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Les mots « ville » et « patrimoine » entretiennent une relation qui pourrait être considérée comme antonymique. En effet, l’objectif de pérennité et de continuation de la conservation du patrimoine culturel semble difficile à concilier avec les transformations sociales, économiques et physiques des milieux urbains, d’autant plus que ces changements sont garants de leur survie tout en étant associé à leur dynamisme.

C’est à partir du 19e siècle, avec l’avènement de la révolution industrielle, que des transformations profondes et marquantes s’opèrent dans les villes. Sur le continent européen, certaines cités voient disparaître des quartiers anciens en entier au nom d’améliorations civiques qui visaient alors une meilleure hygiène publique, une circulation plus fluide et l’aménagement d’espaces verts. À cette époque, la notion de patrimoine, « mot et chose modernes » pour reprendre les paroles du célèbre architecte-restaurateur français Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc[1], demeure centrée sur la restauration des monuments historiques. Ce n’est qu’au siècle suivant que s’initie progressivement une réflexion à propos du contexte environnant des monuments et du tissu urbain mineur. La reconstruction des villes européennes au lendemain de la Première et de la Seconde Guerre mondiale en encourage la poursuite, notamment par la publication d’écrits théoriques, dont un des plus importants demeure celui de Gustavo Giovannoni, Vecchie città ed edilizia nuova (L’urbanisme face aux villes anciennes[2]) publié pour la première fois en 1931. La notion d’un patrimoine urbain émerge ainsi progressivement et se concrétise notamment par la création de secteurs urbains historiques au cours des années 1960 tant en Amérique du Nord que sur le Vieux Continent.

Force est de constater que l’idée d’un patrimoine urbain – par opposition à un patrimoine architectural – est complexe, surtout lorsqu’il s’agit d’en assurer la conservation. Celle-ci ne peut que difficilement se concevoir en fonction de préceptes fondés sur la préservation de l’objet d’art institués au fil du temps par les conservateurs d’art et d’architecture. L’expérience des secteurs urbains historiques a clairement démontré les défis que pose l’adéquation entre l’évolution économique et sociale d’un milieu et la conservation de ses attributs physiques (volumétrie des bâtiments, matériaux, trame urbaine, topographie, etc.). Certaines de ces zones, telles que le centre urbain historique de Saint-Pétersbourg ou celui d’Édimbourg, passent parfois pour sclérosées pour le rejet de projets d’architecture contemporaine contrastant tant par leur dimension que par leur forme et leur matérialité avec le tissu urbain existant. D’autres, tels que le Vieux-Québec, hautement sollicités par l’industrie touristique, risquent de nos jours l’atrophie en raison du départ des résidents.

La réflexion à propos de la conservation du patrimoine des villes met de plus en plus l’accent sur l’importance des modes de vie et des pratiques culturelles et sociales véhiculées par les collectivités qui l’habitent. Il s’agit d’ailleurs d’un des principaux messages communiqués dans La Recommandation concernant le paysage urbain historique, un document rédigé dans le but de favoriser une meilleure harmonisation entre les politiques en conservation du patrimoine des villes et le développement urbain. Le texte fut adopté par le Conseil général de l’UNESCO en 2011[3]. Curieusement, certaines des idées qu’il contient ne sont pas étrangères à des écrits au sujet de la ville datant des années 1960, plus particulièrement ceux de Jane Jacobs qui, sans pour autant évoquer le patrimoine stricto sensu, insistait sur la pertinence de maintenir des formes urbaines traditionnelles en raison de leur capacité d’assurer une qualité de vie à l’échelle du quartier[4].

Tel qu’en témoignent les contributions à ce numéro spécial de la Revue d’histoire urbaine/Urban History Review, les décennies 1950, 1960 et 1970 constituent une période riche en expériences pouvant alimenter la réflexion à propos de notre thème, car c’est à ce moment que s’articulent des discours diamétralement opposés en regard de l’avenir des villes. En contraste avec l’urbanisme fonctionnaliste alors en plein essor et qui laisse une place prédominante à l’automobile, se développe un mouvement favorisant la préservation des quartiers anciens de la ville. Comment les pratiques et les stratégies visant à préserver le cadre bâti et le tissu urbain existant ont-elles pris forme et évolué dans les villes ? Qui en étaient les principaux instigateurs ? Quelle vision était sous-jacente aux stratégies de conservation ? Et comment l’histoire d’un lieu était-elle interprétée ?

En examinant l’épisode de l’histoire de Montréal qui permit aux Habitations Jeanne-Mance de voir le jour au cours des années 1950, Martin Drouin met en exergue l’évolution du regard posé sur le tissu urbain vernaculaire qui fait en sorte qu’un type d’habitation, perçu en tant que taudis à une époque, devient l’objet de valorisation et de conservation à peine quelques décennies plus tard. Celui de Claudine Houbart nous amène à Bruxelles au cours des années 1960, une ville qui connaît à cette période d’importantes opérations de rénovation urbaine. Son exploration de la conservation de l’îlot Sainte-Anne, un projet mené par une des figures les plus connues du domaine du patrimoine à l’échelle internationale, Raymond Lemaire, démontre précisément les difficultés inhérentes à la restauration d’un environnement bâti basé uniquement sur ses attributs physiques. À Washington (D.C.), au cours des années 1970, une lutte entre les citoyens et l’État se déroule à propos de l’agrandissement du secteur historique Dupont Circle. Au-delà des impacts économiques et sociaux de l’embourgeoisement, ce récit que nous livre Cameron Logan met en scène l’interprétation du citoyen, le non-expert, de l’histoire de son quartier et des motifs légitimant sa patrimonialisation. Enfin, la contribution de Bertrand Sajaloli et de Sylvain Dournel nous permet d’élargir la notion du patrimoine urbain en y introduisant une composante qui lui est moins associée, soit l’eau. Leur examen des différents rapports à l’eau développés dans plusieurs villes du Bassin parisien (Amiens, Bourges, Châlons-en-Champagne, entre autres) au fil du temps, démontre l’étroite association des milieux humides et fluviaux à la ville et leur pleine appartenance à un patrimoine urbain.

Loin d’épuiser le sujet du patrimoine des villes et de sa conservation, les lecteurs de la Revue conviendront, je l’espère, de la pertinence des contributions de ce numéro à notre réflexion qui, par son évolution, ne cesse de présenter des occasions à la recherche de s’épanouir. Bonne lecture.