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Les expatriés constituent des figures emblématiques du management international et leur rôle est déterminant dans l’émergence et le développement des organisations dans un environnement mondialisé. Une partie des recherches sur ces acteurs s’intéresse à leurs rôles d’interface et montre qu’ils ont pour mission de transférer des expertises, de diffuser la culture du siège, d’assurer un rôle de coordination et d’exercer un contrôle sur une entité éloignée (Waxin, 2008). Un autre large pan de la littérature concerne leur adaptation à un nouveau contexte personnel et professionnel. Dans ce dernier courant, les chercheurs s’efforcent d’évaluer les processus d’ajustements interculturels en identifiant leurs déterminants – qualités et traits de personnalité (Tsai-Jung et al. 2005), expérience internationale (Takeuchi et al., 2005), intelligence culturelle (Lee et Sukoco, 2010), contexte familial et rôle du conjoint (Lauring et Semler, 2010), distance culturelle (Semler, 2006) – et en les reliant à la performance de l’expatrié. Rares sont les travaux qui s’intéressent à la manière dont les différences culturelles en présence influencent la façon dont les expatriés s’acquittent de leurs rôles et à ses effets sur les salariés locaux. Cet article s’inscrit dans cette perspective et vise à montrer pourquoi et comment prendre en compte les différences de cultures dans le transfert des responsabilités des expatriés vers le personnel local. En effet, le déplacement progressif du centre de gravité des activités économiques vers les pays émergents appelle des transferts de technologie et de savoir-faire et la montée en compétences du personnel de ces régions. Dans ce contexte, les conditions de succès de la délégation des expatriés vers les collègues locaux doivent être établies.

Cet article, qui s’appuie sur une recherche-intervention[1] menée au sein d’une Organisation Non Gouvernementale (ONG) dans le domaine de la coopération au développement (le GRET[2]) montre l’effet de la dimension culturelle sur les pratiques de transfert de responsabilités et suggère des voies pour prendre en compte ces différences de représentations culturelles afin de favoriser la réussite de la délégation au personnel local.

Dans un premier temps, nous définissons le cadre théorique d’analyse des différences culturelles que nous utilisons. Dans un deuxième temps, nous précisons la méthodologie de recherche-intervention suivie dans une ONG franco-malgache de coopération au développement. Enfin, nous présentons les univers comparés qui donnent sens aux pratiques de transfert de responsabilités pour les personnels français et malgaches et nous proposons une démarche d’intervention afin de dépasser ces différences.

Un cadre d’analyse culturelle des pratiques de délégation

Les projets de développement visent à améliorer les conditions de vie des bénéficiaires en s’appuyant sur des approches participatives et en stimulant les capacités d’initiative locale. Ainsi les salariés locaux des ONG occidentales sont encouragés à repérer les besoins des populations, à monter des projets pour y répondre et à piloter leur mise en oeuvre. Leur proximité avec les bénéficiaires ainsi que leur présence pérenne sur le terrain sont censées assurer leur engagement, leur donner un meilleur accès aux ressources locales et faciliter la réussite des projets dans la durée. Dans cette perspective, l’aide au développement est conçue comme une étape transitoire qui doit permettre aux agents locaux d’accéder à l’autonomie dans l’élaboration et le pilotage de projets.

La délégation de responsabilité des expatriés vers les personnels locaux au sein des ONG apparaît comme une évolution naturelle au fur et à mesure que l’expérience de ces derniers s’enrichit, que leur maîtrise technique progresse, que leurs compétences s’élargissent et que la confiance se développe. Cependant, l’appropriation de nouvelles responsabilités ne peut se faire que dans des termes qui résonnent avec le cadre culturel existant.

Plusieurs approches ont été développées pour appréhender l’empreinte culturelle des pratiques de gestion, la plus célèbre étant celle d’Hofstede (Dupuis, 2008). De plus, l’étude GLOBE (Global Leadership and Organizational Behavior Effectiveness) (House et al., 2004; Chhokar et al., 2007) a montré que les attentes des employés vis-à-vis des leaders variaient très sensiblement selon les cultures et ceci pourrait venir éclairer la lecture par les acteurs des pratiques de délégation. Cependant, nous n’avons pas retenu ces approches de la diversité culturelle qui représentent deux variantes d’une même démarche (Earley, 2006). Non pas parce que Madagascar ne figure pas parmi les pays des échantillons de ces deux recherches, mais plus fondamentalement parce que nous privilégions une approche dite « émique » des cultures, c’est-à-dire qui privilégie les univers de sens des acteurs (Goodenough, 1970). L’approche d’Hofstede, comme celle de GLOBE, positionne les cultures par rapport à des dimensions ou des termes définis par les chercheurs, il s’agit ensuite de mesurer dans quelle mesure les répondants adhèrent ou pas à ces valeurs génériques dans une démarche « étique ». Pour nous au contraire, « c’est dans l’articulation singulière des éléments clés de la culture que réside la compréhension de l’univers de sens étudié. Si en effet on peut trouver des références communes à plusieurs cultures occidentales et européennes, comme l’individu, l’égalité, la liberté, la communauté, chacun de ces termes prendra une signification particulière dans le contexte de la culture étudiée » (Chanlat, 2008, p. 65). De même, concernant les descripteurs du leadership utilisés dans l’étude GLOBE, Steers et al. (2012, p. 3) font remarquer que le leadership lui-même est un construit culturel et que son sens varie selon les contextes; la traduction littérale du mot dans différentes langues évoque des images très différentes comme le dictateur, le parent, l’expert ou le premier d’entre les pairs.

Afin de restituer les univers de sens des acteurs dans leur cohérence, nous retenons donc l’approche interprétative des cultures développée par d’Iribarne (1989; 2004; 2008). Ce courant postule que tout acteur met en oeuvre un processus d’interprétation des situations de travail pour donner du sens à ce qu’il vit. Or ce processus d’interprétation est subordonné à des grilles de lectures, autrement dit, des univers de sens culturels (d’Iribarne et al., 1998). Dans cette perspective, la culture n’est pas quelque chose en plus qu’un groupe posséderait, que l’on pourrait isoler ou détacher des sujets; elle est consubstantielle de toute représentation. Comme le souligne François Jullien, « je ne m’exprime, ne conçois, ne travaille que culturellement » (2008, p. 225). Tout ce que nous pensons ou faisons prend les plis de notre culture. Une telle approche de la culture comme grille de lecture, ou ensemble de références mobilisées pour formuler des interprétations, ne relève pas d’une vision essentialiste et déterministe de la culture qui conférerait telle ou telle caractéristique comportementale ou tels traits de personnalité à un groupe donné. Cette conception de la culture n’est pas contradictoire avec la variété des comportements et des opinions des individus, et plus fondamentalement avec leur liberté d’action ni avec le changement social et les innovations. La culture n’en est pas pour autant mouvante et insaisissable du fait de l’accélération de l’évolution des sociétés. Selon d’Iribarne (2008), les cultures, définies comme des grilles d’interprétation de la vie sociale, présentent une certaine stabilité liée à leur structure profonde, à leur enracinement dans une scène de référence fondamentale. Il apparaît en effet que dans toute société s’est forgée une opposition singulière entre une situation crainte entre toutes et des voies de salut permettant d’y échapper. En d’autres termes, toute société désigne un péril particulier qui met celui qui y succombe dans une situation inacceptable. Face à cette grave menace se dessinent des voies pour échapper au danger. Si tout un chacun au sein d’une société donnée n’a pas nécessairement conscience de ce qui fonde l’opposition entre une situation enviable et une situation redoutée, les mythes nationaux la mettent en scène et le vocabulaire en usage dans cette société reflète les catégories à l’oeuvre dans cette opposition.

