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Bien qu’elle soit la doyenne[1] des revues francophones du Canada consacrées à la création littéraire, la revue Estuaire n’a suscité aucune étude d’importance. De fait, ses quelque 35 années d’existence n’ont donné lieu à aucun article de nature historique, comme si sa présence dans le contexte culturel et social québécois était de peu d’intérêt pour les chercheurs. Force est d’admettre que ses positions esthétiques et idéologiques restent timides en regard, par exemple, de celles qui sont affichées au sein du champ poétique québécois[2] par La Barre du jour devenue La Nouvelle Barre du jour. Tandis que cette dernière milite pour un formalisme théorique qui prend ses distances par rapport au discours indépendantiste, elle se consacre en même temps à une « relecture tout à fait originale du corpus de la littérature québécoise, rééditant certains textes perdus, inédits ou oubliés […][3] ». Inspiré par la revue française Tel quel, le périodique québécois fait la promotion d’un discours critique selon des présupposés structuralistes tout en défendant, dans sa pratique, « une manière d’écrire qui fait apparaître au grand jour les rouages du texte[4] ». C’est aussi au cours de cette décennie, en 1968, que les frères François et Marcel Hébert fondent la revue LesHerbes rouges, dont les pages sont consacrées exclusivement à la publication de textes de création en poésie. Bien qu’ils fassent concurrence à la Barre du jour / Nouvelle barre du jour, les textes publiés ne sont accompagnés d’aucune prise de position éditoriale et les commentaires critiques en sont pratiquement absents. La parution à Québec de la revue Estuaire, en 1976, offre un contraste frappant avec la place qu’occupent les deux principales représentantes de ce qu’on désigne habituellement comme les nouvelles écritures. La timidité de son discours éditorial de même que le caractère éclectique des textes qu’elle fait paraître explique sans doute en partie le peu d’importance que l’histoire littéraire lui a accordée jusqu’à maintenant. De sorte que les questions qui sont habituellement soulevées quand il s’agit d’analyser l’espace et le rôle institutionnel tenu par la revue trouvent plus difficilement réponse :

L’ensemble des revues à un moment donné constitue un espace de débat, un tremplin pour de nouvelles idées, de nouvelles façons d’interpréter le monde et par conséquent d’agir sur lui : un espace public. En ce sens, fonder une revue est l’acte intellectuel par excellence. Quel est ce Nous qui prend la parole dans une revue? Comment se définit-il, par rapport à quel milieu : société globale, monde politique, champ intellectuel ou artistique? À ces questions générales, d’autres interrogations se greffent. Pourquoi prendre la parole à ce moment précis? Quel est le public visé? Comment se situe cette prise de parole par rapport à d’autres types d’action?[5]

Par exemple, bien que la revue réserve un espace au discours éditorial, ce dernier n’a suscité nulle controverse ni échanges autour d’une esthétique marquante. Contrairement aux responsables des revues précitées, les animateurs de la revue ne se positionnent pas contre la génération qui les précède et n’entretiennent nulle velléité polémique à l’égard de celles-ci. Or, cette « mollesse » nous apparaît hautement significative du territoire que la revue de Québec veut conquérir dans le champ restreint de la poésie, au cours de la seconde moitié des années 1970. Ouverte à toutes les formes de poésie dans un souci d’offrir un lieu exempt d’étiquette, Estuaire doit sans doute son peu de visibilité auprès des instances de légitimation universitaires du fait que son existence n’a pas remis en cause un espace, entre autres celui revendiqué par les nouvelles écritures. Par exemple, l’Histoire de la littérature québécoise lui consacre quelques lignes uniquement pour signaler le nom de ses fondateurs, alors que Lucie Robert n’en souffle mot dans son panorama pourtant exhaustif[6]. Seule Lise Gauvin lui accorde quelques lignes dans sa revue des périodiques littéraires.[7] On s’étonnera enfin que la revue ne soit pas mentionnée dans l’introduction du Dictionnaire des oeuvres littéraires au Québec[8].

Au demeurant, il faut tenir compte de l’intérêt relativement récent des chercheurs pour la place des revues au sein du champ littéraire, d’une part, et comme forme littéraire, d’autre part. Comme l’affirme Olivier Corpet, même si « l’importance des revues est généralement reconnue », elles sont rarement étudiées : « le monde des revues constitue un champ de recherches et de réflexions encore largement inexploré[9]. » Quinze ans plus tard, Anne-Rachel Hermetet admet qu’un nombre croissant d’études ont été publiées sur les périodiques, sans que les revues littéraires constituent des objets d’analyse dignes d’attention :

Les revues ont été, en effet, abondamment étudiées dans les deux dernières décennies comme lieux de sociabilité intellectuelle; les analyses portent toutefois davantage sur des périodiques politiques ou philosophiques que sur des revues littéraires ou, quand elles envisagent ces dernières, les abordent sous l’angle de l’idéologie plus que de l’esthétique[10].

Voilà un motif qu’on pourrait invoquer pour expliquer la quasi-absence d’études portant sur la revue Estuaire, y compris dans l’histoire littéraire et de l’édition littéraire en particulier : étant très peu portée sur le discours idéologique et n’ayant pas pour ambition de proposer une nouvelle forme d’écriture poétique, la revue est passée presque inaperçue aux yeux des chercheurs. Or, nous croyons qu’Estuaire offre elle aussi un profil qui mérite d’être étudié, si l’on considère comme Hermetet que :

Toute étude de réception s’appuyant sur les revues littéraires ne peut faire l’économie d’une sociologie des périodiques et de leurs collaborateurs, car les uns et les autres sont directement impliqués dans les jeux de pouvoirs et des relations dont le discours littéraire ne peut s’abstraire complètement[11].

