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Depuis les deux dernières décennies, la mondialisation constitue un véritable catalyseur pour la mobilité internationale des salariés, levier de succès pour des entreprises à la conquête des marchés internationaux. En dépit de son coût et de ses risques (voir par exemple Selmer (1998) pour un recensement), la mobilité internationale reste au coeur des préoccupations des grandes entreprises (Dickmann et Baruch, 2011). Preuves en sont les récents rapports du Brookfield Global Relocation Services[2] ou de la CNUCED[3], qui soulignent le maintien des politiques liées à la mobilité internationale – notamment vers les marchés émergents – et ce, malgré la crise actuelle.

Le défi constitue à attirer et à développer de futurs talents, capables de gérer la complexité inhérente à l’environnement international des grands groupes (Dickmann et Harris, 2005) car les entreprises manquent généralement de cadres possédant des compétences dites « globales » (Suutari, 2002). Ces compétences se réfèrent à l’aptitude de gérer les défis liés à la dimension internationale de l’entreprise (Gupta et Govindarajan, 2002) et renvoient à des facteurs individuels (habilités techniques, compatibilité culturelle, etc.) et situationnels (imputables à la multinationale, au pays ou à la langue) (Dowling et Welsh, 2004).

Dans la perspective d’attirer ces talents aux compétences globales, de récents travaux mettent en exergue l’importance d’être un employeur de premier choix, et le rôle clef de la marque employeur[4] (Schuler et Tarique, 2007; Scullion, Collings et Gunnigle, 2007; Tarique et Schuler, 2010). A l’échelle globale, promouvoir la mobilité internationale peut faire partie de cette marque employeur. Or, aucune recherche, à ce jour et à notre connaissance, ne s’est véritablement intéressée aux discours des grandes entreprises sur la mobilité internationale, la littérature privilégiant une approche centrée la carrière globale de l’individu (Suutari et Taka, 2004; Dickmann et Harris, 2005; Dickmann et Doherty, 2010; Zikic, Bonache et Cerdin, 2010). L’objectif de cette recherche est de savoir comment les grands groupes valorisent la mobilité internationale dans leurs discours officiels – et notamment via Internet. Dans quelle mesure les discours sur la mobilité internationale peuvent-ils constituer des leviers d’attractivité pour les grandes entreprises internationales ?

La première partie expose le cadre théorique de notre travail. Le modèle de Rynes et Barber (1990) nous permet de nous interroger sur les leviers d’attractivité possibles autour du discours sur la mobilité internationale. Les réflexions plus récentes sur la marque employeur et l’attractivité organisationnelle viennent renforcer ce cadre théorique. Dans une deuxième partie, nous précisons notre approche méthodologique pour analyser les discours des grandes entreprises recueillis via Internet. Dans cette perspective d’attraction des talents, les sites Internet ont un rôle prépondérant (Williamson, Lepak et King, 2003) et sont aujourd’hui très utilisés par les entreprises (Parry et Tyson, 2008). Ils constituent également des objets de recherche prometteurs, à l’instar de travaux récents privilégiant cet outil de communication (Singh et Point, 2009). Une troisième partie présente les terminologies utilisées par les entreprises autour de la mobilité et la carrière à l’international, ainsi que les types de discours privilégiés pour attirer les candidats à la mobilité internationale. Une dernière partie est dédiée à une discussion des résultats et à leurs implications managériales, tant au niveau individuel qu’organisationnel.

Faire de la mobilité internationale un levier d’attractivité

Les discours sur la mobilité internationale

Dans la littérature, le terme « expatriation » est souvent utilisé dans son acceptation la plus générale, que ce soit dans les travaux séminaux d’Adler et Bartholomew (1992) ou de Tung (1998) et, plus récemment, dans les articles de Stahl, Miller et Tung (2002) ou de Cappellen et Janssens (2008). Les terminologies alternatives comme « mission internationale » ou encore « séjour à l’étranger » sont rarement mobilisées (Yan, Zhu et Hall, 2002; Suutari et Taka, 2004; Stahl et Cerdin, 2004). Pourtant, il est important d’apporter quelques nuances aux nombreux termes se référant à la mobilité internationale en prenant comme grille de lecture le temps passé à l’étranger. En effet, certaines entreprises distinguent les missions à court terme qui nécessitent une sensibilité culturelle, des missions à plus long terme qui appellent à une compréhension culturelle (Dickmann, Doherty et Johnson, 2006; Dickmann et Baruch, 2011).

