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Le stéréotype de la femme prétendument sans humour et celui de la féministe austère, longtemps utilisés comme moyen de décrédibilisation, semblent avoir fait leur temps, sauf à assumer une bonne dose de mauvaise foi. Certains ressorts de l’humour sont même parfois proposés comme autant de modes d’action féministes pour dénoncer des réalités graves. On pense au retournement ironique que proposent les slutwalks, au titre de la campagne « Osez le clito[1]! » lancée par le réseau Osez le féminisme! en 2011, ou encore à leurs vidéos Vie de meuf[2], pour ne citer que quelques exemples. Parallèlement à ces formes d’action et de diffusion de l’information, quelques études ont également pris pour objet la spécificité de l’humour au féminin, posant entre les lignes la question de sa potentielle dimension militante : on peut citer l’ouvrage Au rire des femmes, de Monique Houssin et Élisabeth Marsault (1998), ou celui de Lucie Joubert, L’Humour du sexe ou le rire des filles (2002).

Qu’apporte l’humour aux enjeux féministes, qui ne saurait s’acquérir par d’autres biais? La force politique du rire (et en particulier de l’ironie) ainsi que son pouvoir fédérateur ne sont pas en effet propres aux femmes; et l’on imagine également la difficulté de faire de l’« humour féministe » une catégorie homogène. Parce qu’il convient dès lors de limiter l’analyse, le présent texte portera sur son expression littéraire. Comme le remarque Lucie Joubert, on ne rit pas de la même façon devant un spectacle que devant des mots, et le rapport avec le lectorat n’est pas le même qu’un rapport public avec des spectateurs (Joubert 2002 : 141-162). L’analyse littéraire suppose aussi d’accepter que, au lieu de faire rire, le texte puisse ne provoquer que le sourire (Joubert 2002 : 142). À cet égard, deux figures importantes de la littérature française contemporaine s’imposent. La première, Chloé Delaume, est l’une des écrivaines majeures de l’autofiction en France, dont le premier texte, Les mouflettes d’Atropos, est publié en 2000. La seconde, Virginie Despentes, publie son premier roman, Baise-moi, en 1993. En retenant deux premiers romans, nous chercherons à comprendre comment ces écrivaines ont, dès le départ, fondé la révolte de leurs personnages féminins sur un rire grinçant, volontiers problématique, avant d’intervenir dans des entretiens ou des écrits plus théoriques, King Kong théorie (2006) pour Despentes et La règle du je (2010) pour Delaume[3], éclairant certains choix narratifs. Parce que ces deux auteures donnent voix à des processus ironiques, parodiques et cyniques remarquables, certaines études ont souligné leur force de réinterprétation. Ainsi, Shirley Jordan et Nicole Fayard ont étudié les détournements et l’aspect parodique de Baise-moi par rapport au roman noir (Jordan 2004; Fayard 2006), mais elles ont également, avec d’autres (notamment Lisa Downing, Victoria Best et Martin Crowley), pertinemment interrogé l’efficacité et les limites de la reformulation parodique du matériau pornographique dans les oeuvres de Despentes (Jordan 2002 et 2004; Fayard 2005; Downing 2006; Best et Crowley 2007). En ce qui concerne Les mouflettes d’Atropos, Michèle Gaudreau a brillamment analysé le traitement ironique de certains discours patriarcaux, psychanalytiques et religieux notamment (Gaudreau 2011 : 64-72). Le présent article propose de mettre ces deux textes en regard, pour souligner la richesse mais également les limites de l’humour à l’égard des enjeux féministes.

Après avoir discuté de la légitimité des angles du féminisme et de l’humour dans notre lecture de Baise-moi et des mouflettes d’Atropos, nous démontrerons que non seulement cynisme et ironie sont des outils productifs dans une optique de rejet de la domination masculine, mais qu’ils sont avant tout une étape nécessaire, puisque les discours dominants conditionnent dans une certaine mesure la pensée et le discours des femmes. Nous verrons alors que, dans une large mesure soumises à la domination masculine, les femmes de nos textes rient des hommes en parodiant la trop facile assimilation de la force virile à un pouvoir naturel. Enfin, il faudra prendre en considération la question de la réception, afin de comprendre comment le discours féministe peut réinterpréter, voire dépasser, une réception critique machiste.

Baise-moi et Les mouflettes d’Atropos : des textes drôlement féministes?

