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Habitat alternatif et social

Le concept de « recovery » que nous traduirons ici par « rétablissement » constitue le socle idéologique des politiques de santé mentale dans de nombreux pays anglo-saxons. Il reconnaît les capacités qu’ont les personnes affectées par un trouble psychiatrique sévère de surmonter la maladie, de la contrôler, voire de la vaincre, d’avoir une vie satisfaisante et d’être des citoyens à part entière (Bellack, 2006), à plus forte raison si la société leur en offre les moyens (Hopper, 2007). Bien qu’il renvoie à des pratiques validées par la science[1], ce concept n’est connu que de quelques services de psychiatrie en France.

Selon des théoriciens de l’approche par le rétablissement en santé mentale (Davidson et al., 2009), les soins orientés autour du rétablissement doivent répondre à plusieurs principes. Nous ne retiendrons que le premier, car il pose la primauté de la reconnaissance des compétences spécifiques liées à l’expérience de la maladie et au processus de rétablissement. Le soutien par les pairs sous ses différentes formes (groupe d’entraide mutuelle, pair-aidance informelle, travailleurs pairs) est un des piliers des soins orientés vers le rétablissement (Gates et Akabas, 2007). Il s’appuie « sur la conviction que des personnes ayant fait face, enduré et surmonté l’adversité peuvent offrir un soutien utile, de l’encouragement, de l’espoir ou des activités de mentorat aux personnes vivant dans des situations semblables » (Davidson et al., 2006, traduction de O’Hagan et al., 2010)[2].

Le corollaire de cette approche est, entre autres, l’introduction d’un nouveau métier dans les dispositifs de soins, exercé par des nouveaux professionnels – les médiateurs de santé pairs (MSP) – dont les compétences requises ne reposent pas sur un savoir rationnel acquis dans le cadre d’une formation académique, mais sur un savoir expérientiel. Les partisans d’un dispositif de soins englobant des MSP s’appuient sur des études anglo-saxonnes suggérant que les travailleurs pairs ont des compétences spécifiques, nécessaires pour instaurer de nouvelles stratégies de soins en santé mentale[3].

Ces derniers forment un groupe professionnel amené à se développer dans les prochaines années avec le programme des médiateurs de santé pairs mis en place par le Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (CCOMS) en collaboration avec la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (FNAPSY). Avec l’emploi d’une trentaine de MSP dans les services de psychiatrie de plusieurs villes françaises en 2012 – et donc un statut de professionnel donné aux pairs-aidants – ce programme tend à institutionnaliser des pratiques qualifiées par Robert Sévigny d’« alternatives », car elles se distinguent du modèle médical dominant dans « leur façon particulière d’intégrer le savoir expérientiel et le savoir rationnel » (Sévigny, 1993 : 112).

Le présent article analyse certains enjeux de l’institutionnalisation de ces pratiques, voie de légitimation de ce savoir expérientiel, en se focalisant sur certains effets de l’introduction de ce nouveau métier sur la dynamique des équipes soignantes, notamment les réactions d’adhésion ou de méfiance que suscite l’arrivée des MSP en leur sein. Il analyse également les enjeux sous-jacents à leur position professionnelle.

L’article s’appuie sur des données recueillies au cours d’une recherche action conduite selon une double perspective. Dans un premier temps, une enquête ethnographique réalisée par deux anthropologues a associé : une observation prolongée du travail d’une équipe médicosociale incluant des MSP ainsi que de leur intervention durant neuf mois ; des entretiens avec les différents acteurs ; des observations de rencontres et de journées de capitalisation des pratiques avec d’autres médiateurs ; une recension des documents (articles, ouvrages, documents audiovisuels, rapports, comptes rendus de réunions) produits par les acteurs. Durant cette phase, les chercheurs ont dégagé des questions de recherche et des axes d’analyse qu’ils ont jugés pertinents. Dans un second temps, l’analyse des données a été menée en collaboration avec les acteurs directement concernés (les médiateurs et le coordinateur de l’équipe). Durant cette phase, qui inclut la rédaction de l’article à laquelle les acteurs ont contribué, le travail des anthropologues a consisté à aider les médiateurs dans un travail de réflexivité sur les données recueillies à leur propos, les guidant dans une posture de participation observante (Makaremi, 2008), pour le moins inhabituelle pour eux.