Cette distinction permet de définir les différents types de salariés impliqués par la mobilité internationale, suivant le temps passé hors de leur pays d’origine. Les immigrants partent dans un pays étranger pour y rester à long terme (Al Ariss, 2010). Ceux qui travaillent à l’étranger de leur propre chef restent en moyenne six années dans un autre pays (Doherty, Dickmann et Mills, 2008), les assignés à long terme en moyenne trois ans (selon le rapport du Brookfield Global Relocation Services). Ces formes d’expatriation sont toutefois parfois similaires tant on retrouve une similitude entre, par exemple, un immigrant et un expatrié à sa propre initiative (Al Ariss et Özbilgin, 2010). Une mission dite « courte » à l’étranger ne dépasse pas une année (Collings, Scullion et Morley, 2007). Enfin, les commuters et les flexpatriés restent une seule journée ou une partie de la semaine hors de leur pays d’origine (Harris, Brewster et Sparrow, 2003).

Cette différentiation temporelle nous permet aussi de distinguer les missions internationales de la carrière globale. Selon Doherty et Dickmann (2008), les missions internationales constituent simplement une étape dans les carrières globales. Ainsi, le rapatriement ne représente qu’une phase critique dans la carrière des individus qui affrontent des demandes diverses et variées sur leur mobilité physique et psychologique au milieu de leur carrière (Dickmann et Harris, 2005; Sullivan et Arthur, 2006). Cette perspective va au-delà du cycle « classique » de l’expatriation (Harris, Brewster et Sparrow, 2003); en d’autres termes, le rapatriement ne constitue pas la fin du cycle et n’est qu’une étape dans la carrière globale de l’individu.

De multiples raisons incitent les individus à travailler à l’étranger. Un premier ensemble de facteurs concernent la personnalité même des individus (antécédents familiaux, bilinguisme, expériences internationales vécues dès le plus jeune âge, etc.) (Mayrhofer, Sparrow et Zimmermann, 2008). Une seconde série de facteurs relève de leurs motivations (rémunération proposée, découverte d’une nouvelle expérience, considérations familiales, perspectives de carrière et de développement personnel (Gregersen, Morrison et Black, 1998; Hammer, Hart, Rogan, 1998; Stahl, Miller, Tung, 2002)). Si les choix et les cheminements de carrière des individus sont déterminés par des ancres de carrière – reflétant le développement de leurs propres capacités, objectifs et valeurs – l’existence d’une ancre de carrière internationale permet de considérer la mobilité internationale comme étant un objectif en soi (Suutari et Taka, 2004). Pour l’entreprise, les enjeux autour de la mobilité internationale sont généralement stratégiques avec une volonté de contrôle, de coordination, de transfert de savoir-faire ou de développement de compétences managériales (Edström et Galbraith, 1977; Gregersen, Morrison et Black, 1998; Bonache et Zarraga-Oberty, 2008); mais les considérations peuvent également être à court terme, tant les organisations ont un besoin accru de pourvoir les postes internationaux vacants très rapidement (Carpenter, Sanders et Gregersen, 2001). Il est donc nécessaire de maintenir un bassin de talents, candidats potentiels à l’expatriation : pour cela, il s’agit de (re)présenter une image particulièrement attractive et positive de la carrière globale sur un support de communication accessible au plus grand nombre, comme Internet.

Promouvoir la mobilité internationale sur Internet

L’utilisation d’Internet ne cesse de prendre de l’importance depuis une décennie, du côté des recruteurs et des candidats à la recherche d’un emploi (Parry et Tyson, 2008). Internet est progressivement devenu un véritable outil de recrutement pour identifier et attirer les futurs candidats à un emploi (Breaugh et Starke, 2000), voire un outil stratégique d’attraction des talents lorsque les entreprises sont proactives dans son utilisation (Winter, Saunders et Hart, 2003). Au-delà du recrutement, les sites Internet constituent un moyen de communication permettant de transmettre les valeurs et les politiques de l’entreprise. De récents travaux encouragent d’ailleurs l’analyse même des sites Internet (Singh et Point, 2009), devenus de véritables leviers d’attractivité de l’entreprise. Aussi, les candidats potentiels peuvent être attirés par l’entreprise sur la base des informations publiées susceptibles de correspondre à leurs propres valeurs (Backhaus et Tikoo, 2004). D’autant plus que les candidats recherchent le plus d’information possible permettant de combler leurs attentes envers l’entreprise (Wanous, 1980). La décision initiale de faire acte de candidature repose bien souvent sur l’attractivité organisationnelle – c’est-à-dire sur l’image même de l’organisation (Rynes et Barber, 1990; Berthon, Ewing et Hah, 2005).