L’histoire de cette revue révèle à nos yeux des mécanismes de légitimation qui sont atypiques par rapports à ceux qu’on attribue généralement aux revues d’avant-garde et qui sont pour cette raison moins prévisibles parce que l’idée de lutte, en elle-même, est pour ainsi dire occultée dans le discours privilégié par ses acteurs. Notre étude propose donc un parcours diachronique de la revue à travers les principales étapes de son évolution, principalement au moment où Jean Royer en assume la direction. Nous aborderons par la même occasion la composition de la revue à ses débuts, à travers sa présentation matérielle, la forme ainsi que la répartition des textes. Enfin, nous analyserons plus particulièrement le discours éditorial qui s’est modifié selon les principaux changements de garde qui ont suivi le départ de Royer.

La fondation d’Estuaire

La naissance de cette revue au milieu des années 1970 a été préparée par un réseau d’acteurs déjà pleinement engagés dans la défense de la culture et, notamment, dans la promotion de spectacles de poésie et de chansons. Depuis longtemps, aussi loin qu’à l’époque de l’École patriotique de Québec (1860), la capitale nationale n’est plus un foyer important de diffusion de la littérature et, en particulier, de la poésie. Rares sont les périodiques qui sont publiés à Québec dans la seconde moitié du xxe siècle. Si on exclut les revues culturelles et savantes, il n’en reste qu’une poignée, aujourd’hui à peu près inconnues : Émourie (1953-1965); La Tourmente (1965-1967); Poésie (1966-1979); Ratures (mars 1967); Inédits (1971)[12]. La relative vitalité éditoriale de Québec, au cours des deux décennies qui précèdent Estuaire, est principalement due à Gilles Vigneault, poète, chansonnier, éditeur et fondateur de la revue Émourie. Plusieurs des futurs membres d’Estuaire collaborent à divers degrés aux Éditions de l’Arc[13], fondées par Vigneault. Outre le fait que ce dernier avait créé un lieu qui assurait la diffusion de ses propres textes, il a aussi encouragé la publication de poètes de la région de Québec, comme Pierre Morency et Jean Royer. Le premier a publié trois recueils aux Éditions de L’Arc, qui lui ont valu rapidement une renommée : Poèmes de la froide merveille de vivre (1967), Poèmes de la vie déliée (1968) et Au nord constamment de l’amour (1970)[14]. Quant à Royer, après avoir cofondé Les Éditions de l’Aile, il a publié aux Éditions de l’Arc (Nos corps habitables, en 1969) et aux Nouvelles Éditions de l’Arc (La parole habitable. La parole me vient de ton corps, suivi de Nos corps habitables : Poèmes 1969-1973, en 1974). Enfin, Claude Fleury, le futur responsable de la maquette d’Estuaire, est le concepteur graphique des ouvrages de la maison de Vigneault.

La fréquentation entre Morency et Royer en 1967[15] débouche sur une amitié qui suscitera plusieurs projets de collaboration. Ils se croisent souvent au bar-café Le Chantauteuil, devenu le point de rencontre des écrivains et des artistes de Québec. Au début de 1969, plusieurs écrivains et artistes se réunissent déjà chez Royer, rue Saint-Louis, dans le but de fonder une revue littéraire :

Je me souviens, au début de 1969, nous nous réunissions chez-moi (sic), poètes, romanciers et auteurs de théâtre, dans l’intention de fonder une revue littéraire. Aussi, nous nous retrouvions souvent au Chantauteuil, le temps de plusieurs bières et d’interminables discussions avec nos amis peintres, comédiens et poètes. Parfois, nous allions à Montréal nourrir notre enthousiasme au contact de Gaston Miron. À Québec, nous avions aussi l’amitié de Gilles Vigneault, Claude Fleury, Gatien Lapointe et Claude Haeffely[16]

À l’instar des Éditions de l’Hexagone qui ont cherché à sortir les poètes de leur isolement et ont voulu affirmer la place de la poésie québécoise comme expression d’une collectivité[17], le groupe d’amis désire aller à la rencontre de la population de la ville en amenant la poésie sur la place publique, en l’affichant, littéralement parlant, comme en témoignent entre autres les initiatives de Morency et de Jacques Garneau[18]. La boîte à chansons du Chantauteuil, une des dernières du genre, accueille alors les plus grands noms de la chanson québécoise et fournit l’occasion aux poètes de faire entendre leur voix sur la place publique. Pierre Bertrand, lui-même poète et chansonnier, invite Garneau et Morency à organiser les premières soirées de poésie au Chantauteuil où, à partir du 23 avril 1969, les poètes de la capitale participent à des récitals. Selon Royer,

[à] peu près tous les poètes de Québec ont participé à ces soirées : Suzanne Paradis, Marie Laberge, Robert Tremblay, Raymond Bouchard, Jacques Rancourt, Louis Royer, André Ricard, Jean Barbeau et d’autres, en plus de Bertrand, Morency, Garneau et moi. Nous avons aussi accueilli Rina Lasnier, Gilbert Langevin, Sylvain Lelièvre et Raoul Duguay[19].