Cette participation à la rédaction a été un moyen d’expliciter la relation d’enquête et les enjeux dans lesquels se trouvent pris les chercheurs dans ce type de pratiques de recherche. Nous souscrivons ici pleinement à la démarche réflexive engagée par les sciences sociales depuis une quinzaine d’années (Olivier de Sardan, 2008 ; Vidal, 2010). Au-delà du principe de neutralité axiologique qu’exigent les sciences sociales et qui se trouve particulièrement menacé sur des terrains où leur implication est importante (dans cette enquête, ils sont statutairement intégrés à l’équipe soignante), les chercheurs se soucient en permanence du respect de l’éthique de la recherche, et plus particulièrement du principe de non-malveillance (« ne pas nuire »). Ainsi les questions de la bonne distance, de l’indépendance des chercheurs, des pressions qu’ils subissent de fait, de la possible confusion des rôles entre recherche et engagement ou entre recherche et promotion d’une pratique ne doivent pas être considérées comme de « simples » biais d’enquête, mais comme des éléments inhérents à ce type de recherche, et elles sont dès lors intégrées dans l’analyse (Naudier et Simonet, 2011).

En adoptant une démarche inductive inspirée par une approche interactionniste qui s’intéresse à la fois au contenu du travail, aux spécificités qui lui sont liées, ainsi qu’aux singularités des pratiques et des valeurs que l’on peut saisir dans les interactions entre professionnels et avec leurs « clients » (Hugues, 1996), nous tentons ici de délimiter les contours de ce métier émergent.

MSP : un nouveau métier

Le métier de médiateur de santé pair n’est pas un « nouveau » métier stricto sensu. Il est exercé par les usagers de la psychiatrie depuis le début des années 1990 aux États-Unis. En France, des travailleurs pairs ont été engagés dans des programmes qui s’appuient sur la stratégie de « réduction des risques » dès les années 1980. Dans les années 2000 a été lancé un programme de formation « d’adultes relais » devant pratiquer la médiation en santé publique[4]. Cependant, comme dans le champ de la médiation sociale où le statut d’emploi de médiateur social n’est pas encore établi dix ans après son émergence (Divay, 2010), les médiateurs de santé pairs forment un groupe professionnel en construction.

Le cadre local de l’activité professionnelle des MSP

Les quatre MSP dont nous avons observé les activités travaillent dans l’Équipe mobile Psychiatrie-Précarité (EMPP) MARSS[5], unité fonctionnelle hospitalière dépendant du pôle universitaire de psychiatrie de Marseille. Ils travaillent aux côtés de douze autres professionnels[6]. Cette équipe a développé un modèle de soins fondé sur le concept de rétablissement en santé mentale. Elle intervient auprès d’une « population cible » : les personnes sans abri souffrant de troubles psychiatriques sévères et vivant dans les rues du centre-ville de Marseille. Les activités de cette EMPP se partagent entre un travail de rue (aller à la rencontre des personnes sans abri et présentant des troubles psychiatriques graves) et un accompagnement à la sortie de la vie dans la rue. Ce dernier s’appuie sur deux dispositifs visant à offrir un logement aux personnes sans abri : un lieu de vie semi-collectif et des logements individuels. En 2011, il s’agissait de la seule EMPP en France[7] à employer des MSP : trois hommes et une femme y travaillaient, et deux hommes étaient sur le point d’être recrutés.

L’activité du MSP est essentiellement un travail relationnel : entrer en relation avec une personne et mettre celle-ci en relation avec le système de soins. Une autre part de son activité vise à aider les personnes à développer une autonomie de pensée et d’action face à la maladie et à ses conséquences sociales, et à leur donner de l’espoir (par le soutien moral qu’il apporte et son exemple de rétablissement).

Cette activité se construit au quotidien selon les situations rencontrées ainsi que les interactions avec les autres professionnels de l’équipe et les institutions. Participant aux différentes activités de l’équipe, les médiateurs ont des « spécialisations » : trois d’entre eux font régulièrement du travail de rue ; un médiateur intervient de préférence dans l’accompagnement au logement ; deux autres interviennent un jour par semaine dans un service hospitalier où l’équipe dispose de cinq lits d’hospitalisation intersectoriels pour les personnes qu’elle suit. Leur activité dans ce service s’adresse aux personnes suivies par l’équipe mobile, ainsi qu’aux autres patients du service à l’occasion d’une « réunion communautaire » au cours de laquelle sont abordées des questions traitant du droit des usagers, des relations avec le personnel soignant, et des besoins et aspirations des patients.