Baise-moi a d’abord été un roman, avant d’être un film coréalisé avec Coralie Trinh Thi (2000) dont le scandale[4] a pu étouffer la portée parodique sous une réception hâtivement moralisatrice. Cependant, la réception n’est toujours pas unanime quant au « féminisme » de Baise-moi. Dans les deux oeuvres, les héroïnes, Manu et Nadine, sillonnent les routes en entreprenant de tuer ou de menacer des hommes, mais pas seulement, après avoir chacune connu des expériences marquantes, de l’ordre de la violence et de la domination. Si la violence déployée par les protagonistes est en effet « revanche généralisée de démunies » (Jordan 2002 : 133), il est possible d’y voir, en son sein, une « revanche sanglante sur la société de domination masculine » (Horvath 2007 : 111). Surtout, car Manu est victime, avec son amie Karla, d’un viol collectif, et que la position liminaire de ce viol (BM, première partie, chap. 8, p. 49-57) l’instaure comme « moment clef du roman » (Strasser 2007 : 158). Cependant, comme le note Hélène Sicard-Cowan (2008 : 64) :

Les meurtres commis par les deux filles ne sont jamais explicitement reliés aux violences physiques et symboliques que celles-ci endurent, le viol de Manu restant significativement un non-dit entre elles. Autrement dit, l’action collective que représente leur cavale meurtrière à travers la France n’est pas placée sous l’égide d’une identité commune basée sur leur oppression par un agresseur masculin qui serait lui aussi indifférencié.

C’est dans ce refus d’une explication psychologique directe[5] et d’une définition uniquement « genrée » de la « revanche » des meurtrières que réside l’une des difficultés majeures concernant la lecture féministe de Baise-moi. Cependant, au-delà des tensions idéologiques soutenant le récit de ces violences, le roman joue clairement sur des codes génériques traditionnellement masculins. Nous ne traiterons pas directement ici de la dimension pornographique précédemment évoquée, mais il nous faut préciser que, avant de mettre en scène un incisif humour noir, Baise-moi est d’abord un roman noir, proche du polar, dont l’écrivaine s’« appropri[e] » les codes en les « féminisant » (Jordan 2002 : 124). De plus, si à la fin du roman et après nombre de crimes, Manu meurt et Nadine est arrêtée avant d’avoir eu le temps de se suicider, le ton cynique est à mettre en relation avec une structure entièrement parodique et métadiscursive[6]. Si les multiples détournements opérés par Despentes ne servent donc clairement pas qu’un point de vue féministe, et qu’il ne s’agit pas de tenter d’unifier ce qui est volontairement en tension dans le roman, c’est aussi en raison de ce « refus de la pensée unificatrice » et de la « célébration de la contradiction identitaire » (Sicard-Cowan 2008 : 70) au sein de l’amitié entre les deux femmes, que la distance ironique et l’humour nous semblent jouer un rôle majeur dans l’appréhension de ces sujets féminins.

Cynique et parodique, l’ouvrage Les mouflettes d’Atropos l’est aussi. Cependant, ici intervient une double variante : d’une part, l’intertexte féministe explicite dans le texte (nous y reviendrons) présente autant d’appels directement idéologiques au lectorat; d’autre part, l’humour est bien plus directement perceptible et médiatisé chez Delaume. Là où Despentes puise beaucoup dans la culture punk-rock, les premières inspirations de Delaume la définissent d’emblée comme une disciple de l’humour, du jeu avec la langue notamment. Ainsi, le site internet de France Inter, pour annoncer son portrait le 10 janvier 2010, affirmait : « Sa littérature se veut expérimentale, les mots comme un matériau à malaxer, “esprit Oulipo”. La jeune romancière revendique l’école de Boris Vian, des Pataphysiciens, de l’humour noir et des anti-dépresseurs pour rester debout » (Khaldi 2010). Il est vrai que Chloé Delaume revendique cet « humour noir », qui se déploie peut-être, entre autres, comme une possible mise à distance de son drame familial (elle a raconté que, quand elle était enfant, son père avait tué sa mère devant ses yeux avant de se suicider – voir Gaudreau (2011 : 1)). Toutefois, nous n’entendons pas non plus restreindre ci-dessous l’oeuvre de Delaume à un but militant ou au drame familial. On pourrait en effet encore mentionner ici la complexité narrative, bien différente de celle de Despentes, mais qui ne vise pas non plus à constituer à toute force une unité subjective. Delaume éclate même son récit (dans une perspective de résumé, soulignons tout de même quelques thèmes majeurs de l’ouvrage : le couple, la prostitution, la violence des rapports hommes-femmes). Le texte Les mouflettes d’Atropos est ouvertement polyphonique : cette oeuvre joue sur une large gamme de formats d’écriture et une syntaxe réinventée (il suffit d’ouvrir le livre pour comprendre la volonté de Delaume de déconstruire une certaine unité narrative, générique et typographique)[7].