Ceux qui s’y retrouvent le plus souvent seront appelés « Poètes sur parole », selon l’expression créée par Royer qui reflète « le besoin du pays de faire éclater sa parole[20] ». Les mercredis, vendredis et samedis soir, les jeunes artistes viennent satisfaire le goût du public pour la lecture de poèmes. Après une première série de 20 récitals, Bertrand cesse d’animer ces soirées et est relayé par Royer, à l’automne 1969, qui amorce une seconde série des « Poètes sur parole » tout en encourageant de nouveaux poètes à se joindre au spectacle. Rapidement, le groupe est invité à se produire dans d’autres boîtes à chansons, dans les cégeps ou les universités. Des organismes de divertissement populaire, comme le Carnaval d’hiver de Québec et le Festival d’été, vont inscrire le groupe des « Poètes sur parole » dans leur programmation au début de 1970. Certains de ses membres produisent un spectacle pour la scène de l’Institut canadien, lequel va déboucher sur la création de la revue Inédits (1970-1971), dont la conception matérielle est sous la responsabilité de Fleury[21]. La revue, tirée à 800 exemplaires, fait paraître six numéros et est vendue de main à main au prix de 25 cents[22]. Fleury avait participé l’année précédente à la création du Théâtre quotidien de Québec avec Jean Barbeau, Dorothée Berryman et Marc Legault. Au printemps 1971, la banque de textes s’épuise et les « Poètes sur parole » se résignent à cesser leurs soirées d’animation. La chanson et le spectacle improvisé finissent par remplacer la poésie, ce qui explique sans doute en grande partie la dissolution du groupe. À l’automne de la même année, Esther Beaudet, Robert Tremblay et Louis Royer prennent la succession des défunts « Poètes sur parole » et forment « La cellule ose » jusqu’à l’affaire de la murale du Grand Théâtre de Québec, en mars 1971[23].

Les soirées du Chantauteuil, initiées au départ par des liens d’amitié, favorisent la création de liens sociaux qui vont influencer la place que veulent occuper les individus au sein du champ culturel de Québec. Leur rassemblement donne lieu à une solidarité qui se concrétise dans une forme d’entraide et par l’échange de ressources. Ainsi, l’un fournit le local pour les rencontres et les répétitions, tandis que d’autres offrent leur collaboration lors des récitals de poésie ou d’expositions d’oeuvres d’art. Il existe plusieurs types de liens, amicaux ou professionnels, qui relient depuis quelque temps certains de ces acteurs. Par exemple, Jean-Pierre Guay[24] est à cette époque le confrère journaliste de Royer à l’Action-Québec; depuis 1960, Fleury exposait ses toiles dans les galeries de Québec[25]. Royer, alors cofondateur des Éditions de l’Aile, édite les textes et les poèmes-affiches de ses amis et il devient le producteur du Théâtre quotidien de Québec[26]. En 1971, il fonde le Théâtre le Galendor, devenu par la suite le Théâtre de l’île d’Orléans[27]. Entre la revue Inédits et Estuaire, il s’est écoulé cinq années, mais la mise en place du réseau aura duré plus longtemps, de 1969 à 1976. Tout se passe comme si ce nouveau regroupement, à l’origine constitué autour de Vigneault, s’était développé afin de créer un nouvel espace de sociabilité, avec l’ambition explorer d’autres voies pour diffuser et faire reconnaître ses productions littéraires et artistiques. Jean Royer est donc devenu le principal agent culturel autour duquel gravite une partie du milieu artistique de la ville de Québec, à travers ses amitiés de la première heure et par sa capacité à rencontrer les intérêts du groupe dont il assure le leadership[28].

L’importance de Royer se voit ainsi confirmée par sa présence à titre de directeur d’Estuaire à partir de septembre 1977 (5e numéro)[29] jusqu’à juin 1980 (16e numéro), alors que c’était le quatuor de fondateurs (Royer, Morency, Guay et Fleury) qui dirigeait la revue pour les quatre premiers numéros. La liste des auteurs ayant publié au sein des 16 premiers numéros, que nous plaçons sous le premier règne de Royer[30], permet de constater que la contribution des concepteurs domine largement, de même que celle des membres du comité d’Estuaire avec, par exemple : Louis Caron (nos 6-13), Suzanne Paradis (nos 6-29), François Mailhot (nos 7-16), Marcel Bélanger (nos 13-16[31]) et Claude Haeffely (nos 15-16). Dans le tableau suivant, les auteurs sont répartis selon le nombre de numéros dans lesquels ils sont apparus entre mai 1976 et juin 1980, c’est-à-dire pendant les quatre premières années d’existence de la revue[32].

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Le nombre imposant d’auteurs n’apparaissant qu’une seule fois s’explique en grande partie par la publication du numéro double (nos 9-10) qui compte à lui seul 20 poètes invités à soumettre leurs textes pour l’occasion. Sur 107 poètes, 86 d’entre eux n’ont publié qu’une seule fois dans Estuaire et seulement 21 ont publié à plusieurs reprises[33]. Ces faits viennent corroborer l’ambition d’Estuaire d’être ouverte à tous et qui, bien qu’elle ait pour origine un groupe restreint, souhaite que d’autres poètes et artistes visuels se joignent à elle. Elle ne s’identifie pas non plus aux Nouvelles Éditions de l’Arc, d’où proviennent pourtant certains de ses membres fondateurs. En revanche, parmi les auteurs qui ont publié plus d’une fois, un bon nombre d’entre eux sont natifs de la ville de Québec et des municipalités avoisinantes (Fleury, Guay, Morency, Royer, Samson, Garneau et Paradis)[34]. Beaucoup de ceux qui ne sont pas de Québec, qui proviennent d’endroits variés, y ont toutefois fait des études, tout comme plusieurs qui y sont nés. Certains ont obtenu une licence en lettres à l’Université Laval[35] ((Vigneault (1953), Royer (entre 1959 et 1963), Ricard (1962[36]), Bélanger (1965), Garneau (1965), Michaud (1965), Morency (1966)) alors que d’autres ont obtenu leur diplôme en lettres dans d’autres universités au Québec[37]. Parmi les auteurs diplômés, plusieurs sont embauchés dans des universités comme professeurs de lettres, que l’on pense à Ricard (Université Laval), à Bélanger (Université Laval), à Garneau (Université Laval), à Melançon (Université de Montréal) ou à Chatillon (Université du Québec à Trois-Rivières)[38]. L’influence des universitaires dans le réseau d’Estuaire sera déterminante avec la venue de Bélanger à la direction, qui s’entoure de diplômés de la ville de Québec[39]. En plus d’être écrivains, plusieurs auteurs travaillent dans le milieu de la culture et de la littérature, par exemple comme enseignant de littérature dans différents collèges, ou dans les médias écrits et électroniques; beaucoup d’entre eux ont travaillé comme chroniqueur littéraire ou écrivain pour la radio de Radio-Canada, comme rédacteur publicitaire, comme journaliste au Devoir, à L’Action ou au Soleil, etc. À ce sujet, Jean Royer affirme : « Je suis journaliste pour gagner ma vie et poète pour ne pas la perdre[40]. » Bien qu’Estuaire se dise ouverte aux nouveaux poètes, il faut noter qu’un grand nombre des collaborateurs n’en sont pas à leurs premières armes dans le milieu littéraire. Au moment de publier dans les pages d’Estuaire, ils avaient déjà investi les maisons d’éditions reconnues à Montréal (l’Hexagone, la Librairie Déom, les Éditions Erta, les Éditions du Chiendent); Trois-Rivières (Écrits des Forges, Éditions du Bien public); Québec (Éditions Garneau). Plusieurs avaient également publié, en plus de recueils de poésie, des romans, du théâtre, des nouvelles, des contes et des essais.