L’exemple de la culture française, que nous empruntons à d’Iribarne, permet d’éclairer cette conception théorique de la culture. Dans l’univers de sens français, la crainte fondamentale s’avère relative à la servilité. La soumission à la force ou à l’intérêt conduit à la « déchéance », à « l’abaissement », au « déshonneur », au « mépris ». Au contraire, la résistance face à plus fort que soi ou aux puissances de l’argent est « noble »; elle « grandit ». L’obéissance servile, « courber l’échine » sont opposés à la résistance courageuse et à l’opiniâtreté à tenir bon. De nombreux mythes français glorifient ainsi des actes de résistance depuis Vercingétorix jusqu’à Jean Moulin en passant par Jeanne d’Arc. Une telle opposition entre l’indignité de la servilité et la noblesse de la résistance est loin d’être universelle; d’autres sociétés craignent bien davantage le chaos (Chine) ou l’impureté (Inde) que la servilité.

La culture ainsi définie constitue donc un cadre pour la réflexion et l’action individuelle et collective même si elle ne les conditionne pas de manière déterministe et univoque et même si ce cadre reste largement implicite. Déléguer et, symétriquement, prendre des responsabilités renvoient ainsi à des univers de sens différents selon les cultures. Nous allons dans cet article mobiliser ce cadre d’analyse pour saisir les représentations à l’oeuvre dans un contexte précis de coopération au développement marqué par une difficulté des expatriés à transférer les responsabilités aux collègues locaux.

Une démarche de recherche-intervention

Cette recherche-intervention a été menée au sein du GRET, une ONG de coopération au développement, et plus précisément dans son antenne d’Antananarivo, à Madagascar. La direction scientifique du GRET nous a sollicités afin de comprendre pourquoi le transfert de délégation auprès des collègues malgaches était problématique et d’accompagner les expatriés et les collègues locaux dans la mise en oeuvre de ce transfert.

Pour des raisons matérielles, la recherche a été circonscrite à l’antenne sise dans la capitale et aux projets gérés depuis Antananarivo, même si le GRET est également implanté dans d’autres régions de Madagascar. A Antananarivo, le GRET comprend le représentant pays et son adjoint, des services administratifs (finances, comptabilité, gestion du personnel, logistique) et héberge en 2009 quatre équipes projets qui travaillent respectivement dans les domaines de la nutrition infantile, de l’hydroélectricité, de l’accès en eau potable et de lutte contre la désertification. L’effectif global est d’environ 35 personnes. La recherche a concerné l’ensemble des personnels du GRET présents à Antananarivo au moment de l’étude, qu’ils appartiennent à des services administratifs ou aux équipes projets. Des entretiens ont également été conduits avec des acteurs du développement dans d’autres ONG que le GRET, afin de recueillir des points de vue qui ne soient pas liés à la culture organisationnelle du GRET.

La recherche s’est déroulée en trois phases de janvier 2009 à mai 2010. Une première phase à Paris a consisté à construire la problématique de la recherche, à la valider ainsi qu’à définir les conditions du partenariat entre les chercheurs et le GRET. Elle s’est appuyée sur des entretiens auprès de deux responsables du siège parisien impliqués dans des projets malgaches et deux réunions de pilotage avec la direction scientifique de l’ONG. La demande initiale exprimée par les responsables français du siège concernait une meilleure compréhension des difficultés qu’ils ressentaient à déléguer et de la « frilosité » qu’ils percevaient chez les salariés malgaches de l’ONG à prendre des décisions, qu’elles soient stratégiques ou opérationnelles. Cette demande était liée d’une part à la philosophie générale des développeurs qui vise l’autonomie des acteurs locaux et, d’autre part, à la nécessité à court terme d’éviter que la hiérarchie française ne soit submergée par les décisions à prendre qui, selon elle, devraient être tranchées au plus près du terrain. Les expatriés s’interrogeaient d’autant plus sur les réserves qu’ils percevaient chez leurs collègues malgaches à prendre des décisions que l’ONG recrute pour l’ensemble des postes de management des personnes qualifiées titulaires d’un Master.

