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L’auteur est absent, mais son ombre encre chaque caractère [2].

« Trou de mémoire sera, lui aussi, une anamorphose, une série d’effets de perspective et de trompe-l’oeil. » Ce jugement sur le roman, émis par René Dionne en 1968, est suivi de près par un autre : « Trou de mémoire ne réussit qu’à dissimuler bien imparfaitement, malgré le fin drapé de sa prose et de sa composition en trompe-l’oeil, l’individu Hubert Aquin [3]. » Ces deux constats, qui veulent que l’anamorphose gouverne la forme du roman et que la figure de l’auteur y soit cachée, n’ont cessé de dominer la critique de Trou de mémoire depuis sa publication.

En effet, rares sont les lectures de Trou de mémoire qui passent sous silence le rôle de l’anamorphose, même si l’édition critique (second tirage) a fait remplacer la tête de mort en anamorphose qui figure sur la couverture originale par la tête de l’auteur mort, son front troué par un cercle vide… Cette singulière substitution-superposition nous rappelle que la publication de Trou de mémoire coïncide plus ou moins avec celle de « La mort de l’auteur » (1968) de Barthes [4], auquel Aquin lui-même fait écho dans « “La disparition élocutoire du poète” » :

Il est bien possible que, parce que je me suis insurgé contre la surprésence des écrivains, l’on me considère comme un spectre. Que répondre à cela ? Il est bien difficile de disparaître et que cela ne soit qu’élocutoire, je sais… Disparaître, c’est mourir un peu. Mais il ne me sied pas de mourir un peu [5]

Tout comme Barthes, Aquin attribue un rôle important au lecteur, l’écriture se désignant comme « lecture inversée » (« La disparition… » [M1, 243]), et pourtant, les références au lecteur sont presque toutes de nature autoréflexive : « En écrivant, j’imagine que je me lis… » (« La disparition… » [M1, 244-245]) ; « Quand j’écris, je pense au lecteur comme à la moitié de mon être… » (« La disparition… » [M1, 245]) ; « La littérature jaillit, pour ainsi dire, de cette union entre un écrivain et un lecteur » (« La disparition… » [M1, 245]). Bien qu’Hubert Aquin postule qu’un sens nouveau et unique puisse ressortir de chaque lecture d’un texte, il pose une question pertinente qui restera sans réponse dans le cours de l’essai : « L’écriture devenue désécriture, est-elle encore une lecture inversée ? N’est-ce pas plutôt une manifestation d’orgueil de l’écrivain confiné au désespoir dans son isolement social ? » (« La disparition… » [M1, 246]) Pour ce qui est de l’orgueil, nous ne proposons rien, mais pour ce qui est de la « désécriture » comme manifestation de l’écrivain, nous tenons à poursuivre cette piste en revenant sur la fonction de l’anamorphose dans Trou de mémoire. Nous allons, dans ce qui suit, interroger les correspondances entre la figure de l’anamorphose et la présence de l’auteur dans son oeuvre afin de cerner en quoi pourrait consister le rôle de cette perspective romanesque « curieuse » et quel serait son apport quant à la signification du roman.

Or ni la mort de l’auteur barthésienne ni celle de l’auteur de Trou de mémoire n’ont empêché ce dernier de s’imposer à l’esprit de ses lecteurs. Si, selon le credo structuraliste, l’auteur doit être exclu de la scène interprétative, Aquin y fait inlassablement retour, ne serait-ce que sous la force des allusions autobiographiques (reconnues à l’époque et commentées maintes fois depuis). Mais est-ce seulement à cause de ces « coïncidences fortuites » (qui « ne sauraient être complètement insignifiantes », comme dirait Olympe [TM, 4]) que les lecteurs d’Aquin semblent incapables d’opérer l’évacuation de l’auteur que les tenants du structuralisme et Aquin lui-même avaient préconisée ? En quoi la figure de l’anamorphose peut-elle nous expliquer la force d’attraction exercée par la personne de l’auteur dans ce cas précis ?

Un bref survol des principaux textes s’intéressant à l’incidence biographique dans la critique aquinienne ainsi qu’un examen de la fonction de l’anamorphose dans les arts visuels et dans Trou de mémoire nous permettra d’ouvrir une nouvelle perspective sur les rapports entre la figure de l’anamorphose et celle de l’auteur dans ce texte paradoxalement doté d’un surcroît d’auteurs dont les disparitions successives laissent un vide interprétatif que l’on ne semble pouvoir remplir que par le nom de l’auteur : « Comment se fait-il que la résolution de l’intrigue soit à ce point articulée à la question de l’identification de l’auteur ? » se demande en effet Gilles Bibeau [6].

