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Les revues littéraires sont, comme on l’a généralement admis, les journaux de bord des littératures. Leur rôle, leur pouvoir et leur exigence ont effectivement été exposés par les sociologues et littéraires dans les dernières années. Aux premières loges du processus de légitimation, selon Jacques Dubois[1], lieux du déploiement des réseaux sociaux et de leur représentation tel que l’a montré Michel Lacroix[2], les revues peuvent ainsi être considérées comme un laboratoire privilégié où se rencontrent toutes sortes de tensions sociales, esthétiques et personnelles.

À ce titre, la revue de création littéraire acadienne éloizes, parue régulièrement entre 1980 et 2002 (32 numéros), se présente bien à la manière d’un phénomène social inscrit dans une histoire littéraire; aussi se prêtera-t-elle de manière exemplaire à l’analyse sociologique et esthétique à laquelle nous la soumettrons. Cependant, des réserves doivent déjà être exprimées en ce qui a trait à l’applicabilité de certains outils méthodologiques sur ce corpus particulier. D’abord, la revue éloizes, dans le paysage littéraire acadien, ne peut entretenir de lien légitimant équivalent à ceux dont parlent Dubois et Bourdieu, qui étudient des corpus nationaux dominants. Nous comprenons ainsi la proposition qui introduit l’article de Jean Morency portant sur un panorama de cette revue :

Si les revues de création littéraire tendent, dans les littératures fortement instituées, à occuper des créneaux spécialisés, en ceci qu’elles y sont rattachées soit à des genres littéraires, soit à des mouvements esthétiques ou même à des écoles de pensée, il en va tout autrement dans les petites littératures périphériques, notamment dans celles qui s’inscrivent dans un contexte minoritaire. La revue de création y devient en effet un lieu de parole(s), une forme d’espace public où le discours littéraire, devenu enfin possible, se déploie et se fixe[3].

Comme la littérature acadienne est peu instituée à l’époque de l’apparition d’éloizes, cette revue ne devient pas, du moins pas radicalement, un espace de contrepropositions ou de sédition contre un ordre établi. Si elle peut sembler répondre à certaines définitions d’une littérature acadienne, définitions folkloriques comme le note encore Jean Morency[4], elle installe plutôt qu’elle ne questionne, elle construit plutôt qu’elle n’attaque, elle accueille plutôt qu’elle n’exclut. En ce sens, l’acte social et politique de pouvoir parler supplante, dans les premières années d’éloizes, l’acte esthétique du mieux parler. Une seconde remarque s’impose avant de débuter : la revue éloizes, issue d’un milieu exigu, fonctionne, peut-être davantage qu’ailleurs, grâce à un nombre restreint dʼindividus, donnant une importance considérable à des acteurs sociaux particuliers. C’est ainsi que nous expliquons l’attention que nous porterons à Dyane Léger, Gérald Leblanc et Herménégilde Chiasson dans cette étude : plus qu’une question politique ou esthétique, il apparaît qu’à certains égards, l’évolution de la revue ait reposé sur des considérations interpersonnelles. Sans prétendre aller jusqu’à analyser des frictions, nous tenterons de voir comment certaines mésententes se répercutent symboliquement sur le fonctionnement de la revue, comment elles semblent polariser certains réseaux.

Peut-être notre hypothèse apparaîtra-t-elle convenue : nous croyons, en effet, que la revue éloizes a fonctionné en tant que microcosme de la littérature acadienne. Nous reprenons ici un constat déjà esquissé par Jean Morency, lequel parlait de la revue comme d’un « sismographe qui aurait enregistré toutes les secousses et tous les soubresauts de cette culture [acadienne][5] ». Notre étude, cependant, diverge de celle de Morency; en effet, il s’agira pour nous de voir comment éloizes, selon des pressions sociales et esthétiques ponctuelles, tente de conjuguer son rôle social à son besoin inhérent d’autonomie littéraire. Il faudra néanmoins rester prudent et ne pas confondre, du moins complètement, l’histoire littéraire acadienne et l’histoire spécifique de la revue éloizes, car, comme le suggère Francis Mus :

La revue revêt bel et bien un statut représentatif, notamment par rapport au mouvement, au groupe, à la période dont elle fait partie. Cette représentativité — qui sera dès lors toute relative — offre donc une vue panoptique et un point de vue (parfois) unique (son unicité consistant en sa vision préétablie du fait littéraire). La revue se mue ainsi en laboratoire, où débutent des écrivains, où sont discutées des polémiques, etc. La fonction de laboratoire ne diminue pas (nécessairement) la valeur des contributions puisque les expérimentations dans le laboratoire ne sont pas innocentes : elles sont visibles et le fait d’être publié dans l’institution « revue » implique déjà un dépassement du seuil de la contiguïté aléatoire (par opposition au statut différent des notes personnelles ou privées par exemple)[6].

Mus, ainsi, nous met en garde contre une certaine analyse de la revue : plutôt que de la concevoir tel un symptôme de la société et de la culture acadienne, il faudra l’appréhender en tant que laboratoire, c’est-à-dire en tant que tentative de mise en forme de la littérature de l’Acadie. Ici, plutôt quʼun seul auteur, postulons-nous, c’est la revue entière qui apparaîtra à la recherche de sa légitimité et, par-delà la seule revue, toute la littérature acadienne.