Ces quelques limites exposées, nous notons que Despentes et Delaume entrent en littérature avec des textes à la volonté de détournement et au cynisme affirmés, et dont l’une des cibles se trouve être la domination masculine et les structures patriarcales.

Le cynisme et l’ironie : étapes nécessaires au rejet de la domination masculine

Il convient, avant d’aller plus loin, de s’interroger sur le lien entre cynisme et féminisme. Selon Benoîte Groult, qui préface l’ouvrage Au rire des femmes, il pourrait d’abord être historique : « Le premier stade de toute révolte, c’est la colère, l’amertume, le ressentiment. Le féminisme des débuts ne pouvait pas encore s’offrir le luxe de l’humour; les esclaves n’ont pas d’humour, les jeunes enfants non plus » (Houssin et Marsault 1998 : 8). À cet égard, si « l’humour est essentiellement empreint de sympathie et de tolérance », l’ironie au « fort potentiel d’agressivité » (Joubert 1998 : 17) et qui « ne ménage pas ses victimes » (Joubert 2002 : 142) peut apparaître comme un outil discursif prometteur, que l’on retrouve chez Delaume (Michèle Gaudreau (2011 : 68-69) cite d’ailleurs Lucie Joubert surtout) comme chez Despentes, dénonçant un aveuglement généralisé de la société à l’égard des femmes qu’elle contraint à la soumission.

Chez Delaume, le ton est parfois très détaché, présentant une fausse naïveté non seulement du sujet masculin, mais également du personnage féminin :

Pendant la cuisson, elle met le couvert, puisqu’en dépit de la demande rééditée quatre fois le sujet semble ignorer les clefs de cet étrange rituel.
Minuit cinq : la femelle crie que c’est prêt, alors que son inconscient lui signale qu’elle a déjà vu ça quelque part.

MA, 106

Non seulement le passage est drôle en raison d’un regard rendu extérieur, « étrangisé », mais parce que l’ironie est portée par la voix narratrice; le personnage féminin semble comme interrompu dans son raisonnement, et c’est au lectorat de terminer ce travail d’interprétation du réel, sans qu’aucun doute ne plane toutefois quant à la conclusion : celle d’une inégalité et d’un traditionalisme flagrants. De plus, si la femme est ici animalisée pour ajouter au décalage narratif et dénoncer le rapport inégalitaire, l’homme, pour sa part, apparaît comme un « sujet » à examiner : « Le sujet reste réfractaire à toute utilisation de lave-linge. D’ailleurs, aussi loin qu’il se souvienne, cette tâche est confiée à sa mère » (MA, 107). En prenant le plus ordinaire comme objet d’étude, et en confiant aux protagonistes des voix faussement naïves ou de mauvaise foi, on se retrouve devant ce « mécanique plaqué sur du vivant » qu’identifiait Bergson (1963 : 405) comme ressort du comique, et la distanciation ironique ridiculise cette « réglementation automatique de la société ».

Là où la narratrice de Delaume s’amuse de certains protagonistes et leur fait incarner (au moins pour un temps) une soumission aux codes les plus réactionnaires, l’ironie chez Despentes passe souvent par la voix des personnages féminins eux-mêmes, comme quand Manu, après la scène du viol, refuse par exemple d’avouer à Belkacem ce qui lui est arrivé. À sa question « Tu t’es battue? », elle répond : « Non, je suis tombée toute seule » (BM, 68-69). Ce recours à l’antiphrase est connu, il est celui que reprennent bien des victimes pour masquer une réalité que l’on ne saurait voir. L’ironie, en prenant en charge ce discours stéréotypé, intervient comme pour mieux dénoncer la récurrence de ces violences contre les femmes, les excuses faciles et autres processus de culpabilisation dont les personnages féminins connaissent le refrain. Si cette ironie montre que l’on apprend à « faire avec », la soumission des personnages à ces violences endémiques est à relativiser. Une autre scène le prouve, celle où Lakim, l’amant de Manu, la gifle, après qu’à ses questions « T’es encore à traîner dans ce bar de junkies? T’as rien de mieux à foutre de ta vie? », elle a répondu « Occupe-toi de ton cul » (BM, 39) :

- Putain, j’ai jamais levé la main sur une femme, t’es fière de toi?
- Justement, y avait une femme au bar tout à l’heure que son mec tabasse souvent. C’est la journée. C’est pas que je trouve ça grave, mais je te déconseille de recommencer. D’ailleurs, je pense pas que tu auras l’occasion de recommencer ça.