Hubert Aquin, auteur de Trou de mémoire

Les articulations critiques des incidences biographiques dans l’oeuvre d’Aquin sont notables en ceci qu’elles vont à l’encontre des traditions majeures dans lesquelles s’inscrit la critique à l’époque de la publication des romans, et depuis. En dépit de l’essor du genre mémoriel, ou du « récit de soi » — auquel les oeuvres d’Aquin n’appartiennent pas de façon canonique —, la critique biographique n’a pas connu de renouveau qui justifierait l’intérêt pour la vie d’Aquin dans le contexte de ces fictions. Qu’il ait été un personnage dont le rayonnement précédait et dépassait l’oeuvre littéraire va de soi ; les circonstances de sa mort aidant, il a vite acquis une stature mythique que l’oeuvre littéraire seule ne semble pas expliquer. C’est dans « Prochain épisode : l’incidence autobiographique [7] » que Jacqueline Gourdeau a abordé en détail la problématique biographique. Tournée vers les métaphores de l’inconscient selon une analyse psychanalytique inspirée de Ronald David Laing, l’étude propose en conclusion que « l’auteur-narrateur ne renonce ni au déguisement du roman, ni au dévoilement autobiographique [8] ». Aussi éclairante qu’elle soit pour les éléments biographiques dévoilés, cette étude ne trace pas de nouvelle voie pour apprécier la présence auctoriale dans l’oeuvre, outre celle de l’analyse psychanalytique, approche qui s’éloignerait manifestement de la critique biographique tout en évoquant la présence de l’auteur réel. Dans le cas, par exemple, de l’analyse d’Anne Élaine Cliche [9], il n’est pas toujours clair (pour nous) si les allusions au « sujet scripteur » renvoient aux instances fictionnelles, à l’auteur réel ou encore à un concept (spécifique à l’oeuvre d’Aquin, ou général ?) — ou aux trois confondus. Proposant que « l’anamorphose explicitement présente dans Trou de mémoire travaille tous les romans d’Aquin [10] », elle lie l’anamorphose au dédoublement des personnages, autre constante aquinienne. L’anamorphose

est le lieu stratégique de la fictionnalisation jouée dans le transfert métaphorique qui boucle son mouvement circulaire et produit un retour de l’Autre-nom dans le corps du sujet scripteur dédoublé, lui signifiant ce qu’il rate précisément à nommer. En se renommant du nom des personnages de son histoire, le scripteur se dispose à recevoir l’Autre-nom qui revient de nommer le réel de sa mort ou de ce qui en tient lieu sous forme d’évanouissements spasmodiques violents ou de « disparition illocutoire [sic[11] ».

La critique littéraire n’ayant pas encore trouvé de voie pour renouveler l’analyse biographique, le refoulé biographique fait retour dans un nombre étonnant d’ouvrages qui « cherchent » Hubert Aquin sans se situer pour autant dans le genre de la critique littéraire : depuis le film documentaire de Jacques Godbout sont apparus Desafinado, Signé Hubert Aquin et HA ! [12], ainsi que d’autres ouvrages — mi-critiques, mi-biographiques, mi-essai, mi-fiction —, dont notamment Hubert Aquin blues [13] de Richard Dubois et Renaissances [14] de Guylaine Massoutre. Tout se passe comme si la pulsion biographique, bloquée dans son désir au niveau de l’analyse littéraire, resurgissait sous diverses formes moins sujettes aux présupposés et aux contraintes de l’analyse littéraire universitaire, qui a produit des textes hybrides originaux et curieux, mais non pas toujours convaincants. Et pourtant, ces ouvrages hybrides témoignent du « désir de l’auteur » d’une façon encore plus saillante que ne le fait notre propre tentative de lire Trou de mémoire à travers une grille « biolectographique [15] ».

Trou de mémoire, plus que tout autre roman d’Aquin, pose une énigme interprétative qui bouscule nos habitudes de lecture modernes, lesquelles, en dépit des bouleversements formels subis par les formes narratives au cours du dernier siècle, ont de la difficulté à se libérer de l’emprise de la figure de l’auteur implicite. La forme particulière de la narration dans Trou de mémoire exacerbe notre désir d’un « auteur » du fait que la thématisation de l’écriture va de pair avec la disparition de toutes les instances narratives capables, à l’intérieur de la fiction, d’assumer le rôle de « romancier fictif [16] » ou celui d’« écrivain imaginaire [17] ». En dépit du nombre d’écrivains fictifs qu’il met en scène, le récit opère « l’escamotage du scripteur [18] » qui aurait produit Trou de mémoire, texte qui est figuré très explicitement comme un roman écrit, c’est-à-dire comme le produit d’un personnage-auteur qui échappe à la figuration textuelle [19]. Comme le dit Léo-Paul Desaulniers :

Trou de mémoire décourage manifestement les maniaques de la recherche de l’auteur dans « son » livre. Impossible identification de Hubert Aquin avec le « héros fascinant de son roman », puisque tout le monde (ou presque : P. X. Magnant, l’éditeur, O. Ghezzo-Quénum, RR, etc.) réclame le privilège de dire je dans ce roman. Donc : qui parle [20] ?