Dans cette perspective, Rynes et Barber (1990) proposent une approche permettant d’attirer les talents de manière efficace sur le long terme. Le modèle proposé par les auteurs met en exergue trois stratégies destinées à accroître l’attractivité de l’entreprise. Premièrement, il s’agit de modifier les pratiques de recrutement. Dans cette perspective, Internet joue ici un rôle primordial par rapport à l’image de l’entreprise (Winter, Saunders & Hart, 2003); en termes de recrutement, les impressions générales sont très importantes par rapport à l’image de l’entreprise ou le message délivré (Turban et al., 1998). Les entreprises doivent être attentives à ces messages si elles souhaitent effectivement attirer des jeunes ayant une forte mobilité (Tharenou, 2003). Une deuxième stratégie se concentre sur l’amélioration des leviers de motivations proposés par l’entreprise. Dans notre perspective de recherche, l’expérience internationale devient une motivation en soi (Tallieu, 1992), voire un moteur possible de la carrière d’un individu (Suutari et Taka, 2004), pour être aujourd’hui complètement intégrée au contrat psychologique – cette entente tacite entre le salarié et son employeur (Yan, Zhu et Hall, 2002). Enfin, l’entreprise peut augmenter son attractivité en privilégiant un bassin de candidats, qui, pour une raison ou une autre, sont moins ciblés que les candidats traditionnels. Le nombre peu élevé de femmes expatriées (Dickmann et Baruch, 2011) permet justement aux entreprises d’élargir leur bassin de candidats.

Dans la continuité de ces travaux sur l’attraction des talents, quelques recherches sont apparues autour de la notion de marque employeur. Celle-ci renvoie à la promotion interne et externe de l’entreprise de ce qui la distingue des autres entreprises, et en fait un employeur désirable et désiré (Backhaus & Tikoo, 2004; Ewing et al. 2002). L’objectif pour l’entreprise est d’être (re)présentée en véritable entreprise de premier choix pour les candidats (Martin et al., 2005). Si le contenu des sites Internet devient à part entière un levier d’attractivité organisationnel (Williamson, Lepak et King, 2003; van Birgelen, Wetzels et van Dolen 2008), il n’y a pas d’évidence, à ce jour et à notre connaissance, à ce que les entreprises considèrent la mobilité internationale comme un véritable levier d’attractivité pour leur propre marque employeur. Dans quelle mesure les discours sur la mobilité internationale peuvent-ils constituer des leviers d’attractivité pour les grandes entreprises internationales ? En suivant le modèle de Rynes et Barber (1990), notre analyse se concentre sur le contenu des messages publiés (types de discours sur la mobilité internationale), sur les motivations à travailler à l’étranger (leviers d’attractivité des talents) et sur l’audience même envers laquelle les messages semblent s’adresser en priorité (bassin de candidats).

Méthodologie

Nous avons constitué un échantillon de grandes entreprises internationales, étant plus à même de révéler des informations liées à leur politique de mobilité et de carrière internationales sur leur site Internet. L’indice de transnationalité (moyenne arithmétique des poids d’encours, de production et des effectifs à l’international) publié par la CNUCED (2009) indique que le quart des entreprises non financières les plus internationalisées sont allemandes (13) et françaises (12). La forte internationalisation des entreprises françaises et allemandes nous a conduits à nous intéresser de près à leurs discours officiels sur la mobilité internationale.

Une comparaison entre la France et l’Allemagne peut aussi se justifier par le système de carrière (Evans, Pucik et Barsoux, 2002) et l’utilisation de la mobilité internationale (Stahl et Cerdin, 2004) très différents entre ces deux pays. Evans, Pucik et Barsoux (2002) distinguent plusieurs types de développement de la carrière : la France est caractéristique d’une approche politique élitiste. Les missions internationales sont généralement associées à un modèle de « fast-track » et un système politique de la carrière (Osborn, 1997). La mobilité internationale chez des grands groupes français comme LVMH permet de donner l’opportunité à des cadres à haut potentiels de renforcer leurs compétences linguistiques et de management général (Cerdin, 2003). En revanche, le modèle germanique accorde une grande importance à l’expertise fonctionnelle. L’expertise reste l’élément déterminant de la carrière, bien souvent caractéristique de ces silos par fonctions. Il s’agit de développer des experts, et non des généralistes (Ferner et Varul, 1999). Par conséquent, la mobilité internationale est davantage perçue par les entreprises allemandes comme un moyen d’acquérir cette expertise dans des fonctions bien précises alors que pour les entreprises françaises, elle constitue un moyen de promotion (Dickmann et Harris, 2005; Stahl et Cerdin, 2004).