BM, 39

L’ironie joue sur la banalisation des schémas de la domination (« c’est la journée » suivi de la litote : « c’est pas que je trouve ça grave » – dont le sens littéral est infirmé par la suite de la phrase). Dépassant la dénonciation, le ressort ironique permet la rupture avec une situation oppressive, et Manu le manie brillamment :

- Je voulais te dire bonjour. T’es ma copine, je te vois, je veux te dire bonjour…. Faut toujours que ça dégénère avec toi.
- À partir de maintenant, t’as qu’à considérer que j’suis plus ta copine et qu’on a plus à se dire bonjour, ça limitera les dégâts. Au fait, tu sais ce qu’il a fait, Radouan? Tout le monde le cherche aujourd’hui, t’en as entendu parler?
- J’ai rien à voir avec ce gamin, moi. Et toi non plus, tu devrais pas le voir autant…
- Ce que je sais, c’est que toi je veux plus te voir du tout. Salut, connard, j’ai une biture à prendre, moi.

BM, 39-40

Comme le prouve cet extrait, le sens de l’humour de Manu, retournant le discours de Lakim, est libérateur. D’abord d’une relation violente, puisqu’il verbalise la rupture, mais aussi d’un langage agressif cristallisant la force de résistance du personnage féminin. Ainsi, Despentes adhère pleinement, dès son premier roman, au concept de vulgarité ou de grossièreté dans la voix de ses personnages féminins, alors que ces formes d’humour en particulier ont longtemps été refusées aux femmes, qui devaient s’en tenir à un sourire poli (Benoîte Groult citée dans Houssin et Marsault (1998 : 8); Houssin et Marsault 1998 : 36-45; Joubert 1998 : 44). De plus, la vulgarité permet de représenter des femmes maîtrisant tout aussi bien que les hommes les insultes sexistes et leur fonctionnement, comme lorsque Manu réfléchit par l’ironie et le sous-entendu le « fils de pute » qu’un « type » assène en premier :

- Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute : « On le trouve, on le tue. » C’est assez clair comme ça?
- Qu’est-ce qu’il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?[8]

BM, 28

Dès les premières pages du roman, les personnages féminins de Delaume utilisent eux aussi la vulgarité comme arme, comme lorsque, après avoir émasculé son compagnon, la voix narratrice l’interroge sur l’insignifiance de son pénis : « Qu’est-ce que tu en penses mon lapin TU VEUX BIEN ME RÉPONDRE QUAND JE TE CAUSE CONNARD » (MA, 35). En plus du choc du lexique « lapin » / « connard », l’aspect très visuel de cette deuxième proposition rappelle un humour en performance, sur scène par exemple, où différents tons de voix permettent le développement d’antiphrases ou d’épanorthoses dénonçant l’hypocrisie de certains schémas.

L’ironie, jusque dans ses formes les plus ouvertement agressives, offre un premier élément de libération, toutefois toujours contrainte par les rapports de domination homme-femme. On comprend ainsi qu’elle soit utilisée non seulement au niveau de la voix narrative, mais aussi dans le discours des personnages féminins. Elle permet dans ces deux romans de dénoncer la naturalisation du système de la domination masculine, et la nécessité de s’y conformer, dans une certaine mesure, jusque dans son propre discours ou sa propre pensée. De ce fait, l’humour de nos textes tourne en ridicule l’homme puissant, puisqu’il ne l’est que par la persistance d’une structure sociale sexiste, et non en vertu d’une quelconque puissance intrinsèque.

Détruire, rient-elles : la toute-puissance de l’homme raillée

Savoir comment les femmes rient, dans nos textes, permet d’explorer différentes propositions narratives servant la destruction du mythe de l’homme tout-puissant. Dans Baise-moi, les éclats de rire rythment l’amitié de Manu et Nadine. Souvent l’une ou l’autre, c’est selon, « ricane » (BM, 109, 120, 174) ou « éclate de rire » (BM, 185, 187). Elles rient aussi ensemble : chez Fatima, les deux femmes « pouffent de rire, comme des merdeuses dans les toilettes d’une boum » (BM, 174), doivent faire « des efforts pour arrêter de rire » (BM, 180), et « rigol[ent] l’une contre l’autre » (BM, 191).