Alors que dans Prochain épisode les indices d’une identification possible entre l’auteur et le narrateur-scripteur semblent parsemer le récit, Trou de mémoire s’éloigne quelque peu de la fiction autobiographique en ceci que « le héros » fait défaut. Si le personnage « principal » est P. X. Magnant (et maints détails révèlent que ce personnage serait inspiré du vécu de l’auteur réel), ce n’est que dans la mesure où il est l’auteur du meurtre déclencheur du drame et, ensuite, du texte (autobiographique ou romanesque ?) autour duquel tournent, inlassablement, les recherches éperdues de l’éditeur fictif et les expériences navrantes d’Olympe et de RR ; c’est également dans la mesure, bien sûr, où sa capacité de dédoublement lui fait occuper le rôle de l’éditeur fictif, Charles-Édouard Mullahy. Il manque donc à Trou de mémoire non seulement un « auteur implicite », mais aussi un centre narratif autoritaire, les deux absences n’en faisant qu’une dans l’esprit de certains lecteurs. Or, cette aporie explique sans doute la quête de l’auteur à laquelle faisait référence la question de Bibeau, ainsi que l’intérêt pour la personne d’Hubert Aquin dans l’analyse de son oeuvre ; elle est intimement liée, aussi, au rôle de l’anamorphose dans le roman, comme nous le verrons. L’anamorphose et le spectre de la mort qui lui est souvent associé figurent, nous l’avons dit, de façon prééminente dans l’analyse du roman. Celui-ci serait, selon Léo-Paul Desaulniers, « une manière de représentation anamorphique du discours romanesque » :

le célèbre « Mystère des deux Ambassadeurs » de Holbein, enfin, est là, dans les quelque vingt pages les plus extraordinaires de ce livre, pour rappeler que tout est trompe-l’oeil, avec la seule certitude épistémologiquement dernière : « la mort, figurée par l’anamorphose étrange d’un crâne.

p. 130, et voir la couverture du livre [21]

L’anamorphose comme clé de lecture

Les mentions de l’anamorphose dans les analyses de Trou de mémoire sont si nombreuses qu’il est impossible d’en rendre compte de façon exhaustive ici ; il suffira d’en mentionner les occurrences principales pour en indiquer la teneur générale. Patricia Smart est l’une des premières critiques à avoir consacré un ouvrage entier à l’oeuvre d’Aquin. Dans sa très lucide étude des deux premiers romans, qui demeure tout à fait actuelle, elle propose un isomorphisme généralisé, à la fois formel et thématique, entre le tableau de Holbein et Trou de mémoire :

comme le tableau de Holbein qui est au centre de Trou de mémoire, les romans d’Aquin exigent une distanciation de la part du lecteur. Leurs énigmes ne se résolvent que lorsque, ayant épuisé toutes les possibilités de signification unilatérale, il abandonne la tentative d’une lecture réaliste et se retire de l’oeuvre. C’est alors qu’il aperçoit, comme un artifice, une image, un chiffre du réel, dont la puissance dépend précisément de son écart avec la vie. Dans cette oeuvre qui détruit tour à tour chaque point de vue qu’adopte le lecteur, la seule perspective qui ne soit pas trompeuse est celle de l’auteur en train d’écrire. Une fois déchiffrée, l’oeuvre nous révèle en dernier lieu la présence souveraine de l’auteur, en lutte avec le réel par le moyen de l’écriture [22].

Cette hypothèse, qui correspond étroitement à la nôtre, marque les débuts d’une analyse de la figure qui va continuer à fasciner et à confondre les lecteurs du roman, tout comme elle confond le lecteur fictif qu’est l’éditeur aux prises avec cette « clé » romanesque insérée dans le manuscrit par la « faussaire » RR.

Dans son étude consacrée au dédoublement et à l’inspiration « baroque » de Trou de mémoire, Jean-Pierre Martel considère aussi que la figure de l’anamorphose est fondamentale, et adopte largement les analyses proposées par l’éditeur fictif pour expliquer sa fonction : il faut « redonner au roman sa véritable perspective, nous installer dans l’angle exact qui nous permettra de saisir en même temps tout le contenu de la “chambre obscure” » ; « il est d’ores et déjà évident que le roman ne reproduit qu’une anamorphose indéfiniment rallongée de la mort » ; « [d]ans les “Ambassadeurs” comme dans Trou de mémoire, le superficiel éblouissant capte tous les regards, jusqu’au moment où s’effectue enfin, à distance, le rétrécissement optique en diagonale. La mort, image baroque par excellence, y contamine alors tout [23] ».