La seconde phase a consisté en une série d’entretiens individuels semi-directifs conduite par les deux chercheurs à Madagascar pendant dix jours en 2009. Les répondants étaient interrogés avec des questions ouvertes sur leur parcours professionnel et leurs souhaits d’évolution, leur mission et l’exercice de leurs responsabilités, la coopération quotidienne au sein de l’organisation, leurs attentes vis-à-vis de la hiérarchie et/ou de leurs équipes. Ces 36 entretiens ont permis de collecter l’essentiel du matériau pour l’analyse des représentations culturelles. Les entretiens ont été littéralement retranscrits afin de réaliser une analyse de contenu. Celle-ci a visé à mettre en évidence les grilles de lecture des répondants autour de l’exercice de la responsabilité. Les questions volontairement ouvertes permettaient d’exprimer ce à quoi renvoyait ce terme pour chacun sans imposer de définition précise aux interlocuteurs. Les univers de sens ont été dégagés empiriquement des propos tenus par les répondants. La méthode d’interprétation utilisée est détaillée dans d’Iribarne (2011, p. 459-470), nous n’en reprenons ici que les grandes lignes. Dans un premier temps, le chercheur vise à repérer ce qui préoccupe les acteurs et dans quels termes ils expriment ces préoccupations. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, nous avons vite relevé que les Malgaches étaient très attachés à la « maîtrise » de leur « domaine », des termes non utilisés avec une telle récurrence par les répondants français. L’objectif est moins de recueillir les opinions (ici, par exemple, le degré précis de maîtrise de son domaine professionnel évoqué par chacun et variable selon son expérience, sa formation ou son ancienneté) que d’analyser au nom de quoi les répondants les formulent. La spécificité de ces références ne peut se révéler que dans une perspective comparative. En effet, le chercheur s’aperçoit que les uns et les autres n’utilisent pas les mêmes registres, ne sont pas attachés aux mêmes types de préoccupations alors qu’ils décrivent des situations de gestion proches. Ajoutons que dans notre cas, l’univers de sens français autour de l’exercice de la responsabilité a déjà été exploré dans des recherches antérieures (d’Iribarne, 1989; d’Iribarne et al. 1998; Segal, 2009) et que nos résultats recoupent ces recherches, tandis que l’univers de sens malgache n’a pas fait l’objet de tels travaux. Une littérature anthropologique sur la culture malgache s’intéresse au fonctionnement de diverses communautés (Fauroux, 2002), mais les structures villageoises et familiales étudiées sont éloignées du monde de la gestion des organisations. En outre, nombre d’études portant sur la culture malgache datent de l’époque coloniale (Mannoni, 1950; Andriamanjato, 1957). Les travaux scientifiques récents sur la culture malgache et son influence sur les organisations sont rares. Il est par exemple significatif que Madagascar ne fasse pas partie de l’impressionnante série de plus de 70 pays dont les valeurs et attitudes relatives au travail ont été étudiées par Hofstede et al. (2010). Les travaux récents disponibles examinent la persistance des croyances et des valeurs traditionnelles malgaches dans la société actuelle (Dahl, 1999) ou chez les entrepreneurs (Rasolofoson, 2002; Razafinjatovo, 2009). La mise au jour de l’univers de sens malgache mobilisé dans le cadre d’une organisation contemporaine constitue l’une des contributions de notre recherche.

Une troisième phase de deux semaines sur le terrain malgache a permis de réaliser cinq entretiens supplémentaires qui sont venus enrichir le matériau initial et ont permis de valider et d’approfondir les analyses issues de la seconde phase. En tout, l’échantillon est composé de 32 Malgaches dont huit en position de management et neuf Français dont six en position de management. Rappelons que pour être en mesure de saisir des représentations « malgaches » et non des représentations des seuls salariés du GRET, huit parmi les personnes interrogées travaillaient dans d’autres organisations que le GRET (voir encadré 1). Le processus comparatif d’analyse des données permet d’identifier, au-delà des opinions particulières de chacun, les références récurrentes dans le discours des répondants. Comme nous l’avons mentionné plus haut, les références qui font sens pour les uns mais n’apparaissent pas nécessairement chez les autres permettent de dégager les divergences dans les représentations culturelles des acteurs (d’Iribarne, 2011).

Cette troisième phase sur le terrain a surtout visé à accompagner les acteurs dans la prise en compte des différences culturelles dans leurs pratiques de management. Elle a d’abord donné lieu à une restitution des résultats de l’analyse à travers un rapport étayé par de nombreuses citations issues des entretiens et remis à l’ensemble du personnel.

Des groupes de travail ont ensuite été constitués pour exploiter les résultats de la recherche et réfléchir aux pratiques à mettre en oeuvre pour favoriser la montée en responsabilités. Trois groupes ont été constitués sur la base des grands thèmes en lien avec l’exercice de la responsabilité qui ont émergé des entretiens. Ces thèmes émergents étaient (1) la formalisation, (2) les compétences, (3) le travail collectif et les procédures de prise de décision. Chaque groupe de 10 à 15 personnes était autant que faire se peut composé de représentants des différents projets et services.

Préalablement aux réunions de ces groupes, une liste de questions a été soumise aux participants pour leur permettre de préparer l’atelier. Les questions portaient sur leurs attentes et leurs suggestions relatives à chacun des thèmes qui avaient émergé. Par exemple, sur le thème de la compétence les questions étaient : Quelles sont les compétences à développer en priorité et pourquoi ? Comment définir précisément les compétences attendues ? Dans quelle mesure les compétences sont-elles reconnues ? A quoi voit-on que ses compétences sont reconnues ? Quelles sont les compétences précises non reconnues ou insuffisamment valorisées ? Comment favoriser le développement des compétences de chacun ? Par quels moyens renforcer le transfert de compétences ?

Chaque atelier de travail, animé par l’auteur, a duré une demi-journée. Tous ont suivi le même protocole. Ils débutaient par une présentation du déroulement de la séance. Un temps important était ensuite consacré à un tour de table permettant à chacun de s’exprimer sur ses attentes relatives au sujet et sur ses suggestions, sans être interrompu sauf pour d’éventuelles questions de compréhension. Les participants étaient invités à donner des illustrations et des exemples de sorte de faire comprendre le plus clairement possible leur point de vue. S’ensuivait une discussion collective ouverte visant à synthétiser ou confronter les propositions et à élaborer un plan d’action.

Quelques jours plus tard, une synthèse des groupes de travail a été présentée à l’ensemble du personnel. Cette restitution a proposé pour chacun des axes de travail retenu un schéma récapitulatif des univers de sens comparés (Figures 1 à 4). Elle a ensuite présenté une synthèse des attentes exprimées d’une part par les managers français et de l’autre par le personnel malgache (en position de management pour huit d’entre eux). Enfin, la synthèse formulait des propositions d’actions telles qu’elles avaient été émises lors des groupes de travail ou qui apparaissaient susceptibles de répondre aux attentes. Les propositions ont à ce stade fait l’objet de questions et de négociations sur leur pertinence ainsi que sur les personnes qui pourraient prendre en charge leur mise en oeuvre. Cependant, faute de temps, ces discussions ouvertes n’ont pas été conclues par des engagements formels précis.

De la compréhension des représentations à l’évolution des pratiques de délégation

Cette partie présente les résultats de l’analyse culturelle des représentations. Dans la suite de ce document, les textes en italique constituent des citations des propos tenus par nos interlocuteurs lors des entretiens ou des groupes de travail. Chacune est suivie par un (M) s’il s’agit d’un répondant malgache, ou d’un (F) s’il s’agit d’un répondant français.

L’analyse a d’abord révélé que pour les collègues malgaches, plusieurs conditions devaient être réunies pour permettre une délégation de responsabilités. Précisément, la montée en responsabilités doit s’appuyer sur la formalisation des rôles et de l’organigramme, le développement des compétences, l’insertion dans un collectif de travail et la clarification des procédures de décision. Au premier abord, on pourrait penser que ces conditions sont universelles. A y regarder de plus près, en analysant les propos tenus par les personnes interrogées, il apparaît que ces différents volets du management ne renvoient pas exactement aux mêmes univers de sens côté français et côté malgache, même si des points de rencontre se dessinent aussi. Les univers de sens comparés sont présentés successivement pour chacun des quatre thèmes. Ils ont été élaborés par l’auteur sur la base des entretiens et modifiés suite aux groupes de travail. Rappelons que, conformément au cadre théorique retenu, les univers de sens ne déterminent pas de manière univoque les pratiques et que l’on note des différences très sensibles des manières d’agir entre les personnes. Ce ne sont pas les pratiques, toujours contextuelles et diversifiées, que l’on recherche, mais les références communes qui servent à leur donner du sens et à les juger.