Le fantasme de la parole

Établir une correspondance entre la naissance de la littérature acadienne moderne et la genèse de la revue éloizes semblera anachronique. Inutile, par ailleurs, de remonter aux sources de l’histoire littéraire acadienne, sinon, peut-être, pour situer le contexte dans lequel éloizes voit le jour : de 1958, date d’entrée de la littérature acadienne dans la modernité grâce aux premières oeuvres d’Antonine Maillet et de Ronald Després, à 1972, date de la fondation de la première maison d’édition acadienne, puis à 1980, date de la fondation de la première revue littéraire en Acadie, un chemin est parcouru, construit de ses différents enjeux dont éloizes, justement, n’est pas tout à fait affranchie au moment de son apparition. Les premiers ouvrages modernes de Després et Maillet ont effectué un travail de « démythification de l’Acadie, ou plus exactement celui d’un renouvellement des structures mythiques[7] », nous dit Manon Laparra. Elle précise :

En 1950, en 1960, cela signifie en clair que l’Acadie est devenue, aux yeux même des Acadiens, une pièce de musée, fragile image dont le romantisme n’a fait qu’entériner l’agonie. Il est donc urgent pour les Acadiens de se réapproprier leur histoire, d’affirmer leur présence réelle, hic et nunc, de réajuster l’imaginaire collectif à l’évolution de leur situation sur le continent nord-américain[8]

Ce hic et nunc, initié par une première inscription dans les discours littéraires, agit tel un acte définitoire : par leur écriture, Maillet comme Després déclenchent les critiques de part et d’autres, dans le quotidien acadien L’Évangéline. La problématique est évidemment d’ordre temporel : doit-on embrasser la modernité et ses enjeux esthétiques ou défendre une image de soi, Acadiens, encore inscrite dans le folklore et l’histoire? Les années 1970 donnent naissance aux Éditions d’Acadie, qui participent aux balbutiements de l’institutionnalisation d’un milieu littéraire; avec Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc et Acadie Rock de Guy Arsenault, se forme un corpus qui ne polarisera plus deux attitudes — le folklore et la modernité —, mais se proposera davantage en manière de synthèse identitaire : on se définit acadien, mais comme partie prenante de la modernité. Cependant, il faut bien garder en tête que cette modernité est alors en observation, et que la littérature se réfléchit encore, dans les années 1970, par le prisme identitaire. Alors que les paroles des LeBlanc et Arsenault ont été entendues, apparaît, à la fin de cette décennie, un nouveau mouvement d’affirmation : la preuve a été faite que l’on peut parler; il faut dès lors conquérir cette parole. Ainsi apparaissent, coup sur coup, l’Association des écrivains acadiens, puis, issues de cette association, les Éditions Perce-Neige, consacrées d’abord à la publication d’un premier livre par de nouveaux auteurs, ainsi que la revue éloizes. Alliant le double souci de parfaire la littérature acadienne récemment émergée du silence et de donner la parole à la jeune génération, ce mouvement entraîne, inévitablement, des questions et des procès. La revue éloizes semble à la fois inscrite en continuité avec une littérature naissante et issue d’un mouvement de discontinuité — mais non de rupture —, discontinuité nécessaire et inhérente à l’émancipation d’une littérature. En réponse à la littérature nationale, la revue éloizes semble proposer un fantasme de la parole pure, une parole pour la parole, soit un fantasme de littérature moderne, laquelle s’oppose à l’idée véhiculée d’une littérature acadienne folklorisante.

Davantage que par lʼappel à un nationalisme acadien tributaire des années 1970, la revue, dans son premier numéro, est marquée par un désir de donner voix, simplement. Ainsi, dans son avant-propos, le comité de rédaction note que « de tous les coins de l’Acadie, du Québec jusqu’au Maine », des auteurs leur ont fait parvenir des textes. Et ils ajoutent : « Ce volume est comme l’Acadie : la preuve d’un monde en gestation, avec toutes ses tensions, toutes ses contradictions et toute sa richesse[9] ».  Dans les numéros suivants, aucun discours précis nʼémerge véritablement et l’Acadie n’apparaît qu’en contexte et comme paysage, différemment marquée selon les auteurs. Pouvoir enfin parler, écrit Daniel Dugas, constitue l’apport premier de la revue éloizes : « Publier dans Éloizes leur permet, comme à tous ceux qui y publient, de briser l’isolement trop souvent rattaché à l’action d’écrire. Ces jeunes ont eux aussi le besoin d’être lus et appréciés ou critiqués[10]. » La parole est centrale; on ne réfère même plus à l’Acadie, il s’agit simplement de « briser l’isolement ». On désire faire de cette revue un forum, là où se feront entendre toutes les voix acadiennes : dans cette perspective, le comité de rédaction est constitué de cinq membres, lesquels sont choisis selon cinq grandes régions acadiennes. Le désir de représentativité est évident.

La revue, par les tensions implicites résultant de la rencontre de textes aux esthétiques contraires, laisse cependant entrevoir la gestation d’une posture, la recherche non pas d’une unité — unité dans l’écriture — mais d’un positionnement : on cherche une nouvelle synthèse entre le passé et le présent, on tente de construire l’avenir. Raoul Boudreau, sur la poésie des années 1970, écrit :

Si le Québec sert non seulement de modèle à cette jeune poésie, mais aussi de caution et de légitimation par le regard extérieur qu'il porte sur elle dans ses revues — Liberté (1969) et Écrits du Canada français (1974) — et ses journaux qui sont nombreux à la commenter en termes très favorables, il doit aussi payer le prix du réveil acadien qui implique une volonté de libération de la domination anglo-saxonne, mais aussi de la tutelle québécoise perçue parfois comme néo-colonialiste, envahissante, voire assimilatrice des artistes acadiens[11].

Cette tension est bien présente dans les premières années d’éloizes : alors que la littérature acadienne s’était, en grande partie, fait légitimer par les voix québécoises, elle veut, à ce moment de son existence, se dire sans cette médiatisation du Québec. Le processus d’autolégitimation est donc en marche : de nombreux textes parmi les premières livraisons d’éloizes sont signés par des auteurs établis, qu’on érige en classiques ou sur lesquels on érige les fondations de la littérature acadienne. L’existence d’une telle attitude nous permet d’insister sur la quête d’autonomie sous-jacente au fantasme de la parole qu’on retrouve dans les premiers numéros d’éloizes. Bien plus que de se contenter dʼun rôle communautaire — donner voix à tous les écrits acadiens —, la revue semble donc aussi travailler à lʼobtention dʼune double autonomie, culturelle et sociale. Cette autonomie culturelle exige de se différencier pour se prendre en charge, de « fabriquer de la différence, c’est-à-dire créer des ressources spécifiques[12] », explique Pascale Casanova. Ce pas vers l’autonomie — autonomie essentiellement vis-à-vis du Québec —, la revue éloizes le pose par sa seule fondation. Cependant, cela demandera plusieurs numéros avant que cette volonté d’autonomie devienne patente, soit discursivement installée — sans pour autant devenir à quelque moment totalement effective. L’autonomie sociale, quant à elle, consiste selon Bourdieu à « ne connaître d’autres règles que celles de la tradition proprement intellectuelle ou artistique qu’ils [les producteurs] ont reçue de leurs prédécesseurs et qui leur fournit un point de départ, ou un point de rupture, et de plus en plus en mesure de libérer leur production et leurs produits de toute servitude externe[13] ». Par le fait même, la littérature acadienne tend, comme le mentionne plus tard l’éditorial du numéro 9, à se détacher des problèmes d’ordre sociaux ou politiques et de cette manière à véritablement devenir une production esthétique. Ainsi, ce texte oppose la poésie acadienne de la première heure à ce qu’éloizes propose depuis sa fondation :