Dans un article important intitulé « Hubert Aquin et le mystère de l’anamorphose », sur lequel nous reviendrons, Sylvia Söderlind fait de cette figure « le principe générateur formel aussi bien que symbolique du texte [24] » ; elle propose une analyse astucieuse qui décode l’onomastique des personnages fictifs pour y révéler un système de référence aux personnages historiques. La fiction cacherait donc une référentialité réelle, tandis que les notes, apparemment axées sur le réel extrafictif, sont le lieu du reflet de la fiction, le « miroir » dans lequel la fiction anamorphique se redresse :

Le cadre référentiel [c.-à-d. les notes marginales] se montre illusoire et, plutôt que de tendre un miroir au monde, le discours marginal se replie vers l’intérieur du texte, renversant son orientation référentielle tandis que les noms propres par leur référentialité opèrent le renversement opposé. Il y a également inversion de la hiérarchie générique conventionnelle ; plutôt que d’être secondaire par rapport au texte commenté, le discours marginal est aussi nécessaire pour la lecture du roman que l’est le miroir sur la couverture du livre pour le redressement de l’anamorphose. Et tout comme l’auteur se « tue » en inscrivant son nom dans cette image de la mort, le scripteur se meurt dans son récit pour ressusciter comme un autre vu par le miroir du discours marginal [25].

Par ailleurs, dans une perspective sociocritique qui fait appel non seulement à Bakhtine, mais également à Bourdieu, à Deleuze et à Guattari, Pierrette Malcuzinski voit dans Trou de mémoire « une oeuvre où l’Histoire, même si elle est constamment présente, ne s’inscrit que de biais, obliquement, délibérément transformée, et en un mot : anamorphosée [26] » :

Il n’est pas non plus uniquement du pur hasard que l’anamorphose signifie une lecture anoptique — du bas vers le haut —, en opposition fondamentale à la vision carnavalesque, lecture catoptique qui cherche à englober à la fois le « bas » et le « haut ». La superimposition des deux procédés dans Trou de mémoire opère une espèce d’anamorphosisation carnavalisante si l’on peut dire ainsi, et dont il convient de resituer l’historicité en termes du problème de circulation culturelle [27].

Selon l’une des conclusions de cet article complexe, une série de redoublements fait en sorte que la référence historique dans Trou de mémoire est révélée par une lecture « anachronique » (ou anamorphique) du récit, dont la fin correspondrait aux débuts de la Révolution tranquille et le début, qui met en scène « l’explosion de violence meurtrière » de Magnant, renverrait à la violence croissante qui, à partir de 1966, mènera à la crise d’Octobre [28].

L’étude de Jacques Cardinal se situe aussi dans une optique historique, celle de la colonisation. D’inspiration à la fois derridienne et psychanalytique, l’essai met l’anamorphose en relation avec la scène qui « structure le désir du colonisé dans l’histoire [29] » ; le tableau des Ambassadeurs rappelle

le procès de la représentation du pouvoir et de l’identité. Dans la vanité du savoir et du pouvoir, la mort place le sujet là où s’abîme la pérennité de la chaîne symbolique : nation-territoire-savoir-sujet. Tache aveugle du pouvoir, le crâne anamorphotique ouvre la représentation sur l’irreprésentable, et les Ambassadeurs posent leurs pieds sur un dallage funéraire [30].

Pierre-Yves Mocquais, pour sa part, est d’accord pour trouver « une correspondance entre le texte et le tableau des “Ambassadeurs” […] car cette correspondance permet d’expliquer la composition de Trou de mémoire et d’en dégager la cohérence [31] ». Même s’il faut s’éloigner des termes précis de l’analyse proposée par l’éditeur fictif dans le roman (analyse qui serait une fausse piste), il demeure que le tableau et le roman mettent tous les deux en scène l’opposition vie/mort ; en outre, « de même que l’anamorphose flotte au milieu du tableau de Holbein avant même que sa signification n’en soit perçue, de même le malaise et le déséquilibre qui vont par la suite envahir tout le texte sont déjà en instance dans la composition du roman [32] ».