La formalisation

La formalisation des rôles et des tâches évoque pour tous un moyen de se repérer dans l’organisation en clarifiant la répartition des activités. Elle donne une lisibilité à l’organisation et constitue une référence pour l’évaluation du travail de chacun qui peut être réalisée au regard d’objectifs explicites. Cependant, au-delà de ces points de convergence largement partagés par nos interlocuteurs, et même sans doute dans un espace bien plus grand que les seules communautés françaises et malgaches, des différences de lecture se font jour (Figure 1).

Figure 1

Les univers de sens comparé de la formalisation

Les univers de sens comparé de la formalisation

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Ainsi, côté malgache, la formalisation est d’abord perçue comme la levée de l’incertitude autour du périmètre d’action légitime pour chacun.

J’aimerais avoir une définition de fiche de poste : tu devrais faire ça, ça et ça. Pour être sûr que je travaille dans le cadre de mon travail, dans le cadre du contrat qu’on a fait, qu’on a rédigé ensemble.

M

Dès lors qu’il est écrit que l’on est responsable de telle et telle tâche, que l’ambiguïté sur la répartition du travail est levée, il est bien plus facile d’exercer ses responsabilités :

Le fait de séparer les rôles, ça me paraît [permettre] de bien faire le travail de chacun

M

La précision des attributions de chacun constitue un cadrage sécurisant dans lequel l’action peut se déployer sans se soucier d’empiéter sur les prérogatives des autres. Les attentes en matière de formalisation à l’égard de la hiérarchie ont leur équivalent dans les pratiques revendiquées par les chefs d’équipe malgaches; en position de management, ils déclarent aussi être attentifs à la définition des missions de chacun :

Tous les membres de l’équipe sont missionnés sur quelque chose de précis, donc il ne faut pas que tout le monde fasse tout à la place des autres.

M

Comme on le voit dans la citation suivante, le flou dans la répartition des responsabilités est vu comme un facteur de conflit :

Il y avait un certain flou et puis la personne qui doit s’occuper de la vente est allée voir l’industriel, donc elle a passé outre et puis il y a eu des choses qui ne se sont pas passées correctement. Après, ils se sont rejetés les responsabilités.

M

La formalisation des tâches contribue à une répartition claire des responsabilités, elle facilite les interfaces dans le travail d’équipe et permet donc à la fois l’évitement et la régulation des conflits. En effet, elle les évite en limitant les chevauchements, elle les régule en fournissant un repère auquel se référer en cas de litige.

Je vois une définition de poste qui n’est pas encore bien cadrée même si on pense que c’est bien carré, chacun doit faire ceci, doit faire cela, il y a tout le temps des chevauchements dans les activités entre l’équipe. On se dit : « c’est la responsabilité de qui ? » et c’est pas une difficulté, on s’est arrangé à chaque fois et il y a pas eu de problème mais par contre, il faut qu’on définisse bien le cadre d’action de chaque personne.

M

La formalisation attendue ne concerne pas que les tâches, elle concerne aussi les relations entre les personnes.

Je pense qu’il faut définir ensemble la fiche d’objectifs. Il y a des objectifs quantitatifs et qualitatifs des postes et donc ça sert à se repérer : où suis-je dans l’équipe GRET ?

M

Connaître précisément les liens hiérarchiques entre chacun permet de compléter la vision de son périmètre de décision.

Dans cette fiche de fonction, je trouve la position dans la structure : qui est en amont ? Qui est en aval ? Et aussi, je sais les fonctions des autres.

M

En résumé, côté malgache, la formalisation est conçue comme un moyen d’échapper à une organisation aux contours flous qui inhibe et crée des conflits.

Côté français, si l’on reconnaît volontiers des vertus à la formalisation, il apparaît qu’elle est tout aussi associée à des effets sclérosants.

Je suis opposée au listing des tâches, ce n’est pas adapté à nos activités (…) le risque est de figer.

F

Il semble n’y avoir qu’une frontière vite franchie entre une formalisation nécessaire, qui définit un espace d’autonomie pour chacun et clarifie les interfaces, et un excès de formalisation qui renvoie à un imaginaire de la bureaucratie et de la rigidité paralysante.

Tandis que nos interlocuteurs malgaches plébiscitent une formalisation poussée des rôles et des tâches pour pouvoir travailler à leur aise, les responsables français se méfient d’une formalisation des tâches qui enferme. La formalisation renvoie à une mission générale, un rôle dans l’organisation ou le projet. Une telle définition laisse de la marge de manoeuvre; elle est, selon l’expression de l’un des responsables, « une partition à interpréter ». On pourrait penser que la différence de perception découle du fait que les Malgaches sont plus nombreux en position de contributeurs à un projet, et souhaitent donc disposer d’instructions précises, tandis que les Français sont le plus souvent en position de management. On pourrait aussi attribuer cette attente à la situation interculturelle vécue : en l’absence de références tacites communes avec les expatriés français, les Malgaches en appellent à plus de clarté dans les rôles et les tâches à accomplir. Cependant, cette interprétation ne rendrait pas compte du fait que des responsables malgaches d’équipes sont attachés à bien préciser le périmètre d’action de leurs propres collaborateurs, malgaches, eux-aussi.

« Ces deux personnes qui travaillent avec moi [dans le projet], je clarifie bien à chaque fois leur travail et leurs responsabilités. Définir leur poste pour l’année puis… essayer de dire ce qu’ils ont à faire pour l’année ».

M

En outre, même s’il faut considérer avec beaucoup de prudence ces propos anciens et discutés, nos résultats vont dans le sens des observations de Mannoni (1950) : « le Malgache se soumet à ces formalités pour entrer dans une grande famille où il trouve sa place et sa sécurité, l’application scrupuleuse de la règle du jeu étant une garantie de la force des liens qui fixent cette place dans l’ensemble, et par conséquent en éloignent tout imprévu dangereux » (p. 71).

Développement et reconnaissance des compétences

Pour tous, les compétences sont au coeur de la montée en responsabilités. C’est parce que l’on est compétent que l’on peut exercer une fonction; elle confère de la légitimité. La compétence se traduit par des savoir-faire issus tant de la formation que de l’expérience. Mais là encore autour de ce noyau commun, on distingue deux univers de sens sensiblement différents (Figure 2).

