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Introduction[1]

Par leur fréquence, mais aussi en raison des coûts sociaux qu’ils engendrent, il existe un intérêt certain derrière une meilleure compréhension des épisodes de rechute qui marquent les trajectoires déviantes. Tant les théoriciens que les praticiens reconnaissent que les interruptions temporaires sont courantes dans les trajectoires déviantes. En effet, les délinquants ne commettent pas des crimes constamment durant leur carrière criminelle (Adler et Adler, 1983 ; Nagin et Land, 1993 ; Horney et al., 1995 ; Uggen et Thompson, 2003 ; Charest et Tremblay, 2009), mais tendent à se désister temporairement. Ceci n’est pas particulier aux trajectoires criminelles. On constate également que ces épisodes d’abstinence provisoire sont fréquents au sein des trajectoires de toxicomanes et de joueurs pathologiques (Viets et Miller, 1997 ; Ledgerwood et Petry, 2006 ; Oei et Gordon, 2007). Le caractère éphémère de ces épisodes sous-entend qu’il y a une reprise des activités déviantes. On connaît toutefois peu les circonstances dans lesquelles s’inscrivent ces rechutes. Nous proposons d’examiner dans cette étude les mois où l’on enregistre une reprise des activités déviantes. Nous désirons identifier les déterminants qui favorisent ces épisodes à la fois chez les joueurs excessifs et chez les délinquants.

On recense un grand nombre d’études dédiées à la prédiction de la récidive criminelle. En criminologie, la récidive fut souvent étudiée dans une perspective d’évaluation de la dangerosité. Autrement dit, on s’intéresse à prédire les probabilités de récidive dans différents contextes et auprès de différentes populations (Loeber et Dishion, 1983). Les outils développés pour évaluer ces risques ont une vertu pratique indéniable, ils assistent notamment les acteurs judiciaires dans leur diagnostic et dans leur décision (Beech et al., 2003). Bien que ces évaluations contemporaines du risque aient le crédit d’avoir supplanté les décisions arbitraires prises dans le passé par les praticiens, ces évaluations ne sont pas sans limites (Anderson, 2002). En particulier, elles ne permettent pas de prendre en compte que les crimes commis par les délinquants s’inscrivent dans un processus. En fait, la plupart de ces évaluations se concentrent exclusivement sur des facteurs liés aux caractéristiques individuelles, négligeant par la même occasion les circonstances immédiates qui accompagnent les épisodes de récidive (facteurs associés aux circonstances de vie). Lussier et Davies (2011) vont plus loin et affirment que les outils actuels d’évaluation du risque intègrent une perspective qui se fonde sur l’hypothèse que le risque de récidive est linéaire, additif, et relativement stable au fil du temps. Comme le souligne également Lussier et Davies, certains chercheurs ont tenté d’intégrer des facteurs « dynamiques » à leur évaluation des risques de récidive (on cite par exemple, Hanson et Harris, 2001), toutefois ces facteurs sont utilisés pour des fins de comparaisons inter-individuelles. Cette vision statique de la récidive néglige par conséquent les changements susceptibles de survenir au sein des trajectoires individuelles de développement.

La récidive, qui correspond bien souvent à être arrêté de nouveau, à une nouvelle condamnation, ou encore à une réincarcération, est demeurée l’un des principaux critères pour évaluer la dangerosité. Pour analyser avec davantage d’exactitude les épisodes de récidive, il est nécessaire de connaître le « moment » où ils se produisent. Or, de nombreuses études sur la récidive criminelle se fondent sur des données officielles (Lattimore et al., 1995 ; Proulx et al., 2000 ; Benda et al., 2001 ; Langan et Levin, 2002 ; Stoolmiller et Blechman, 2005 ; Huebner et al., 2007 ; Lussier et Davies, 2011 ; Trulson et al., 2011). On ne peut pas se fier aux mesures officielles pour déterminer si un délinquant est actif ou s’il s’abstient, par conséquent il est impossible de garantir qu’une nouvelle arrestation signifie une reprise réelle des activités criminelles. Les mesures « officielles » de récidive (nouvelle condamnation, nouvelle arrestation, etc.) présentent donc un problème de chiffre noir (les récidives effectives sont plus nombreuses que les récidives connues des autorités officielles) et de délai temporel. De plus, on ne peut pas présumer que le délai qui s’écoule entre la reprise des activités criminelles et l’arrestation est constant, puisque les choix et les décisions que prennent les délinquants ont une incidence sur les risques d’arrestation. Par exemple, Bouchard et Ouellet (2011) montrent que la taille du réseau criminel ainsi que le type de marché criminel dans lequel s’impliquent les délinquants influencent les risques d’arrestation. L’étude des carrières résiduelles de délinquants de Kazemian et Farrington (2006) met en évidence les difficultés liées à la prédiction des événements qui surviennent dans les carrières criminelles sur la base de données officielles. En somme, une approche conceptuelle qui allie à la fois une étude des changements intra-individuels à des données auto-rapportées apparaît prometteuse et n’a jamais vraiment été adoptée pour mieux comprendre les épisodes de récidive.

Les trajectoires individuelles et les facteurs qui expliquent les changements

L’étude des trajectoires de vie, elle, a comme prémisse que les changements qui surviennent doivent être compris de façon dynamique, en fonction des expériences passées et des attentes futures (Giele et Elder, 1998). Selon Charest (2008), un examen à court terme des trajectoires individuelles permet de saisir les changements rapides et les adaptations que requiert un mode de vie déviant. Dans les faits, des individus qui embrassent les trajectoires déviantes arrivent peu à maintenir une cadence linéaire ou constante dans leur déviance. Les changements et les transitions sont fréquents au sein des trajectoires déviantes qui, en réalité, fluctuent au fil du temps. Ainsi, l’étude de la continuité ou des transitions et des facteurs dynamiques qui y sont liés est centrale à la compréhension de toute « trajectoire » (Bushway et al., 2003).