La poésie est soudainement apparue au début des années ’70 comme une voix au sein d’une collectivité dont la tradition littéraire était fortement teintée par l’oralité. […] À la fin des années ’70, cependant une nouvelle poésie prendra forme. Plus dégagée des préoccupations politiques, elle s’intéressera d’abord au corps comme générateur et à l’écriture comme moyen essentiel de sa prise de conscience[14].

L’idée de dégagement, de libération, semble fortement connoter la revue éloizes : on n’est plus écrivant, pour reprendre les termes de Roland Barthes, mais écrivains, et par conséquent l’oeuvre devient intransitive[15] — c’est du moins la manière dont on peut comprendre la posture générale adoptée par la revue. Si certains textes semblent encore s’inscrire dans une réflexion identitaire et acadienne, ils demeurent fortement minoritaires, assez pour qu’ils détonnent aux côtés d’autres textes qui, certes situés en Acadie ou linguistiquement marqués par le chiac — pensons à ceux de Guy Arseneault et de Gérald Leblanc — ne portent pourtant pas de discours sur l’identité, déjà acquise dans la plupart des cas et très peu problématisée. En fait, plus radicalement, l’espace acadien, comme simple contexte, tend à disparaître de numéro en numéro : si on exprime « Shippagan » dans la section finale du numéro 5, ou si on dit Moncton dans la section finale du numéro 8, cela demeure un angle thématique imposé par l’événementiel — des ateliers d’écriture dont les textes publiés sont issus — et cette pratique ne se retrouve que peu dans les textes publiés plus librement. On assiste, en fait, à la généralisation de ce que François Paré a nommé le « meurtre de l’espace » effectué dans un « certain nombre de grandes cultures » : « ce geste mémorial a permis et permet toujours rituellement d’inscrire ces cultures dans une pure problématique du temps et ainsi dans ce qu’on pourrait appeler un discours de l’éternité[16]. » Sans doute y a-t-il en effet disparition de l’espace dans le corps des textes. Cela s’effectue dans le but d’atteindre lʼuniversel, ou, si on veut, l’éternité dont le texte écrit est garant. Cette attitude n’est pas étrangère au fantasme de la parole littéraire qui insuffle les premières publications de la revue.

Nous avons vu que la modernité acadienne consistait en une brisure mythique : il s’agissait de dire l’Acadie ici et maintenant, de la faire apparaître dans son actualisation sans faire table rase du passé. La revue éloizes participe de cette réflexion, ou, du moins, travaille à partir de ce point d’origine de la littérature acadienne moderne : dès sa fondation, elle a le souci de dire l’Acadie hic et nunc, mais, dans le même mouvement de parole, de l’inscrire dans l’éternité. Ce double objectif se retrouve dans l’avant-propos du numéro 3 :

On se rendra compte également que la revue justifie plus que jamais sa fonction : permettre aux écrivains de continuer sur leur lancée, de nous offrir des textes plus riches, plus travaillés, plus neufs, de numéro en numéro. Sans la revue, il est probable que beaucoup de ces textes, même s’ils étaient lus dans des soirées ou des ateliers, ne verraient pas le jour; nous en serions tous et toutes plus pauvres, et le travail de notre jeune littérature s’en trouverait, une fois de plus, remis sérieusement en question[17]

La revue justifie son existence en posant son rôle. De fait, ici, la parole à laquelle aspire éloizes n’est pas celle d’un peuple, dite dans et pour le pays, mais celle d’une littérature qui aspire à l’éternité du texte et à la réception du monde. Ainsi se poursuit l’éditorial : « Pour les écrivains acadiens, pour le public acadien, pour l’Acadie naissante, mais aussi pour tous ceux et celles qui s’intéressent à l’écriture française au Canada. Éloizes est un élément vital[18]. »  Le mais apparaît significatif : l’opposition entre les Acadiens et l’Acadie et « tous ceux et celles qu’intéressent à l’écriture française au Canada » semble effectivement souligner une opposition plus large, soit celle entre deux modes de réception distincts. Ce que ce réquisitoire propose, cʼest de concevoir la littérature acadienne comme exportable, productrice de sens dans d’autres cultures. Pour ce faire, il faut publier. On retrouve, dans cette attitude, ce « hors du livre [ou de la publication], point de salut! », dont parle François Paré : « En revanche, cette écriture ponctuelle et circonstancielle […] ne parvient que rarement à trouver place dans l’historiographie littéraire dominante, qui privilégie toujours le livre comme seul garant de la valeur littéraire d’un écrit[19]. » Si une revue ne peut prétendre à l’éternité au même titre que le livre, il s’agit néanmoins d’un produit moins circonstanciel qu’une Nuit de la poésie et plus exportable qu’une lecture publique. Ainsi, en prodiguant une sorte d’éternité — tout du moins, une existence dans la durée — et une certaine exportabilité, le tout-temps et le tout-lieu, éloizes tourne le dos à un passé naissant, celui d’une littérature événementielle, et à une écriture de la collectivité, pour passer à une écriture individuelle — « du Présent et du Quotidien[20] », que mentionne Jean Morency. Il s’agit vraiment, ici, de quitter le registre communautaire pour atteindre la Littérature, et de posséder, aux yeux de l’autre, une véritable parole.