Notre échantillon est donc constitué de grands groupes français et allemands cotés respectivement au CAC40 et au DAX30[5]. Nous avons concentré notre analyse sur 38 grandes entreprises françaises et 29 entreprises allemandes[6]. L’encadré ci-dessous détaille la liste exhaustive des entreprises de notre échantillon.

Fin 2006, nous avons examiné les pages Internet de ces grandes entreprises afin de trouver les informations spécifiques à la mobilité internationale. En premier lieu, nous avons scruté les pages dédiées à la carrière, à la politique RH de l’entreprise, mais aussi celles relatives à la responsabilité sociale. Lorsque nous n’avons pas trouvé d’information relative à la mobilité internationale sur ces pages, nous avons utilisé les moteurs de recherche disponibles directement sur les sites des entreprises en utilisant des mots clefs comme « international », « mobilité », « expatrié », « expatriation ». Pour accroître l’homogénéité de notre recherche, nous avons limité le recueil des données aux sites Internet eux-mêmes, en excluant les téléchargements des documents disponibles[7].

Une fois les données compilées, celles-ci ont été exportées vers le logiciel NVivo 8 permettant d’organiser notre codage. Conscients que les méthodologies qualitatives induisent bien souvent des biais subjectifs dans le processus d’analyse, nous avons prêté beaucoup d’attention au codage. Afin de garantir la consistance de notre travail, nous avons réalisé un codage croisé entre les auteurs pour une partie des données. Très peu de divergences ont émergé de ce codage croisé. Toutes les catégories définies ont fait l’objet de discussions précises afin de parvenir à un accord sur la nature et le contenu de ces catégories. Notre schéma de codage ressemble à un arbre hiérarchique organisé autour de quatre branches principales; le modèle de Rynes et Barber (1990) nous conduit à considérer trois de ces quatre noeuds : le type de message délivré (c’est-à-dire les mots choisis), les candidats ciblés (c’est-à-dire les cibles concernant la mobilité internationale) et les motivations concernant la mobilité internationale. Le quatrième noeud regroupe les outils utilisés pour promouvoir cette mobilité. L’arbre hiérarchique complet est représenté en annexe.

Les discours des grandes entreprises sur la mobilité internationale

Un peu plus de la moitié des entreprises de notre échantillon (55 %) incluent des messages sur la mobilité internationale et/ou la carrière globale via leur site Internet, respectivement 20 entreprises françaises (52,6 %) et 17 allemandes (58,6 %). Les grands groupes financiers (banque et assurance) restent les plus discrets sur le sujet, à l’exception de la Société Générale et du groupe Allianz. La propension à évoquer la mobilité internationale ne semble pas reliée à l’indice de transnationalité (ITN); à titre d’exemple, le groupe PPR (ITN = 67,3) est l’un des plus prolixes alors que Pernod Ricard (ITN = 89,1) ou encore Air Liquide (ITN = 86,9) ne divulguent rien sur le sujet.

Un éventail de terminologies pour promouvoir la mobilité internationale

Force est de constater que les entreprises utilisent un spectre très large de termes relatifs à la mobilité internationale. Nous avons recensé une dizaine de termes différents : « mobilité », « missions internationales », « mobilité internationale » ou encore « expérience internationale ». D’autres termes concernent le fait de « travailler à l’étranger », « le développement de la carrière internationale » et bien entendu « l’expatriation » (terme au demeurant utilisé uniquement par deux entreprises françaises, Danone et Total). De manière surprenante, nous nous attendions à trouver des termes comme « la mobilité globale », « la carrière globale » ou encore la « carrière internationale ». La mobilité globale est utilisée par une seule entreprise, pour introduire les missions internationales (Adidas Salomon) tandis que la terminologie « carrière internationale » est utilisée par L’Oréal et Michelin, pour se référer au concept même de carrière. Le terme très générique de « mobilité » est le plus souvent usité. En dépit de sa très large signification, rares sont les entreprises qui en donnent une définition précise, à l’instar d’Alcatel ou d’EADS. D’autres organisations s’attachent uniquement à distinguer les différentes formes de mobilité (fonctionnelle et/ou géographique).

Nous encourageons activement la mobilité interne, non seulement géographique, mais également par les fonctions et les business unit (…) L’intention derrière notre Charte de la Mobilité est de promouvoir la mobilité de nos salariés au-delà des frontières géographique, organisationnelle ou fonctionnelle.

Alcatel

La mobilité @ EADS signifie la mobilité par delà les fonctions, des business unit et des divisions, au niveau des quatre pays maison-mère : la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni.