Peu d’études se sont penchées sur les dimensions qui marquent les trajectoires des joueurs excessifs. Ceci n’est pas le cas des trajectoires de délinquants. De nombreux travaux empiriques se sont affairés à comprendre les changements qui surviennent dans les carrières criminelles (Sampson et Laub, 1990, 1993 ; Farrington et West, 1995 ; Horney et al., 1995 ; Uggen et Thompson, 2003 ; McGloin et al., 2007). Blumstein et al. (1986) définissent la carrière criminelle comme une séquence longitudinale durant laquelle des crimes sont commis par un individu. Le crime n’est plus vu comme un acte isolé, mais comme un événement qui s’inscrit dans une séquence et dans un contexte de vie (Smith et al., 1984). En particulier, dans la perspective théorique dite du life course, ce sont les circonstances de vie qui ont une influence directe sur les opportunités criminelles qui se présentent aux individus (Sampson et Laub, 1993 ; Horney et al., 1995 ; Griffin et Armstrong, 2003 ; Laub et Sampson, 2003 ; Farrington, 2005) et non une prédisposition générale. Pour Sampson et Laub (1990, 1993 ; Laub et Sampson, 2003), la continuité et les changements du passage à l’acte dans la carrière criminelle sont liés aux événements qui marquent la vie sociale des délinquants, aux sources de contrôle social informel. En d’autres mots, les liens sociaux qui unissent les délinquants et les institutions sociales, en particulier le travail et le mariage, influencent les trajectoires criminelles. Dans cette perspective, les probabilités de rechute seraient plus faibles lorsque les individus travaillent ou sont en couple.

Les chercheurs qui adoptent cette perspective ne se sont pas limités au contrôle social classique, ils se sont aussi penchés sur d’autres types de circonstances, circonstances qui se lient davantage au style de vie déviant adopté par les délinquants. Par exemple, Horney et al. (1995) constatent que les mois où les contrevenants augmentent leur consommation d’alcool et de drogue, ils augmentent également la probabilité de commettre des délits. Les résultats des études d’Uggen et Thompson (2003) et de McGloin et al. (2007) s’entendent pour affirmer qu’une hausse de la consommation de drogue augmente les revenus criminels et la diversification des activités criminelles. Uggen et Thompson (2003) montrent aussi que lorsque les délinquants pressentent des risques d’arrestation élevés, leurs revenus criminels diminuent. On sait que les risques d’arrestation et d’incarcération sont plus prononcés durant les épisodes de surveillance pénale. Tandis que les résultats de Horney et ses collègues (1995) indiquent que les épisodes de probation n’ont aucun effet sur la participation criminelle, l’étude de McGloin et al. (2007) montre que, dans de telles circonstances, les contrevenants restreignent, sans les arrêter complètement, le nombre d’activités dans lesquelles ils sont impliqués. Autrement dit, les risques de sanction, qu’ils soient objectifs ou subjectifs, ne poussent pas les criminels à l’abstinence, mais les incitent à la prudence et à la modération. Il est alors intéressant d’observer si ces résultats se transposent aux épisodes de rechute/récidive. À long et à court terme, les travaux présentés soulignent l’importance de ces circonstances dans la dynamique qui anime les trajectoires criminelles et ses dimensions. La vision générale qui se dégage du paradigme de la carrière criminelle permet d’anticiper que son application est adaptée et peut contribuer aux connaissances des carrières déviantes, comme celles de toxicomanes ou de joueurs compulsifs.

La présente étude

Comme le laissent croire de nombreux auteurs, les comportements déviants ont plusieurs points communs (par la cooccurrence des actes déviants au sein des trajectoires et de l’instabilité de la déviance au fil du temps), voire les mêmes racines (Gottfredson et Hirschi, 1990 ; Vitaro et al., 2001). Il est ainsi envisageable de bénéficier des connaissances cumulées sur une manifestation déviante particulière pour orienter l’étude d’une autre manifestation. Autrement dit, la connaissance de carrières criminelles peut servir de point d’ancrage à l’étude des carrières de joueurs excessifs et à ses dimensions. D’autant plus que les trajectoires déviantes ne sont pas linéaires et tout indique que dans de nombreux cas, les criminels, comme les joueurs, ne sont pas constamment actifs. Les structures similaires que l’on retrouve dans ces deux types de trajectoire, actif-abstinent-actif (rechute), amènent tout naturellement la question de la similarité des facteurs qui expliquent cette intermittence. Ces fluctuations dans l’engagement déviant s’expliquent-elles par des caractéristiques individuelles ou est-ce davantage une question de circonstances de vie et d’opportunités ? Ces hypothèses sont valables et nous désirons examiner les déterminants derrière la reprise des activités déviantes au sein de deux trajectoires. Le design de la recherche permet également de comparer l’effet prédictif des sources de contrôle social informel (travail et relation de couple) à celui de circonstances qui accompagnent davantage un mode de vie déviant (prêt usuraire, réseau criminel, etc.). Dans une trajectoire comme dans l’autre, les données sont issues d’un examen rétrospectif facilité par la méthode des calendriers de récits de vie. Peu d’études se sont attardées, d’une manière dynamique et à l’aide de données auto-rapportées, à ce qui explique la reprise des activités déviantes après une période de désistement volontaire.

Données et stratégie d’analyse

Les entretiens réalisés auprès des deux échantillons ont eu pour but de faire l’examen rétrospectif des 36 mois qui ont précédé l’incarcération des délinquants ou le début de la thérapie des joueurs. Les questionnaires utilisés dans un cas comme dans l’autre sont semblables et possèdent un important volet destiné à recueillir, de manière chronologique, des renseignements de nature diverse. La fiabilité des données issues de la période fenêtre est facilitée par la stratégie des calendriers de récits de vie développée par Freedman, Thornton, Camburn, Alwin et Young-DeMarco (1988). Cette méthode sert à recueillir de l’information pour chacun des mois de la période à l’étude et a été développée dans le cadre de recherches longitudinales pour enregistrer les événements centraux qui se produisent dans une trajectoire de vie. Elle a été développée pour l’étude de la carrière criminelle et a fait ses preuves dans ce domaine (Bradburn et al., 1987 ; Ahn et al., 1990 ; Horney et Marshall, 1991 ; Horney et al., 1995 ; Caspi et al., 1996 ; MacKenzie et Li, 2002 ; Griffin et Armstrong, 2003 ; Uggen et Thompson, 2003).