Baise-moi révèle aussi une circulation du rire, où à l’arrogance masculine succède souvent la raillerie – ou du moins le commentaire ironique – des femmes. La scène du viol, au chapitre 8, est à cet égard une scène emblématique. Au départ, ce sont les violeurs qui rient de leur posture dominante. Alors que Manu et Karla sont en train de discuter, ils s’immiscent dans la conversation brutalement :

- Sérieux Karla, faut s’élargir l’anus et l’esprit suivra. Faut te dilater l’esprit, faut voir grand, Karla, sérieux… Faut s’écarter les idées…
- Nous, les filles, c’est pas les idées qu’on vous ferait bien écarter.

BM, 51

Après ce fin trait d’esprit, l’humiliation se poursuit : « Ça fait rire les garçons : “De toutes façons, ces radasses-là, ça baise comme des lapins… Essaie de l’enfiler par le cul, j’parie que c’est aussi vaste que la voix légale” » (BM, 53). Le rire des hommes est fédérateur, la connivence permet leur « être ensemble » grâce à de « bonnes vannes » (BM, 53-54). Le viol ne s’arrête que lorsque Manu prend à son tour la parole pour se saisir de l’« arme masculine » qu’est l’ironie (Joubert 1998 : 19), et plus largement ici le sarcasme :

- Elle a même pas pleuré celle-là, regarde-la. Putain, c’est même pas une femme, ça.
Elle regarde celui qui vient de dire ça, se retourne et jette un coup d’oeil à l’autre par-dessus son épaule. Elle sourit :
- Mais qu’est-ce que tu crois que t’as entre les jambes, connard?

BM, 55

Manu est désignée comme n’étant pas une femme; elle renvoie à l’agresseur ce discours, s’attaquant au phallus qui semble le définir dans sa position d’homme et qu’elle remet en cause par le détour interrogatif et l’insulte. L’homme se retire à ce moment-là, décidant que c’en est fini du viol. La voix narratrice – qui peut tout à fait représenter le point de vue de Manu, selon cette « focalisation multiple » récurrente chez Despentes (Schaal 2011 : 43) – accompagne cette démythification des violeurs, tournant leur satisfaction même en dérision par une observation condescendante : « Karla crie et ça a l’air de le rendre content » (BM, 55). Or, selon Despentes, c’est la prétendue supériorité intrinsèque du dominant qu’il faut détruire, ce que contribue à faire l’articulation de ces voix fictionnelles :

Les hommes, en toute sincérité, ignorent à quel point le dispositif d’émasculation des filles est imparable, à quel point tout est scrupuleusement organisé pour garantir qu’ils triomphent sans risquer grand-chose, quand ils s’attaquent à des femmes. Ils croient, benoîtement, que leur supériorité est due à leur grande force.

KKT, 51

La circulation d’un humour réapproprié par les femmes devant l’arrogance masculine intervient également dans le domaine de la séduction. La femme qui rit, figure « vite conquise » (Joubert 2002 : 163), est complètement réinterprétée, et présente au contraire un « mépris pour les stratégies de séduction masculines[9] » (Fayard 2006 : 70). Manu et Nadine opposent par exemple à un homme tentant de les séduire un rire agressif de connivence, rire féminin cette fois-ci, parodiant la « supériorité » que se donnaient les violeurs à travers leurs « bonnes vannes » :

Comme le type a réussi à passer commande, il s’intéresse à la conversation, lance un jovial :
- Qu’est-ce que vous dites, les filles?
Manu le dévisage, plus du tout coquine, elle aboie :
- Que tu pues de la gueule!
Le monsieur pense qu’il a mal compris, ou manqué quelque chose. Nadine rit.

BM, 201

Parce que Nadine rit avec Manu, l’homme est exclu de, en même temps que visé par, cet humour agressif. Effectivement, la femme qui rit est à moitié dans son lit, mais dans un lit mortuaire : elles l’étoufferont dans la chambre d’hôtel où il espérait une sympathique relation à trois (BM, 207). Juste avant, les deux femmes rient de voir Manu, au cours d’une fellation, lui vomir entre les jambes après avoir essayé de se dégager : « elles mettent une bonne minute à arrêter de rire » (BM, 206); dehors, elles sont « reprises de fou rire » (BM, 208). Il ne s’agit donc pas (que) de faire rire le lectorat, mais de représenter le rire féminin comme annonçant les étapes du retournement. De plus, dans leur art de la formule assassine, les héroïnes montrent une « réflexivité parodique, puisque Manu et Nadine se réfèrent constamment à la nature fictionnelle de l’intrigue et au ludisme traditionnellement à l’oeuvre dans les formules lapidaires et le sens de la répartie propres au thriller[10] » (Fayard 2006 : 71) :

- Merde, on est en plein dans le crucial, faudrait que les dialogues soient à la hauteur. Moi, tu vois, je crois pas au fond sans la forme.
- On va quand même pas préparer des trucs à l’avance.
- Bien sûr que non, ça serait contraire à toute éthique.