À la conquête de son métadiscours

Il est difficile d’ignorer la rupture qui s’effectue au sein de la revue autour du numéro 13. Déjà, au numéro 12, la facture graphique avait considérablement changé, et le nom même de la revue semblait annoncer un vent de changement : on titrait dès lors le nouvel éloizes. Ces modifications, cependant, peuvent paraître bien superficielles : d’une apparence artisanale, la revue passe tout simplement à une facture plus professionnelle. De la même manière, d’un recueil de textes épars, la revue devient plus ordonnée : elle s’ouvre sur des entrevues et des articles, laisse ensuite place à quelques textes de création thématisés et se ferme sur des comptes rendus critiques d’ouvrages acadiens récemment parus. Ces quelques changements sont articulés ainsi, dans la présentation du numéro 13 :

Il était devenu cependant nécessaire de rendre notre revue plus intéressante, en lui donnant une orientation qui corresponde davantage à notre réalité littéraire actuelle. Nous avons présentement trois maisons d’édition, nous publions dans tous les genres et nos auteur(e)s pour la plupart n’en sont plus à leur première publication. Nous sommes donc en mesure de poser un regard analytique tant sur notre production que sur celle des autres[21]

Dans cette présentation de Denise Paquette, s’ajoute à une contrainte — car il est devenu nécessaire de changer la revue — la liberté acquise grâce à une certaine expérience — puisque les Acadiens sont en mesure d’analyser leur littérature. Cette double posture permet de poser un regard éclairé sur cette nouvelle étape : éloizes acquiert sa nouvelle légitimité à la fois du contexte dans lequel elle évolue et par son action dans l’Histoire littéraire en marche. En d’autres termes, la revue peut enfin articuler un métadiscours parce qu’il y a bel et bien discours et parce que, corrélativement, on peut se libérer de cette parole créative pure, et enfin « poser un regard analytique » sur la production acadienne comme sur celle du reste du monde.

Avec la fondation au cours de la même période de Michel-Henry éditeur, du Salon du Livre d’Edmundston, du quotidien Le Matin et avec la parution, aux Éditions Perce-Neige, du collectif Poésie acadienne contemporaine / Acadian Poetry now, on assiste à une diversification des espaces de critique et des espaces de réception ainsi qu’à la définition d’un véritable corpus littéraire. En effet, la fondation de Michel-Henry éditeur, une maison d’édition qui publiera certains textes de Raymond Guy LeBlanc, de Guy Arsenault, d’Herménégilde Chiasson et de Gérald LeBlanc, participe d’une mise à distance des valeurs proprement idéologiques acadiennes et du développement des valeurs symboliques en littérature, permettant une véritable compétition sur la base de valeurs proprement littéraires. Selon Bourdieu, « [l]e développement du système de production de biens symboliques […] s’accompagne d’un processus de différenciation qui trouve son principe dans la diversité des publics auxquels les différentes catégories de producteurs destinent leurs produits[22] ». De sorte que « [t]out incline à penser que […] la constitution de l’oeuvre d’art comme marchandise et l’apparition […] d’une catégorie nombreuse de producteurs de biens symboliques spécifiquement destinés au marché préparaient en quelque sorte le terrain à une théorie pure de l’art[23] ».

Alors que cohabitent depuis quelques années les Éditions Perce-Neige et les Éditions d’Acadie, un véritable espace de concurrence se crée avec la venue, bien qu’éphémère, de Michel-Henry éditeur : devant une production différenciée, il appartient à un animateur culturel comme l’est la revue éloizes de classer, de gérer les biens symboliques alors mis en compétition. De la même manière, avec la fondation du Matin, se crée pour la première fois une concurrence dans le monde médiatique acadien, entre deux quotidiens : Le Matin et L’Acadie Nouvelle proposeront chacun, entre 1986 et 1988 (année de la fermeture du Matin), des critiques littéraires, qui prodiguent, bien que modestement, de la valeur symbolique aux oeuvres publiées. En apparence, donc, les conditions sont pleinement remplies pour que s’installe une véritable institution, dans laquelle éloizes doit jouer un rôle critique déterminant. En tant qu’unique revue littéraire en Acadie, elle doit en effet construire cette « théorie pure de l’art » acadien, et ordonner le corpus acadien afin de lui donner sens. De même, la revue ne peut plus se contenter de colliger des textes épars.

La conquête du métadiscours apparaît donc nécessaire afin d’« accéder à l’histoire » et, par le fait même, comme le remarque François Paré, d’exister pleinement : « Car une culture qui n’est pas répertoriée et analysée peut-elle se targuer d’être une culture[24]? » Dans un entretien avec Martine Jacquot, Herménégilde Chiasson expliquait que la publication, dans les années 1970, constituait déjà une sorte de consécration, au moins locale :

Le danger avec ma génération, c’est de dire que puisqu’on avait publié un livre, du jour au lendemain, on était célèbre. Tout d’un coup, on parlait de toi, tu avais un statut, tu étais devenu écrivain. Et on n’était pas des écrivains. Ça a été néfaste pour plusieurs personnes. […] Il nous semblait qu’on avait tout dit. Tandis que dans d’autres milieux, j’ai l’impression que l’écrivain est anonyme pour quelques livres […]. Chez nous, il n’y a pas eu cette gestation. Du moment qu’on avait produit, on a monté[25].