Composition matérielle et textuelle

Le premier numéro d’Estuaire paraît en mai 1976 aux Éditions de l’imprimerie Marquis Ltée de Montmagny. La facture et la composition de ce numéro inaugural méritent qu’on s’y attarde, car elles reflètent les enjeux principaux qui sont à l’origine de cette revue qui célèbrera bientôt son quarantième anniversaire.

Figure 1

Page couverture du premier numéro d’Estuaire

Page couverture du premier numéro d’Estuaire

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Le premier numéro (figure 1) présente de manière assez sobre, sur fond beige, le nom de la revue écrit en cursive bleue et placé en haut de page. Au bas sont indiqués, en caractères noirs, le mois et l’année de la parution du numéro, suivis de l’indication « numéro 1 » sur la même ligne. La typographie reproduit sous forme stylisée l’écriture manuscrite mais elle suggère aussi le mouvement des flots, connoté par la couleur bleue et le choix du substantif.

Figure 2

Quatrième de couverture du premier numéro d’Estuaire

Quatrième de couverture du premier numéro d’Estuaire

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La quatrième de couverture (figure 2) est composée de deux parties à peu près égales. La première met à l’avant-plan (toujours avec la couleur bleue) les noms des fondateurs de la revue (selon l’ordre alphabétique : Claude Fleury, Jean-Pierre Guay, Pierre Morency et Jean Royer), accompagnés des intitulés de leurs textes. La seconde moitié de la page est divisée en trois larges bandes bleues, où sont inscrits des textes en vers qui se lisent ainsi : « Sans partir de chez lui il est venu chez vous / Il fouine dans les trous que vous faites en parlant »; « Accusez le silence aux murs de Ville Noire »; « Avec des mots tenir corps et vision de tout[41]. »

Figure 3

Table des matières du premier numéro de la revue Estuaire

Table des matières du premier numéro de la revue Estuaire

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La table des matières se présente tout autrement que la quatrième de couverture (figure 3). Elle offre six grandes divisions marquées par les caractères gras et en italique (en conformité avec le nom de la revue qui orne la page couverture) : « Pour manifester », « Un poème de Jacques Garneau », « Poètes sur parole, par Jean Royer », « Pour durer », « La murale du Grand Théâtre de Québec, journal de l’affaire, par Jean Royer », et « Passeports ». D’emblée, le sommaire rend compte d’une très grande diversité d’écrits, malgré le nombre relativement peu élevé de collaborateurs, soit les quatre fondateurs auxquels s’ajoute Garneau. Ce collectif à cinq voix fait aussi entendre divers registres puisqu’en plus des poèmes proprement dits, on trouve un témoignage sur les débuts d’Estuaire ainsi qu’un journal sur la grande murale, comme on l’a vu plus haut. La poésie en vers côtoie la poésie en prose (Morency et Guay) et Fleury, responsable de la présentation visuelle, insère une série de représentations picturales autour du thème de la fenêtre[42]. La première section regroupe six textes selon l’alternance et la proportion textuelle suivantes : Morency (1); Royer (2); Morency (1) et Guay (2). La quatrième section, « Pour durer », reprend sensiblement la même structure, à laquelle se joint la contribution de Fleury, mais cette fois avec une seule contribution textuelle ou représentation iconique selon la séquence suivante : Fleury, Royer, Morency, Guay.

Entre ces deux grandes parties, surtout consacrées à la poésie et à l’art, on trouve le poème sans titre de Garneau, publié au sein d’un encadré, et le texte de Royer, « Poètes sur parole », appellation du groupe qui est à l’origine d’Estuaire, qui fournit des informations précieuses sur la vie artistique de la ville de Québec. Lorsque l’on compare quantitativement la contribution de chacun, on se rend compte que Royer occupe à lui seul près de la moitié du numéro, si on excepte la section « Passeports », réservée aux notices biobibliographiques des auteurs. Royer est de toute évidence l’éminence grise de la revue et son parcours, que nous venons d’esquisser plus haut, permet d’illustrer la place grandissante qu’il occupera comme agent culturel des années 1978-1998[43].