BM, 121

Ce qui est « contraire à toute éthique » n’est pas le meurtre, mais une esthétique décevante. Cette mise à distance de la morale a une grande importance : Baise-moi affiche par ces réflexions ironiques une volonté claire de ne pas rendre ses personnages facilement « aimables » pour le lectorat, et de ne pas livrer un texte directement satirique, au point de vue univoque (voir les réflexions sur la satire données par Joubert (1998 : 17)). Volontiers provoquante et évacuant tout didactisme, la complicité cynique de Manu et Nadine interroge celle de l’auteure et du lectorat.

Dans Les mouflettes d’Atropos, au vu de la relative solitude du personnage féminin et de l’importance des discours non dits, la complicité de l’humour s’établira plus directement avec la lectrice d’où, comme nous avons déjà commencé à l’aborder, une volonté récurrente d’explicitation typographique. Ce rire féminin reste attaché à la violence, comme lorsqu’au début du récit le personnage féminin donne à manger à son mari « [s]a maîtresse dans LA MARMITE » (MA, 16) :

De quoi faire un bon pot-au-feu. Ça tient au corps, hein mon chéri. C’est de la truie aux pommes de terre. C’est l’hiver, tu sais, on les brûle vite les calories. C’est quoi les morceaux croustillants? De l’herpès sûrement. Je plaisante. Une sorte de nouvelle friture.

MA, 15-16

La plaisanterie, c’est d’abord celle de la révolte sanguinaire mais codifiée de la femme au foyer : en bonne maîtresse de maison, le personnage cuisine le corps de la maîtresse, tout comme, en rebelle disciplinée, elle s’en tient à une notice d’utilisation du « Bito-Extracteur® » (MA, 40) qui donne, sur un ton de spécialiste, tous les conseils nécessaires pour émasculer son compagnon (MA, 40-45).

Ce que ces figures parodiques permettent, c’est que la déconstruction de la figure de l’homme dominant ne passe pas par des femmes toutes-puissantes détachées de l’ordre patriarcal, mais proviennent justement des éléments mêmes de la domination masculine. La revendication constante de l’amateurisme de Manu et Nadine, qui s’éloignent en effet des « femmes fatales » conventionnelles (voir Fayard (2006 : 65)), ne fait que rendre l’aveuglement des personnages masculins plus ridicule, comme lorsque Manu et Nadine s’immiscent chez un architecte qu’elles finiront par cambrioler et tuer : « Pour qu’elles obtiennent de lui faire ouvrir ce coffre, il faut qu’il soit très con ou qu’elles soient très malignes. Elles ne sont pas très malignes, pourvu qu’il soit très con » (BM, 213). Chez Delaume, cette incapacité qu’a l’homme d’anticiper comment les armes de l’« éternel féminin » pourraient se retourner contre lui est parfois digne d’un cartoon, et l’auteure joue pour provoquer le rire sur l’écart entre action et discours, notamment à travers le registre héroï-comique : « Quatorze heures dix-huit : le sujet laisse en suspens ses arguments relatifs à la difficulté de devenir un penseur révolutionnaire lorsqu’on est pas fils d’avocat, en raison d’un vigoureux coup de poêle à frire asséné sur le sommet de son crâne » (MA, 109). Ce détournement des objets ménagers peut certes signaler l’impossibilité d’une révolte réelle[11]. Cependant, si la libération du personnage est encore une fois limitée, l’aveuglement masculin, quant à lui, est doublement ridiculisé. D’autant plus que Delaume surenchérit à travers sa volonté typographique d’explicitation, comme lors d’une scène d’un orgasme simulé, que l’on pourrait analyser parallèlement à la notion d’« ironie marquée », à travers laquelle « l’ironie n’est plus seulement une affaire d’interaction entre les personnages, mais une prise de position de l’auteure par protagoniste ou narratrice interposés » (Joubert 1998 : 36) :