Cette méthode des calendriers peut non seulement améliorer la qualité des données rétrospectives, notamment par la synchronisation des événements, mais elle permet aussi de rendre compte de la séquence des événements et des changements susceptibles de survenir (Freedman et al., 1988). Les analyses de changement, qui mettent à profit la richesse des données issues des calendriers de récits de vie, permettent un regard nouveau sur les évènements qui se produisent durant la trajectoire de déviance (figure 1), d’examiner l’impact des circonstances qui accompagnent, par exemple, les épisodes d’abstinence (les séquences Ti à Tj et Tk à Tm) et de rechute (les séquences Tj à Tk). Chaque prolongement de la ligne pleine des épisodes de déviance et chaque point de la ligne pointillée des épisodes d’abstinence représentent un intervalle temporel donné, une période d’un mois à trois mois, par exemple. Ces analyses de calendrier s’attachent aussi aux changements ponctuels de comportement et permettent d’évaluer les effets à court terme de la prise en charge des sujets au cours de leur déviance. Il arrive que les épisodes d’abstinence donnent suite à une prise en charge volontaire, où le sujet entre en traitement ou en thérapie, ou involontaire, où le sujet est détenu ou hospitalisé. Il arrive aussi que les sujets choisissent par eux-mêmes de cesser leurs conduites déviantes à la suite d’une épreuve, d’une prise de conscience ou parce qu’ils sont devenus plus matures. Dans le schéma ci-dessous, le premier épisode d’abstinence a été induit ou facilité par une prise en charge externe, alors que ce n’est pas le cas pour le deuxième. On notera aussi que, dans le premier épisode d’abstinence, la prise en charge a eu lieu à la fin du premier épisode de déviance, alors que la prise en charge qui met fin à la trajectoire de déviance s’est, en revanche, produite après un certain nombre de mois d’abstinence.

Figure 1

Schéma d’une trajectoire individuelle de déviance dans la perspective des analyses du changement

Schéma d’une trajectoire individuelle de déviance dans la perspective des analyses du changement

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Le premier échantillon étudié est composé de délinquants (n = 172) âgés, en moyenne, de 36 ans, interviewés en 2000 et 2001 dans cinq prisons fédérales situées dans la région de Montréal. À partir des listes des populations carcérales des pénitenciers visités, les détenus ont été sollicités au hasard pour participer au sondage volontairement. Les détenus n’ont pas été rémunérés pour leur participation. La majorité des détenus (76 %) étaient incarcérés depuis moins de deux ans. Pour une présentation détaillée de cette enquête, veuillez voir Morselli et Tremblay (2004) et Charest (2008). Le deuxième échantillon provient d’entretiens réalisés auprès de joueurs excessifs (n = 100) recrutés dans différentes ressources thérapeutiques de la région de Montréal entre 2006 et 2008. Le recrutement était sur une base volontaire, il était demandé aux organisations participantes de solliciter la collaboration des individus traités pour des problèmes de jeu (pour plus de détails, voir Ouellet, 2012). Tous les joueurs étaient en thérapie au moment de la passation du questionnaire. La sélection des participants se base sur le pointage obtenu à l’Indice canadien du jeu excessif (ICJE) développé par Ferris et Wynne (2001). De ces joueurs, 92 % sont des adeptes des appareils vidéo-poker, et pour la moitié de ces joueurs, il s’agit de la seule forme de jeu de hasard et d’argent pratiquée. Qu’il s’agisse de joueurs ou de délinquants, les individus retenus pour cette étude ont au moins un point en commun : ils ont tous connu au moins un épisode d’abstinence durant la période fenêtre[2]. Un peu plus de la moitié des joueurs rencontrés (53 %) se sont abstenus durant la période fenêtre. Pour les délinquants, cette proportion est légèrement supérieure : 62 % ont connu un épisode de désistement temporaire. Autrement dit, nous analysons deux sous-échantillons de joueurs (n = 50) et de délinquants (n = 107).

Caractéristiques statiques des deux échantillons

Les deux échantillons de sujets diffèrent par plusieurs aspects. D’une part, celui des joueurs est mixte (64 % hommes, 36 % femmes), alors que le deuxième ne l’est pas (seulement des délinquants). Ensuite, l’âge moyen des joueurs est de 46 ans et celui des détenus est de 33 ans. Les joueurs sont, en outre, nettement plus instruits que les délinquants : 76 % des joueurs qui, ayant connu des épisodes de conformité, ont complété leur secondaire contre 18 % des délinquants. Gottfredson et Hirschi (1990) soutiennent qu’un certain nombre de traits de personnalité prédisposeraient à une variété de comportements analogues, comme la délinquance, la toxicomanie, la participation à des jeux de hasard et d’argent, le tabagisme, la propension aux accidents d’automobile. Basée sur la conception de Gottfredson et Hirschi, l’échelle du manque de contrôle de soi mise au point par Grasmick, Tittle, Bursik et Arneklev (1993) indique qu’il y a peu de différences entre le pointage des joueurs (79,08) et celui des délinquants (79,70).

Par ailleurs, les délinquants compris dans cette étude ont tous participé à une criminalité lucrative durant la période fenêtre. Si l’on considère seulement les mois d’activité criminelle, la moyenne mensuelle des gains est de 5 884 $. À l’inverse, 64 % des joueurs ne rapportent aucune activité criminelle durant la même période. Les joueurs qui sont passés à l’acte sont moins performants que les délinquants, retirant mensuellement une moyenne de 1 380 $ de leurs activités criminelles. En moyenne, l’âge au premier délit est de 15 ans pour les délinquants et près du tiers ont entrepris la délinquance avant cet âge. L’âge moyen des premiers délits pour les joueurs interrogés dans cette étude est de 32 ans et seulement cinq d’entre eux les ont commis avant l’âge de 15 ans. La proportion de consommateurs de drogues dures, drogues autres que la marijuana, est de 57 % chez les délinquants et chute à 22 % chez les joueurs. Parallèlement, la proportion de consommateurs quotidiens d’alcool est de 26 % pour les délinquants contre 12 % pour les joueurs : les joueurs sont plus âgés, et la consommation diminue généralement avec l’âge.

Contrairement aux délinquants, presque aucun des joueurs interrogés ne dispose d’un réseau de partenaires dans ses activités criminelles : 64 % des joueurs n’ont pas commis de délits au cours de la période fenêtre et 88 % de ceux qui sont passés à l’acte ont toujours commis leurs délits en solitaire, contre 12 %, qui étaient accompagnés d’autres délinquants. Parallèlement, peu de joueurs (14 %) ont été arrêtés à la suite d’un crime, et peu d’entre eux ont diversifié les crimes commis durant les mois où ils étaient actifs. Aucun des joueurs excessifs de l’échantillon n’a fait de la prison pour les délits qu’il a commis durant la période d’anamnèse. Somme toute, examiner l’effet de la taille du réseau criminel, du succès à éviter les contacts policiers et de la diversification des activités criminelles sur les rechutes est pertinent dans le cas des délinquants (pour plus de détails sur ces mesures, voir Ouellet, 2011), mais pas pour les joueurs. Pour ces derniers, il est intéressant de tenir compte de l’intensité des dépenses aux jeux de hasard et d’argent (le ratio moyen des pertes aux jeux sur les revenus légitimes) pour les mois d’activité au jeu. En moyenne, les joueurs flambaient plus de la totalité de leurs revenus légitimes (134 %) à leur dépendance. On peut ainsi se demander si le tempo moyen de leurs dépenses a une incidence sur la rechute ?