EADS

Le choix de la terminologie devrait résulter de la durée de l’expérience internationale envisagée. S’il n’y a que très peu d’indications sur la durée possible des missions sur les sites Internet, tous les termes utilisés par les entreprises n’ont finalement pas la même signification dans le temps. Par exemple, se référer à une « expérience internationale » induit une perspective à très court terme, contrastant de fait avec d’autres terminologies comme la « carrière internationale », qui se réfère au long terme. Une seule entreprise de notre échantillon (Alcatel) mentionne d’ailleurs le rapatriement. L’entreprise souligne « qu’une attention particulière sera donnée au rapatriement dans le pays d’origine et aux étapes ultérieures dans l’évolution de la carrière ». D’autres entreprises qui finalement se focalisent sur un (très) long terme, à l’instar du groupe Michelin, décrivent la mobilité internationale comme une aventure excitante : « les individus ont la chance de pouvoir construire une carrière sur le long terme, tout en expérimentant une aventure excitante, souvent dans des pays différents ».

Dans la figure 1, nous tentons de catégoriser tous les termes mobilisés par les entreprises en fonction de la durée auxquels elles se réfèrent. Il s’agit non seulement de souligner la variété des terminologies utilisées, mais également de proposer une typologie de ces termes en fonction de son aspiration temporelle : si la littérature n’utilise que la dichotomie « court terme » et « long terme » (la période clef de 1 an constituant le séparateur), notre distinction se découpe en cinq temps : à très court, court, moyen, long et très long terme.

Figure 1

La palette des termes relatifs à la mobilité internationale

La palette des termes relatifs à la mobilité internationale

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Des termes comme « l’expérience internationale » et « l’exposition internationale » renvoient à des expériences à l’étranger (très) courtes, allant de quelques semaines à plusieurs mois. Ces terminologies sont toutefois peu fréquentes sur les sites Internet. A contrario, les expressions « missions à l’international » ou « mobilité internationale » restent les plus courantes. Le terme assez flou « travailler à l’étranger » est difficilement catégorisable et renvoie de facto à toutes les perspectives temporelles, sauf au très long terme. Par conséquent, les entreprises allemandes et françaises tendent à cristalliser leur discours sur une perspective à court terme, voire à moyen terme. Assez rares sont les entreprises proposant une vision à long terme de la mobilité internationale, en insistant sur le « développement international » ou la « carrière internationale ». Si le terme générique de « mobilité » est davantage utilisé par les entreprises françaises, quelques entreprises allemandes privilégient la notion de « développement international », une expression qui, au demeurant, renvoie au très long terme. Cela semble indiquer la propension des entreprises allemandes à adopter une perspective à moins court terme que les Français dans leurs discours sur la mobilité internationale.

Attirer les candidats à la mobilité internationale

Parmi les entreprises les plus prolixes sur la mobilité internationale, le profil des bénéficiaires reste rarement établi. Seule une dizaine de multinationales de notre échantillon (la plupart françaises) spécifient les cibles privilégiées pour la mobilité internationale (soit un tiers des entreprises communiquant sur la mobilité internationale). Les hauts potentiels sont fréquemment cités (54 %), juste devant les cadres supérieurs ou expérimentés (46 %) et les jeunes diplômés (30 %). Les entreprises françaises ciblent prioritairement les élites; Alcatel souligne clairement sur son site Internet que « tous candidats à des postes à très hautes responsabilités sont tenus d’avoir effectué des missions internationales »; les discours de Danone ou de Lafarge témoignent par exemple d’une volonté de politique d’excellence :

Les managers avec une expérience dans un domaine précis, les futurs dirigeants et les hauts potentiels sont autant de candidats potentiels à l’expatriation

Danone

Le groupe se bat pour attirer les meilleurs : avec une perspective à long terme, nous recrutons des profils divers et internationaux à haut potentiel

Lafarge

Concernant le processus de sélection des candidatures à la mobilité internationale – très rarement dévoilés – il nous apparaît intéressant de citer les discours de Lafarge et de Saint-Gobain, soulignant de façon explicite la transparence et l’équité de leur processus; sans doute s’agit-il là aussi d’élargir le bassin des candidats à la mobilité internationale.

Concernant la mobilité fonctionnelle ou géographique, nos parties prenantes attendent de nous à la fois une transparence sur les critères d’évaluation et une égalité des chances pour nos salariés.

Lafarge

Les offres sont publiées sur notre intranet et le critère utilisé afin de pourvoir les postes d’expatriés est expliqué et appliqué en toute transparence.