Viens mon chéri penser à payer la facture Télécom oh oui c’est bon encore huit cent balles cette fois-ci enfonce bien han ça arrange pas le découvert plus fort encore oui acheter un baril de lessive un kilo de sucre c’est ça oh éclate-moi bien un pot de moutarde deux plaquettes de beurre vas-y bourre-moi une livre de tomates un filet d’oignons jusqu’à la garde hanhan une dizaine de yaourts natures des Tampax je suis ta petite salope du Destop du savon des bougies de la farine ta putain de petite salope passer au pressing chercher le recommandé je mouille à mort à la poste pourvu que ce soit pas la banque c’est bon bordel oui pour l’anniversaire de Sophie le gilet Agnès b. fourre-moi ta queue faut le prendre en taille 3 elle a vachement grossi ça vient putain de bordel ça vient prendre rendez-vous chez le veto oui oh oui hanhanhannnn… ‒ Oh mon amour c’était fabuleux. Au fait, t’as téléphoné au docteur Gagny pour le vaccin de Barnabé? C’est fragile, les siamois, faut pas déconner avec ça.

MA, 26

La mécanique discursive de la simulation déconstruit ainsi la prouesse sexuelle de l’homme. Si le texte déploie « une mise en scène visant à prouver à l’homme sa capacité à faire jouir » (Gaudreau 2011 : 65-66), celle-ci est surtout doublement grotesque. Non seulement en raison d’enchaînements particulièrement cocasses (par exemple « bourre-moi une livre de tomates un filet d’oignons jusqu’à la garde hanhan »), mais aussi d’un écart creusé entre la naïveté masculine et l’explicitation typographique.

Ainsi, chez Despentes comme chez Delaume, tous les indices laissent à penser que les hommes ne sont guère prêts à admettre l’artificialité – pourtant donnée maintes fois comme évidente – de leur position de dominant. À cet égard, la part d’autodérision que portent ces figures parodiques de femmes montre la spécificité d’un rire à portée féministe, puisque s’immisce un élément d’asymétrie : « Feminist humor celebrates modes of power quite different from masculine societal norms. Indeed, it regularly satirizes as puerile or illogical the common equation of force and power » (Kaufman 1991 : IX). Il ne s’agit pas que de renier l’équation force = pouvoir en raillant la supériorité des personnages masculins (comme dans les scènes de viol, de séduction ratée, d’orgasme simulé), mais également de refuser d’imposer cette simple équation, en miroir, à des femmes parodiquement rebelles.

Réception et discours féministes

Si les femmes peuvent, à travers la fiction, tourner en dérision domination masculine et discours patriarcaux, le rire de l’auteure elle-même cesse brutalement quand intervient la réalité de la réception critique, en particulier si elle a osé s’aventurer dans des terrains réservés aux hommes. Despentes évoque ainsi en ces termes le premier papier critique sur le livre Baise-moi, sorti dans Polar :

On s’en fout du livre. C’est mon sexe qui compte. On s’en fout de qui je suis, d’où je sors, de ce qui me convient, de qui va me lire, de la culture punk-rock. Papy intervient, ciseaux en main, et il va me la rectifier, ma bite mentale, il va s’en occuper, des filles comme moi. Et de citer Renoir : « les films devraient être faits par de jolies femmes montrant de jolies choses ». Ça me fera au moins une idée de titre. Sur le coup, c’est tellement grotesque que je rigole. C’est par la suite que je change de ton, quand je réalise qu’on me tombe dessus de tous côtés en ne s’occupant que de ça : c’est une fille, une fille, une fille.

KKT, 126

Un certain discours critique ne peut visiblement pas apprécier les parodies à l’oeuvre puisqu’il attend de l’artiste une expression de sa « féminité » (comprendre : une douceur, une élégance, une retenue). Or ce discours patriarcal, aussi « grotesque » qu’il soit, n’est drôle que pendant un temps, car il rappelle constamment l’écrivaine à l’ordre :

En tant qu’écrivain, le politique s’organise pour me ralentir, me handicaper, pas en tant qu’individu mais bien en tant que femelle. Ce n’est pas quelque chose que je prends avec grâce, philosophie ou pragmatisme. Puisque ça m’est imposé, je fais avec. Je le fais avec colère. Sans humour. Même si je baisse la tête et entends tout ce que je ne veux pas entendre et me tais parce que je n’ai pas d’alternative.

KKT, 148-149

S’il faut effectivement « baisser la tête », car le réel ne laisse parfois que peu de place à la réplique, l’écriture ironique et parodique figure tout de même une « alternative », à la fois revanche et processus de déconstruction[12]. Le rire féministe, qui trouve dans la fiction des manières d’échapper un tant soit peu à l’oppression du réel, ou de lui répondre en différé, n’est donc pas désespéré. Il est la preuve que l’on peut continuer à vouloir affronter un système oppressif, même si souvent on ne peut qu’envisager le réel « sans humour ».