Figure 2

Les univers de sens comparés de la compétence

Les univers de sens comparés de la compétence

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La compétence, côté malgache, est associée à la maîtrise de sa fonction, de « son domaine ».

Un poste de socio-économiste pour un programme eau et assainissement, j’ai dit : c’est bien dans mon domaine.

M

Le terme même de domaine évoque le plein contrôle d’un propriétaire. La compétence est la ressource essentielle pour « maîtriser » les situations et ne pas être « dépassé ». Il est clairement apparu qu’elle conditionnait le champ des responsabilités que l’on pouvait exercer :

Je ne vois pas trop, par rapport à mes capacités, ma formation, mon expérience professionnelle, qu’est-ce que je peux faire au-delà de chef de projet.

M

Sortir de son champ de compétences peut être légitimement refusé et, lorsque c’est accepté, cela constitue un « défi » qui sera relevé à force d’efforts intensifs d’apprentissage pour parvenir à maîtriser le nouveau domaine.

On m’a chargé de mettre en oeuvre d’autres projets mais qui ne cadraient plus spécifiquement dans ma formation donc, du coup, je voulais passer à autre chose.

M

On conçoit bien que dans cette visée de maîtrise des situations, la formalisation s’avère d’un grand secours. Elle fournit des repères et des points de contrôle sécurisants. En outre, on s’attend à ce que de la considération soit marquée pour l’expertise détenue. Par exemple, l’accroissement des compétences devrait être, pour la plupart, mécaniquement associé à une reconnaissance financière. Mais outre la reconnaissance sonnante et trébuchante, il est important d’avoir des garanties quant à la confiance de la hiérarchie dans ses compétences :

On ne sait pas trop comment il nous voit le directeur. Par exemple, est-ce qu’il constate que je suis compétent dans mon travail ?

M

Côté français, la compétence est ce qui permet d’accéder à l’autonomie professionnelle. Elle permet de s’approprier sa mission et de savoir ce que l’on doit faire à l’intérieur d’un cadre général défini de manière assez lâche. Ainsi, une jeune volontaire française à l’expérience encore courte s’autorise à interpréter les termes de références très larges de sa mission et à hiérarchiser les priorités :

Cela fait beaucoup d’aspects pour six mois. Il faudra redéfinir et faire des choix de ce que qui nous apparaît le plus important.

F

La compétence recouvre des savoir-faire mais surtout le fait de savoir ce qu’il y a à faire, en d’autres termes les droits et devoirs de son métier. La compétence ouvre le champ de l’initiative cadrée par sa conscience professionnelle. Ainsi, un responsable français n’hésite pas à encourager la prise d’initiative chez un collaborateur malgache très expérimenté :

Je lui disais : « mais propose tout ce que tu veux ».

F

C’est aussi la conscience professionnelle qui autorise à s’affranchir à bon escient des carcans formels en permettant de distinguer dans quel cas le respect de la procédure doit être scrupuleux et dans quel cas l’urgence des opérations prime sur les rouages administratifs qui feront l’objet d’une régularisation a posteriori. En matière de reconnaissance, les responsables français estiment que ce sont les savoir-faire effectivement mobilisés qui appellent une reconnaissance et non les compétences détenues. Ces analyses rejoignent les recherches antérieures sur le rapport au métier propre à l’univers de sens français qui ont montré comment la compétence professionnelle fonde le jugement et l’autonomie des personnes de métier (d’Iribarne, 1989; Segal, 2009).

Le travail collectif

Le travail collectif est perçu par tous comme le moyen de réaliser des projets complexes et de grande envergure. En effet, grâce à la complémentarité des expertises, on peut réussir à atteindre des objectifs que personne ne pourrait réaliser seul. Le travail collectif crée des interdépendances, chacun étant tributaire de contributions de collègues pour l’avancement de son propre travail. Mais ces interactions étroites permettent aussi l’apprentissage mutuel (Figure 3).

Figure 3

Les univers de sens comparés de la prise de décision

Les univers de sens comparés de la prise de décision

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Côté malgache, l’insertion dans un collectif de travail est plébiscitée comme une situation de travail naturelle; on ne conçoit guère de travailler seul même si c’est techniquement possible.

J’estime que ce n’est pas normal de travailler vraiment tout seul et je pense qu’il est toujours nécessaire d’avoir des appuis de la part d’une personne ou d’une autre […] si j’avais un projet et que je me retrouvais tout seul, ça peut toujours marcher en terme de gestion de projet, on peut toujours arriver aux objectifs, mais ce ne serait pas très passionnant…

M

Le « travail ensemble » s’organise autour d’un objectif commun qui suscite un engagement partagé et un fort sentiment d’appartenance. Le travail collectif est l’occasion de s’entraider, de trouver ensemble des solutions. Il est à noter que travailler ensemble renvoie pour les interlocuteurs malgaches autant aux relations entre collègues qu’aux relations hiérarchiques. Ainsi, chacun apporte une « aide » à la mesure de ses compétences. L’aide intervient dans une pluralité de situations : le soutien mutuel entre collègues, l’appui de la hiérarchie aux collaborateurs ou la contribution des équipes au travail du responsable.

L’équipe m’aide beaucoup là-dessus ».

M (responsable de l’équipe)

Il (le chef) m’assiste à chaque fois que j’ai un peu de difficulté.

M

Le collectif rend supportable une lourde charge de travail, comme le résume un proverbe malgache rappelé au cours d’un groupe de travail : « un fardeau partagé devient une plume ». Le collectif contribue à une ambiance agréable dont le maintien suppose une expression mesurée, l’évitement des conflits et de garder pour soi ce qui risquerait de blesser. Ces résultats convergent avec ceux d’une des rares recherches disponibles qui souligne la retenue qui est de mise dans les échanges à Madagascar (Dahl, 1999). Ce point renvoie également à une notion difficile à traduire mais couramment associée à la culture malgache : le fihavanana (Razafinjatovo, 2009). Ce dernier évoque la nécessaire concorde sociale liée à une parenté commune, le lien, les bonnes relations et l’harmonie; le fihavanana empêche donc l’expression ouverte de tout ce qui pourrait embarrasser ou contredire directement autrui. Rasolofoson (2002) relativise la portée de cette notion traditionnelle, affirmant que les entrepreneurs malgaches distinguent le monde domestique où elle s’applique effectivement et le monde des affaires qui serait abordé avec des références « modernes ». Notre recherche montre au contraire la persistance de cette réserve dans l’expression de certains salariés de l’ONG à l’étude :

On ne peut pas travailler tranquillement dans une ambiance où il y a trop de susceptibilités […] tout le monde s’efforce de respecter ça, ne pas trop mettre ces susceptibilités dans le boulot et le problème, c’est que souvent, on ne dit plus rien quand il y a des malentendus ou des mauvaises compréhensions pour ne pas avoir vexé l’un, ni vexé l’autre.