Dans ma propre analyse de l’anamorphose, je suggère que la destruction de la logique narrative dans Trou de mémoire serait irréductible et « ne saurait participer à la logique du redressement suggérée par l’analogie avec l’anamorphose » qui constituerait elle-même « un trompe-l’oeil [33] ». L’anamorphose serait davantage un « modèle du présupposé romanesque qui préconise la cohérence comme nécessaire à la structure et à la signification romanesques [34] ». Janet Paterson abonde dans ce sens : l’anamorphose, au lieu de fournir une voie vers la synthèse des contradictions, genre d’interprétation « qui est à la recherche d’un principe d’unité [35] », figurerait plutôt la décomposition. En effet, « l’anamorphose produirait une rupture, non seulement radicale, mais en fait irrécupérable à l’intérieur d’un système totalisant […]. [L]’anamorphose dirait l’impossibilité de concilier les effets de sens dans une unité cohérente [36] ».

Il suffit de dire que la figure de l’anamorphose est incontournable et, qu’elle soit située au centre ou en marge de l’analyse, que son importance refléterait celle qui lui est accordée par l’éditeur et RR. Se posant comme « clé de lecture » du roman — clé considérée tantôt comme légitime, tantôt comme autre fait du « trompe-l’oeil » — sa prépondérance demeure. Les analyses, aussi différentes qu’elles puissent être, révèlent que l’anamorphose est porteuse d’une série d’oppositions complémentaires dont seule la prise en compte simultanée peut contribuer à une « bonne » appréhension de sa signification. Parmi elles, on note de façon non exhaustive : l’apparent et le vrai ; le visible et l’invisible ; la vérité et le mensonge ; le droit et l’oblique ; le cohérent et l’incohérent ; l’unique et le multiple ; le producteur et le récepteur ; le baroque et le classique ; la raison et la déraison ; et, surtout, la vie et la mort. Cette liste pourrait encore s’allonger…

L’anamorphose de l’auteur

L’association entre la forme anamorphique en arts visuels et la forte présence d’un auteur, manipulateur non seulement du sens à tirer de l’image mais du spectateur soumis à son autorité, n’est pas nouvelle. Déjà en 1569, Daniel Barbaro explique que « si l’oeil de celui qui voit [l’anamorphose] n’est pas placé au point déterminé il apparaît tout autre chose que ce qui est peint mais, regardé ensuite de son point de vue, le sujet se révèle selon l’intention du peintre [37] ». Et pourtant, l’anamorphose est souvent comprise comme une figure résolument tournée vers l’activité interprétative du lecteur-spectateur, les oeuvres qui l’exploitent apparaissant comme autant d’« oeuvres ouvertes » en ce sens que la « bonne » perception de l’image totale et de son sens demande la participation du spectateur [38]. Or, dans la mesure où l’anamorphose pose un dilemme qui exige une multiplicité de perspectives, voire une schizophrénie perceptuelle, elle révèle la présence d’une intention auctoriale à l’origine du sens. À l’inverse de maintes autres formes artistiques — que leur « signification » paraisse opaque ou transparente — et contrairement à ce que propose Eco, l’anamorphose pose une énigme herméneutique située aux antipodes de la logique de « l’oeuvre ouverte » : la clé du sens est cachée, mais ouvertement, se dérobant au spectateur et affichant sa présence insolite en même temps. Qui ne déchiffre pas la « figure cachée » a raté sa lecture ; qui la déchiffre a perdu sa liberté interprétative : l’auteur lui impose le sens final qu’il est seul à déterminer. L’anamorphose figure l’inscription à même l’oeuvre de la présence de l’auteur et de son intention. Cette analyse, qui rappelle « la présence souveraine de l’auteur » de Smart, correspond à celle de Linda Hutcheon qui a déjà identifié l’emprise de l’auteur sur la construction du sens à laquelle « participe » le spectateur. Devant l’anamorphose,

one is maneuvred by the work into a “proper” enunciatory position, the position from which to perceive the paradoxically hidden but perceptible structure of meaning placed there with great effort in the process of the work’s production, a production that is often thematized in the text itself [39].