De plus, à la différence de certains critiques atteints dans leur virilité, le discours féministe, chez Despentes et Delaume, rit de lui-même. D’abord car ces écrivaines présentent des textes complexes, et non d’habiles prêts-à-penser. Si Baise-moi présente à dessein une complexité idéologique certaine, le texte Les mouflettes d’Atropos fait explicitement intervenir un double discours en utilisant le substrat féministe lui-même comme source parodique. Apparaît en particulier (avec accent aigu) le nom de Valerie Solanas, qui n’a pas hésité dans son célèbre Scum manifesto, publié à la fin des années 60 (Solanas 2005), à en appeler à la violence pour réagir à la domination masculine. Le texte Les mouflettes d’Atropos cite un passage célébrant la possibilité de la révolte : « “En baisant le système à tout bout de champ, en détruisant la propriété sélective et en assassinant, une poignée de Scum peut prendre le contrôle du pays en l’espace d’un an.”/Valérie Solanas, Scum Manifesto » (MA, 114). Par cet intertexte, Delaume ne fait pas qu’indiquer ouvertement un angle de lecture possible. Elle se moque d’un certain esprit de sérieux, d’une lecture au pied de la lettre du Scum manifesto, quand elle rédige un encadré dressant les « Notes de l’Institut Scum », assorti d’une source bibliographique : « In L’Homme, cet insecte nuisible, Éditions Perenitas Vaginas, New York, 2027 » (MA, 108). Ce ton universitaire, signalé encore une fois par des conventions typographiques, peut se moquer de cet « esprit de sérieux » qui n’appartiendrait qu’aux hommes : « Donc, les gonzesses, c’est un fait, ça n’entend rien à rien et, ça confond Hegel avec un communiste, Zarathoustra et Sankookaï, et ça ricane à table surtout si y a du monde que Platon c’était rien qu’un pédé » (MA, 59). Devant ce « ricanement » dont les femmes sont accusées, l’approche méthodique de l’« Institut Scum » paraît encore plus drôle, surtout qu’il s’agit d’un vrai réquisitoire contre l’homme dominant, mais en ces termes : « Totalement dépourvu d’autonomie, jusque dans ses actes les plus intimes, le cas Vincent P. étudié par une consoeur française en juin 1998 est en incapacité de se torcher le cul lui-même » (MA, 108). Enfin, par ces références à Solanas, Delaume se moque aussi certainement d’un cliché : on dit la féministe castratrice? Le personnage féminin des mouflettes d’Atropos l’est véritablement, mais c’est une castratrice qui peut se targuer d’avoir lu. Or, peut-être est-ce justement cette faculté des femmes à manier cette arme discursive, historiquement masculine, qui rend l’humour féministe si problématique pour un certain public. En effet, il n’est pas qu’un moment récréatif, ou une dénonciation plus ou moins subtile. Il est surtout la preuve que derrière toute naïve pourrait bien se cacher une femme moins dupe qu’elle n’en a l’air.

L’humour féministe ne saurait se résumer à quelques stratégies discursives, pas plus qu’il ne pourrait définir à lui seul l’humour des mouflettes d’Atropos et de Baise-moi. Ces oeuvres, on l’a vu, entretiennent même des relations ambiguës avec les notions de « libération » ou de révolte contre les structures de la domination masculine. On comprend mieux ici la pertinence de la proposition de Lucie Joubert de parler d’« ironie au féminin » plutôt que d’« ironie féministe » (Joubert 1998 : 203-204), afin de ne pas enfermer certaines oeuvres dans une unité idéologique factice ou trompeuse. De plus, l’humour ne peut peut-être figurer qu’une réponse limitée, tardive ou fantasmée à des faits auxquels le réel ne nous donne pas les moyens de répondre. Cependant, c’est précisément là que ces textes vont bien au-delà du rire. En représentant des personnages féminins aux prises avec, d’une part, des structures difficilement ré-aménageables et, d’autre part, un langage à conquérir, Baise-moi et Les mouflettes d’Atropos rappellent la nécessité absolue, dans une perspective féministe, non seulement de s’interroger sur la puissance du langage et l’arme du discours, mais également de réfléchir à la nécessité de connivences et de complicités qui seules permettent à la subversion de prendre corps.