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Le 26 juin 2010, le gouvernement canadien annonçait l’abolition du questionnaire détaillé obligatoire du recensement de 2011 et sa substitution par une enquête nationale volontaire, provoquant un véritable tollé parmi les chercheurs et les analystes politiques, dans le milieu associatif et dans le monde des affaires. Au sein de la communauté scientifique, « la crise du recensement canadien » a donné lieu à de nombreuses interventions de chercheurs issus de disciplines variées, concernant les enjeux scientifiques, sociaux et politiques que cette décision soulève.

Pour expliquer cette vive réaction, il faut comprendre qu’au Canada, les données de recensement sont une source privilégiée pour la recherche en sciences sociales. Cette popularité s’explique en bonne partie par la richesse de l’information disponible : profondeur historique datant du milieu du 19e siècle, augmentation du nombre de questions depuis 1861, introduction des recensements quinquennaux en 1956 et adoption des deux formulaires en 1971. Les possibilités concrètes offertes aux chercheurs d’accéder aux microdonnées des recensements permettent également de comprendre l’importance qui est accordée à cette source.

En effet, la création de fichiers de microdonnées à grande diffusion (FMGD) des recensements et des enquêtes de Statistique Canada à partir de 1974 a constitué une avancée majeure, permettant de répondre à la demande croissante pour ce type de données de la part de la communauté des chercheurs. Elle a été suivie vingt ans plus tard par le lancement de l’Initiative de démocratisation des données (IDD) visant à en faciliter l’accès.

Aux FMGD des recensements de 1971 à 2006 se sont ajoutées il y a quelques années, grâce aux travaux de l’Infrastructure de recherche sur le Canada au 20e siècle (IRCS), les bases de données créées à partir des listes nominatives des recensements canadiens effectués entre 1911 et 1951. Cette initiative multidisciplinaire et pluri-institutionnelle s’inscrivait dans la foulée de grands projets visant à valoriser les données des recensements canadiens antérieurs (1852 à 1901, à l’exception de celui de 1861). Il en résulte une série quasi continue de microdonnées de recensement disponibles pour la population canadienne depuis le milieu du 19e siècle.

À partir de 2007, l’arrivée graduelle dans les Centres de données de recherche de nouveaux fichiers analytiques des recensements de 1971 à 2006 a contribué à élargir les perspectives de recherche en raison de la taille imposante des échantillons (33 % de la population canadienne en 1971 et 20 % par la suite) et de la finesse du niveau de découpage géographique retenu. Le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS), membre du Réseau canadien des centres de données de recherche, a d’ailleurs tenu en 2008 à Québec un colloque sur cette thématique, dans le cadre du 76e congrès de l’ACFAS. Celui-ci visait à informer les participants de ces nouvelles perspectives, tant du point de vue des problématiques abordées (pauvreté, discrimination, démolinguistique, transition démographique) que des méthodes utilisées (comme l’analyse spatiale), et à susciter les échanges autour des défis qu’elles soulèvent. Nous envisagions alors avec optimisme l’avenir de la recherche à partir des données des recensements canadiens et nous étions très loin de nous douter qu’à peine deux ans plus tard, la décision du gouvernement Harper modifierait drastiquement ce contexte.

Les articles de ce numéro sont issus de présentations faites lors du colloque organisé conjointement par l’Association des démographes du Québec et le CIQSS dans le cadre du 79e congrès de l’ACFAS tenu à Sherbrooke les 11 et 12 mai 2011, au moment même où avait lieu le recensement de 2011 ! L’objectif était de poursuivre la réflexion pluridisciplinaire sur les enjeux et défis scientifiques, sociaux et politiques des recensements amorcée lors de « la crise du recensement canadien », tout en élargissant le débat à d’autres contextes nationaux. Le colloque a connu un grand succès, comme en témoignent à la fois la richesse du programme, la qualité des présentations (dont les diapositives sont accessibles sur le site web du CIQSS) et le nombre élevé de participants.

La conférence d’ouverture donnée par Dominique Tabutin, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain et l’un des grands, et trop rares, spécialistes de la collecte des données en démographie, a bien posé le cadre dans lequel se sont inscrites les présentations : l’intérêt et les limites des alternatives au recensement traditionnel, le recensement comme instrument politique et le recensement comme instrument de connaissance des populations. Les articles présentés ici s’inscrivent tout à fait dans ces orientations.

L’intérêt et les limites des alternatives au recensement traditionnel

Dans leur article, Prévost et Lachapelle examinent et discutent les méthodes alternatives au recensement traditionnel et supputent dans quelle mesure leur implantation au Canada est envisageable. Prenant acte des défis auxquels est confronté le recensement traditionnel, ils passent en revue les solutions adoptées par plusieurs pays pour y faire face. Rappelant que deux contraintes majeures limitent les possibilités de modification du recensement canadien, soit l’absence d’un registre central de la population et l’obligation constitutionnelle de tenir un recensement décennal, les auteurs examinent les différentes options qui s’offrent à court et à moyen termes. À l’horizon 2016, la reconduction du modèle de 2011 leur semble l’option la plus probable, à condition que les résultats de l’Enquête nationale sur les ménages (ENM) s’avèrent de qualité satisfaisante. Ils considèrent en effet que le retour au statu quo ante est difficilement envisageable pour des raisons politiques. En revanche, bien qu’ils écartent l’hypothèse de l’annulation pure et simple du recensement de mi-décennie, ils l’estiment politiquement plausible… ce qui n’a rien de rassurant compte tenu de l’importance du facteur politique !