Tableau 1

Statistiques descriptives des variables caractéristiques des joueurs et des délinquants dans les deux échantillons

Statistiques descriptives des variables caractéristiques des joueurs et des délinquants dans les deux échantillons

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On utilise le terme rechute pour désigner la décision des joueurs excessifs qui se sont abstenus de jouer de recommencer à jouer et la décision des délinquants qui s’étaient abstenus de participer à nouveau à des activités illicites après une période d’abstinence volontaire (ils n’étaient pas en prison). Or, la moitié des joueurs excessifs ne se sont pas abstenus durant la période d’observation. C’est également le cas du tiers des délinquants interrogés. Les candidats ne s’étant pas abstenus ne peuvent donc pas, par définition, rechuter.

Les joueurs excessifs ont connu 1,62 épisode d’abstinence durant la période fenêtre de 36 mois, avec un écart-type de 1,36. Les délinquants ont connu, en moyenne, 1,79 épisode de conformité, avec un écart-type de 1,58, pour une période de même durée. Il arrive que certains joueurs excessifs, c’est notamment le cas de 10 % des sujets, choisissent, pendant une période d’abstinence, d’entrer en thérapie avant de rechuter. Parallèlement, il arrive que certains délinquants, 5 % des sujets, soient condamnés, au moment de leur incarcération, pour des délits commis avant une période d’abstinence. Pour les besoins de l’analyse, nous nous sommes ici limité au sous-ensemble de délinquants qui ont connu un épisode de conformité durant les 36 mois qui ont précédé leur incarcération (n = 107). Comme nous nous intéressons à la dynamique entourant la récidive, seuls les mois d’abstinence et le premier mois de la reprise de leurs activités criminelles sont inclus dans l’analyse. Au final, les séquences qui font l’objet d’une observation ont une moyenne de 18,51 mois, avec écart-type de 10,41. Il faut noter que les mois de détention sont exclus de l’analyse, tout comme les mois d’activités criminelles. Dans le cas des joueurs, les sujets retenus (n = 50) sont aussi ceux qui ont connu un épisode d’abstinence durant la période fenêtre. Selon la même logique, nous n’avons conservé, pour l’analyse, que les mois d’abstinence et le mois où ils ont rechuté. Ainsi, si le joueur connaît deux séquences d’abstinence de quatre mois chacune, le nombre total de mois à l’étude est de dix. Pour cet échantillon, la durée moyenne des séquences d’observation est de 9,88 mois, avec un écart-type de 7,61.

Les joueurs qui connaissent des séquences d’abstinence suivies d’une rechute diffèrent des joueurs qui n’ont connu aucun épisode d’abstinence, et ce, à trois égards : ils ont été plus nombreux à recourir à la thérapie que les non-abstinents, leurs relations avec les prêteurs usuraires ont duré moins longtemps et la durée de leurs épisodes de délinquance a été plus courte (annexe 1). Dans la même optique, les délinquants qui connaissent des séquences d’abstinence suivies d’une rechute diffèrent des délinquants qui n’en connaissent pas, et ce, à trois égards également : leurs épisodes d’activités criminelles sont plus courts, leurs revenus criminels lorsqu’actifs sont moins élevés, et ils ont moins de succès à éviter les contacts policiers.

Circonstances dynamiques communes et spécifiques des deux échantillons

La proportion moyenne de mois de rechute est de 15 % pour les joueurs et de 10 % pour les délinquants durant les séquences examinées. Ce sont ces mois de rechute qui constituent la variable dépendante de nos analyses. Rappelons que les mois de rechute correspondent, dans ces analyses, au premier mois de retour au jeu ou de retour au crime pour les joueurs et les délinquants qui s’étaient auparavant abstenus pendant au moins un mois.

Une portion importante de joueurs (56 %) et de délinquants (47 %) sont demeurés célibataires durant la totalité des mois à l’étude. Lorsqu’ils étaient en couple (marié ou en union libre) au moins un mois, les joueurs le sont demeurés en moyenne pendant 85 % de la période de rétrospection (la proportion est de 74 % pour les délinquants). Durant les séquences d’abstinence que nous analyserons, la proportion moyenne de mois en cohabitation conjugale est de 37 % pour les joueurs excessifs et de 40 % pour les délinquants (tableau 2). On constate par ailleurs que la plupart des joueurs (70 %) et des délinquants (67,3 %) rencontrés ont occupé un emploi durant la période fenêtre, de ceux-ci, 24 % des délinquants ont conservé leur emploi tout au long de ces séquences contre 52 % chez les joueurs. Les revenus légaux mensuels des délinquants sont aussi inférieurs à ceux des joueurs : 508 $ contre 1 541 $.

Tableau 2

Mois de rechute et variables dynamiques communes pour les joueurs et les délinquants qui connaissent des séquences d’abstinence

Mois de rechute et variables dynamiques communes pour les joueurs et les délinquants qui connaissent des séquences d’abstinence

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Dans une étude précédente sur le même échantillon (Ouellet, 2012), on a vu que les mois en thérapie avaient une incidence importante sur les épisodes d’abstinence. Il est donc intéressant d’étudier l’impact des thérapies sur les rechutes. On peut de prime abord s’attendre à ce que les rechutes surviennent davantage durant les mois où les joueurs ne sont pas en thérapie. La proportion de mois en thérapie durant les séquences d’abstinence des joueurs est de 20 %, comme le montre le tableau 3. La moitié des joueurs de l’échantillon (50 %) ont choisi de suivre une thérapie durant la période fenêtre.

Parmi les événements qui semblent caractériser le parcours typique d’un joueur excessif, on compte des emprunts usuraires, des épisodes de délinquance et de toxicomanie. Selon nos données, près de 26 % des joueurs ont emprunté de l’argent à un prêteur usuraire durant la période d’analyse. Ces prêts couvrent en moyenne 10 % des mois analysés. Quant au lien entre les jeux de hasard et d’argent et l’abus de drogues et d’alcool, il a été examiné dans de nombreuses études (Smart et Ferris, 1994 ; Chevalier et Allard, 2001 ; Ladouceur et al., 2001 ; Vitaro et al., 2001) et mérite par conséquent que l’on s’y attarde. C’est pourquoi nous nous sommes attardé aux dépenses mensuelles moyennes en alcool. La moyenne de ces dépenses est de 15 $ pour les cinquante joueurs. Le montant est faible, simplement parce que la majorité des joueurs ne consomment ni alcool ni drogues illicites. Bien que 36 % des joueurs aient commis des crimes lucratifs durant les mois d’abstinence et de rechute, les mois d’activités criminelles ne représentent que 9 % des observations. La rareté de ces événements ne permet pas de considérer en détail les revenus retirés des activités illégales, mais plutôt de les inclure dans un traitement plus général. On se demande ainsi si la rechute au jeu est plus probable lorsqu’un joueur s’adonne à des activités criminelles.