Le discours éditorial

Les deux parties les plus significatives du collectif (« Pour manifester », « Pour durer ») résument les orientations poétiques et idéologiques du groupe. Issu du milieu culturel de Québec et ayant fait ses premières expériences d’animation dans des espaces publics (Le Chantauteuil, les festivals, etc.), le groupe a épuisé, au milieu des années 1970, ses ressources pour poursuivre la défense de la poésie sur la place publique. Il décide donc de se tourner, en particulier, vers un projet de revue plus solide que celui d’Inédits, qui ne touchait qu’un cercle très restreint du public. La fondation d’une revue allait assurer à ses membres une assise moins éphémère pour la circulation de leurs idées dans le champ culturel, tout en leur faisant profiter de ce médium pour aller à la rencontre d’un public plus large que les salles de spectacles, voire en dehors des murs de la Vieille Capitale. Ce besoin de rejoindre les lecteurs se justifie aussi par le constat que le nombre des enthousiastes demeure relativement réduit, comme en témoigne le premier numéro qui rend compte exclusivement des poèmes du groupe fondateur. Cette revue est donc à l’origine une revue de Québec, qui publie des poètes de cette ville et qui, enfin, met de l’avant les événements culturels dont ont été témoins ou auxquels ont pris part les membres[44], mais qui caresse le projet d’élargir la banque de ses collaborateurs. Fait curieux, ce n’est pas dans le liminaire de la revue, un poème de Morency écrit en prose, qu’il faut chercher une formulation claire de la position éditoriale de la revue. On ne la trouve qu’à la toute derrière page du premier numéro, dans un encadré, après la section des « Passeports ». D’ailleurs, le « Sommaire » de ce premier numéro ignore totalement le contenu de cette page [45].

La voici reproduite :

La revue ESTUAIRE diversifie de façon inédite le travail poétique de créateurs qui se sont par ailleurs engagés à multiplier leurs interventions publiques afin d’exprimer la culture québécoise. À l’ESTUAIRE, on veut se parler, on parle. Ici le mystère de la création poétique et artistique est ouvert aux visiteurs comme l’atelier d’un peintre où on pourrait voir les dizaines d’esquisses d’une toile. Car la poésie n’a d’obscur que l’ignorance dont on veut bien l’entourer. Si des créateurs ont souvent leurs raisons de profiter de cette ignorance, il en est d’autres pour qui la connaissance des oeuvres et des hommes devient vitale. Pour eux, l’expression artistique tire sa simplicité et sa force, son importance, d’abord et avant tout d’une manifestation cohérente et durable de ce qu’ils font. La revue ESTUAIRE regroupe à l’origine des créateurs de Québec. Ce regroupement est un événement naturel. Il importe maintenant qu’il devienne culturel, de la même façon qu’une maison d’édition acquiert une personnalité à partir des auteurs qui décident librement de s’y joindre. C’est affirmer, en quelque sorte, le droit pour une collectivité de se prendre en main pour mieux se faire entendre des autres et les accueillir en retour chez elle[46].

Le texte réaffirme l’idée selon laquelle la revue s’inscrit dans le prolongement des activités publiques entreprises par le groupe des « Poètes sur parole », la publication répondant non pas à une forme de retrait de la sphère publique, mais au contraire à une autre alternative pour élargir son réseau. À la diversité des événements culturels auxquels ont participé les acteurs culturels de Québec correspond, au sein de la revue, la variété des discours et des formes artistiques : poèmes en vers ou en prose, témoignage, autobiographie, hommage, chronique et écriture diaristique contribuent à faire de la revue un événement à part entière, mais qui ne dispose désormais strictement que du recours au texte écrit et à la matérialité d’une revue. Ce désir de promotion de la poésie comme un événement qu’on veut rendre visible et lisible se reflète jusque dans la reproduction systématique, pendant la première période d’existence de la revue (1976-1984), de vers qu’on peut lire sur la quatrième de couverture. En outre, cette ouverture s’accompagne de la condamnation d’une conception de la poésie faite pour des initiés. Cette méfiance envers une fonction de la poésie qui s’adresse à un champ restreint de lecteurs est illustrée dans la citation qui précède par l’analogie qui associe la lecture de la revue à la visite de l’atelier d’un peintre qui ouvre ses portes au public. Comme il se doit, la revue se présente comme une oeuvre plurielle et en cours; elle veut constituer un espace à l’intérieur duquel on fait des expériences, chaque texte présentant l’esquisse d’un ensemble, le résultat de l’assemblage des ébauches. Or, pour Estuaire, il ne s’agit pas seulement, pour ses membres, de toucher un public plus large (en prolongeant autrement les visées des spectacles du groupe des « Poètes sur parole »), mais aussi de faire en sorte que la revue soit le carrefour de la poésie, peu importe les horizons et les formes privilégiées[47]. Ce qui étonne, quand on essaie de cerner les objectifs de la revue, c’est l’absence totale de commentaire sur le choix du vocable « estuaire »[48]. La définition qu’en donne le Robert (« Partie terminale d’un fleuve sensible à la marée et aux courants marins, souvent en forme d’embouchure évasée ») semble bien traduire les orientations de ce regroupement. La revue se présente comme un point de rencontre situé à l’embouchure du fleuve à la hauteur de Québec, et elle s’ouvre à d’autres voix, comme l’estuaire où se mélangent les eaux fluviales et celles la mer. Ce qui compte davantage pour les animateurs de la revue, c’est que la parole poétique continue de trouver sa place et qu’Estuaire devienne le point de convergences de toutes ces voix qui formeront, comme le souhaite Royer dans le poème « Lieu commun », une « Parole multiple à la bouche du fleuve[49]… » Bien qu’on reste silencieux sur les motifs de l’appellation, il est tentant d’interpréter cette catachrèse, la bouche du fleuve, comme la bouche d’où sortent les paroles des poètes de la région de Québec et qui, à leur tour, convient d’autres voix à se joindre à celles de cette petite communauté[50].