Il n’existait donc aucune gestation du statut de l’oeuvre, aucune gestion de la légitimité : l’éditeur unique assumait, par sa pratique de l’exclusion — en publiant certains textes plutôt que d’autres — presque seul le procès des valeurs symboliques. En 1986, la situation a évolué. Le processus de canonisation est en marche et celui-ci doit s’effectuer au-delà des valeurs communautaires. Il faut, de fait, qu’il s’inscrive dans un discours raisonné sur la littérature et qu’il produise sa valeur intrinsèque. Déjà, en 1985, la parution du livre bilingue Poésie acadienne contemporaine / Acadian Poetry Now préfigure la structuration d’un corpus littéraire. En s’adressant aux anglophones avec le but avoué de les initier à la poésie acadienne contemporaine, cette entreprise prétendait effectivement installer une première définition de ce qu’était et de ce que n’était pas cette poésie. Elle travaillait de même à l’éclosion d’un métadiscours. En 1988, avec la parution de l’anthologie La poésie acadienne, 1948-1988, sous la direction de Claude Beausoleil et de Gérald Leblanc, cette définition s’explicitera, marquant bien le désir de concevoir un discours sur soi, allant au-delà des attentes de l’autre. Encore, il s’agit là d’une conquête de l’autonomie, laquelle est inhérente à la reconnaissance et à l’établissement de valeurs frontalières entre ce qui est littéraire — ou à plus forte raison, ce qui fait partie de la littérature acadienne — et ce qui ne l’est pas. Comme le mentionne Joseph Melançon : « D’une façon comme de lʼautre, du reste, la littérature effectue ainsi un travail taxinomique et c’est en “classant” qu’elle se classe elle-même. Elle acquiert son autonomie en autonomisant son champ, par des procédures propres de différenciation[26]. » S’arrogeant ce rôle taxinomique par sa volonté de conquérir le métadiscours, éloizes travaille à sa propre légitimité dans le même temps quʼelle légitime une production littéraire qui, autrement, resterait non identifiée.

Par-delà ce contexte d’effervescence extérieur à la revue, il semble clair qu’éloizes a également joué un rôle dans cet éveil de la littérature. Entre sa première publication et le numéro 13, en effet, la revue publie quelque 127 auteurs, dont plusieurs tracent les premières lignes de leur oeuvre. En fait, c’est en grande partie grâce à éloizes que publier, en Acadie, n’est plus synonyme d’une consécration immédiate : en sélectionnant, sur la base dʼune certaine vision de la valeur littéraire, des textes issus d’horizons divers, la revue crée un véritable corpus acadien duquel il faudra, à l’avenir, se démarquer. Cʼest au gré des numéros que la revue développera une idée plus claire de la littérature, laquelle, il va sans dire, amènera son lot de frictions et de contradictions.

La question de la littérature — et plus largement, de l’art — acadien se pose dans le nouvel éloizes. On sent chez les pionniers de la revue — Dyane Léger, Herménégilde Chiasson — que la pratique artistique évolue et se trouve à un point de non-retour : la définition de l’art acadien se solidifie, on ne peut que la renier ou l’embrasser. De même, si Dyane Léger mentionne que la littérature acadienne n’est « pas éblouissante en ce moment », elle ajoute néanmoins :

Nous avons appris énormément en peu de temps, et bientôt nous reprendrons notre deuxième souffle. Beaucoup de nos artistes, que ce soit dans le domaine de l’écriture, du théâtre ou de la musique sont présentement en pleine mesure de leurs capacités, et l’avenir sera particulièrement révélateur de notre talent[27].

Dans son propos se profile donc cette reconnaissance d’une évolution, l’atteinte d’une maturité dont l’avenir sera garant; en d’autres termes, Léger observe bien que l’âge de la parole pure est révolu, que la littérature acadienne en est à s’autonomiser, à s’esthétiser. Herménégilde Chiasson va plus loin : il ouvre son essai sur l’art acadien par une critique, implicite, d’un métadiscours :

Est-il possible de penser à un art acadien qui serait immédiatement identifiable tant au niveau de sa thématique que de sa fabrication? C’est là le dilemme que s’évertue à débattre une école de pensée profondément encline à se traduire par une complaisance dans le passé et les modèles séculaires qu’elle charrie. On pourrait fermer le dilemme de manière lapidaire en disant que les Acadiens font de l’art et que, de ce fait, il doit y avoir un art acadien. Ce serait miser sur une dimension platonicienne de l’existence, alors que nous faisons encore face au barrage aristotélicien de l’essence. Et quand on sait que Saint-Thomas d’Aquin est passé par chez nous, on peut ajouter qu’on est loin d’être sorti du bois. Éliminons donc le problème de l’essence et concentrons-nous sur un devenir de l’art acadien, une dynamique[28]

Avec le nouvel éloizes, un certain milieu, généralement universitaire, a pris le parti de commenter la littérature acadienne, d’en faire un objet d’étude et d’analyses plutôt qu’un sujet pragmatique, en perpétuel développement, qui laisse place à la création. Cette tendance s’observe dans le numéro 13, « spécial femmes », dont le sous-titre annonce : « un texte inédit d’Antonine Maillet spécialement pour nous. » Denis Bourque, dans son article, va jusqu’à écrire :

On critique beaucoup Antonine Maillet, ces temps-ci, du moins dans certains milieux. Il y a sans doute des fondements à cette critique. […] Mais en tant qu’Acadiens il nous faudrait peut-être reconnaître aussi qu’elle nous a rendu un grand service. Outre le mérite d’avoir transposé en littérature l’angoisse et l’espoir du nationalisme acadien de son temps, elle a réalisé ce grand rêve de son époque qui était de recréer et de faire revivre notre passé[29].

Dans ce propos se retrouve exactement cette idée de l’Acadie dont veut se distancer Chiasson. Essentialiste — mythique, dirait Manon Laparra —, le traitement qu’applique Bourque à la littérature acadienne lui donne un rôle muséologique, une sacralité à laquelle s’opposent plusieurs auteurs acadiens. Tout ce numéro d’éloizes semble d’ailleurs s’ériger sur cette mythification de l’Acadie : les textes de création s’efforcent principalement de raconter une histoire d’antan, souvent folklorique — pratique qui nʼavait guère occupé de place dans éloizes depuis sa fondation. Dans sa contre-définition de l’art acadien parue dans le numéro 14 de la revue, Chiasson poursuit dans le sens dʼune plus grande modernité : « Malgré tout, certains artistes ont surgi de ce marasme et leur carrière donne à croire que, d’ici à une vingtaine d’années, nous aurons renversé l’image folklorique qu’on s’est appliqué, là comme ailleurs, à nous infliger[30]. » Ceux qui infligeaient cette image folklorique, cette définition mythique de l’Acadie tendent à perdre leur pouvoir définitoire, croit Chiasson. C’est effectivement ce qui se produit en ce qui concerne éloizes : dès le numéro 15, les tenants d’une vision plus dynamique de la littérature acadienne reprennent les rennes de la revue. Jean Morency note, à cet effet :

Avec le come-back de Gérald Leblanc [à la direction du numéro 15], la revue revient à sa vocation première, soit la publication de textes de création, auxquels s’ajouteront régulièrement des comptes rendus de lecture. Inutile de mentionner que derrière ces changements de direction se dissimulent parfois des luttes de pouvoir et des conflits personnels, ainsi que des conceptions opposées de l’écriture et du littéraire[31].