Tableau 3

Variables dynamiques spécifiques aux joueurs excessifs (n = 50) et aux délinquants persistants (n = 107)

Variables dynamiques spécifiques aux joueurs excessifs (n = 50) et aux délinquants persistants (n = 107)

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Dans le cas des délinquants, on constate que la moitié d’entre eux ont connu des épisodes de surveillance correctionnelle, qui incluent la probation, la libération conditionnelle et la fréquentation de maisons de transition (voir l’annexe 2). En moyenne, 20 % des mois qui font partie des séquences d’abstinence que nous analysons étaient des mois durant lesquels les délinquants étaient sous surveillance pénale.

Stratégie d’analyse

Les données recueillies, en lien avec les objectifs de cette étude, ont requis l’utilisation de modèles linéaires mixtes généralisés. Ces modèles permettent de départager l’impact des facteurs dynamiques de celui des facteurs statiques. Cette méthodologie, à quelques variantes près, a été utilisée pour analyser les trajectoires criminelles adultes (Horney et al., 1995 ; Griffin et Armstrong, 2003), mais pas pour analyser les trajectoires des joueurs excessifs.

Les modèles linéaires mixtes généralisés regroupent plusieurs méthodes d’analyse du changement qui se fondent sur des trajectoires individuelles. Van Der Leeden (1998) explique qu’une des généralisations les plus intéressantes des modèles multiniveaux réside dans son application à des données à mesures répétées. Dans cette perspective, les données sur les individus prises à des intervalles réguliers peuvent être interprétées comme une structure à deux niveaux : les mesures sont emboîtées dans les individus. Ce type d’analyse permet de tenir compte du contexte, qui varie d’un individu à un autre. De plus, d’un point de vue statistique, lorsque les données sont hiérarchiquement structurées, il a été démontré que l’application de modèles multiniveaux est supérieure aux modèles plus « traditionnels » à un seul niveau (Goldstein, 1987 ; Byrk et Raudenbush, 1992 ; Van Der Leeden, 1998 ; Wooldrege et al., 2001). Ce type d’analyse se distingue en outre par sa flexibilité, puisqu’il ne requiert pas un nombre équivalent d’observations pour chacun des individus (Dupéré et al., 2007).

Pour examiner les épisodes de rechute, un modèle linéaire hiérarchique généralisé (MLHG) est utilisé. Tant chez les joueurs que les délinquants, on mesure la rechute de manière binaire (0 = non ; 1 = oui). On ne peut donc pas prétendre que le terme d’erreur suit une distribution normale. Le MLHG s’apparente à la régression logistique, ce qui signifie que l’on cherche à prédire le degré d’occurrence d’un événement, soit les chances qu’un événement se produise versus qu’il ne se produise pas, en fonction des autres paramètres. Byrk et Raudenbush (1992) soulignent que ce type de modèle procure une approche intégrée pour étudier la structure et les éléments qui caractérisent les épisodes de vie chez les individus.

Dans un schème de causalité multiple, les modèles linéaires mixtes généralisés permettent d’identifier les facteurs liés aux caractéristiques individuelles (variables dites « statiques ») et ceux associés aux circonstances de vie qui ont un effet direct sur la probabilité de la rechute. Comme nous souhaitons analyser, du moins en partie, la chaîne de médiation qui aboutit à ces effets directs, nous proposons d’examiner la façon dont ces facteurs liés aux caractéristiques individuelles déterminent les circonstances de vie qui surviennent sur certaines trajectoires individuelles plutôt que sur d’autres, et influencent indirectement les risques de rechute.

Résultats

La dynamique de rechutes chez les joueurs

Comment décrire la dynamique de rechute chez les joueurs excessifs, selon les données que présente le tableau 4 ? D’abord, constatons que les risques de rechute sont plus élevés chez les hommes que chez les femmes (Odds ratio = 1,939 ; p ≤ 0,05). En fait, les hommes ont 1,9 fois plus de chances de rechuter durant un épisode d’abstinence que les femmes. Comme on tient compte des revenus criminels cumulés durant les mois d’abstinence, cette prédisposition à la rechute n’est pas expliquée par un penchant différentiel à la délinquance acquisitive. Un deuxième élément de réponse se trouve dans la fréquence de la consommation d’alcool ou de drogues (Odds ratio = 1,763 ; p ≤ 0,05). L’effet désinhibant de l’alcool a une influence sur le comportement des joueurs, qui sont plus susceptibles de rechuter les mois où ils consomment. Nous observons ensuite que les mois où les joueurs commettent des délits lucratifs, il est 2,5 fois plus probable qu’ils rechutent dans de telles circonstances (Odds ratio = 2,517 ; p ≤ 0,01). Ces deux derniers résultats renforcent le lien découvert dans de nombreuses études qui associent la pratique de jeux de hasard et d’argent, l’usage d’alcool ou d’autres drogues et le passage à l’acte criminel (Lessieur et al., 1991 ; Volberg, 1998 ; Barnes et al., 1999 ; Vitaro et al., 2001, 2007 ; Wegrzycka, 2007). La thérapie constitue un autre facteur explicatif. On constate en effet que les risques de rechute diminuent les mois où les joueurs sont en thérapie (Odds ratio = 0,371 ; p ≤ 0,05). Autrement dit, les joueurs qui ne sont pas en thérapie ont 2,6 fois plus de chances de rechuter que ceux qui le sont. On notera cependant que cet effet préventif de la thérapie sur les risques de rechute est moins marqué (p < 0,05) que celui que l’on observe dans la relation thérapie/abstinence (p < 0,01) (Ouellet, 2012). Enfin, contre toute attente, il semble que les joueurs qui manquent davantage de contrôle de soi, ceux qui ont un score élevé à l’échelle de Grasmick et de ses collaborateurs, sont moins enclins à rechuter (Odds ratio = 0,958 ; p ≤ 0,01).