Le liminaire rédigé par Morency vise de toute évidence à déstabiliser le lecteur au seuil du premier numéro. Ce premier texte au titre énigmatique (« Ceci n’est pas un texte d’adieu »), qui n’est pas sans rappeler la célèbre toile de Magritte[51], raconte à la troisième personne la venue d’un poète qui était « derrière les portes » et qui affirme son désir d’existence, non pas en défonçant les portes, mais « parce que dire tout cela en langue de conséquence c’est aussi passer les portes[52] ». À la page suivante, on lit un texte en majuscules, sans signature, qui semble être la continuation du texte liminaire : « J’ARRIVE D’ICI / QUI RESSEMBLE BEAUCOUP / AU DÉPART. » Cet énoncé apparaît comme une réminiscence du poème initial de L’Homme rapaillé de Miron[53]. Le segment de phrase « il est venu ici pour venir [54] » apparaît comme un greffon à peine modifié du liminaire mironien : « Je ne suis plus revenu pour revenir / Je suis arrivé à ce qui commence [55]. » Le groupe de création de la revue emboîte ainsi le pas à la génération de l’Hexagone et au premier chef à la poésie de Miron[56]. Le point de vue emprunté par Morency, dès les premières pages, ignore délibérément l’horizon d’attente suscité par le label sous lequel paraît la revue; ce dernier choisit plutôt de camper une figure de poète qui vient pour franchir des portes, comme si le premier ressort de la réunion des collaborateurs était dû à l’enfermement, image qui rappelle en filigrane la situation stratégique d’une ville entourée de remparts. Le franchissement des portes par lesquelles doit passer le poète pour accéder à la naissance et à la reconnaissance de la parole vient surdéterminer la transition, avec la fondation d’Estuaire, de la parole publique à l’écriture. Mais tandis que la génération de l’Hexagone, au cours des années 1960, « édite et […] réédite des oeuvres avec le sentiment de fonder une nation[57] », la collectivité qui compose Estuaire demeure à toutes fins utiles limitée aux poètes membres ainsi qu’aux amateurs de poésie, si bien qu’on ne peut parler que d’un engagement au niveau culturel. Jean Royer partage cette conviction que le culturel précède le politique dans une entrevue qu’il accorde vingt ans après la fondation d’Estuaire :

Aujourd'hui encore, il [Royer] tient à affirmer qu'« un pays, c'est d'abord une culture », que  « le culturel contient le politique, et non l'inverse », que  « le renouvellement du monde se fait dans la culture ». Et à ce gouvernement souverainiste qui siège à Québec, il rappelle que « l'indépendance, c'est un engagement culturel »[58].

Les impasses de l’ouverture

En somme, on pourrait considérer la fondation d’Estuaire comme une réaction à la désaffection progressive de la poésie depuis l’événement emblématique de la Nuit de la poésie 1970, à laquelle a étroitement collaboré Royer[59]. Les fondateurs, ayant eux-mêmes été confrontés à cet essoufflement dans l’organisation de récitals dans la ville de Québec, cherchent donc à « manifester » et à « durer », selon les expressions qui chapeautent le sommaire du premier numéro. Cette polarité se répercute également dans le texte programmatique que nous avons déjà cité : « Pour eux, l’expression artistique tire sa simplicité et sa force, son importance, d’abord et avant tout d’une manifestation cohérente et durable de ce qu’ils font[60]. » Estuaire ne doit donc pas son existence à la volonté de s’engager, que ce soit dans le champ restreint de la littérature, comme à la Barre du Jour / Nouvelle Barre du jour, ni à un projet d’engagement qui implique le politique, comme ce fut le cas avec la génération de Parti pris. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le sommaire du premier numéro fait une nette distinction entre les textes poétiques et les textes liés à des événements qui ont eu un impact majeur dans la vie culturelle de la ville de Québec. Royer raconte l’affaire de la murale de manière méthodique, reproduisant des passages de discours ou de déclarations de ceux qui appuient ou condamnent l’oeuvre d’art, mais sans jamais parler de poésie ou de la place qu’elle doit occuper dans la cité. C’est le journaliste qui prend la parole, pas le poète, comme si chacun occupait un espace à part. Tandis que dans le texte de Morency, c’est bien la figure du poète qui est à l’honneur. Autrement dit, on essaie de faire reconnaître le statut de poète, ambition qui rappelle, toutes proportions gardées, les efforts des membres de l’École littéraire de Montréal d’institutionnaliser la fonction de l’écrivain au sein de la société[61]. François Dumont voyait juste, en 1993, lorsqu’il écrivait : « Ce qui semblait avant tout intéresser l’équipe d’Estuaire, c’était la promotion de la poésie des poètes[62]. »

En effet, certaines positions éditoriales prises au cours de ces années laissent à penser que le principe d’ouverture n’était pas toujours respecté, à commencer par la place réservée aux femmes. Dans le numéro 23, on explique leur absence parce qu’elles ne répondent pas aux critères suivants :

De même nous déplorons l’absence de représentantes féminines mais nous avons dû nous rendre à l’évidence qu’aucune d’elles ne répondait aux critères que nous nous étions fixés, c’est-à-dire être âgé de 30 à 45 ans, avoir publié un premier livre avant 1976[63] et, surtout, n’appartenir à aucune « école », aucun groupe privilégiant un type d’écriture particulier[64].

Cinq années auparavant, Royer tenait un discours diamétralement opposé :

En assumant la direction de la revue, j’entends poursuivre les objectifs qui l’ont fait naître et vivre depuis janvier 1976, c’est-à-dire : en faire le lieu privilégié de la poésie actuelle, québécoise et francophone; regrouper les poètes de notre génération, dans la continuité de ceux qui nous précèdent et de ceux qui nous suivent; accueillir les poètes inconnus prêts à publier; témoigner que le poète écrit pour vivre[65].