M

L’univers de sens français rejoint l’univers malgache en ce qui concerne la convivialité issue du travail collectif et des discussions informelles avec les collègues. Mais il s’en écarte sur d’autres points. Le plus important est certainement le fait que le travail collectif, qui s’incarne par exemple dans les réunions, est un lieu de débats, c’est-à-dire de confrontation de points de vue. La priorité n’est pas d’éviter de blesser les autres mais de défendre vigoureusement son point de vue par une argumentation serrée. L’expression est directe, rapide, les interruptions fréquentes pour s’opposer à un argument et faire immédiatement valoir sa perspective. Les idées sont premières et les relations secondes. Ces représentations coïncident avec celles mises en évidence par d’Iribarne et al. (1998) dans un projet franco-suédois. Ajoutons que cette manière de débattre vivement et d’opposer des visions sans que l’on puisse toujours trancher fait que le travail collectif est perçu comme consommateur de temps, par opposition à une décision personnelle qui fixe plus vite la direction. Dès lors, le travail collectif est un recours en cas d’incertitude sur la bonne manière de conduire les projets, mais il pourra être sacrifié aux urgences des opérations. On pourrait renvoyer sur ce point aux différences de rapport aux temps évoquées par Hall (1984), les Français apparaissant monochrones et centrés sur les tâches, tandis que les Malgaches apparaissent polychrones et davantage centrés sur les relations. De plus, comme nous le verrons dans la prochaine section, le travail collectif est dans la perspective française un lieu de discussion et de concertation plus que de décision.

Les procédures de décision

La prise de décision est l’opération par excellence à travers laquelle s’exerce la responsabilité. Toute décision vise le meilleur résultat possible et doit être expliquée. Cependant, le processus de décision qui permet d’assumer ses responsabilités est abordé de différentes manières côté français et côté malgache (Figure 4).

Figure 4

Les univers de sens comparés du travail collectif

Les univers de sens comparés du travail collectif

-> Voir la liste des figures

Dans le contexte malgache, une décision sera meilleure si elle est partagée. Même si en dernier ressort chacun estime pouvoir prendre des décisions dans son domaine, le processus collectif permet de limiter les risques d’erreurs et leurs conséquences négatives pour soi, les autres, le projet voire toute l’organisation, ce qui apparaît comme une préoccupation récurrente.

Je n’ai pas pris trop de risques parce que si jamais je décide et que ça puisse avoir un impact sur le projet…

M

Ces gens-là, ils ont peur : si je prends telle décision, … je vais courir un risque, peut-être, je vais être pénalisé par rapport à ça professionnellement.

M

Réciproquement, on s’attend à être consulté sur ce qui concerne son domaine et à ce que son avis soit pris en considération dans le choix final. Un choix bien informé devrait être stable et formalisé. De manière générale, les autres, collègues ou hiérarchie, sont sources d’expériences, d’avis éclairés, et recourir à leur aide ne signifie pas abdiquer de sa responsabilité.

On en parle avec eux, même s’ils ne répondent pas, ils sont déjà au courant. Parce que si un jour, ça a des effets ou bien des impacts dans l’ensemble du programme, au moins que tout le monde soit déjà au courant, mais ça n’enlève pas notre responsabilité, on est responsable.

M

Il n’y a pas d’antinomie entre sollicitation d’avis, discussion collective autour d’un problème d’une part et responsabilité individuelle d’autre part.

Je suis responsable par rapport à çà même si j’en réfère et c’est tout à fait naturel […] j’estime qu’au final, de toutes façons, les décisions m’appartiennent et qu’ils sont là pour me cadrer et pour me conseiller de par leurs expériences.

M

Comme le montre cette citation, assumer personnellement une décision est compatible avec le fait d’être guidé par autrui pour la prendre. A plusieurs reprises, nos interlocuteurs ont utilisé l’expression de « premier responsable » de tel projet ou de tel département exprimant bien le fait que les responsabilités ne sont pas diluées par le travail collectif. Les individus s’identifient bien comme étant ultimement comptables des décisions prises :

Mon rôle, c’est tout simplement d’être un homme responsable de toutes les décisions, de toutes les choses qu’il faut mettre en place pour ce projet là.

M

Mais l’ordinal « premier » suppose l’existence d’autres responsables, en d’autres termes, il suggère que le reste de l’équipe se sent également solidairement responsable. Cependant, il est clair que le poids de la hiérarchie est déterminant dans la prise de décision. Ainsi, les décisions de la hiérarchie s’imposent quoi qu’on en pense et les décisions reviennent à la hiérarchie sauf dans le domaine que le membre de l’équipe maîtrise et à condition d’une délégation explicite.

S’il y a quelqu’un qui veut prendre une décision, il a peur qu’il n’ait pas le droit de le faire, donc c’est mieux par précaution de se référer toujours à [responsable hiérarchique].

M

Cette formalisation autant que la compétence donne la légitimité nécessaire pour décider et assumer une décision personnelle. Là encore, nos résultats convergent avec les travaux de Dahl (1999) qui affirme que les décisions sont normalement prises selon le principe de l’opinion commune [marimaritra iraisana]. Selon cet auteur, l’idéal traditionnel malgache correspond à la recherche de positions intermédiaires « ni sèches, ni mouillées » [tsy main’tsy lena] acceptables par chacun. Une opinion individuelle doit être harmonisée avec l’opinion ambiante (p. 145).

Dans le contexte français, la prise de décision est d’abord un choix à assumer à titre personnel, même si d’autres personnes peuvent peser sur la décision prise. Certains disent que la multiplicité des responsables crée autant d’irresponsables. La responsabilité ne doit pas être dispersée. La décision relève d’abord de l’autonomie dans son champ des responsabilités. La vision que l’on a de son rôle définit de manière subjective ce terrain d’action, autant que sa mission formelle. A l’intérieur de ce périmètre, toute personne de métier est capable de décider à la lumière de ses références professionnelles. Il est attendu qu’un personnel compétent sache prendre des risques raisonnables, qu’il « se mouille ». Pour les décisions complexes qui dépassent son seul périmètre, une concertation pourra être engagée pour envisager les différentes options, susciter l’adhésion à celle qui paraît le plus favorable; l’arbitrage sera rendu ensuite. Les idées primant sur les personnes, il est attendu que l’on argumente pour défendre son point de vue même s’il est contraire à celui de la hiérarchie. On met en oeuvre une décision parce qu’elle est pertinente plutôt que parce que c’est une demande expresse de la hiérarchie. On pourra d’ailleurs changer une décision déjà prise pour en prendre une jugée meilleure.

