’enseignants qui transfèrent leur savoir aux vivants, et qui, depuis le paradis, descendent sur la scène. Tandis que le manora représente l’art traditionnel et la représentation en général, le manorarong khru englobe l’intégralité du cycle rituel et le rituel de la possession par les esprits. Les raisons les plus fréquentes qui motivent ce rituel du manora sont les fonctions sociales ou familiales, les conflits familiaux, la guérison miraculeuse d’une maladie ou une cérémonie en remerciement d’un voeu exaucé. Les danses exécutées par les médiums possédés par les esprits s’appellent également « danses des voeux » (voir Butsararat 1992, 2003 ; Hemmet 1992 : 276 ; Isaradej 1999).

Le rituel du manorarong khru se prépare des mois, voire des années à l’avance, car il est essentiel que tous les membres de la famille soient présents, et également afin de pouvoir faire face à toutes les dépenses et à l’organisation nécessaires. Le chef de famille fixe une date, dans la période de mai à septembre, en accord avec le « maître du manora » (nairong manora), qui inspire toute confiance. Celui-ci recherche intensivement la communication avec la famille hôte, car elle est indispensable à la préparation du rituel, en particulier pour tout ce qui concerne les ancêtres. Il pose des questions au sujet de chaque déité et de chaque esprit d’ancêtre de la maison. Ce ne sont pas tous les morts qui ont le privilège d’accéder au statut d’ancêtre, et seules des personnes très puissantes, ayant accumulé beaucoup de mérite, se voient accorder le statut de grands ancêtres. Le nairong manora n’a pas le pouvoir d’entrer directement en contact avec les esprits ancestraux de la maison, mais il peut se faire le médiateur entre les ancêtres « des premiers à avoir enseigné le manora » et les esprits ancestraux de la maisonnée. Il aura également la responsabilité d’invoquer les esprits des ancêtres et de contrôler les esprits mauvais qui pourraient s’insinuer sur la scène. Durant les consultations qui précèdent la performance, le nairong manora interroge aussi la famille sur ses motivations à inviter l’orchestre du manora. La famille hôte disposera des photographies de ses ancêtres sur l’autel de la maison, préparera les offrandes, la nourriture et la boisson pour tous les visiteurs pour une durée de trois jours, et construira une scène rituelle temporaire sur la pelouse à l’arrière de la maison. La scène sert d’espace cérémoniel autant que de lieu de performance du manora. Le palai (autel des esprits) est une petite plateforme surélevée sur le côté droit de la scène. Il représente une maison haute où seuls résident les esprits ancestraux du manora, l’autel des esprits ancestraux de la famille se trouvant dans la maison principale. Au cours du rituel, une corde blanche sacrée (saisin) reliera le palai de la scène à l’autel de la maison de la famille hôte. Le palai sert de lien entre le royaume quasi divin des esprits du manora et les ancêtres de la famille hôte. L’espace de la performance du théâtre dansé du manora est variable. Traditionnellement, il s’agissait d’un espace au sol, dont les limites étaient improvisées avec quatre piliers de bambou et un toit de fortune. Le manorarong khru est exécuté dans l’intimité de l’enceinte d’une maison privée, et il est réservé aux membres de la famille, aux parents et aux bons amis. La scène (rong) n’est construite pour durer que le temps de la performance, et elle sera ensuite détruite. La musique joue un rôle très important. Le costume du danseur du manora se compose d’un plastron, d’un col et d’un ornement d’épaule, tous faits de rangées de petites perles de plastique colorées. Parmi les autres éléments uniques se trouvent la couronne dorée (soed), l’ornement en forme d’aile argentée, celui en forme de queue d’oiseau et les longues extensions d’ongles recourbées. La couronne soed est considérée comme sacrée ; seuls ceux qui ont subi le rituel d’initiation krob-soed sont autorisés à la porter. Il n’est pas rare, dans la région du lac Songkhla, d’observer un rituel multi-religieux dans lequel la possession par les esprits se mélange au bouddhisme theravāda ou à l’islam (Horstmann 2004).

La représentation publique à Tha Khae avait attiré des centaines de participants et de spectateurs qui espéraient bénéficier de la présence de l’esprit de Si Sata et de son pouvoir de guérison. La première semaine de mai, une autre grande cérémonie avait attiré des milliers de pèlerins venus par familles entières participer aux activités d’acquisition de mérite au temple de Ta Kura à Sathing Phra ; le rituel y avait été organisé par un comité composé de fonctionnaires locaux et de l’abbé bouddhiste de Ta Kura. Cette cérémonie avait transformé le village somnolent de Ban Wat Ta Kura en une fête gigantesque, des foules immenses ayant été attirées par le pouvoir prophylactique de l’image de Bouddha qui y est conservée dans une boîte, derrière deux portes du temple. Le dévoilement de la petite image de Bouddha au son de l’orchestre du manora est le point d’orgue du festival.