Le second critère énoncé par Bouchard (première citation) va à l’encontre du mandat premier que s’était donné le Groupe de création en encourageant au contraire des poètes qui n’avaient pas forcément publié de recueils. Sa position suppose que les poètes sans éditeur n’ont pas droit au chapitre, alors que, par principe, une revue littéraire représente souvent le choix de diffusion idéal pour un poète qui n’a pas encore d’oeuvre à soumettre. Ensuite, la place des femmes dans la poésie québécoise de l’époque étant relativement limitée, l’exigence de publication d’un recueil avant 1976 bloque d’autant plus leurs chances de pouvoir trouver un lieu de publication[66]. C’est pourtant à l’intérieur de ce même numéro qu’on dresse le bilan avantageux des activités de la revue : « […] Près de 2000 pages de poèmes, entrevues et réflexions, accompagnés des oeuvres des meilleurs peintres et graveurs, témoignent aujourd’hui de sa vitalité exceptionnelle[67]. » Cet aspect promotionnel est donc très présent, et ce, dès la toute première livraison où un formulaire d’adhésion invite les lecteurs à souscrire à un abonnement de soutien. Cette préoccupation se maintiendra tout au cours de l’histoire de la revue, avec entre autres la création du Prix de poésie des Terrasses Saint-Sulpice/Estuaire[68].

Malgré l’esprit d’ouverture qui guidait les directeurs qui se sont succédé, il faut reconnaître que le discours éditorial n’en est pas à une contradiction près. En 1980, au moment de quitter une première fois la direction, Royer écrit : « Je souhaite qu’Estuaire, maintenant riche de ce premier bilan, reste un lieu ouvert, qui accueille les poètes de partout et de toutes écritures[69]. » Puis en 1987, il réaffirme  que la revue est 

[…] consacrée exclusivement à la poésie, a accueilli les poètes de toutes les tendances sans renier le travail des aînés ni refuser celui des plus jeunes écrivains. En ce sens, Estuaire n’est pas une revue éclectique. Ni laboratoire, ni chapelle, elle se situe au carrefour des poésies qui se font et des poèmes qui s’écrivent[70].

C’est aussi l’avis de Marcel Bélanger qui prend la relève en 1980 :

Ceci pour dire que la revue Estuaire n’est pas l’émanation d’un groupe réuni sous une croyance commune, mais plutôt une confluence d’individualités fort diversifiées, partageant cependant une même passion de l’écriture et de la poésie. Je ne formule, pour ma part, qu’un souhait : faire en sorte que la différence devienne une stimulante source de conflits, là où s’ébauchent et/ou se réalisent toutes les expériences poétiques[71].

Mais ce dernier, confronté aux critiques qui lui ont sans doute été formulées, rétorque, dans la même livraison :

À qui reprochera à Estuaire de ne pas mieux se définir, je répliquerai seulement que toute proposition est réversible : le non-alignement est susceptible d’être taxé de faiblesse, mais il possède une insigne qualité d’ouverture et d’accueil, alors que l’alignement, s’il fait preuve de fermeté, favorise le parti pris, quand il ne présuppose pas l’allégeance inconditionnelle à une ligne de pensée. Trop fréquemment il manifeste une peur de l’inconnu et de l’aventure[72].

L’année suivante, Pierre Nepveu souligne dans les pages de la revue Liberté le caractère hétérogène de l’orientation d’Estuaire :

Estuaire se place sous le signe de l’éclectisme, de la diversité, jusque dans la typographie qui varie pour chaque poète, à l’intérieur d’un même numéro. Aucune revue littéraire d’ici ne va plus loin dans le refus de se définir comme projet idéologique. La poésie est reine, elle déploie la diversité de ses voix, la beauté matérielle de ses pages. […] [L]a revue par-delà certains accents modernistes, donne à lire surtout un éloge de la parole poétique […][73].

Bélanger, qui reçoit plutôt mal ce constat, riposte avec des citations explicites de Nepveu, bien que ni le signataire ni la revue ne soient mentionnés :

Notre interprétation de la conjoncture littéraire actuelle nous autorise à pousser encore plus loin le refus de nous définir comme projet idéologique; et qu’importe alors que l’entreprise prenne parfois la forme d’un éloge de la parole poétique ou de sa remise en question. Nous ne poursuivons qu’un seul objectif : rendre compte de l’extrême mobilité de l’écriture poétique et nous ne craignons pas de nous placer sous le signe de l’éclectisme[74].

La « conjoncture littéraire actuelle » à laquelle il est fait référence est une allusion au Référendum du 20 mai 1980 qui a créé une onde de choc. Dès lors, les poètes vont se détourner pour la plupart des grands enjeux nationalistes[75]. Déjà réfractaire à toute étiquette idéologique, Bélanger tire parti de la démobilisation générale des littéraires pour justifier une conception de la littérature qui se tient à l’écart de toute forme d’engagement social ou qui se camperait dans des positions esthétiques trop tranchées. Ainsi, d’un côté, on prône l’ouverture, sans discrimination, à toutes les formes de poésie, mais, de l’autre, on dit encourager plutôt « une génération d’écrivains que l’on pourrait situer entre celle des Poètes de l’Hexagone et celle de la “Nouvelle Écriture”[76] ». Saluant la publication, au sein de ce numéro, des poèmes de Michel Beaulieu, Marcel Bélanger, Pierre Laberge, Gilbert Langevin, Pierre Morency et Pierre Nepveu, l’éditorialiste écrit : « Leur poésie marque un net refus d’être identifiée aux voies de l’expression poétique “à la mode”, échappant ainsi à toute tentative de catégorisation[77]. » Bien que la revue accorde une place dans ses pages publicitaires à La Barre du jour (en 1977) et La Nouvelle barre du jour (en 1978), celle-ci ne bénéficie pas, comme les Éditions Erta (no 2), les Éditions de l’Hexagone, les Écrits des Forges ou les Éditions du Noroît (nos 9-10), d’un dossier qui lui soit spécialement consacré. En fait, ce qui arrive, c’est qu’on assiste à un rétrécissement du champ déjà passablement restreint de la poésie publiée au fil des années. Non seulement les poètes francophones étrangers y trouvent rarement leur place, mais le discours critique sur la production poétique est aussi remis en question.

