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Un coup de critique dans la fourmilière traductologique

Le complexe d’Hermès de Charles Le Blanc[1] est un traité sur la bonne manière de théoriser la pratique de la traduction. L’ouvrage n’a aucunement l’allure d’un pamphlet où pulluleraient les attaques ad hominem. Il s’agit, au contraire, d’une dénonciation pondérée, à la fois rigoureuse et vigoureuse, de ces auteurs qui croient théoriser l’activité de la traduction alors qu’ils s’adonnent à des exercices de thématisation de la traduction. L’universitaire, auteur et traducteur lui-même, dénonce l’imposture des théoriciens qui utilisent à mauvais escient les concepts, en particulier ceux qu’ils empruntent aux philosophes. « Derrida ne réfléchit pas sur la traduction. Au contraire, il la thématise, c’est-à-dire qu’il l’interprète en fonction de sa propre philosophie. De cette manière, il parle moins de la traduction, que de sa philosophie de la présence à travers la traduction » (pp. 59-60). De même, chez Antoine Berman, « l’éthique de la traduction est une thématisation de la philosophie de l’altérité » (p. 60). Philosophe de formation et spécialiste de la philosophie allemande classique, Charles Le Blanc aborde le sujet en connaissance de cause. En outre, aspect non négligeable en l’occurrence, sa maîtrise des langues allemande et italienne lui donne un accès direct aux textes.

Charles Le Blanc n’est pas anti-intellectuel ni réfractaire à tout métalangage. Il est le premier à affirmer qu’on « ne peut rejeter la valeur des modèles théoriques pour réfléchir sur la traduction » (p. 61). Mais il y a modèle et modèle. Tous ne se valent pas. Il n’est pas le premier à déplorer que l’étude théorique de la discipline baigne dans une sorte de « flou artistique ». Pour dissiper le flou est d’ailleurs le titre d’un collectif publié à Beyrouth en 2005 dans l’espoir de jeter un peu de lumière sur la babélisation dont, ironie du sort, souffre la traductologie, où prolifèrent les métalangages et les courants théoriques les plus contradictoires (Abou Fadel et Awaiss, 2005). Dans l’avant-propos de La traduction en citations, j’ai montré que, depuis des millénaires, la contradiction est le support de la réflexion sur la traduction (Delisle, 2007, pp. xv-xxxiii). La contradiction et une certaine confusion. La traduction elle-même n’échappe pas, semble-t-il, à la malédiction de Babel. Que valent tous les modèles théoriques quand « on a l’impression de se retrouver devant des hiérophantes dont les mystères sont si obscurs, que la Pythie elle-même aurait besoin de consulter un oracle pour les percer » (p. 61)? Le traité porte en épigraphe un aphorisme de Lichtenberg, auteur que Charles Le Blanc a lui-même traduit de l’allemand : « L’âne me semble un cheval traduit en hollandais. » Le choix d’une épigraphe n’est jamais innocent. Quand on referme Le complexe d’Hermès, on comprend le sens que l’auteur a voulu lui donner : telle qu’elle est développée sous la plume de certains théoriciens, la théorie de la traduction semble un cheval traduit en volapuk, pense l’auteur.

Henri Meschonnic a donné un Coup de Bible dans la philosophie (2004) en réitérant son appel en faveur du rythme pour rendre le langage et le poème de la Bible, en faveur aussi d’une théorie du langage et de l’historisation du poème. La Bible lui a servi « de levier théorique pour transformer toute la pensée du langage, du rythme et du traduire » (Meschonnic, 2004, p. 13). En suivant un autre chemin, celui de la critique des concepts philosophiques empruntés aux philosophes allemands de la période classique, notamment, concepts repris par certains théoriciens et leurs disciples, Charles Le Blanc donne lui aussi quelques coups de pieds dans la fourmilière de la réflexion théorique sur la traduction. Il arrive à la même conclusion que l’auteur de Pour la poétique et Poétique du traduire lorsqu’il écrit : « Il ne saurait y avoir de théorie de la traduction qui rendît compte des hypothèses dressées sur un grand texte, mais uniquement de réflexion ordonnée – et par ailleurs, contingente – de l’usage que tel ou tel texte, ou que telle ou telle traduction fait de la langue. Cet usage place la poétique au coeur du problème de la traduction » (pp. 154-155). Henri Meschonnic aurait pu écrire ces lignes.