À Ta Kura, le manorarong khru était un métissage de bouddhisme theravāda et de manora. Il s’y produisait essentiellement deux choses en même temps : tout d’abord, Ta Kura est un haut lieu du mythe manora. D’après les gens les plus âgés, Mae Simmala avait fait don au temple de Wat Tatura de l’or que l’éléphant avait découvert dans un plant de bambou pour qu’il soit distribué au peuple, selon l’un des récits, ou pour que l’abbé le fasse transformer en cette sainte image du Bouddha, selon un autre récit. L’image du Bouddha était présentée dans une cage aux pèlerins qui attendaient pendant des heures de pouvoir prendre un peu d’eau bénite pour en asperger l’image du Bouddha. Le dévoilement de l’image du Bouddha était précédé de longues litanies des moines bouddhistes dans le langage sacré pali, au son des tambours frappés par des musiciens du manora sélectionnés et placés à l’entrée du temple, devant la porte. Des danseurs portant le masque ancestral manora du chasseur exécutaient une danse sauvage dans le pavillon le plus petit. On érigeait à nouveau une scène spéciale pour la performance du manorarong khru. Des centaines de gens payaient 50 bahts le ticket pour pouvoir monter sur scène et danser au son de la musique de cassettes audio diffusée par des haut-parleurs. Les danseurs ne portaient pas l’ensemble du costume manora. Ils n’en arboraient que certaines parties individuelles, ou bien portaient des masques de chasseurs. Au bout de cinq minutes, la musique s’arrêtait et le nairong manora renvoyait les danseurs de la scène. Il était prêt pour le rituel suivant, le yiap sen (« piétiner le mal »). À nouveau, les gens achetaient un ticket pour 50 bahts, mais dans ce cas, c’étaient les mères qui apportaient leurs enfants sur la scène. Avant de guérir les bébés avec son pied, le maître du manora interrogeait la mère au sujet de la maladie de l’enfant. Exactement comme à Wat Tha Khae, de nombreuses familles se massaient au temple dans l’espoir d’une guérison. Un autre évènement a rassemblé des centaines de jeunes femmes au festival du temple de Ta Kura. Elles venaient pour y être ordonnées en remerciement d’un voeu qu’elles avaient fait à la mère du manora. En Thaïlande, aujourd’hui, les femmes sont marginalisées quant à l’ordination dans le sangha bouddhiste. À Ta Kura, les femmes ont l’opportunité d’être ordonnées pour la durée d’une journée. Les jeunes aspirantes religieuses attendaient impatiemment la cérémonie d’ordination, mais en raison de leur grand nombre, cette cérémonie se déroula sous une forme très concise. Toutes les 30 minutes, dix femmes étaient ordonnées en même temps. Les jeunes femmes s’identifiaient à l’héroïne de l’épopée du manora. Elles considéraient leur élévation au statut de mee chi comme un acte méritoire et une manière de remercier pour la réalisation de leur voeu. L’aspersion de l’image du Bouddha, la danse dans le viharn, le yiap sen sur la scène, les activités prophylactiques des moines et l’ordination de masse des jeunes religieuses, tout cela s’est déroulé dans une atmosphère de fête populaire, avec un marché d’une centaine d’étals vendant de la nourriture, des boissons, des amulettes bouddhistes, des objets d’artisanat, de faux masques de chasseurs et des instruments de musique manora. À Ta Kura, la « marchandisation » du manorarong khru, son métissage et sa postmodernisation atteignent un sommet.

Le deuxième jour du rituel, le jeudi, s’est déroulée la scène suivante : une jeune mère portant un jilbab noir s’est frayé un chemin dans la foule. Le nairong manora a acquiescé et lui a fait déposer son bébé sur un oreiller. Il a lentement tourné sur lui-même, a posé son pied dans l’eau bénite, le feu, puis sur le visage du bébé en pleurs. Dans l’espoir désespéré d’une guérison, la jeune mère musulmane avait fait tout un long voyage depuis la province de Chumpon. Prête à se frayer un chemin jusqu’au nairong manora, elle ignorait l’environnement bouddhiste. Puisqu’elle était voilée, tout le monde l’identifiait comme une musulmane moderne. Certains des participants musulmans pouvaient ne pas porter de vêtements islamiques et n’étaient pas reconnaissables en tant que musulmans. Cette femme était visible en tant que musulmane, mais elle avait fait un geste désespéré pour trouver un remède pour son bébé. Elle fut reçue par le nairong manora qui mit son pied sur le visage du bébé au son de la forte musique des tambours. La musulmane n’avait pas conscience de la commercialisation de la cérémonie et se sentait profondément mal à l’aise dans la foule. Enfin, elle acheta son ticket lui donnant le droit de voir le maître du manora pendant un court moment. Ce cas démontre qu’en tant que musulmane, la femme espérait obtenir une guérison de la part des grands esprits ancestraux, en qui elle croyait, de toute évidence. Il ne faudrait cependant pas surestimer le cas d’une femme musulmane recherchant le pouvoir ancestral du maître du manora. Le nouvel islam orthodoxe est loin d’être englobant, et il laisse beaucoup de vides pour ce qui est de la croyance aux esprits, la sorcellerie et les rituels prophylactiques. Ce cas démontre simplement que l’environnement des musulmans est devenu inconfortable et qu’il n’est pas facile, pour les gens, de louvoyer entre les croyances traditionnelles et les nouvelles orthodoxies, qui se contredisent de plus en plus. Les religions traditionnelles se sont « marchandisées », ont été réappropriées et sont pleines d’étonnantes transgressions, mais elles demeurent authentiques et loyales pour ceux qui les vivent.

