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Cet ouvrage nous est parvenu entouré d’une aura tragique. En effet, peu de temps après avoir soutenu la thèse de doctorat qui sert de base à ce livre, Léo Thiers-Vidal s’enlevait la vie. Dans ce texte d’une remarquable honnêteté et probité intellectuelles, il explore ce que signifie être un homme (individu de sexe masculin) dans une société patriarcale et cherche à trouver des voies qui permettraient à un homme hétérosexuel de ne pas contribuer à la reproduction du patriarcat comme système social.

L’ouvrage de Thiers-Vidal est divisé en trois parties. La première explore à la fois les théories féministes radicales et les analyses critiques de la masculinité. La deuxième traite des modes de constitution de la masculinité. La troisième analyse le cheminement de huit hommes qui tentent d’adopter une position critique et réflexive par rapport à leur position dans les rapports sociaux de sexe.

La première partie est de facture classique. Thiers-Vidal présente dans le premier chapitre les principales thèses du féminisme radical, puis les analyses masculines engagées et il évalue ensuite dans le deuxième chapitre les secondes au regard des premières. On y trouve un bon résumé des thèses élaborées par Delphy, Guillaumin, Wittig, Mathieu et Tabet ainsi qu’une analyse de quatre domaines dans lesquels se déploient les rapports de pouvoir entre les sexes : 1) le monopole des outils et des armes; 2) la production domestique; 3) l’appropriation des corps; et 4) le contrôle de la reproduction. L’analyse de Thiers-Vidal soulève un enjeu central, soit « la possibilité de penser l’oppression en même temps que la marge de manoeuvre, la structure déterminante ainsi que l’action créatrice […] sans pour autant nier ou diminuer la place du pouvoir dans les rapports de genre » (p. 49).

L’évaluation des analyses masculines engagées est plus intéressante et originale et constitue un apport important à la compréhension de ces (parfois faux) amis du féminisme. Thiers-Vidal s’intéresse particulièrement aux thèses de Stoltenberg, Welzer-Lang, Connell et Bourdieu. Cela le conduit à opérer une démarcation entre Stoltenberg et Connell, d’une part, qui « appellent tous les deux à la destruction et l’abolition de la masculinité comme identité et pratique, basées sur l’exploitation et l’oppression des femmes » (p. 77), alors que Bourdieu et Welzer-Lang soutiennent « l’idée que les hommes sont également victimes des représentations androcentriques qui gouvernent le monde » (p. 77), ce qui aboutit à faire du patriarcat une structure de domination sans sujets où il n’y a que des victimes. Thiers-Vidal fait donc sien l’appel de Stoltenberg « à détruire la masculinité, à devenir des traîtres à notre classe de sexe » et partage son projet de « s’impliquer au quotidien dans la lutte contre l’oppression de genre auprès des féministes » (p. 79).

Le troisième chapitre de la première section prend en considération l’épistémologie du point de vue principalement de son rôle dans la construction des savoirs. Ainsi, Thiers-Vidal prend au sérieux l’expérience dans la constitution des savoirs concernant le patriarcat, mais il accorde aussi de l’importance au décalage, au petit pas de côté, au décentrement, qui peut permettre à des individus objectivement situés du côté de la domination (qu’elle soit de classe, de genre ou de race) de tenter de s’en extirper et d’adopter le point de vue des personnes dominées. Il montre ainsi que les analyses en termes d’aliénation masculine (Bourdieu et Welzer-Lang) ont le double désavantage d’opérer une fausse symétrisation du groupe dominant et du groupe dominé dans les rapports sociaux de sexe et de dédouaner les personnes qui en sont à l’origine de toute analyse de leur propre participation à la production et à la reproduction du patriarcat comme système social. Ensuite, Thiers-Vidal se livre à une analyse au « je » impitoyable, allant même jusqu’à parler d’une « dose d’auto-flagellation stérile » (p. 96), et il détaille la posture intellectuelle et politique qu’il adoptera dans la suite de son analyse, qui met l’accent sur « les aspects structurels et systématiques des rapports de genre » (p. 97), ce qui a pour conséquence « de créer un dialogue imaginaire permanent entre mon propre travail et celui des féministes matérialistes, c’est-à-dire rendre des comptes en m’interrogeant en permanence ‒ phrase après phrase ‒ sur la cohérence, la pertinence et les conséquences théorico-politiques de mon propre cheminement » (p. 127).

Cela introduit la deuxième partie de l’ouvrage où, en combinant une approche inspirée de l’interactionnisme symbolique (ce qui lui permet de considérer à la fois les dimensions micro-macro, les structures sociales et l’agentivité, le réalisme et le subjectivisme) et de l’épistémologie développée au début des années 80 par Stanley et Wise, qui se font les tenantes d’une « sociologie sans couilles », qui permet de lier personnel et politique, de ne pas s’abstraire de sa propre recherche, Thiers-Vidal cherche à comprendre comment, pour pasticher Beauvoir, on ne naît pas homme, mais on le devient dans une société patriarcale. Il cherche ainsi à développer une analyse anti-masculiniste incarnée.

Cela amène Thiers-Vidal à aborder la socialisation masculine, l’hétéro-sexualisation des hommes et la constitution de l’expertise masculine. Il montre bien que c’est une socialisation complexe qui a pour objet d’intérioriser les privilèges comme normaux et de s’attendre à en bénéficier, bref de s’habituer à l’inégalité et de la rechercher, dans une logique de déshumanisation des « non-pairs ». Thiers-Vidal met également en évidence la complexité de cette socialisation faite simultanément d’une conscience du privilège et du voilement de cette conscience (p. 183).

Un élément clé de cette socialisation est l’hétérosexualisation. « Ce que les garçons vont progressivement considérer comme “sexuel” relèvera donc de l’inégalité, de l’imposition, de la contrainte, de la violence dans les interactions sexuelles » (p. 188), bref de l’érotisation de la violence et de la domination. Le fait de mettre l’accent sur l’altérisation, l’infériorisation ou même la déshumanisation dans la construction de la sexualité masculine va bien au-delà de la simple (?) inoculation de la norme hétérosexuelle.

Un autre apport important de l’ouvrage de Thiers-Vidal est de dévoiler comment se constitue l’« expertise masculine », tenant pour acquis que « les humains sont des sujets connaissants actifs, agissant dans une structure sociale donnée, qui gèrent des informations et analyses permettant de se repérer et de s’orienter » (p. 202) et de préciser plus loin que cette idée d’expertise « se distingue des concepts de rôle, de disposition ou de performativité par le fait qu’elle met en exergue la conscience pratique qu’élaborent les agents des rapports de force sociaux » (p. 204). Ainsi, la masculinité hégémonique est une source de savoir et d’attachement intime à l’inégalité, ce qui explique donc « la difficulté, même pour les chercheurs critiques de la masculinité, à penser stratégiquement le non-genre, c’est-à-dire comme stratégie politique et scientifique de transformation des rapports de genre vers leur abolition » (p. 224).

En regard de ces analyses, la troisième partie fondée sur huit entrevues a essentiellement une fonction illustrative et se révèle moins intéressante que le reste du texte, même si elle permet de saisir la profondeur de la socialisation masculine au privilège et la difficulté de s’en dégager, même à partir d’un effort conscient et soutenu et d’une pratique explicitement proféministe.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un ouvrage important qui montre bien que le féminisme ne concerne pas que les femmes mais l’ensemble de la société, le monde qui pourrait devenir commun aux hommes et aux femmes. Il montre aussi, malgré les avancées des dernières années, l’ampleur du chemin à parcourir pour vivre dans des sociétés non sexistes.