Les perceptions croisées

La mise en évidence des univers de sens comparés permet de comprendre les perceptions mutuelles des collègues malgaches et français.

Par exemple, on comprend que certains salariés malgaches soient mis en difficultés par des fiches de postes qui ne sont pas finalisées ou mises à jour avec le degré de détails qu’ils attendent et que cette formalisation limitée ne les place pas en situation confortable pour prendre des initiatives. N’étant pas certains des limites de leur domaine, ils recherchent une validation systématique de leur hiérarchie pour ne pas porter préjudice au projet ou à l’organisation. Cette demande récurrente est perçue par la hiérarchie française comme une réticence à prendre ses responsabilités.

Je pense que les gens ont du mal à prendre eux-mêmes la décision (…). Il faut que les gens comprennent un petit peu, qu’ils prennent leurs responsabilités, qu’ils aient un peu de courage.

F

Pourtant, dans le même temps, il y a des décisions dont les Français souhaiteraient qu’elles soient discutées, ou des problèmes remontés et qui ne le sont pas. Ces derniers jugent ce qui « mérite » d’être discuté et ce qui n’en vaut pas la peine à l’aune de critères implicites (d’importance, d’enjeux) qui leur paraissent « évidents ». Mais en l’absence de repères formels sur ce qui doit être discuté ou pas, les collaborateurs malgaches n’opèrent pas nécessairement le même tri. Dès lors, selon les cas, les responsables français pourront trouver qu’on les sollicite trop sur des problèmes secondaires ou qu’on ne remonte pas des problèmes importants dignes de l’être (toujours du point de vue français).

Ajoutons que l’aspiration à une formalisation détaillée des fiches de postes, comprenant un intitulé précis qui exprime le niveau de responsabilité ainsi qu’une liste exhaustive de tâches, reste insatisfaite par les managers français qui refusent de s’enfermer dans un carcan fixe de répartition des tâches tandis que les activités évoluent très rapidement au fil des projets. Selon eux, toute tentative de formalisation détaillée « décroche de la réalité » du terrain. Elle aurait également comme effet pervers de créer des frontières quasi étanches entre les personnes et la propension à se rejeter la responsabilité les uns les autres au motif que telle tâche ne figure pas dans sa liste.

Concernant la compétence, elle est supposée, du point de vue français, donner de l’autonomie; le savoir est émancipateur, il oriente vers des initiatives pertinentes. Conformément à cette représentation, les managers français attendent des salariés malgaches les plus compétents qu’ils fassent preuve d’initiatives.

J’attendais ou j’aurais attendu la prise d’initiatives, ça a été le cas pour X, ça n’a pas vraiment été le cas pour Y.

F

Si c’est bien le cas pour quelques-uns, notamment parmi les plus anciens ou les plus assurés de leurs compétences, beaucoup ne se lancent pas.

Les gens ont tendance, même moi, à se référer toujours au responsable pour valider quelque chose.

M

Pour eux, la compétence est moins émancipatrice que sécurisante car elle donne confiance dans la capacité à faire ce qui est attendu afin de ne pas décevoir la hiérarchie, elle ne suppose pas de faire ce qui n’est pas explicitement requis.

En outre, côté malgache, discuter la décision à prendre avec la hiérarchie est l’occasion de réaffirmer l’insertion dans le collectif :

On a toujours eu l’impression qu’on travaille seul. On voudrait avoir l’appui du chef.

M

Le fait que les responsables en appellent à une prise de décision en autonomie est perçu comme un abandon; ils ne souhaitent pas y consacrer de temps à la discussion.

Le travail collectif et sa forme emblématique, la réunion, donnent lieu comme nous l’avons vu à des représentations bien différentes. Du côté français, on y débat sans hésiter à utiliser un ton vigoureux à la mesure de sa conviction, tandis que côté malgache on évite l’affrontement et l’on s’efforce de parvenir à une solution qui ne mette personne en difficulté. D’un côté, on cherche à mettre les problèmes sur la table, de l’autre, on hésite à mettre le doigt sur ce qui fait mal. Dans les critiques les plus aigües, chaque partie reproche à l’autre son simulacre de réunion. Les interlocuteurs français ne voient pas l’intérêt de se réunir si tous n’expriment pas ouvertement leur point de vue; c’est à la fois moins riche et cela promet la résurgence ultérieure de conflits larvés. Les interlocuteurs malgaches ne voient pas l’intérêt de se réunir si l’avis qu’ils ont exprimé n’est finalement pas pris en compte dans la décision finale. Dans le pire des cas, la réunion tourne au monologue des Français qui bataillent pour défendre leur point de vue tandis que les collègues malgaches ont renoncé à s’exprimer.

Il découle de tout ce qui précède que la délégation formelle attendue pour se sentir habilité à prendre une décision du point de vue malgache n’est pas toujours concrétisée par les responsables français qui s’appuient sur une définition générale de la mission pour déléguer. En outre, lorsqu’un collègue malgache s’efforce de consulter et de faire valider une décision, ce qui dans son esprit n’est pas antinomique avec le fait d’assumer ensuite personnellement la décision, cela est perçu côté français comme une incapacité à exercer ses responsabilités. L’interdépendance valorisée par les uns est à l’opposé de l’autonomie individuelle prônée par les autres.

Les univers de sens divergents éclairent d’un nouveau jour la délégation de responsabilités des responsables français vers les collègues malgaches. Cette compréhension fournit la base d’une réflexion sur des pratiques de management plus favorables au transfert de responsabilité.

Propositions pour un transfert accru de responsabilité

Dans la dernière phase, il s’agit de s’appuyer sur cette compréhension nouvelle des représentations culturelles pour définir ensemble, chercheur et personnel du GRET, des pratiques de management plus propices à la délégation.

La négociation au sein des groupes de travail vise à définir en commun les attentes et la situation à atteindre, ainsi que le plan d’action pour y parvenir. La définition d’une situation acceptable pour les différentes parties prenantes implique bien souvent que chacune fasse un pas, car les représentations sont parfois porteuses d’attentes contradictoires. Sur ce point, la question de la formalisation est particulièrement significative. Le souhait de voir sa description de poste assortie d’une liste de tâches se marie mal avec le refus d’établir une telle liste qui figerait des activités toujours renouvelées. Les managers français doivent ainsi accepter une formalisation plus détaillée qu’ils ne le souhaiteraient spontanément, et les salariés malgaches doivent s’accommoder d’une définition moins exhaustive qu’ils ne l’espéreraient. Les premiers doivent accepter de s’interroger davantage sur le détail de chaque poste au-delà du seul champ de responsabilité, les seconds doivent accepter une certaine flexibilité du contenu du travail et que la description de poste ne puisse pas toujours être prise « à la lettre ».