Remarques conclusives

Les affiliations religieuses et les classifications de genre n’étaient pas dissociées dans les traditions culturelles et les religions locales de la Thaïlande du Sud ; la récente dissociation d’avec les religions des êtres ancestraux et des offrandes aux déités signale une rupture drastique avec le passé rituel. Cependant, la répétition et la reformulation du rituel dans des formes toujours nouvelles démontrent également l’aptitude d’ajustement et de flexibilité des experts du rituel, leur inscription dans les forces modernes et leur articulation à celles-ci. Les observateurs des systèmes rituels dans les sociétés traditionnelles soutiennent que le système des relations sociales correspond au système de circulation de la nourriture entre les personnes impliquées (Barraud et Platenkamp 1990). Cette perspective apporte un nouvel éclairage à la circulation systématique de nourriture dans le rituel ancestral. Cependant, bien que ce modèle souligne la continuité, la cohésion et la solidarité de ces relations sociales, il ne prend pas en considération les changements drastiques de ces rituels qui reflètent toujours les dynamiques de la société qui les entoure. L’échange de nourriture et de gestuelles religieuses représente un espace dans lequel les tabous alimentaires ordinaires et les frontières religieuses sont transcendés et confirmés. L’imitation de la prière islamique est faite par les seuls laïcs bouddhistes qui veulent entrer en contact avec leurs ancêtres musulmans, mais pas par les musulmans eux-mêmes. La présence de chefs religieux dans cet espace de transgression est remarquable dans un contexte d’orthodoxie grandissante. La pratique exceptionnelle de l’échange de nourriture et de gestuelles religieuses dans un espace rituel transgresse l’espace de la vie quotidienne, où les frontières culturelles sont plus étanches. Le rituel souligne la mêmeté, par laquelle le renforcement des frontières dans la vie quotidienne montre l’importance croissante de la différence. Les tensions entre l’orthopraxie et l’orthodoxie qui caractérisent l’espace multi-rituel en Thaïlande du Sud reflètent les rencontres entre ce qui relève du local et ce qui relève du « global ». Ce dernier est arrivé sous la forme de mouvements revivalistes et n’a pas laissé intacte la cosmologie de la communauté. Les membres de la communauté et ses chefs religieux se sont profondément impliqués dans les mouvements revivalistes mondiaux. Certains des chefs religieux se sont abstenus du rituel en conséquence de cette exposition au global, tandis que les autres s’y tiennent, car ils ne voient pas de contradiction entre la pratique locale et les idéologies globales. Sur un plan théorique, il s’agit de la coexistence de deux systèmes différents de croyances cosmologiques, dans laquelle les chefs religieux transigent avec leur dogme le temps du rituel pour donner la priorité à l’idéologie locale. Les tensions entre le local et le global se négocient également dans le rituel islamique aussi bien que bouddhiste, tandis que le niveau national se manifeste dans le rituel bouddhiste. Le rituel des deux religions n’est qu’un rituel parmi bien d’autres – rituels islamiques globaux et rituels bouddhistes nationaux – qui existent en parallèle. Le rituel des deux religions parvient à résister à la normalisation et à la politisation grandissantes de la religion dans la sphère publique. En participant au culte des ancêtres, les chefs religieux ne font pas nécessairement de compromis avec leur compréhension orthodoxe de la religion, mais, pour eux, la religion ancestrale et la religion mondiale sont complémentaires. Tandis que d’autres travaux portant sur la Thaïlande du Sud et au-delà mettent l’accent sur les caractères locaux du bouddhisme et de l’islam, la pratique rituelle à Tamot reflète à la fois le fossé qui s’élargit entre les différents mondes de la vie religieuse, et les efforts inlassables des chefs religieux pour entretenir une relation paisible avec l’autre religion.

Cet article n’a pas pour objectif de célébrer la pérennité des traditions culturelles en Thaïlande du Sud, mais de montrer comment les habitants de cette région utilisent la religion locale comme une boussole pour s’orienter dans un monde de plus en plus confus et s’y faire une place, tout en étant de plus en plus conscients que ce monde est cosmopolite. Les éléments locaux et globaux façonnent le rituel et le modifient, et lui confèrent un nouveau sens qui reflète et qui soutient les aspirations des habitants de ces localités, dont l’identité et les affections sont enracinées en Thaïlande du Sud.