Tout dans le numéro 15 semble s’inscrire dans une dynamique du contraste : alors qu’on racontait l’ici-jadis-en-Acadie dans le numéro 13, les Gérald Leblanc, Claude Beausoleil, Rose Després et Huguette Bourgeois expriment le ici-maintenant-dans-le-monde, inscrivant le numéro dans une problématique plus spécifiquement littéraire. Le compte rendu d’Huguette Bourgeois d’un recueil de poésie de Raymond-Guy LeBlanc semble lui aussi aller dans cette direction. Elle écrit : « L’Acadie est là, mais elle est à l’arrière-plan. La grande ville est celle qui est venue révéler ses secrets au poète qui les a bien reçus[32]. » La ville comme espace nord-américain devient ainsi le centre d’un travail de définition sur lequel se pencheront les poètes et auteurs d’éloizes.

Cette conquête du métadiscours, nous l’avons vu, place différentes visions de la littérature en concurrence. Issue de la nécessité taxinomique d’établir des frontières autour du champ littéraire, le métadiscours constitue effectivement, comme le faisait remarquer Morency, une lutte de pouvoir : qui aura le rôle légitimant dans la littérature acadienne? Si les universitaires ont joué un rôle non négligeable, force est d’admettre que les écrivains nʼappartenant pas à cette sphère ont participé de façon importante à ce processus. La première et la seconde anthologies de la poésie acadienne ont été dirigées non par des universitaires, mais par des créateurs — dont l’une des plus illustres figures est évidemment Gérald Leblanc. Le rôle d’éloizes dans cette lutte demeure central : la revue permet véritablement la constitution textuelle d’un réseau littéraire et permet, de surcroît, de présenter clairement une littérature non communautaire, ouverte plutôt sur le monde — les textes parlent de l’Amérique plutôt que de l’Acadie, le réseau des auteurs s’étend jusqu’à Montréal avec les Jean-Paul Daoust, Claude Beausoleil et Yolande Villemaire, accentuant une problématique littéraire plutôt que sociale. Avec l’arrivée du nouvel éloizes apparaît donc un véritable marché des biens symboliques en Acadie, lequel expose des oppositions définitionnelles importantes.

Une fois le discours sur l’art organisé, il ne reste à la littérature acadienne qu’à établir des liens avec d’autres littératures. Formulant une définition opposée à celle des « écrivains nationaux » qui « s’appuient sur des modèles littéraires de la tradition nationale [33]» les Leblanc, Chiasson, Léger et Després, « écrivains internationaux » par leur ambition poétique, « puisent, dans cette sorte de répertoire transnational des solutions littéraires[34] ». Autour du thème de l’urbanité quʼils invoquent et mettent en place, ils sont appelés, comme le mentionne Pascale Casanova, à « jouer de possibles coextensifs à l’univers littéraire tout entier [et] permettent à des protagonistes excentriques, et exclus jusque-là de tout accès à la modernité littéraire, d’entrer dans le jeu avec leurs seuls instruments[35] ». Appelés à exercer ce pouvoir, les membres de ce jeune réseau littéraire acadien, et éloizes comme démonstration et lieu d’échange de ce réseau, tenteront, dans lʼultime étape de développement de la revue, dʼen étendre lʼexercice à lʼensemble du champ.

La communitas pour la légitimation

Pour Michel Biron, « même la plus mineure des littératures, dirait-on à les lire, a quelque chose de vital, comme si la légitimité de l’écrivain liminaire ne dépendait pas tant de sa réussite sociale ou institutionnelle que de la reconnaissance de ce besoin d’écrire[36] ». Une des particularités de la littérature liminaire est la forme de hiérarchie qui la compose. Il s’agit d’une « hiérarchie horizontale ». Les textes des différents auteurs de la revue font partie de ce que Biron nomme la communitas, dans laquelle « […] se développe[nt] des relations qui ne sont pas fondées sur l’exercice du pouvoir, mais sur l’expérience de la “liminarité”[37] ». Les écrivains ne participent donc pas à une véritable hiérarchie, mais plutôt à des rapports amicaux, qui transparaissent par exemple dans les dédicaces des oeuvres. Pour Biron,

[l]a société des textes est toujours chez eux une communitas, un espace de communication soumis à la loi de l’amitié et de la connivence — ou, ce qui revient au même, à l’absence de communication, qui correspond à l’absence de société, à un désert, à une irréparable solitude. Les rapports entre individus sont moins déterminés par une hiérarchie verticale que par une sorte de hiérarchie horizontale qui n’obéit pas à la logique d’un classement établi d’avance, mais à un système peu déterminé dans lequel tout est affaire de contiguïté, de voisinage[38].

François Paré affirmait déjà, en ce sens: « [l]e milieu littéraire, dans ces petites cultures, reste étroit : un réseau privilégié de complicités et d’allégeances[39]. »

Au cours de la dernière décennie d’existence de la revue éloizes, l’actualisation de cette communitas acadienne passera par tout un réseau d’amitié et par un appel à d’autres littératures marginales. En premier lieu, le lien naturel avec certains poètes québécois prend de l’ampleur. Ainsi, Claude Beausoleil profite d’un simple compte rendu d’un recueil de Fredric Gary Comeau pour réfléchir à l’existence de la littérature acadienne : « Depuis plus de douze années, je lis la production acadienne. Je la lis comme autonome, différente de la production québécoise ou française. Il ne faudrait pas faire de la littérature acadienne un prolongement de la littérature québécoise[40]. » Le poète veut témoigner de la diversité des productions acadiennes sans tomber dans un paternalisme propre aux grands ensembles littéraires. Si les poètes québécois gravitant autour de Beausoleil ont été les premiers à s’intéresser à la littérature acadienne en raison des liens privilégiés qu’entretenait Gérald Leblanc avec eux, d’autres littératures feront l’objet de numéros spéciaux.