Sylvia Söderlind prolonge l’analyse de Hutcheon en soulignant chez cette dernière une réticence quant à la notion d’intentionnalité auctoriale : pour Hutcheon, il y aurait deux types de textes postmodernes, dont seul serait véritablement postmoderne celui où la manipulation ouverte et consciente du narrateur-auteur fictif empêche le redressement final de l’image cachée et renonce implicitement en même temps au contrôle herméneutique qu’il semblait exercer sur le lecteur. Söderlind résiste toutefois à cette explication et opte pour une théorie de l’intentionnalité auctoriale, car si « the restoration of form is impeded to the point of being impossible, the text no longer qualifies as anamorphic. Because of its artificiality and rigour, anamorphic distortion can always be reconstructed by a viewer, or reader, who assumes the right stance [40] ». Dans son analyse de Trou de mémoire, Söderlind suggère de lire le texte à travers ses marges, renversant ainsi la hiérarchie de la lecture normale et révélant les notes marginales comme étant « a carefully constructed mirror which eventually restores the text and resurrects its author as a central and controlling presence [41] ». Elle insiste sur la fonction de l’auteur dans les narrations dites « postmodernes » où il jouerait le rôle de Dieu [42]. Le jeu en question n’est donc pas celui de la liberté des signifiants entraînant celle du lecteur, fort prisée dans la pensée postmoderne, mais un jeu hautement conventionnel et soumis aux règles de son auteur qui, lui, dirige le regard du lecteur et affirme sa présence en imposant une paternité presque divine sur l’objet de sa création. Comme le dit Söderlind de façon décisive : « The anamorphic artwork is thus inherently coercive and manipulative [43]. » En dépit de leurs positions en partie divergentes, Hutcheon et Söderlind partagent, quant à l’analyse du rôle de l’auteur dans l’anamorphose, la conviction de sa présence manipulatrice et incontournable.

La lecture que propose Söderlind souligne un autre élément important de l’anamorphose, à savoir le lien entre la forme anamorphique et la mort, non seulement dans l’histoire des arts visuels, mais dans le cas particulier de l’oeuvre d’Aquin. L’anamorphose, explique Fernand Hallyn, est souvent associée au « momento mori », car « l’anamorphose est à la représentation en perspective “légitime” ce que la mort est à la vie, un principe de décomposition [44] ». Et, comme Söderlind le suggère, il s’agit, dans le cas d’Aquin, d’une mise à mort de l’auteur lui-même, mais une mort rachetée par sa « résurrection » dans le corps de son texte.

Nous proposons de suivre la voie ouverte par Hutcheon et Söderlind, mais en faisant porter notre réflexion sur la présence de l’auteur dans le texte, présence signalée premièrement par l’usage même de la figure de l’anamorphose et, ensuite, par le rapport de celle-ci avec l’évocation de la mort, doublement présente dans Trou de mémoire. Le crâne figuré en anamorphose dans les Ambassadeurs de Holbein, qui est la clé de l’interprétation du tableau, est repris sur la couverture originale de Trou de mémoire. Chaque crâne (bien que celui de la couverture ait maintenant disparu) annonce la mort comme élément central de l’oeuvre. Il ne s’agit pas seulement du meurtre de Joan, l’amante de P. X. Magnant, mais bien de la mort — littérale ou figurative — de l’ensemble des narrateurs-scripteurs à l’origine des multiples discours qui forment le roman et dont les disparitions successives soulèvent la question centrale de l’exégèse critique : qui est l’auteur de Trou de mémoire ? — ou, pour reprendre la question de Gilles Bibeau : « Comment se fait-il que la résolution de l’intrigue soit à ce point articulée à la question de l’identification de l’auteur ? »

Que l’anamorphose comme clé de lecture de Trou de mémoire n’ait pas réussi à résoudre tous les mystères de l’oeuvre ne fait que renforcer sa signification fondamentale, celle de révéler, derrière les perspectives multiples du texte, la présence singulière de son auteur.

L’anamorphose et le mensonge autoréférentiel

En trompant, par ses apparences illusoires, la perception immédiate du sens, l’anamorphose, comme d’ailleurs la perspective elle-même, a toujours été associée au mensonge. Selon Baltrusaitis, dont Aquin s’est inspiré : « La perspective n’est pas un instrument des représentations exactes, mais un mensonge » ; les choses, en d’autres mots, « semblent être autrement qu’elles ne sont [45] ». Cependant, l’anamorphose est à la fois le mensonge et son dévoilement ; sa duplicité, liée à sa nature performative et autoréflexive, a mené certains théoriciens, tel Jean-François Lyotard, à y voir une critique implicite du statut de l’oeuvre d’art ainsi qu’un commentaire sur son mode de signification : « La fonction critique de l’anamorphose par rapport à la représentation est certaine. […] Ce qui est remarquable dans l’anamorphose, c’est qu’elle est une critique par le représentant, et non par le représenté » ; « Par l’injection d’un autre espace, l’illustration se montre comme illustration, elle s’auto-illustre [46]… » Or il est patent que parmi les significations de l’anamorphose dans Trou de mémoire figurent à la fois les thèmes formels du mensonge et de l’autoréférence. Mis en scène à travers tout le roman, le mensonge joue un rôle à la fois diégétique et thématique par le biais des discours contradictoires des narrateurs ; quant à l’autoréférentialité qui détruit l’illusion de la réalité et de la vraisemblance dans le roman, elle n’a plus à être montrée. Clé de lecture, la figure de l’anamorphose nous semble fonctionner non pas comme clé du sens du roman (comme le voudrait l’éditeur fictif, et après lui, certains exégètes), mais plutôt comme clé de son fonctionnement : si le roman, tout comme l’anamorphose, exige la participation du lecteur pour en dévoiler le sens, celui-ci n’est pas de l’ordre du contenu des signes (vanitas vanitatum, par exemple, comme dans le tableau de Holbein), mais plutôt de l’ordre du processus de leur signification. Si la participation du lecteur est déjà un élément de ce processus, ce qui est remarquable est la performativité de cette stratégie : sous l’illusion de la référence au réel, le texte anamorphique, tout comme le tableau, se réfère surtout à sa propre construction mensongère et, avec elle, à la nature et à la fonction de la représentation littéraire, ou artistique en général. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le texte et le tableau sont vides de sens, mais plutôt que la signification anamorphique transcende la portée référentielle des signes qui la composent.