Est-ce un hasard si ces deux auteurs sont des philosophes? Est-ce la philosophie qui sauvera du naufrage la traductologie qui vogue actuellement sur la mer houleuse des concepts mal définis (ou indéfinissables), mal assimilés, ce qui est source d’hermétisme? L’étymologie du mot hermétisme nous fait remonter précisément à Hermès (Rey, 2000, II, p. 1710). Les mots altérité, éthique, étrangeté, fidélité, intuition, littéralisme, même/autre (Lévinas), visée du traducteur signifient tantôt une chose, tantôt une autre selon la philosophie qui les thématise. On peut appliquer aux théories thématisantes ce que Edmond Cary disait de la traduction scolaire mise au service de l’apprentissage des langues étrangères : « L’enseignement se sert de la traduction, il ne la sert pas » (Cary, 1956, p. 167). Dans le cas des théories de la traduction, ces réflexions sont davantage une source de brouillage et de confusion qu’une aide utile pour y voir plus clair. La raison en est que l’on confond thématisation de la traduction et réflexion sur la traduction. C’est la thèse de l’auteur.

Ce dernier critique le concept éthéré de pure langue (Benjamin) – qui a déjà vu une traduction en « pure langue »? – et celui de raison universelle (Derrida). Il dénonce aussi les enflures verbales, les envolées lyriques qui se donnent des airs de profondeur scientifique, mais enfument l’esprit, selon lui. Il s’attache à démasquer les « idées de façade [qui] ont une apparence de vérité (p. 11). Que faut-il entendre par « libérer l’outre-langue »? « l’à-venir lisible dans le texte-cible »? « installer le texte dans une communauté de destin »? « la littéralité charnelle du texte original »? Contre les idées de façade, il prône une démarche rigoureuse à partir de concepts assimilés et assumés.

Outre ses travaux sur Kierkegaard et les romantiques allemands, Charles Le Blanc a une longue pratique de traducteur littéraire (Lichtenberg, Friedrich Schlegel et Jonathan Swift, entre autres). Il est aussi l’auteur de contes pour enfants (Nathan, Bordas). Le complexe d’Hermès s’ouvre par un « Hymne à Hermès » inspiré de l’hymne homérique. Ce récit mythologique dans lequel Hermès et Apollon sont les deux principaux protagonistes sert de toile de fond à l’auteur pour encadrer sa démonstration. Celle-ci est claire, serrée, méthodique, intelligente. Le langage abscons dont certains traductologues sont si entichés y est totalement absent, ce faisant, l’auteur fait la preuve qu’un ouvrage dense et érudit peut rester lisible. Il n’en a que plus de force. L’érudition qu’y déploie l’auteur, rompu au raisonnement philosophique, n’est pas froide et poussiéreuse, mais parfaitement intégrée et bien servie par une langue précise et limpide. Le complexe d’Hermès se pare de qualités littéraires indéniables, qualités reconnues d’ailleurs par le prix de l’Académie des lettres du Québec.

Pétri de culture et de mythologie grecques, l’auteur rappelle en guise de prologue le récit d’Homère. Fils de Zeus et de Maïa, Hermès est une des divinités de l’Olympe. Il est le dieu du commerce, le gardien des routes et des carrefours, des voyageurs, des voleurs, le conducteur des âmes aux Enfers et, surtout, le messager des dieux. Avec Aphrodite, Hermès engendre Hermaphrodite et Éros. C’est un dieu proche des hommes : il leur a donné l’écriture, la danse, les poids et mesures, la lyre et l’art de faire du feu.