Par exemple, à partir du numéro 19 (printemps 1981), on trouve une section réservée aux « Chroniques », qui accorde un espace aux commentaires critiques portant sur les recueils publiés dans l’année en cours. Ces chroniques sont signées aussi bien par des poètes que par des « non-poètes ». Récemment, il s’est produit un nouveau virage alors qu’André Roy, qui siège sur le comité éditorial en 2009, justifie la disparition de la section consacrée aux comptes rendus de poésie de la manière suivante :

Au fil des mois, nous nous sommes demandé à quoi pouvait servir cette section et à qui, fondamentalement, était dédiée notre revue. Aux poètes, à leurs paroles, à leur écriture, c’était évident. Nous avons donc, après avoir soupesé plusieurs suggestions, recentré cette ancienne partie de la revue et l’avons baptisée « Paroles de poètes ». C’est donc bien aux poètes que cette section est réservée et dans laquelle une parole, personnelle et libre, sera prise et livrée sous forme de propos et de commentaires sur la littérature, les textes, les oeuvres poétiques[78].

« C’est donc bien aux poètes que cette section est réservée […] ». Le remaniement de cette section qui disparaît au profit de « Paroles de poètes », dont on notera au passage la filiation avec « Poètes sur parole », accentue le caractère autosuffisant de la revue, qui ne semble plus être préoccupée par la circulation du discours poétique en dehors du champ de ceux à qui il profite[79]. Cela se passe désormais entre initiés et on ne s’embarrassera pas de critiques, avec le risque que ces derniers émettent un avis défavorable. Il ne s’agit donc plus de rendre accessible la poésie au public, comme le souhaitait ardemment le premier comité éditorial, mais plutôt, dans un esprit corporatiste, de publier une revue de poésie faite par des poètes et à l’usage exclusif des poètes[80].

Bilan d’un parcours

En préférant faire la promotion de la poésie plutôt que de voir en quoi la poésie, dans sa forme et son discours, pouvait transmettre une pensée critique sur la société environnante, Estuaire s’est trouvée à réduire considérablement l’influence qu’elle aurait pu exercer sur la sphère publique. Ses animateurs ont plutôt choisi de s’en tenir à un discours qui délimite une frontière entre le discours poétique et le discours journalistique, entre le discours éditorial et la parole publique. Ce n’est plus tant le discours poétique lui-même qui est revendiqué, mais la Poésie, le Poète dont on cherche à afficher la légitimité, et ce, à une époque où la lecture de recueils de poésie demeure sans doute l’activité la moins pratiquée, malgré les événements et les prix de tous genres qui proclament sa nécessité sur l’échiquier littéraire. Pour toute réponse, devant ce constat, on s’en prend au présumé horizon d’attente du public, corrompu par les discours environnants, comme on peut le lire récemment sous la plume d’Élise Turcotte :

C’est maintenant devenu un sujet de discussion dans les cours, au café, lors des repas : l’absence de la poésie dans les médias et sur la place publique. Certains jettent le blâme sur la poésie elle-même, soit parce qu’ils la trouvent trop encline à questionner le discours ambiant, soit parce qu’ils la disent trop occupée à dévoiler les pans de réalité auxquels le public ne s’intéresserait pas, qu’on cache ou édulcore.

Mais, faut-il le répéter, ce n’est pas la faute des poètes si la poésie semble se maintenir dans cette relative absence, ce relatif désengagement. Voyons là plutôt le signe de ce qui est en train de se perdre. On nous demande des discours confortables, des oeuvres d’art sans dissonance, des poèmes inoffensifs ou, au mieux, obéissants aux formes conventionnelles de la révolte. Mais de tout cirque, la poésie n’a rien à faire[81].

Cette réaction défensive indique le fossé qui s’est creusé depuis les premiers numéros entre les poètes et le lectorat. Pour Turcotte, la socialisation de la poésie ne peut conduire qu’à des formes convenues qui seraient au service d’une doxa et qui identifieraient le poète à un personnage de foire, un amuseur public, — ce que suggère la référence au cirque, du moment que la poésie entre dans l’espace médiatique de large diffusion.

En somme, la constitution d’un réseau de poètes au début des années 1970 procédait au départ d’une intention de créer un espace communautaire que la fréquentation des Éditions de l’Arc / Nouvelles Éditions de l’Arc ne suffisait pas à satisfaire, d’autant que le cercle des connaissances appartenait à la génération qui succédait à celle de Vigneault[82]. La naissance de la revue a aussi correspondu à ce qui apparaissait comme un manque flagrant de la présence de la poésie dans la Capitale nationale. Le passage des manifestations publiques, dans les bars et les festivals, à la conception et à la confection d’une revue de poésie a permis à ses fondateurs d’entrer à leur tour dans l’espace occupé par les revues d’avant-garde et de se ménager un territoire où les querelles théoriques n’auraient pas leur place. Mais l’esprit d’ouverture prôné peut aussi s’avérer un leurre. La neutralité affichée par Estuaire équivaut à une résistance envers l’institution, dans son refus d’adopter une ligne critique définie (absente des éditoriaux) à l’encontre de l’engagement de Parti pris (1963-1968), par exemple, ou en demeurant à l’écart des débats d’obédience formaliste. De sorte que la revue s’est pour ainsi dire dégagée elle-même du débat public, même au sein de la sphère restreinte de la poésie, concentrant plutôt ses efforts, au cours des années et au gré de la succession des comités éditoriaux, à se contenter de la portion congrue du champ littéraire. Par ailleurs, force est d’admettre que cette faiblesse institutionnelle lui aura été profitable à long terme. Si le discours d’Estuaire a suscité peu d’impact, il n’a pas donné lieu, en revanche, à des remises en question qui auraient pu menacer sa survie. C’est cette attitude de « neutralité », jointe à son adaptation face à la montréalisation progressive de l’ensemble du champ littéraire québécois[83], ainsi que sa reconnaissance au sein du groupe restreint des poètes qui lui aura assuré sa pérennité.