L’examen des effets indirects permet par ailleurs de mettre en perspective les facteurs associés aux circonstances de vie. Par exemple, le tableau 5 montre que les joueurs plus âgés sont plus enclins à demander de l’aide. Comme le niveau d’impulsivité est tenu constant pour chaque catégorie d’âge, il semble bien que l’âge ait un effet de maturation qui lui soit propre et que cela ait un impact indirect sur la fermeté de l’engagement à ne pas rechuter. L’âge a un deuxième impact indirect sur les facteurs qui précipitent les rechutes : les joueurs plus âgés sont moins enclins à s’enivrer que les joueurs plus jeunes et sont par conséquent moins enclins à connaître des rechutes. Les résultats de Ouellet (2012) montraient que les femmes avaient autant de chances que les hommes de connaître des épisodes d’abstinence. Lorsqu’elles s’engagent dans un épisode d’absti-nence, elles rechutent toutefois moins que les joueurs de sexe masculin. On pourrait penser que cet effet direct est d’autant plus robuste si l’on considère que les femmes disposent de revenus légitimes moindres et qu’elles contractent moins d’emprunts aux prêteurs usuraires (tableau 5). Toutefois, ni les augmentations de revenu ni l’absence d’occasions d’emprunts usuraires n’augmentent les risques de rechute. On doit en conclure que les femmes qui sont aux prises avec une compulsion de jeu sont plus fermes dans leur décision de ne pas rechuter que les hommes et que ce penchant n’est pas explicable par les circonstances particulières de leurs vies respectives. D’autres facteurs, mal mesurés par le modèle d’analyse, interviennent sans doute. On peut penser au sentiment de honte, plus marqué chez certains, qui influence certainement la probabilité de rechute.

Tableau 4

Modèle linéaire hiérarchique généralisé (MLHG) sur les épisodes de rechute chez les joueurs excessifs : coefficients logistiques (γ) et rapports de cote (Odds ratio)

Modèle linéaire hiérarchique généralisé (MLHG) sur les épisodes de rechute chez les joueurs excessifs : coefficients logistiques (γ) et rapports de cote (Odds ratio)

* = p < 0,05 ; ** = p < 0,001 (l’erreur-type est entre parenthèses)

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Tableau 5

Interrelations entre les circonstances de vie et les caractéristiques personnelles des joueurs excessifs : coefficient de régression (b)

Interrelations entre les circonstances de vie et les caractéristiques personnelles des joueurs excessifs : coefficient de régression (b)

* = p < 0,05 ; ** = p < 0,001 (l’erreur-type est entre parenthèses)

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Il est surprenant que cette dynamique de rechute ne soit pas influencée directement par les sommes moyennes que les joueurs déboursent au jeu chaque mois (pertes relatives). L’examen des effets indirects montre plutôt que les dépenses influencent les facteurs dynamiques intervenant sur les risques de rechute. Ainsi, les joueurs qui ont des pertes moyennes mensuelles plus élevées sont plus enclins à commettre des crimes lucratifs. Si on tient compte des résultats obtenus dans l’étude de Ouellet (2012), on arrive à la conclusion qu’il existe un lien étroit entre la pratique des jeux de hasard et d’argent et le passage à l’acte criminel. Une hausse des revenus criminels intensifie la pratique de ces jeux, comme elle nuit aux chances de s’abstenir. Le simple fait de commettre un délit prédit fortement la reprise des habitudes de jeu. Bien que la force du lien soit indéniable, il nous est toutefois impossible de déterminer la chaîne causale, d’identifier la cause de l’effet. L’âge moyen au premier crime (32 ans) indique que la criminalité des joueurs qui passent à l’acte a débuté avant les problèmes de jeu, ces derniers débutant, en moyenne, à l’âge de 36 ans. L’âge de l’initiation au crime en combinaison avec les revenus appréciables que les joueurs soutirent de leurs activités criminelles laisse supposer que les joueurs qui optent pour la délinquance ne le font pas parce qu’ils sont endettés par le jeu, mais parce qu’ils sont au départ délinquants et que la délinquance est un terrain d’activités qu’ils pratiquent bien. Il serait alors intéressant de comparer, dans une autre étude, le sous-échantillon de joueurs qui commettent des crimes aux délinquants persistants, pour déterminer s’ils s’apparentent davantage aux délinquants de carrière qu’aux joueurs pathologiques qui ne commettent pas de crime.

Qu’un plus grand contrôle de soi prédise une inclination plus prononcée à la rechute est un résultat paradoxal, que l’on peut toutefois résoudre en examinant les effets indirects des caractéristiques des joueurs sur les facteurs dynamiques de rechute. Le tableau 5 montre que les joueurs les plus impulsifs sont également ceux qui sont les plus enclins à opter pour la thérapie, ce qui signifie, a contrario, que les joueurs les moins impulsifs, c’est-à-dire ceux qui sont les plus enclins à se juger aptes à contrôler leurs passions, sont les moins incités à se décider à demander de l’aide. Cela dit, dans nos analyses principales, les facteurs dynamiques tiennent constants les mois durant lesquels les joueurs sont en thérapie ou non. L’effet contre-intuitif observé, soit que les joueurs les moins impulsifs sont plus à risque de rechute, ne s’explique donc pas seulement parce qu’ils sont moins souvent en thérapie que les autres joueurs. On doit supposer que les joueurs les moins impulsifs, à mois en thérapie tenus constants, sont également les joueurs qui se persuadent le mieux d’être capables de contrôler leur passion ou leur vice. L’échelle de manque de contrôle de soi mesure à la fois le degré d’impulsivité des sujets et le jugement qu’ils portent sur leur propre impulsivité. Ceux qui se jugent les moins impulsifs semblent davantage enclins à surestimer leur capacité de dominer leur passion. Cela expliquerait à la fois qu’un score élevé à l’échelle de manque de contrôle de soi prédispose les sujets à la consommation d’alcool ou de drogues illicites (p < 0,05) et au passage à l’acte criminel (p < 0,01), mais qu’un score plus faible de la même échelle puisse être indicatif d’un risque plus élevé de rechute. Cette dynamique de rechute fait, somme toute, intervenir à la fois les caractéristiques des joueurs et les circonstances de leur vie quotidienne.