Selon le premier hymne homérique qui lui est consacré, Hermès bondit de son berceau le premier jour de sa naissance et se met en quête du troupeau d’Apollon, son demi-frère, à qui il dérobe cinquante boeufs, afin de savourer la chair des victimes réservée aux seuls dieux. Rusé, il invente les raquettes faites de branchages afin d’effacer ses traces quand il pousse devant lui les bêtes qu’il fait marcher à reculons pour brouiller les pistes encore davantage. Chemin faisant, de la carapace d’une tortue qu’il tue, il fabrique une lyre sur laquelle il célèbre sa propre naissance. De retour auprès de sa mère, il lui annonce son intention d’embrasser le plus beau métier qui soit, celui de voleur.

L’affaire du vol de boeufs finit par parvenir aux oreilles de Zeus. Amusé par la précocité de son fils, qui proteste de son innocence, le roi des dieux le force à se réconcilier avec Apollon et à révéler l’endroit où il a caché le troupeau. Hermès charme son demi-frère en jouant de la lyre, puis lui donne l’instrument. Apollon lui accorde en échange une baguette d’or, le futur caducée et le don de prophétie.

Les figures d’Hermès et d’Apollon servent de fil conducteur d’une recherche des fondements réels de la théorie de la traduction, d’une théorie qui ne soit pas, comme c’est le cas de la plupart des traités antérieurs, de Cicéron à Berman en passant par Leonardo Bruni et Dolet, des essais de nature méthodologique, qui cherchent à dire ce que doit être (ou ne pas être) une traduction. L’auteur du Complexe d’Hermès tente, quant à lui, de déterminer ce qu’est cette activité éminemment complexe qu’on appelle la traduction, sans proposer pour autant des « règles » à suivre (une méthodologie), car on sait trop bien que « la traduction est une activité où l’on suit des règles sans disposer de règles pour appliquer les règles » (Berner, 1999, p. 18). Pas question de revenir à la codification de la traduction que pratiquaient naïvement les auteurs des xviie et xviiie siècles en édictant des règles sur la manière de bien traduire.

Par la volonté de Zeus, Hermès est prisonnier du contenu et de la forme du message. Toute liberté lui est refusée. Il vit cruellement l’enfermement du langage. Par tous les moyens, il tente de recouvrer sa liberté, lutte qui l’oppose à Apollon, dieu des Arts qui jouit, quant à lui, d’une liberté pleine et entière. Le complexe d’Hermès « c’est cette quête de reconnaissance de celui qui, plus qu’aucun autre, souffre de l’enfermement dans le langage et de l’étroitesse de son rôle – pourtant décisif – dans le processus de la communication » (p. 20). Les différentes théories de la traduction sont « autant de manifestations d’un complexe d’Hermès » (p. 20). Ce dieu des usurpateurs aspire à s’élever au rang d’Apollon. Mais l’auteur s’inscrit en faux à l’égard de cette sorte de mystique du sens qui converge vers une mystique de la lettre, vers la sacralisation de l’original. Il montre que l’autre étant un complément de soi, une traduction ne peut être qu’une prolongation de l’original. Comme l’a si bien formulé le traducteur suisse Felix Philipp Ingold, « le texte traduit est un texte que l’on a continué à écrire » (cité par Graf et Böhler, 1998, p. 217) et non un texte identique à l’original dans une autre langue. Toute traduction n’est qu’une hypothèse sur le texte original.