Saint-Gobain

Les motivations envers la mobilité internationale

Sur leurs sites Internet, les grands groupes allemands et français mentionnent les motivations à recourir à la mobilité internationale (pour 75 % des entreprises évoquant la mobilité internationale). Citons l’exemple de Deutsche Post; selon l’entreprise, « l’aptitude à coopérer entre les différentes divisions, les pays et les cultures, avec un haut niveau de flexibilité et une volonté d’acquérir de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences ». Cependant, les arguments présentés par les entreprises gravitent généralement autour de l’importance stratégique de la mobilité internationale. Pour Alcatel, « l’exposition à l’international reste critique pour l’avenir de l’entreprise ». Certaines entreprises considèrent également que les missions internationales constituent « une voie d’excellence » (EDF). D’autres raisons pour encourager la mobilité internationale sont reliées à la diversité cross-culturelle pour « contribuer à une meilleure compréhension interculturelle » (EON) et permettre à l’entreprise « d’adapter ses marques mondiales à la demande locale » (L’Oréal) ou encore « d’aider à contribuer à la compétitivité » (Saint-Gobain). Deux entreprises soulignent également que la mobilité internationale permet de favoriser la dispersion des valeurs dans le groupe, créant ainsi « un chemin vers une identité partagée » (E-ON) ou favorisant « l’assimilation de la culture d’entreprise » (Lagardère). Sur le plan individuel, certaines entreprises comme l’Oréal disent que « faciliter la mobilité professionnelle est un bénéfice personnel » sans donner plus d’information sur le bénéfice que cela apporte à l’individu. Pour PPR, la mobilité internationale est également « une opportunité unique d’ouvrir votre horizon et de partager des pratiques et des idées gagnantes ».

Seules quatre entreprises relient la mobilité internationale au concept même de carrière (soit 11 % des entreprises). Alcatel ou Accor mentionnent clairement que la mobilité peut bénéficier et enrichir la carrière des candidats; pour Siemens : « [cela] permet de trouver un poste à l’étranger, d’acquérir de nouvelles compétences ou encore de permettre un changement de carrière ». Pour RWE, « avec la mobilité internationale, les salariés ont l’opportunité d’ouvrir leur horizon, de gagner en expérience et de changer de poste à l’intérieur même du groupe ou encore d’aspirer à des postes managériaux. » In toto, 26 grands groupes (39 % de notre échantillon total ou 73 % des sites Internet publiant des informations sur la mobilité internationale) proposent une palette d’arguments (souvent au profit de l’organisation) sur les bénéfices de la mobilité internationale.

L’acquisition de nouvelles compétences, de savoirs et de capacités est mise en exergue dans de nombreux sites analysés. Néanmoins, les grands groupes ont également tendance à lister les avantages uniquement dans une perspective organisationnelle. L’exemple du groupe Lagardère est frappant; l’entreprise stipule que « la mobilité permet à chaque filiale de bénéficier de nouvelles compétences ». Cela permet « un échange de savoir-faire » (E-ON) et l’entreprise elle-même « bénéficie de cet important transfert de savoir-faire » (Münchner Rückversicherung). Il est bien rare que les entreprises évoquent les bénéfices pour les individus; pour exemples, les missions internationales conduisent « à des opportunités de développement pour les individus » (BASF), « à l’acquisition de nouvelles compétences » (Accor) et constituent « un facteur clef pour le développement des compétences » (Alcatel).

Quant aux réseaux obtenus par la mobilité internationale, ces bénéfices sont complètement occultés par les entreprises dans leurs discours. Nous n’avons recensé que quatre entreprises exposant clairement les bénéfices du capital social sur Internet. Par exemple, Altana souligne que le travail à l’international donne « des opportunités extensives de développer les réseaux à l’international »; Arcelor admet que cela permet « de développer un réseau de relations et d’échanges »; enfin, PPR et Suez soulignent davantage des bénéfices organisationnels : « Ce mouvement de carrière (…) encourage le développement de talents multidisciplinaires et multiculturels capables au sein du groupe afin de créer des réseaux et de partager leur expertise » (Suez). « Plusieurs fois par an des journées sur la mobilité sont organisées pour permettre de créer, d’échanger les réseaux et d’encourager la mobilité entre les entités du groupe » (PPR). A noter également que l’entreprise allemande Altana est la seule à évoquer une pratique de mentoring au bénéfice des expatriés.