Si Lyotard postule surtout l’autoréférentialité de l’anamorphose, Barthes, pour sa part, tire sa signification du côté du lecteur : l’anamorphose chez lui est la métaphore non pas de l’oeuvre, mais du discours critique qui serait une

anamorphose [que le critique] imprime à l’oeuvre (et à laquelle personne au monde n’a le pouvoir de se soustraire) et [qui est] guidée par les contraintes formelles du sens : on ne fait pas du sens n’importe comment […] : la sanction du critique, ce n’est pas le sens de l’oeuvre, c’est le sens de ce qu’il en dit [47].

Dans son analyse de la création du sens poétique, Michael Riffaterre utilise la métaphore de l’anamorphose pour décrire le fonctionnement du poème, qui consiste à transformer au cours de la lecture son « dire » en son « vouloir dire ». À mi-chemin entre une structure textuelle et une production lectorale,

[la] fonction de l’anamorphose, c’est que cette correction soudaine qui change les priorités textuelles en fin de lecture est elle-même l’icône de la catachrèse : le discours poétique est tromperie, détour, anéantissement du référentiel non verbal, discours de l’altérité. Le poète — Victor Hugo l’a dit de lui-même — est celui qui pense à autre chose [48].

Même si c’est en faisant un détour par Hugo, la mention du « poète » sous la plume de Riffaterre, poéticien résolument structuraliste, est révélatrice de la présence de l’auteur comme source et garant de la « pensée » du poème. Cette « autre chose » à laquelle pense « le poète », on n’a pas à chercher longtemps pour découvrir qu’il s’agit, dans le cas d’Aquin, non seulement de la mort, mais de sa propre disparition sous le couvert du mensonge que figure la mort de Joan, et plus pertinemment de celle de tous les narrateurs-scripteurs du roman anamorphique.

Les éléments clés qui se dégagent de l’ensemble des analyses de l’anamorphose sont : 1) la participation active du spectateur-lecteur qui est tenu de se déplacer pour apercevoir l’image cachée ; 2) l’autoréférentialité fondamentale de la figure et sa destruction de l’illusoire cohérence (du mensonge) de l’oeuvre ; 3) son rapport avec la mort ; 4) le contrôle exercé par le créateur quant à la « bonne position » à prendre, qui fait de l’anamorphose le contraire de « l’oeuvre ouverte ». Non seulement le spectateur-lecteur est-il obligé d’y porter un regard oblique, mais le sens qui ressort de ce changement de perspective est — si l’on suit l’exemple des Ambassadeurs — incontournable et singulier.

Dans cette optique, il importe de revenir sur les fonctions possibles de l’anamorphose dans Trou de mémoire puisque, bien que toutes les fonctions proposées jusqu’ici soient sans doute valables, aucune n’a vraiment pu tirer au clair le rôle de l’anamorphose dans le texte. La notion de redressement du sens par une perspective autre semble fertile, mais la perspective précise à adopter demeure de l’ordre de la métaphore en ceci que le texte n’est pas un tableau et que le « changement de point de vue » du lecteur doit rester hypothétique, voire métaphorique, et finalement sans incidence véritablement démontrable sur la lecture ou la compréhension du texte. Encore faut-il, comme je viens de le suggérer, adhérer aux conventions de cohérence et de « sens caché » pour valider l’opération du redressement anamorphique.