Leur engagement dans un « combat » spécifique (« Pour moi, un bon médiateur, déjà, il doit avoir un combat à mener. Par rapport à sa propre expérience ») est accepté, valorisé et favorisé par le reste de l’équipe parce qu’il est congruent avec le projet et la philosophie du programme. Cela se traduit par une certaine autonomie donnée aux médiateurs pour qu’ils puissent développer des activités en accord avec leur engagement : animation d’un groupe d’entraide mutuelle pour les personnes sans abri, création d’une association d’usagers au sein de l’hôpital, participation à un groupe de parole sur l’addiction à l’alcool, interventions répétées dans l’institution et en dehors de celle-ci pour rééquilibrer les pouvoirs entre usagers et professionnels.

Les compétences requises : un savoir expérientiel

La qualification première demandée aux MSP au moment de leur embauche est leur « expérience de vie ». En effet, leur recrutement repose sur trois préalables : avoir traversé l’expérience de la maladie mentale, avoir fait l’expérience de la vie dans la rue ou de la grande précarité, et être inscrit dans un processus de rétablissement. Comme le dit avec humour l’un d’entre eux : « Il n’y a pas beaucoup de métier où en haut de ton CV on te demande d’écrire “moi, je suis malade” : deux ans de psychiatrie, six ans d’alcoolisme intensif, un an de prison s’il le faut. Allez, hop, engagé ! Je ne connais pas de profession où on te demande des diplômes aussi compliqués[8]. »

Dans leur mission, on attend des MSP qu’ils mettent à l’oeuvre leur savoir expérientiel issu de leur histoire de vie. Ce savoir expérientiel serait un savoir-faire relationnel dans l’entrée en contact, la création et le maintien de liens de confiance avec les personnes sans chez-soi (« on a un regard différent qui favorise la libération de la parole »).

Cependant, il ne suffit pas d’avoir traversé l’épreuve de la grande exclusion ou de la maladie mentale pour pouvoir exercer ce métier. Les quatre premiers médiateurs embauchés dans l’EMPP n’ont pas postulé à l’emploi qu’ils occupent. Ils ont été remarqués par le coordinateur de l’équipe dans des activités de médiation ou de pair-aidance exercées à titre bénévole. Pendant cette phase d’observation, le coordinateur a ainsi pu évaluer leur capacité à mobiliser leur expertise expérientielle, mais surtout leur degré de rétablissement et leurs motivations. D’ailleurs, dans les discussions qui ont précédé l’embauche des deux nouveaux médiateurs à la fin de l’année 2011, ces deux derniers critères étaient prépondérants. De plus, d’autres variables sont intervenues dans le recrutement (ou le projet de recrutement) de médiateurs, telles que des compétences acquises au cours d’une formation universitaire ou d’expériences professionnelles préalables pouvant être mobilisées dans des tâches nécessaires au fonctionnement de l’équipe, mais sans rapport avec la médiation.

Néanmoins, du fait de la « qualification » singulière requise, identité professionnelle et identité personnelle se superposent, ce qui peut avoir des conséquences multiples pour l’individu comme pour son rôle professionnel, ce que nous développerons.

Un positionnement : entre professionnels et usagers

Les métaphores utilisées par les médiateurs pour définir leur métier empruntent toutes au registre sémantique de la connexion. Ils se définissent comme un « pont mobile qui permet d’aller d’une rive à l’autre », une « passerelle », un « chaînon manquant », un « passeur », une « jonction », un « relais ». Ces métaphores expriment une action de mise en relation des personnes sans abri ayant des troubles psychiatriques avec le système de soins (« Nous sommes ceux qui relient deux mondes ») ; cette mise en relation serait possible par leur posture à l’interface de deux groupes sociaux (« nous nous trouvons exactement entre les malades et les soignants »). Des divergences existent cependant entre les médiateurs dans la perception de leur rôle. Sont-ils principalement des médiateurs en santé mentale ou des travailleurs pairs ?