La dynamique de rechute chez les délinquants

Contrairement aux joueurs excessifs, les délinquants les plus âgés connaissent des risques de rechute moins élevés que les délinquants moins âgés (Odds ratio = 0,98 ; p < 0,05), ce qui suggère la présence d’un effet d’usure ou de maturité sociale. De plus, alors que, chez les joueurs, les risques de rechute ne sont pas affectés lorsque leurs revenus légitimes baissent ou augmentent, chez les délinquants qui poursuivent une délinquance axée sur les gains monétaires, toute baisse de revenu légitime se traduit par des risques plus élevés de rechute (Odds ratio = 0,87 ; p < 0,001). En outre, les risques de rechute sont moins élevés chez les délinquants plus instruits, qui disposent d’une plus grande marge de manoeuvre sur le marché du travail (Odds ratio = 0,67 ; p < 0,05). On n’observe toutefois pas d’effet analogue de l’instruction chez les joueurs excessifs. Dit autrement, la délinquance ne semble pas manifester les « propriétés compulsives » que présente l’habitude du jeu, mais elle est assujettie aux effets de la maturité et des opportunités licites d’emploi.

Contrairement aux joueurs, les risques de rechute ne sont pas plus élevés pour les délinquants qui consomment beaucoup d’alcool ou qui prennent des drogues dures. Ces résultats ne sont pas particulièrement robustes ou persuasifs parce que cette consommation a été analysée comme une caractéristique invariante, pour les trajectoires de délinquance, faute de mesures de calendrier. Rien n’exclut cependant que les effets de consommation puissent être détectés indirectement à travers leurs effets sur les facteurs dynamiques qui agissent sur les risques de rechute (voir le tableau 7).

On n’observe ni chez les joueurs ni chez les délinquants d’impact notable sur leurs chances de rechute durant les mois de cohabitation conjugale. Ces résultats sont sans doute difficiles à interpréter parce que la qualité de la relation maritale et de l’attachement au partenaire n’a pas été mesurée (Sampson et al., 2006). Il reste que plusieurs indicateurs qui sont susceptibles d’atténuer ou de concurrencer cet attachement, comme la consommation de drogues dures ou le degré d’intégration dans le milieu criminel des sujets, ont été incorporés dans le modèle à titre de variables statiques.

Dans le contexte d’une dynamique de jeu excessif, où l’entrée en thérapie dépend des joueurs eux-mêmes, la supervision exercée par les thérapeutes encourage l’abstinence et prévient les risques de rechute. La surveillance pénale des délinquants produit, en revanche, l’effet inverse : les délinquants ont 1,7 fois plus de chances de rechuter durant les mois où ils sont sous surveillance que durant les mois où ils ne le sont pas (Odds ratio = 1,706 ; p < 0,001). Dans une autre étude, nous avions démontré que les épisodes de surveillance n’incitaient pas au désistement temporaire, mais exerçaient un effet de modération sur les gains criminels (Ouellet, 2011).

Comment expliquer qu’en analysant les risques de rechute on observe non pas une absence d’effet, mais un effet aggravant ? Puisque plus de 90 % des épisodes de surveillance pénale suivent un épisode d’incarcération, trois scénarios peuvent être envisagés. Selon le premier scénario, le séjour en prison aurait un effet criminogène. On envisage ici la prison comme une école du crime. Ce scénario est a priori assez persuasif, mais il est étonnant de constater que les risques de rechute ne sont pas influencés par les paramètres qui caractérisent normalement les trajectoires délinquantes, comme le nombre de partenaires ou de contacts dans le milieu criminel, les revenus criminels moyens, le succès à éviter les contacts policiers durant la période et la diversification des activités criminelles.

L’effet de la surveillance mérite que l’on s’y attarde davantage. Une deuxième interprétation, qui postule que les délinquants auraient de la difficulté à se trouver un emploi sur le marché conventionnel durant les mois de surveillance, peut être rejetée. En réalité, ces difficultés n’expliquent pas l’effet de la surveillance parce que les variations mensuelles des revenus légitimes ont également été tenues constantes dans les analyses multivariées du tableau 6. Les opportunités d’emploi et la qualité des emplois disponibles influencent certes les risques de rechute, mais cet effet est distinct de l’effet différé de la surveillance pénale sur les risques de rechute. Selon le troisième scénario, les sujets susceptibles de connaître des épisodes de surveillance pénale seraient, au départ, davantage susceptibles de rechuter. Il est difficile de départager ces scénarios, notamment le premier et le troisième, sans examiner l’impact indirect des variables statiques sur les variables dynamiques du modèle (voir le tableau 7).

Tableau 6

Modèle linéaire hiérarchique généralisé (MLHG) sur les épisodes de récidives chez les délinquants persistants : coefficients logistiques (γ) et rapports de cote (Odds ratio)

Modèle linéaire hiérarchique généralisé (MLHG) sur les épisodes de récidives chez les délinquants persistants : coefficients logistiques (γ) et rapports de cote (Odds ratio)

* = p < 0,05 ; ** = p < 0,001 (l’erreur-type est entre parenthèses)

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Tableau 7

Interrelations entre les circonstances de vie et les caractéristiques personnelles des délinquants persistants : coefficient de régression (b)

Interrelations entre les circonstances de vie et les caractéristiques personnelles des délinquants persistants : coefficient de régression (b)

* = p < 0,05 ; ** = p < 0,001 (l’erreur-type est entre parenthèses)

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Selon ce tableau, la précocité des trajectoires de délinquance augmente les chances que les délinquants soient l’objet de surveillance pénale durant leurs séquences d’abstinence (p < 0,05). La médiocrité relative des performances criminelles a également un impact, puisque la probabilité d’être sous surveillance varie inversement avec le succès passé à éviter les contacts policiers (p < 0,05). Finalement, une consommation assidue d’alcool augmente les chances de connaître des épisodes de surveillance pénale. Toutefois, aucun des paramètres d’intégration au milieu criminel – revenus criminels, taille du réseau de l’entourage d’associations délinquantes, diversité des emplois criminels – n’a d’impact indirect sur le synchronisme des épisodes de surveillance pénale. La connexion entre l’expertise criminelle des délinquants et la surveillance pénale dont ils font l’objet semble beaucoup plus saillante que les effets de sélection que captent l’abus d’alcool, la précocité de la carrière délinquante, et la désorganisation personnelle de la trajectoire criminelle adoptée.

Le lien entre la performance criminelle moyenne des délinquants en période d’activité et les revenus légitimes renforce l’effet de « balancier » suggéré dans Ouellet (2011). Nous avons effectivement vu que les délinquants avaient tendance à augmenter leurs revenus criminels lorsque leurs revenus légitimes chutaient et qu’ils diminuaient leurs revenus du crime lorsque leurs revenus légitimes étaient supérieurs. On apprend, au tableau 7, que les délinquants qui réussissent le mieux dans le crime ont, de manière générale, des revenus légitimes plus modestes et vice versa. Il est possible que ceux qui s’investissent davantage dans le crime et qui négligent le marché du travail conventionnel se retrouvent dans une situation plus précaire lorsqu’ils s’abstiennent de commettre des crimes. Cette précarité augmenterait par la suite les risques de récidive.