Nous voudrions proposer, dans la lignée des analyses de Hutcheon et de Söderlind, que la signification première de l’anamorphose est celle de l’inscription de l’auteur réel dans le texte et ensuite du contrôle qu’il finit par exercer sur la liberté interprétative du lecteur. Nous savons qu’Hubert Aquin aimait « jouer avec son lecteur » et qu’il visait même à lui infliger une certaine violence. Tout comme dans le récit policier, autre modèle formel (quoique détourné) de Trou de mémoire, si le lecteur est invité à chercher le coupable en même temps que le détective, il n’est pas invité à découvrir une solution à l’énigme qui ne soit pas programmée d’avance par l’auteur et découverte ensuite par son homologue fictif. Le modèle du roman policier est pertinent dans le contexte de l’anamorphose, car chaque forme préconise une seule bonne interprétation, celle qui est inscrite par l’auteur. Nous sommes loin de la liberté interprétative du « mes vers ont le sens qu’on leur prête » verlainien. Le paradoxe de l’anamorphose, et de son usage dans le cas précis de Trou de mémoire, est d’abord qu’elle présuppose l’existence d’une « bonne interprétation » qui ne serait nulle autre que celle qui est souhaitée par l’auteur, et, ensuite, que cette signification est cachée (ouvertement) au lecteur qui, lui, est privé d’indications précises quant à la bonne position à prendre pour déchiffrer l’énigme de cette « figure cachée » (TM, 153). Condamné à croire qu’il y a une clé, le lecteur est de ce fait soumis à l’autorité de l’auteur dans son activité interprétative.

La « figure cachée » rappelle bien sûr la nouvelle de Henry James, The Figure in the Carpet [49], où un auteur meurt sans livrer le sens de son oeuvre aux adeptes obsédés qui passent leur vie à chercher ce qui, pour le lecteur réel, apparaît clairement comme une feinte de l’auteur répondant à l’insistance même de ses lecteurs qui réclament un « sens caché » à découvrir [50]. Celui-ci ne sera jamais révélé, et la conclusion semble être que l’on perd son temps à chercher ce que l’auteur aurait voulu dire ; mais ce sens caché existe-t-il vraiment ? Tout comme c’est le cas dans la nouvelle, plusieurs commentaires d’Aquin nous invitent à douter de l’existence d’un « sens caché » dans ses écrits [51]. C’est la croyance en un sens caché qui est fatale pour la liberté interprétative du lecteur. Comme le dit Compagnon dans une brève analyse de la nouvelle :

Personne ne parle d’image de l’auteur, mais d’un motif secret qui unifie son oeuvre, et tous ceux qui touchent à ce motif meurent successivement. Une fois conscient de l’existence de ce motif, le jeune critique ne peut plus lire Vereker comme avant ; il est dès lors condamné à rechercher cette figure qui le fuit et l’empêche de lire librement [52].

S’agissant d’Aquin, qui aime jouer avec son lecteur, le « sens » paradoxal que cacherait l’anamorphose dans Trou de mémoire serait à la fois que l’auteur tient les ficelles du lecteur-marionnette qui ne peut que tournoyer suivant ses manipulations, et qu’il n’y a en fin de compte aucun « sens caché » à découvrir, le « redressement » du texte ne pouvant avoir lieu. Pour reprendre la formule de l’éditeur qui tente de déchiffrer l’énigme : « Comme le tapis oriental du tableau, la prose du récit est sans profondeur mais non sans pli. » (TM, 167). Et tout comme le cryptogramme dans Prochain épisode — fausse piste qui n’aboutit à aucune signification cachée, ni pour les personnages, ni pour le lecteur, sinon celle d’être une mise en abyme du roman indéchiffrable —, l’anamorphose dans Trou de mémoire ne figure pas autre chose que la présence en perspective ralentie, violente ou dépravée de l’auteur même de l’oeuvre, ainsi que sa disparition derrière le tissu de signes qui constituent le texte, voile qui ne cache aucune vérité « profonde ». À la fois présence incontournable et énigme indéchiffrable, le spectre de l’auteur et de sa mort anime le texte anamorphique comme sa source et son terme ; comme le dit l’éditeur fictif, lui-même spectre ou revenant car il est déjà mort « en écrivain » (TM, 137) : « Le piège optique, dans “Les Ambassadeurs”, ne fait que reproduire dans le domaine artistique le piège inhérent à la création elle-même. » (TM, 159). Mais quel est ce piège ? C’est, nous le croyons, la quête de la « vérité cachée » et la croyance en un sens — qu’il soit immanent ou transcendant — que le regard astucieux du lecteur bien positionné puisse capter. Dans L’image dans le tapis, le lecteur obnubilé par le fantôme d’un sens caché — sens enseveli avec l’auteur disparu — est décrit comme la « victime d’un désir inassouvi [53] ». Or ce désir est aussi désir de l’auteur, désir qu’Hubert Aquin refuse d’assouvir, tout en s’imposant à notre esprit comme l’auteur de l’énigme que demeure, pour nous, Trou de mémoire. Comme le dit Antoine Compagnon au sujet du mystère de L’image dans le tapis : « La quête du secret ne doit jamais se terminer car elle constitue le secret lui-même [54]. »