Le médiateur : un intermédiaire

Les MSP se positionnent dans un rôle de « facilitateur » ou « d’intermédiaire » dans la création, la restauration ou le renforcement de relations entre, d’une part, les personnes souffrantes (qu’elles soient en demande de soins ou non, qu’elles soient usagères ou non des services de soins psychiatriques) et, d’autre part, les soignants. Ce faisant, ils s’inscrivent dans une représentation – partagée par une large part des usagers des services de soins psychiatriques et, dans une moindre mesure, par les professionnels de la santé et du secteur médicosocial – d’un clivage fait d’incompréhensions réciproques entre le monde des soignés et celui des soignants (« deux mondes que tout oppose », « des mondes différents »). Cette dichotomie, réelle ou perçue, permet de justifier leur intervention de médiation pour améliorer la compréhension et la confiance mutuelles entre soignés et soignants. Dès lors, on peut se demander, comme l’a fait Vincent Rouzé à propos de l’institutionnalisation de la médiation (Rouzé, 2010), si le corollaire de la mission de reliance (Bolle de Bal, 2003) confiée aux médiateurs de santé n’est pas une stigmatisation des clivages et des conflits entre usagers et soignants.

Sans préjuger de l’existence de conflits ou d’oppositions, la médiation en santé s’appuie sur le présupposé d’une méconnaissance réciproque de chaque « monde ». Le médiateur se perçoit comme investi d’une mission de « traduction » des codes (langage verbal ou gestuel, comportements, etc.) du public cible de l’EMPP[9]. Les médiateurs insistent d’ailleurs souvent sur le fait qu’ils connaissent parfaitement les « deux langages », soulignant leur fonction d’interprète : auprès des soignants (ils « traduisent » ce que telle attitude ou telle parole veulent dire) ; auprès des personnes sans abri ou des patients hospitalisés (par leur reformulation du discours médical). Cette fonction d’interprétariat est précieuse à l’équipe lors du travail de rue, car elle permet aux autres intervenants de connaître les conditions concrètes de vie des personnes sans abri, afin de mieux anticiper leurs besoins et les dangers auxquels elles sont exposées. Les médiateurs ont transmis aux professionnels de l’équipe leur connaissance des stratégies de survie dans la rue, des lieux de refuge des sans-abri, permettant une lecture immédiate de la rue et de ses habitants[10].

Le médiateur : un pair-aidant

La position de médiateur n’est pas équidistante des deux mondes entre lesquels elle se trouve. Bien qu’ils se perçoivent comme des professionnels appartenant à part entière à une équipe soignante, certains d’entre eux se positionnent « d’abord au service des usagers, et après au service des soignants ». Cette position les amène à définir des missions supplémentaires : défense des droits des usagers des services de psychiatrie ; aide à l’expression de la parole des malades dans leurs relations avec les soignants ; information et éducation à la maladie.

Pour les médiateurs qui se positionnent prioritairement comme des travailleurs pairs, la pair-aidance est considérée comme une « forme de soin », dans le sens où elle serait un souci de l’autre et une « posture relationnelle » définie par les mots « écoute, attention, respect, considération » de l’autre malade et facilitée par une compréhension plus intuitive liée à la proximité d’expérience de ce que vit la personne malade en situation de grande précarité. Également, la proximité de pair instaurerait une relation singulière de soutien pratique (tel que l’accompagnement dans les démarches quotidiennes[11]) et moral, d’entraide et de réseau de sociabilité.

Le médiateur de santé pair (MSP) serait une synthèse de ces deux postures (médiation et pair-aidance), comme l’explique l’un d’entre eux : « Premièrement, on se sert de la fonction de pair – qui est une posture relationnelle plus qu’une fonction – comme support d’une fonction de médiation. Deuxièmement, on insuffle dans la fonction de médiation un regard et une manière de faire spécifique aux pairs. C’est très différent de la médiation classique formatée par la vision institutionnelle du métier de médiateur, tel que médiateur de santé publique, par exemple. »

À l’instar de leurs collègues américains (Moll et al., 2009), les médiateurs de santé pairs doivent maintenir un équilibre entre leur identité de professionnel du secteur médicosocial et celle d’usager (ou ex-usager) de la psychiatrie afin de continuer à défendre les usagers et leur apporter un soutien de pair. Ce positionnement, mobile selon les situations, entre usager et professionnel génère des tensions pour les individus qui exercent ce métier. En effet, dans leurs pratiques quotidiennes, ils expriment parfois des difficultés à « tenir [leur] place de pair » afin de maintenir les liens de confiance et craignent parfois d’être « instrumentalisés par le système ».