Discussion

Force est de constater que près de la moitié des grandes multinationales allemandes et françaises n’évoque pas la mobilité internationale au sein de leur site Internet. Nous pouvons tenter d’expliquer cette absence par le fait que ces entreprises possèdent d’ores et déjà un bassin de candidats à la mobilité internationale suffisant en interne, ou encore qu’elles ont une capacité d’attractivité suffisante pour ne pas avoir recours à Internet. Aussi elles n’ont sans doute pas besoin d’Internet pour attirer ces candidats, alors même que cet outil reste incontournable dans une stratégie de marque employeur (Winter, Saunders et Hart, 2003). L’objectif de notre travail n’était pas d’explorer cet aspect, qui toutefois mériterait d’être approfondi lors de recherches futures, non basées sur les sites Internet. Notre discussion s’articule plutôt autour de trois constatations majeures.

Le choix des mots

La terminologie reste variée et les discours très divers selon les entreprises, indépendamment de leur secteur d’activité ou de leur indice de transnationalisation. Lorsque les entreprises mobilisent un terme lié à la mobilité internationale, les terminologies choisies sont rarement en lien direct avec la carrière de l’individu, c’est-à-dire dans une perspective stratégique (Larsen, 2004; Carr, Ikson et Thorn, 2005; Dickmann et Harris, 2005; Thomas, Lazarove et Inkson, 2005; Peiperl et Jonsen, 2007; Doherty et Dickmann, 2008). Même si de nombreux échecs liés à l’expatriation sont intimement liés à une perspective à long terme (Doherty et Dickmann, 2008; Harris, Brewster et Sparrow, 2003), les discours restent centrés sur « l’expatriation » et non sur la « carrière globale ». En ce sens, les messages ne renvoient pas à la dimension stratégique illustrée par les développements académiques récents autour de la carrière internationale (Bonache et Zarraga-Oberty, 2008; Doherty et Dickmann, 2008). Le choix des mots (et leurs significations) illustre également des différences dans les messages envoyés respectivement par les grandes entreprises allemandes et françaises.

Le reflet du système de carrière national 

Nos résultats montrent que les entreprises allemandes soulignent la motivation, les compétences et les agilités voulues par la mobilité internationale; les entreprises allemandes tendent à promouvoir la mobilité internationale pour des compétences techniques et l’expertise, des atouts de base à la planification même de la carrière. Alors que les entreprises françaises préfèrent cibler le profil du candidat à la mobilité internationale dans leurs messages : jeunes diplômés, managers expérimentés ou hauts potentiels. En ciblant explicitement ces différents publics, les messages proposés par les grands groupes français donnent des indications sur le contexte très politique et élitiste d’une carrière internationale. La vision à plus court terme relevée dans les sites Internet français peut s’expliquer par la nécessité de créer et de préserver les réseaux existants dans un contexte très politisé. Les discours sur la mobilité internationale reflètent les différents systèmes de carrières décrits par Evans, Doz et Laurent (1989) : les multinationales allemandes insistent sur un système de carrière fonctionnel alors que les multinationales françaises privilégient une carrière plus élitiste et politique. En effet, d’après notre analyse, cette différence peut s’expliquer par une volonté plus forte des expatriés allemands de quitter l’entreprise si le développement de leur carrière internationale s’avère insatisfaisant (Stahl et Cerdin, 2004). Elle peut également s’expliquer par un besoin plus élevé – dans les grands groupes français – de créer et de préserver les réseaux dans un contexte plus politique de la carrière. Il serait d’ailleurs ici aussi intéressant d’analyser de manière plus approfondie les différences culturelles sur le concept même de carrière globale.

Le développement de l’attractivité de l’entreprise 

Le modèle de Rynes et Barber (1990) permet de développer toute une réflexion sur les messages délivrés, les candidats ciblés et leviers de motivations envisagés. Primo, les messages gagneraient à mieux expliciter la façon dont l’expérience à l’internationale s’inscrit dans la carrière globale de l’individu. Secundo, les cibles alternatives aux missions internationales gagneraient aussi d’être mieux exploitées par les entreprises comme les jeunes ou encore les femmes, potentiels candidats à la mobilité internationale. En effet, aucune entreprise ne privilégie un discours spécifique sur les femmes, une absence d’autant plus surprenante compte tenu de la sous-représentation des femmes dans les missions internationales (Dickmann et al., 2008; Dickmann et Baruch, 2011). Cela peut s’expliquer par un bassin de candidature limité, une cible (hauts potentiels et cadres dirigeants) où les femmes sont encore mal représentées; de nombreux stéréotypes persistent également, comme une exposition systématique à des risques de double carrière ou une incompatibilité avec la vie de famille (Vinnicombe et Singh, 2002). Les sites Internet peuvent ainsi aider à envoyer le « bon » message aux candidats à la mobilité internationale; les entreprises particulièrement proactives semblent d’ailleurs en bénéficier (Williamson, Lepak et King, 2003). Tertio, l’attractivité de l’entreprise peut aussi découler des bénéfices de la mobilité internationale relayés par les discours; cependant, les entreprises publient très peu d’arguments sur les bénéfices individuels alors que ces derniers sont largement soulignés dans la littérature (voir Carr, Inkson et Thorn, 2005 ou encore Dickmann et al, 2008 pour exemples).