La formalisation visée doit fournir un repère facilitant l’exercice des responsabilités et le travail en équipe et non un rempart servant à délimiter son pré carré. En pratique, le modèle de fiches de poste défini par le siège du GRET qui mentionne la finalité, les missions principales, le périmètre d’initiatives et de pouvoir apparaît bien adapté au contexte français dans lequel ce cadrage général suffit, mais il sera plus propice à la délégation de responsabilités à Madagascar s’il comporte des domaines d’activités plus précis. Cette concession française à la formalisation pourra en retour s’accompagner d’une sensibilisation des équipes locales à la flexibilité de ces définitions de postes qui pourront être réactualisées lors des entretiens d’évaluation périodiques et qui ne peuvent de toute façon pas tout régler dans le contexte très évolutif des projets. Cela signifie que les cas d’activités non clairement attribuées, qui ne manqueront pas de surgir, devront être réglés par la discussion.

Concernant la formation, les groupes de travail ont permis de s’accorder sur des initiatives à mener localement comme l’élaboration d’une procédure de suivi systématique des demandes de formation, la généralisation à tous les projets et services de la rotation systématique de certaines tâches déjà mise en oeuvre dans certains projets ou l’organisation d’ateliers de partage d’expérience avec des partenaires externes. L’ensemble des préconisations vise à développer les compétences des collègues, une condition sine qua non de la montée en responsabilités.

Une autre série de préconisations a porté sur le développement des compétences managériales et collectives. Par exemple, les groupes de travail ont recommandé de solliciter les collègues informellement pour obtenir des appuis, d’encourager le partage d’informations pour inclure toutes les personnes concernées par une décision dans le cercle d’échanges. Il a aussi été suggéré de préparer et communiquer à l’avance un ordre du jour pour chaque réunion et d’animer les réunions avec des tours de paroles systématiques de sorte à favoriser la participation de tous. L’attention des expatriés français a également été attirée sur le fait de s’exprimer avec diplomatie. Réciproquement, les collègues malgaches ont été encouragés à argumenter et défendre leur point de vue avec moins de réserves, la direction se portant garante du fait que personne n’a jamais été et ne serait jamais inquiété pour ses opinions, fussent–elles contraires aux propositions de la hiérarchie.

En ce qui concerne les procédures de décision, les groupes de travail ont souhaité que des relevés de décisions soient établis après chaque réunion et qu’ils soient archivés dans un classeur. De même les décideurs, quels qu’ils soient, sont appelés à communiquer, expliquer et justifier plus explicitement les décisions prises, ne serait-ce que pour montrer que les avis émis, même s’ils n’ont pas été retenus, ont bien été pris en considération.

Les leçons de l’expérience

Cette recherche-intervention montre la pertinence de la lecture culturelle pour désamorcer les jugements négatifs réciproques en milieu international et, plus précisément ici, comprendre les freins aux transferts de responsabilités. Ce qui était spontanément interprété par les expatriés français comme un refus de prendre des risques voire un manque de courage a pris sens par rapport au contexte culturel malgache. Nous ne prétendons pas avoir, au cours de cette recherche, donné l’ensemble des clés de compréhension de la culture malgache et les univers de sens décrits pourront être approfondis et affinés par des recherches ultérieures, notamment dans d’autres univers professionnels. Cependant, notre travail a permis un premier défrichage reconnu utile par les acteurs et l’on peut faire l’hypothèse que, même si le management au sein des ONG revêt des aspects singuliers, les représentations mises au jour sur ce terrain conserveront une certaine pertinence dans d’autres contextes. En effet, comme le souligne d’Iribarne (2008), les références qui servent à donner du sens et qui caractérisent une culture sous-tendent le fonctionnement de formes très différentes d’organisations sociales. Dès lors, l’analyse d’un seul cas, si elle n’épuise pas le sujet est tout de même susceptible de produire une connaissance pertinente sur un univers culturel donné (Piekkari et Welch, 2011).

Notre expérimentation confirme également que la gestion interculturelle passe d’abord par la connaissance de sa propre grille de lecture. Ainsi, peu d’expatriés français ont conscience de la singularité de leurs représentations autour de la délégation, ce qui crée des difficultés dans la coopération au développement mais aussi dans bien d’autres contextes internationaux de management (Franck, 2000). Ajoutons que l’indice de la France sur la dimension « distance hiérarchique » d’Hofstede, ou les adjectifs associés au style favori de leadership en France selon l’étude GLOBE, ne permet pas aux praticiens de prendre conscience de la spécificité de leur rapport à la délégation. C’est une analyse fine des discours qui révèle la conception de la délégation comme le fait de confier une mission définie par un mandat général à un employé dès lors que la hiérarchie a suffisamment confiance en ses compétences.

En ce qui concerne la prise en compte des différences pour faire évoluer les pratiques, la démarche d’accompagnement des acteurs que nous avons suivie est résolument tournée vers les questions de management. En d’autres termes, ni les entretiens, ni les groupes de travail n’ont été utilisés pour appeler les acteurs à exprimer ce qu’ils pensaient de l’autre groupe culturel. Il ne s’agit pas de collecter les stéréotypes des uns sur les autres mais de saisir, à travers leurs propos sur le travail commun et la coopération, quelles références culturelles donnent sens à leurs lectures des situations professionnelles. Comme nous l’avons montré dans le cadre théorique, chacun s’exprime au travers d’un prisme culturel quoi qu’il dise; il s’agit donc de rendre explicite ce prisme singulier. Une telle démarche est certes plus lourde que les traditionnels séminaires de sensibilisation aux différences culturelles, mais ceux-ci ont souvent pour effet de dresser un portrait plus ou moins nuancé de l’autre qui contribue à renforcer le sentiment d’altérité et les stéréotypes. La démarche d’accompagnement des acteurs au cours de leur projet a le mérite de produire une connaissance ad hoc des représentations culturelles en présence et de déboucher sur la construction collective de pratiques de management appropriées à une situation interculturelle. Elle peut être reproduite dans d’autres contextes organisationnels interculturels, dès lors que les acteurs sont volontaires et prêts à consacrer du temps à ce processus et que les cultures en présence ne sont pas trop nombreuses. En effet, si la démarche est bien adaptée dans un contexte biculturel, d’autres approches restent encore à développer pour des contextes multiculturels.