D’autres tensions sont également palpables dans la négociation de la place des MSP dans la division du travail médicosocial, d’autant qu’ils interviennent aux côtés de personnes hautement qualifiées (médecins, infirmières, assistantes sociales, éducateurs spécialisés) qui ont été socialisées dans un modèle d’organisation hiérarchique (l’hôpital) (Hugues, 1996). Les paragraphes suivants, tout en poursuivant la description du métier de MSP et l’analyse des effets de l’insertion des MSP dans les équipes soignantes, se centrent davantage sur les stratégies de légitimation mises en place par les MSP participant au processus de professionnalisation en cours.

Les ressorts de la légitimité

La légitimité du métier de MSP a été un thème récurrent dans les entretiens formels et informels avec les médiateurs. Comme l’a expliqué l’un d’entre eux : « Maintenant ils me disent que je fais partie du service, mais ça n’a pas été facile ! Il a fallu que je fasse mes preuves, bien que je ne savais pas quelles preuves il fallait que je fasse ! » Leur autorité et la reconnaissance de leur place dans la division du travail médicosocial effectué par l’équipe MARSS a été débattue, parfois de manière houleuse, dans plusieurs réunions d’équipe. Elle a été le sujet central de trois supervisions mensuelles successives de l’équipe. Leur légitimité semble aussi fragile à l’extérieur de l’équipe. Le développement du métier de MSP dans les services de psychiatrie français repose sur des données scientifiques[12] établies dans d’autres contextes socioculturels caractérisés, entre autres par une culture de l’auto-support (Moll etal., 2009) et, pour les États-Unis, par des inégalités sociales d’accès aux soins plus marquées. C’est pourquoi les MSP de l’équipe MARSS ont développé au quotidien, au sein de l’équipe et à l’extérieur de celle-ci, des stratégies de légitimation de leur travail.

« Diplômé de l’expérience de rue ou de la psychiatrie »

Les MSP mettent en avant leur expertise fondée sur leur expérience personnelle qualifiée de « richesse ». Les autres membres de l’équipe se sont emparés de cette qualification et parlent des médiateurs comme de personnes « diplômées de l’expérience de rue et de la psychiatrie ». Toutefois, comme l’a souligné Robert Sévigny (1993), leur expertise repose aussi sur des savoirs rationnels ou techniques (connaissances scientifiques ou institutionnelles) acquis durant leurs parcours de vie et de soins. Ils disent avoir « pré-digéré » informations et connaissances, en avoir éprouvé l’usage, l’intérêt ou les limites, et la pertinence de certaines informations médicales parfois sous-estimées ou surestimées par les soignants, ce qui leur donnerait la capacité d’évaluer l’utilité de ces connaissances pour les autres usagers du système de soins en fonction de ce que ces derniers vivent.

Parce qu’ils ont eux-mêmes bénéficié de l’aide bénévole d’usagers au cours de leur trajectoire, notamment dans l’acceptation de la maladie et la recherche de soins adaptés, les médiateurs considèrent que leur intégration en tant que professionnels dans les équipes de santé mentale est une manière de faire reconnaître le rôle de pair-aidant que peuvent remplir les usagers de la psychiatrie : apporter aux malades une aide complémentaire à celle des équipes soignantes.

Certains ont cependant ressenti une « résistance » des autres professionnels de l’équipe à les intégrer comme des professionnels à part entière, et plus particulièrement dans les prises de décision auxquelles ils ont eu le sentiment de ne pas être toujours associés. Comme le dit l’un d’entre eux : « aujourd’hui dans l’équipe, je n’ai pas le pouvoir de décider autant que les médecins ou un travailleur social. » Pourtant, si les médiateurs ne disposent pas d’un pouvoir décisionnel, qui reste l’apanage des médecins comme dans toute institution de soins, les observations ethnographiques montrent qu’ils n’ont pas un rôle simplement « symbolique » (Nestor et Galletly, 2008). Leur parole est écoutée dans les réunions de l’équipe, comme dans celles de l’hôpital où ils interviennent une fois par semaine[13], parce qu’elle aborde les dimensions personnelles et sociales de la personne.