En 1994, le numéro 22 de la revue sert de pont entre l’Acadie et la Louisiane — les écrivains de cet état occupant la plus grande part de ce numéro. Afin de mieux faire connaître la littérature cadienne, éloizes s’associe à Feux-Follets, revue littéraire cadienne, « pour faire rayonner ce lieu d’écriture bien particulier par la différence même qu’il réclame[41] ». Le contraste que propose le numéro est marquant. La littérature acadienne ayant acquis une certaine légitimité, les textes des auteurs acadiens n’abordent pas ou si peu la question identitaire. À l’opposée, la littérature cadienne, en phase d’émergence (perpétuelle), martèle les thèmes de la langue et de l’identité. Le poème « Le français mutant » de Louise Poitiers Gaudet en demeure l’exemple le plus probant : « Quand je suis en France, / on me demande si je suis Québécoise. Quand je suis au Québec, / on me demande si je viens des Maritimes. / Quand je parle aux parents en Louisiane / on me considère comme étrangère / et ne me parle pas[42]. »

La majorité des numéros suivants empruntera la même formule de regards croisés avec une autre minorité linguistique. Programmatique, le titre du numéro 24, « entrecroisements », met de l’avant des textes d’auteurs franco-ontariens associés à des oeuvres d’artistes visuels acadiens et de manière réciproque, des textes d’auteurs acadiens accompagnés d’oeuvres d’artistes franco-ontariens. Signe des temps, ce numéro multidisciplinaire propose également une meilleure structure. Au lieu d’un court liminaire anonyme d’une dizaine de lignes, on y trouve pas moins de trois avant-propos. Dans un premier temps, Jean Babineau explique la nature de la relation entre l’oeuvre d’art et le texte littéraire. Par la suite, Jean Malavoy, directeur général du Bureau des regroupements des artistes visuels de l’Ontario (BRAVO) « souhaite qu’une telle collaboration ne soit que le premier jalon d’un travail et échange inter-régional (sic) des plus fructueux afin de faire prendre conscience à tous les francophones qui liront cette revue, de la grandeur qui existe en eux[43] ». Enfin, Pierre Raphaël Pelletier propose également une vision esthétique de la littérature et de l’art qui se situe aux antipodes des commencements de la littérature acadienne ou franco-ontarienne : « Finies les déportations inutiles sans cesse répétées […]. Toute création artistique se doit de transformer à tout jamais notre espace folklorique en un nouvel ordre d’échanges […][44]. » En souhaitant établir des ponts avec différentes communautés francophones des Amériques, éloizes veut légitimer sa position en tant que revue de création importante. Paradoxalement, cette ouverture témoigne également de la limite quantitative des auteurs acadiens. Il faut en effet joindre d’autres écrivains, car publier essentiellement les mêmes auteurs à chaque numéro ne permet pas de renouveler la formule.

En ce sens, les numéros 26 et 27 proposent des collaborations d’une part avec les écrivains et artistes visuels de l’Ouest canadien et d’autre part avec la littérature belge. De son côté, le numéro 29 laisse toute la place aux écrivains acadiens de la Nouvelle-Écosse. Pour l’Ouest canadien, les mêmes préoccupations au sujet des échanges culturels se trouvent dans les avant-propos de J. R. Léveillé et de Jean Babineau. Comment vraiment connaître l’autre? En quoi la revue éloizes doit-elle servir d’étincelle pour « entendre le tonnerre du rapprochement et de la reconnaissance d’un océan à l’autre […][45] »? Le véritable problème réside dans le fait que chaque numéro de la revue n’est qu’un projet ponctuel qui crée parfois de véritables liens, mais qui demeure souvent un (é)cri(t) dans le désert. À ce sujet, Babineau pose la question essentielle : « Peut-on croire qu’un jour viendra où les habitants d’une région auront libre accès aux produits culturels d’une autre? que nous dépasserons désormais la généalogie, le drapeau, et le fricot? où l’immensité culturelle pan-canadienne se reflétera dans nos librairies[46]? »

Le numéro arborant le titre « Se sortir du bois… », conçu par les écrivains de la Nouvelle-Écosse, pourrait sembler anachronique tant dans les questions abordées dans l’avant-propos de Georgette LeBlanc que dans l’historique de cette littérature par Martine Jacquot. En effet, comme les meilleurs auteurs de la Nouvelle-Écosse sont évidemment récupérés par le centre dominant qu’est devenu Moncton, il devient difficile de traiter de cette littérature comme distincte. LeBlanc réitère l’importance d’étudier la littérature acadienne en Nouvelle-Écosse et tient un discours qui ressemble à celui présent dans les premiers numéros d’éloizes : « En Nouvelle-Écosse, le bois nous a permis de garder une langue, des coutumes difficilement préservées dans une réalité urbaine et anglophone. Il faut peut-être se sortir du bois pour enfin comprendre que dans le bois les sources coulent toujours[47]. »