Une attention particulière sur les messages délivrés, les candidats ciblés et leviers de motivations envisagés peuvent renforcer l’attractivité de l’entreprise. En explicitant la façon dont l’expérience à l’internationale s’inscrit dans la carrière globale de l’individu ou en destinant les messages aux cibles alternatives aux missions internationales, les messages autour de la mobilité internationale seraient davantage positionnés dans une volonté d’attraction des talents. Le tableau 1 propose une liste de questions permettant de repenser le discours sur la mobilité internationale à travers les sites internet.

Tableau 1

Promouvoir la mobilité internationale sur les sites internet des grands groupes

Promouvoir la mobilité internationale sur les sites internet des grands groupes

-> Voir la liste des tableaux

Enfin, il est nécessaire pour les entreprises de considérer la mobilité internationale comme également une attente pour les individus. Si l’on considère que la mobilité internationale fait souvent partie du contrat psychologique (Yan, Zhu et Hall, 2002; Suutari et Taka, 2002), la mobilité internationale et le fait d’acquérir des compétences globales peuvent constituer en soi un objectif pour certains individus qu’il convient, pour les entreprises, de promouvoir.

Conclusion

L’objectif de cette contribution était de proposer une analyse du discours des entreprises autour de la notion de la mobilité internationale. Force est de constater que les mots choisis pour évoquer la mobilité internationale restent cantonnés à une terminologie suscitant une vision à court/moyen terme. La mobilité internationale reste encore décrite dans un cycle « classique » de l’expatriation, au lieu d’être considérée comme une opportunité dans une logique de carrière internationale ou globale. La terminologie choisie reflète également le système de carrière national. En prenant comme objet de recherche les sites Internet des grands groupes allemands et français – figurant parmi les entreprises les plus internationalisées au monde – nous avons montré que les Allemands soulignaient la motivation, les compétences ou encore les capacités que demande l’expatriation, tandis que les Français insistaient sur les cibles potentielles, c’est-à-dire les hauts potentiels, les jeunes diplômés ou encore les cadres expérimentés. L’acquisition de compétences, de savoirs et de capacités est largement diffusée. Quant aux raisons qui poussent à la mobilité internationale, elles sont également souvent valorisées par les entreprises. La lecture de ces messages sur la mobilité internationale nous donne l’impression que les entreprises ne valorisent pas leurs discours en la matière et ne positionnent pas assez celle-ci comme un véritable levier d’attractivité. Quelques pistes de réflexion à ce sujet sont ainsi proposées.

Les limites de notre travail sont liées à notre objet de recherche (les « discours officiels » des entreprises via Internet) et à notre échantillon (67 grandes entreprises françaises et allemandes). Notre travail reste ancré sur les discours, reflète une volonté d’attractivité de l’entreprise et ne fait en aucun cas état des pratiques en la matière. Sans doute serait-il utile dans une perspective future de recherche de mettre en perspective le discours tenu avec les pratiques réellement mises en oeuvre. Ensuite, les sites Internet sont en perpétuelles évolutions et leur contenu est régulièrement mis à jour. Aussi, notre analyse ne donne qu’une « photographie » à un moment donné. Des analyses longitudinales pourraient d’ailleurs être conduites pour montrer l’évolution des messages sur la mobilité internationale et la terminologie utilisée. D’autre part, notre échantillon ne concerne que les plus grandes entreprises françaises et allemandes. Dans un prolongement de ce travail, il serait utile d’étendre le nombre d’entreprises dans chacun de ces deux pays considérés afin de confirmer (ou non) les pistes de réflexion sur les similitudes et différences évoquées dans cet article. Il pourrait aussi tout naturellement y être intégré d’autres pays (comme la Grande-Bretagne) pour compléter cette analyse comparative. Enfin, il pourrait être davantage analysé (en interrogeant directement les acteurs concernés) pourquoi de nombreuses entreprises – très internationalisées – ne publient aucune information sur leur site Internet. Les discours restent, pour l’heure, déclinés dans une perspective à moyen court terme au lieu d’une vision à plus long terme. Dans les années à venir, l’attraction de meilleurs talents à l’échelle internationale passera sans doute par une meilleure utilisation – et promotion – de ces messages sur la mobilité internationale.