Le rétablissement incarné

Pour les professionnels de l’équipe, la présence des médiateurs au sein de l’équipe mobile a une valeur d’exemplarité dans la lutte contre la stigmatisation de la maladie mentale. Le MSP incarnerait une forme de rétablissement dans lequel les personnes sans abri et les usagers de la psychiatrie pourraient se projeter. Leur présence aux côtés des soignants vise aussi à modifier les représentations de ces derniers à l’égard des personnes souffrant de troubles psychiatriques sévères et à attester que le rétablissement est possible.

Les médiateurs sont conscients que les bénéfices psychosociaux et financiers du travail de MSP contribuent activement à leur propre rétablissement, comme d’autres auteurs l’ont précédemment souligné (Moll et al., 2009). Leur travail consolide leur propre rétablissement social et citoyen parce qu’il permet une réinsertion professionnelle dans un milieu a priori protecteur – nous verrons plus loin que c’est à double tranchant –, mais surtout parce qu’il améliore leur estime de soi en dévoilant des qualités valorisées dans leur milieu socioprofessionnel : compétences relationnelles, humanité, altruisme.

Toutefois, les membres de l’équipe présupposent que, du fait de leur expérience de vie, les MSP ont une plus grande endurance aux conditions de travail, qu’il s’agisse du travail de rue, particulièrement éprouvant physiquement et psychologiquement, ou de celui à l’intérieur du lieu de vie semi-collectif où la gestion des crises des personnes hébergées est quotidienne. Or les données de l’observation montrent que les MSP ont une fatigabilité supérieure ou au moins égale à celle des autres professionnels. Celle-ci a d’ailleurs conduit un MSP à démissionner quelques mois après son embauche.

Un processus de professionnalisation

Bien que, selon certains auteurs, les premiers travailleurs pairs en santé mentale sont apparus au XIXe siècle dans les asiles où d’anciens patients étaient souvent engagés comme gardiens (Davidson et al., 2009), ils ne bénéficient d’aucune légitimité traditionnelle. C’est donc par la reconnaissance du savoir expérientiel qu’ils peuvent espérer trouver une légitimité rationnelle légale (Weber, 2003) et une protection de leur statut.

Les médiateurs du programme MARSS travaillent activement à la création d’une association nationale des médiateurs de santé travailleurs pairs qui serait un organe de défense et de représentation de la profession. Ils ont également participé au cours des deux dernières années à la mise en place d’un « référentiel métier » spécifique à la fonction de médiateur de santé[14], qu’elle soit exercée dans la fonction publique hospitalière ou dans une organisation privée, ainsi que d’une charte déontologique. L’objectif est, à terme, l’obtention d’un statut pouvant être intégré dans la grille de classification des métiers.

En effet, en l’absence de grade adapté, les recrutements successifs des médiateurs relèvent de montages financiers associant des fonds publics et associatifs[15] et du bricolage statutaire, d’autant plus que les médiateurs présentent tous des profils différents, sans aucune équivalence de niveau d’études, de formation initiale ni d’expérience professionnelle. Aucun des médiateurs n’a sur son contrat le même intitulé de poste (agents ou adjoints administratifs, agents d’entretien qualifiés) ni le même grade. De plus, la plupart des contrats de travail ne mentionnent pas leur fonction réelle, ce qu’ils vivent comme une absence de reconnaissance de leur métier dont ils souffrent sur le plan tant symbolique que matériel : de fait, ces bricolages administratifs pour le moment incontournables engendrent de légères différences de traitement salarial.

Enfin, ils suivent les formations communes à l’équipe du programme MARSS. Leur expérience pilote les a amenés à participer à l’élaboration d’un programme de formation à destination des médiateurs et de leur milieu d’embauche qui devrait intégrer le programme interne de formation de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille.