Cependant, au-delà des collaborations avec d’autres francophonies, la véritable autolégitimation de la revue arrive tristement au moment où l’institution littéraire acadienne frappe un mur. Au début des années 2000, alors que les Éditions d’Acadie ferment leurs portes, la revue éloizes termine également son aventure dans des circonstances nébuleuses. Les trois derniers numéros, tout en restant ancrés dans un contexte de création acadien, abordent des thèmes plus universels : l’écriture des femmes (no 30), l’écrivain et sa langue (no 31) et la nouvelle dramaturgie acadienne (no 32). Du lot, le numéro « Les langues déliées », dirigé par le professeur Raoul Boudreau, s’avère le plus pertinent et peut-être le plus localisé, car il met en lumière les positions campées des deux anciens amis Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc au sujet de la langue d’écriture. La portée universelle du thème, du coup, est ramenée à une particularité acadienne. Comme l’indique Raoul Boudreau, « l’attention aux discours marginaux favorisée par le postmodernisme a vu l’émergence d’une multitude de littératures dites de l’exiguïté ou mineures, dont la caractéristique principale est d’entretenir un rapport problématique avec une langue majeure[48] ». Le choix d’une langue d’écriture continue d’alimenter la réflexion de l’écrivain acadien surtout lorsque l’on considère le parcours de l’écrivaine France Daigle qui, dans ses premiers textes pour éloizes et ses premiers romans, utilisait un français normatif qui gommait la différence, alors que dans son dernier roman, Pour sûr, publié chez Boréal en 2011, elle choisit un chiac poussé à l’extrême pour les dialogues des personnages. Certes, le chiac de Pour sûr est étrangéisé par des stratégies graphiques qui s’attaquent à la part d’anglais qu’il contient. Quoi qu’il en soit, Boudreau a raison lorsqu’il affirme : « [l]’écrivain acadien a le courage d’être lui-même malgré le fait que la langue qui lui vient spontanément ne correspond pas du tout à celle que la littérature consacre et qui sert à consacrer la littérature[49]. » Dix ans plus tard, la question de la langue de création ressassée par la revue continue d’occuper le discours social en Acadie avec la popularité d’Acadieman[50] et d’un groupe de musique comme Radio Radio. Bref, de 1994 à 2002, la revue éloizes a réussi à intégrer d’autres littératures francophones selon l’idée de communitas mise de l’avant par Biron. Cependant, la fin d’éloizes et la parution irrégulière de sa remplaçante, Ancrages, une revue de création littéraire biannuelle n’ayant su remplacer adéquatement son ancêtre, illustrent de façon probante que les petites cultures « n’ont jamais vraiment fini de naître[51] ».

L’expérience éloizes

En 1998, Raoul Boudreau dressait ce constat lucide sur la littérature acadienne :

On ne s’étonnera donc pas du peu d’intérêt manifesté au Québec pour la littérature acadienne. […] Pour la majorité des Québécois, la littérature acadienne reste attachée, en raison de sa diffusion massive par la télévision, à la figure de la Sagouine, son accent rocailleux, ses mots de l’empremier, mais surtout ce personnage est le signe d’une société tournée vers le passé et il incarne à merveille ce dont le Québec doit se distancer pour se doter d’une littérature dominante, c’est-à-dire l’oralité et ses connotations régionalistes. La vocation de la littérature acadienne est ainsi toute trouvée. Sans nier cette vision de l’Acadie qui permet au Québec de s’en servir comme repoussoir, il importe de montrer une autre production littéraire qui témoigne de préoccupations qui rejoignent celles de nombreux écrivains contemporains de tous horizons.[52]

La quête d’éloizes, à l’aune de telles considérations, ressemble à un échec relatif. Bien que la revue ait travaillé et réussi à assurer le développement d’une littérature acadienne hors du folklore et du régionalisme — nous en voulons pour preuve l’émergence d’écrivains majeurs ayant fait leurs armes au sein des numéros de la revue —, force est de constater que l’entreprise n’a pas su imposer discursivement son existence hors des frontières de l’Acadie. Cela, mentionnons-le, va à contre-courant de notre thèse. En fait, la contradiction entre cet échec apparent et ce que nous avons semblé affirmer tout au long de notre article est due à notre angle d’approche qui, comme le mentionne Francis Mus, est celui privilégié par les littéraires :

[P]our déterminer la signification d’une revue (au sens d’impact cette fois), deux critères peuvent être invoqués, selon l’opposition connue de Bourdieu entre capital économique et capital symbolique. Le premier critère se définit par l’ampleur du public, le nombre de lecteurs, le succès (commercial) de la revue. Plus le taux du lectorat est élevé, plus la revue (pourra) connaît(re) du succès. Le second critère est d’ordre poétique. La question qui s’impose est celle de savoir dans quelle mesure la revue apporte des éléments nouveaux, des pensées originales à la vie littéraire. Plusieurs histoires littéraires ne se concentrent que sur le second facteur et donnent ainsi une image faussée de ce qui vivait réellement sur le plan littéraire pendant une époque donnée[.][53]

Symboliquement, il est vrai, une parole littéraire s’est faite entendre grâce à éloizes. De la même manière, le corpus littéraire acadien a acquis une certaine légitimité par le biais du discours critique — à vocation taxinomique, rappelons-le. Éloizes a aussi occupé un espace symbolique lui permettant de se faire légitimer au sein d’autres littératures minoritaires. Les littératures cadienne, néo-écossaise, franco-manitobaine et fransaskoise ont trouvé en éloizes un centre d’où s’exprimer. Or, comme Mus le mentionne, ces caractéristiques symboliques correspondent peu ou prou à ce qui se « vivait réellement sur le plan littéraire » durant la publication de la revue. La faillite de la revue, liée à un faible capital économique, a entraîné sa disparition alors même que, sur le plan symbolique, éloizes permettait à la littérature acadienne de trouver une grande légitimité auprès des autres littératures. Cet échec économique replonge institutionnellement la littérature acadienne — surtout après la faillite des Éditions d’Acadie — dans un relatif silence. Cependant, un autre constat, bien différent, s’impose. En tant que laboratoire, éloizes a travaillé à construire une idée poétique de l’Acadie et a inscrit cette idée — ce fut son souci dès les premiers instants — dans une problématique de l’éternité.

Le succès symbolique d’éloizes n’a évidemment rien à voir avec son échec économique — d’ailleurs, la petite histoire indique des causes bien anecdotiques pour la fermeture de cette revue. Néanmoins, le contraste frappant entre le succès symbolique, d’une part, et l’échec financier, d’autre part, amène à réfléchir sur la condition de la littérature acadienne. Et force est de constater que la faillite économique de certaines institutions n’a pas entraîné la faillite de la littérature acadienne, laquelle possède aujourd’hui, grâce à éloizes entre autres, une mémoire littéraire. Aujourd’hui, que ce soit par le biais de l’édition acadienne, franco-ontarienne ou québécoise, les voix acadiennes réussissent encore à se faire entendre, fortement marquées par ce laboratoire littéraire qui fut et donna à voir la véritable genèse d’une poétique en Acadie.