Par ailleurs, le traducteur parle au nom de l’auteur dont il se fait le messager. Il ne peut parler en son nom propre, comme le prônent les tenants d’une éthique du traducteur. Autre manifestation du complexe d’Hermès. Contrairement à l’opinion de Berman, la lettre ne saurait être la valeur du texte, ce qui est de la part de l’auteur de L’épreuve de l’étranger une erreur d’interprétation des romantiques allemands pour qui la valeur d’un texte littéraire réside d’abord et avant tout dans l’esprit du texte. On assiste ici à un renversement de paradigme. « C’est en ce sens que la traduction est une poursuite de l’oeuvre originale, car la forme qu’emprunte la poésie – entendre ici la création – ne saurait s’épuiser dans une conformation particulière, encore moins dans la littéralité » (p. 83). Le vrai traducteur d’une oeuvre littéraire est celui qui sait reconnaître que le sens de cette oeuvre déborde le textuel et se rapproche de « quelque chose de plus grand qui serait l’Art lui-même » (p. 84). C’est Apollon qui détient la lyre, ne l’oublions pas. L’auteur apporte la preuve que, contrairement à ce que pensait Berman, « les traducteurs les plus fidèles sont nécessairement les plus déviants » (p. 101). C’est pourquoi des poètes comme Yves Bonnefoy et Étienne Barilier peuvent clamer que la poésie est ce qu’il y a de plus facile à traduire (pour un vrai poète, évidemment). « Traduire la poésie […], c’est écrire la poésie », affirme pour sa part Jo-Anne Elder (citée par Delisle, 2007, p. 225). Il y aurait ici un parallèle intéressant à tracer entre les évolutionnistes (qui ont prouvé l’adaptation et la transformation des espèces) et les créationnistes (adeptes anachroniques de la fixité de la lettre et de la spontanéité de la création). La création ne saurait découler de la lettre. L’auteur sape ainsi un mythe tenace auquel s’accrochent plus d’un théoricien. Confiner le discours sur la traduction à de stériles débats sur la lettre ou l’esprit est une autre expression du complexe d’Hermès. Débat multiséculaire. Il faut trancher ce noeud gordien.

L’auteur accorde aussi une large place à l’usage de la langue. Il affirme, avec raison, à l’appui de sa thèse, que « c’est moins la langue que son usage par l’artiste qui exprime l’esprit d’une langue donnée. Le texte littéraire exprime fondamentalement un usage de la langue, usage qui est porteur de sens et que la traduction doit transmettre » (p. 102). Il va de soi que cet exercice délicat exige une forte capacité de lecture. Pour illustrer l’importance de la lecture, l’auteur utilise magnifiquement la métaphore d’une partition musicale qui comporte des notes, certes, mais aussi des tempi et des indications d’expressions à rendre. Le bon interprète sait déchiffrer tout cela de manière à recréer l’oeuvre musicale. C’est par lui que la musique devient possible. Interpréter c’est recréer, ce n’est pas reproduire à l’identique. Privé de la lyre d’Apollon, Hermès est condamné à ne jouer que les notes. Et l’auteur a bien vu « qu’il n’y a pas qu’un seul original donnant naissance à plusieurs traductions, car l’original est lui-même une hypothèse de sens. Il y a de facto autant d’originaux qu’il peut y avoir de traductions possibles » (p. 113). Le texte littéraire n’est pas clos, mais ouvert, ce qui le distingue du texte pragmatique. Une théorie de la traduction sera donc une théorie de la lecture poétique d’un texte littéraire. C’est la littéralité du message qui fait d’Hermès le dieu des menteurs. Apollon sait que l’unité de sens du langage ce n’est pas le mot, mais le langage lui-même et il en tire une grande liberté. En somme, « le traducteur doit sacrifier à Apollon, non à Hermès » (p. 155).

Ce n’est pas tous les jours que l’on publie un traité sur la traduction. Cette défense et illustration de la manière de tenir un discours sur la traduction, d’une cohérence exemplaire, va, de surcroît, à contre-courant de bon nombre d’idées reçues qui circulent en traductologie. « Ses regards philosophiques sur la traduction » subiront fatalement l’épreuve de la critique. Il aura fallu une certaine dose de courage à l’auteur pour oser afficher ses convictions. Ses prises de position déclencheront très certainement un débat qui, je l’espère, sera enrichissant et passionnant. Le présent compte rendu ne donne qu’un faible aperçu de la richesse des idées originales que renferme Le complexe d’Hermès. Cette contribution majeure aux études sur la traduction mérite un large rayonnement, ne serait-ce que pour les traits incisifs de son analyse.