Le recensement comme instrument politique

Prenant le débat comme objet d’analyse, Beaud tente d’en tirer les principales leçons en le resituant dans le contexte plus large d’un nouveau « régime statistique canadien ». Pour lui, ce débat aura eu le mérite de lever un certain nombre de tabous entourant des questions délicates portant sur :

  • les liens entre recensement et citoyenneté ;

  • le caractère indispensable du recensement ;

  • la capacité des Canadiens à répondre aux questions du recensement ;

  • le partage des attributions entre ce qui touche au « contenu » (qu’est-ce que l’on doit mesurer ?) et ce qui concerne la méthodologie (comment doit-on le mesurer ?).

Pour Beaud, cette crise du recensement canadien aura bien illustré l’importance déterminante du facteur politique, étant donné les règles gouvernant le fonctionnement de Statistique Canada et le statut du statisticien en chef. Dans une conjoncture marquée par le populisme, le consensus des scientifiques sur l’utilité du recensement traditionnel n’a pas fait le poids !

Le recensement comme instrument de connaissance des populations

Les deux articles suivants illustrent bien le potentiel analytique des données de recensement. Abordant des problématiques semblables, l’hétérogénéité spatiale des formes familiales dans un cas, et la ségrégation des types de famille dans l’autre, Valdès et Pelletier tirent tous deux profit d’une des grandes forces de ce type de données, soit la finesse du découpage géographique qu’elles permettent.

Cherchant à vérifier s’il existe une hétérogénéité spatiale des formes familiales dans les régions françaises et espagnoles, Valdès utilise les données de la base IECM (Integrated European Census Microdata) développée par le centre de population de Minnesota et le centre d’études démographiques de Barcelone. L’objectif de cette base IECM est de rendre des données disponibles à tous les chercheurs afin de faciliter les comparaisons européennes dans le temps et dans l’espace. L’auteure souligne à cet égard que la remise en cause du recensement « classique » en Europe en raison de la lourdeur et des coûts de ce type d’opération, qui se traduit notamment par la réduction du nombre de questions et un espacement des passages, risque justement d’entraver la réalisation de recherches comparatives dans le temps et dans l’espace. La remise en question du recensement canadien entraîne les mêmes conséquences, comme vient d’ailleurs de nous le rappeler la récente mise en garde de Statistique Canada concernant la comparabilité des données linguistiques entre les recensements de la population : « Les utilisateurs de données sont invités à la prudence dans l’évaluation des tendances se rapportant à la langue maternelle et à la langue parlée à la maison lors de la comparaison des données du Recensement de 2011 aux données des recensements antérieurs[1]. »

S’appuyant sur le recensement de 2006 pour la région métropolitaine de Montréal, Pelletier tente de vérifier l’existence d’une forme très ciblée de ségrégation démographique, la ségrégation selon le type de famille, et d’en évaluer l’importance. Il constate l’existence d’une interaction importante entre l’appartenance ethnoculturelle et le type de famille et nous invite à considérer avec prudence les résultats de recherches qui n’en tiennent pas compte.

Le dernier article, écrit par Dillon et Joubert, illustre bien le travail rigoureux de critique des sources nécessaire pour exploiter le riche potentiel des microdonnées censitaires historiques. Ce travail était d’autant plus exigeant dans le cas du recensement de 1852, premier recensement nominatif canadien du 19e siècle, qu’un tiers des manuscrits a été perdu, notamment la majorité des données concernant Montréal. L’évaluation de la qualité des données restantes permet aux auteures de conclure que l’échantillon est représentatif à l’échelle provinciale, mais que l’analyse au niveau des sous-districts requerra beaucoup de prudence. La même prudence dont devront faire preuve les utilisateurs des données de l’ENM de 2011 ! Danielle Gauvreau avait bien résumé cette situation paradoxale dans sa présentation au colloque : « La sophistication des processus de collecte et des méthodes d’analyse fait généralement en sorte qu’il est plus facile d’étudier les populations contemporaines que celles du passé ; or on assistera sous peu à un renversement de situation imprévu, au moment même où un fructueux arrimage entre le passé et le présent semblait possible. »

Dans une note de recherche très pertinente tirée également d’une présentation faite au colloque, Christophe Bergouignan passe en revue les différents types de méthodes utilisées en matière de prospective démographique localisée, et examine la nature des données de recensement nécessaires à leur mise en oeuvre. L’auteur nous rappelle à juste titre que, dans les pays comme le Canada où l’information sur les populations locales s’appuie essentiellement sur les recensements, le moindre changement dans le questionnaire ou dans les principes de collecte peut avoir des conséquences importantes et inattendues « sur la capacité à répondre aux interrogations prospectives territoriales et donc sur la formulation de politiques publiques à l’échelle territoriale […] », ce que vient de nous confirmer la mise en garde de Statistique Canada quant à l’utilisation des données sur la langue du recensement de 2011.

Clôturant une année de mobilisation de la communauté scientifique contre la décision de supprimer le questionnaire long du recensement canadien de 2011, la tenue du colloque en mai 2011 offrait une occasion propice de nous interroger sur l’avenir des recensements. Alors que les conséquences de cette décision apparaissent de plus en plus clairement avec la diffusion des premiers résultats du recensement et des taux de réponse de l’ENM, la publication de ce numéro tombe à point pour approfondir la réflexion autour des enjeux liés à la place des recensements dans la production de l’information statistique.