Conclusion

Hochsteler (2002), dans son analyse des carrières de 110 voleurs et cambrioleurs, fait remarquer que deux pièges guettent le criminologue dans sa compréhension des comportements des délinquants. Le premier piège est d’accorder une trop grande importance aux caractéristiques individuelles et le second consiste à examiner l’acte criminel comme un acte isolé. Nous avons tenté d’éviter ces deux pièges dans notre examen des épisodes de rechute.

L’analyse rétrospective des séquences d’abstinence temporaire qui surviennent le long d’une trajectoire de déviance mérite d’être regardée en détail, parce qu’elle nous renseigne sur la dynamique de rechute ultérieure des sujets. L’intérêt de cette étude est de miser sur une analyse autorévélée des rechutes et du moment où ces rechutes se produisent. Une contribution méthodologique de l’étude est de souligner l’intérêt de procéder à des analyses de certains segments temporels de la période fenêtre et d’étudier le comportement de certains sous-groupes de sujets. Pour les besoins de l’étude, le calendrier des observations temporelles couvre une période de 36 mois, mais les segments analysés se limitent, en moyenne, à une dizaine de mois pour les joueurs excessifs et à une vingtaine de mois pour les délinquants.

La démonstration met en évidence le caractère général du cadre analytique de la carrière criminelle qui peut contribuer à la compréhension d’autres types de trajectoires déviantes. D’ailleurs, les résultats montrent que la perspective dite du life course donne accès à une meilleure compréhension de la dynamique qui accompagne les rechutes. Les analyses mettent également en évidence l’intérêt de considérer les aspects spécifiques qui accompagnent un mode de vie déviant particulier. Il est intéressant d’observer que les trajectoires des joueurs excessifs sont grandement influencées par la cooccurrence des déviances, les risques de rechute sont plus élevés lorsque les joueurs sont impliqués dans une criminalité lucrative et lorsqu’ils dépensent davantage dans leur consommation d’intoxicants. Le paradigme de la carrière criminelle a pour but de contribuer à l’avancement des recherches sur les carrières criminelles, d’identifier et d’expliciter les différentes facettes des carrières criminelles, et d’élaborer de nouvelles théories qui s’inscrivent dans la perspective du paradigme, il demeure toutefois que plusieurs facteurs et dimensions des carrières criminelles sont encore méconnus (Piquero et al., 2003, 2007). Dans cette perspective, cette étude contribue aux travaux sur la carrière criminelle.

Cette étude a aussi permis d’articuler les rapports entre les caractéristiques individuelles des sujets (invariantes ou fixes) et les causes prochaines de leurs comportements. Plusieurs études dites du life course qui adoptent des modèles dynamiques cherchent à approfondir les circonstances qui expliquent les changements et négligent l’importance des caractéristiques individuelles (Horney et al., 1995 ; Griffin et Armstrong, 2003 ; Uggen et Thompson, 2003). Cette décision est justifiée par homogénéité des caractéristiques individuelles chez les populations délinquantes. Dans cette étude, nous avons accordé une importance aux facteurs liés aux caractéristiques individuelles et ceux associés aux circonstances de vie. Nos résultats montrent l’utilité des deux perspectives pour mieux comprendre les trajectoires déviantes. D’ailleurs, on constate que l’effet des caractéristiques individuelles et des circonstances de vie est bien équilibré dans nos modèles. Par exemple, il est instructif de savoir que les joueurs excessifs les plus instruits ont des risques de rechute moins élevés, quels que soient leurs revenus, légitimes ou illicites. On découvre également dans cette étude que l’effet des circonstances de vie est souvent conditionnel à certaines caractéristiques des individus. Nos résultats permettent, par exemple, de constater que la précocité des trajectoires de délinquance a un impact indirect sur les risques de rechute à un moment ou à un autre de la trajectoire de délinquance. La stratégie d’analyser l’impact indirect des caractéristiques individuelles des sujets sur les facteurs dynamiques nous a semblé prometteuse. Les données sont représentées aux tableaux 5 et 7.

Enfin, cette étude prépare le terrain à une conceptualisation générale des dynamiques de rechute en comparant les trajectoires déviantes fort différentes des joueurs excessifs et des délinquants. Les difficultés de la démarche sont obvies : les circonstances qui modulent les trajectoires d’une forme de déviance, ici le jeu excessif, sont parfois similaires et parfois très différentes des circonstances qui modulent les trajectoires d’une autre forme de déviance, en l’occurrence la délinquance. De plus, les effets des mêmes facteurs, statiques ou dynamiques, sont parfois inversés en raison de la nature de la déviance : alors que les joueurs perdent de l’argent à leurs dépens, les délinquants en gagnent aux dépens des autres. Toutefois, les avantages de la démarche ne sont pas négligeables. En comparant les trajectoires de délinquants sérieux, ceux qui sont incarcérés pour des sentences de deux ans ou plus, et de joueurs excessifs, on relativise la gravité des épisodes de délinquance des derniers et on souligne les effets différents des interventions pénales, comme la surveillance et l’arrestation, et des interventions cliniques, la thérapie, sur les trajectoires de déviance.

La possibilité de mettre de l’avant les trajectoires typiques, comme celles de délinquants impliqués dans une forme particulière de délit, peut être d’un grand intérêt théorique et clinique. La présente recherche répond notamment au besoin, soulevé par la littérature, de comprendre les mécanismes sous-jacents aux rechutes qui marquent les trajectoires déviantes. Étant donné le caractère actuel de l’enjeu social entourant notre objet d’étude, il est envisageable que les conclusions de ce projet puissent orienter les projets de prévention ainsi que les interventions des pouvoirs publics.

Il semble bénéfique de poursuivre la réflexion engagée ici, en apportant un éclairage sur la dynamique et les facteurs qui influencent un autre type de conduite criminelle ou un autre type de conduite déviante. Par exemple, comprendre et identifier les déterminants qui modulent la carrière criminelle d’agresseurs sexuels à travers une analyse des dimensions qui marquent ces trajectoires. Ceci pourrait favoriser la connaissance sur les motivations déviantes, mais aussi développer des interventions adaptées et spécifiques.