Cette professionnalisation par l’acquisition d’un savoir expert va cependant à l’encontre du modèle anglo-saxon du rétablissement et du soutien par les pairs selon lequel les MSP ne doivent pas tendre à être des professionnels médicaux qui auraient une approche basée sur le counseling, mais doivent conserver le coté informel et basique de l’interaction avec leurs pairs (Davidson et al., 1999). Ce que résume parfaitement la formule d’un des MSP de l’équipe : « nous voulons être formés, mais pas formatés ! »

Les affres de la professionnalisation

Des conflits de territoires professionnels

Dans les associations partenaires de l’équipe MARSS, les travailleurs sociaux se sont montrés parfois réfractaires au métier de médiateur. D’une part en raison du manque de visibilité du travail de médiation ; la question souvent posée est alors : en quoi consiste le métier de médiateur ? D’autre part, ces travailleurs sociaux qui souffrent eux-mêmes d’un manque de reconnaissance sociale et d’une position symbolique subalterne dans la hiérarchie des métiers du secteur médicosocial[16] peuvent se sentir en situation de concurrence avec les médiateurs de santé pairs dont ils définissent mal les limites des missions et des attributions professionnelles. Ainsi, lors d’une présentation du métier de MSP dans une institution partenaire de l’équipe MARSS, un éducateur spécialisé s’est écrié : « Mais en fait, c’est quoi la différence avec un boulot d’éducateur ou d’accompagnateur social ? » On observe, du reste, qu’au sein des institutions partenaires du programme MARSS les professionnels de ces structures chargent les médiateurs de tâches (par exemple bricolages divers ou entretien) plus en rapport avec leurs compétences personnelles qu’avec leur mission de médiation.

La mise en place du programme national du CCOMS a donné lieu à des réactions de défense corporatiste de la part des syndicats de soignants hospitaliers marseillais. Une action syndicale pour mettre fin au programme a débuté, mais surtout des propos d’une grande violence symbolique ont été tenus[17]. Schématiquement, ces discours dénonçaient : 1) le salaire des MSP supérieur à celui des infirmières débutantes dans un contexte de réduction des moyens alloués au secteur psychiatrique des soins ; 2) l’intégration des MSP dans les équipes soignantes. Si le premier argument peut s’expliquer aisément par une défense corporatiste de la profession d’infirmière, le second renie la qualification par l’expérience. Il traduit l’incorporation de la norme sociale de professionnalisation des métiers de la santé selon laquelle la capacité de dispenser des soins ou d’apporter un soutien ne peut s’acquérir que lors d’une formation académique. À ces arguments sont venus s’ajouter des discours traduisant des représentations sociales d’incurabilité de la maladie mentale et de dangerosité des personnes souffrant de troubles psychiatriques, prégnantes dans la société française (Bellamy, 2004), qui sont précisément les représentations que cherchent à transformer les partisans des soins fondés sur le rétablissement.

Être un « bon » professionnel

L’expérience personnelle peut être perçue par les employeurs ou par les personnes qui travaillent aux côtés des MSP comme une fragilité, voire une faiblesse. Avec la professionnalisation de la pair-aidance, l’accent n’est plus mis sur le malade ou l’ancien malade dont on accepte les défaillances tant qu’il est pair-aidant bénévole, mais sur la capacité du MSP d’être un « bon » professionnel fiable et respectant les horaires de travail. Au sein de l’équipe MARSS, qui constitue un milieu protecteur et soutenant à l’égard des MSP, la vulnérabilité des MSP n’est pas un problème en soi, et leur absentéisme légèrement supérieur aux autres catégories professionnelles n’est pas une source de marginalisation. Qu’en sera-t-il dans les autres équipes qui accueilleront ces nouveaux professionnels ?

Les réactions déclenchées par la présentation du métier de MSP dans une des institutions partenaires du programme MARSS sont illustratives des résistances des professionnels à la reconnaissance des savoirs expérientiels. Elles sont ainsi relatées par un médiateur qu’elles ont particulièrement blessé :

Ils ont dit : « Comment on va inclure ces gens-là ? » Je me suis senti mis à l’écart, on me renvoie à mon passé, on me remet la tête dans le caniveau. C’est le même regard que celui des gens quand j’étais dans la rue […] Ils ont alors parlé de X [médiateur ayant fait une rechute dans sa maladie[18]], on n’a retenu de lui que le fait qu’il est malade, qu’un médiateur, c’est quelqu’un de malade, qui peut péter les plombs, qui n’est pas fiable, quelqu’un qu’il faut protéger. Eux, quand ils sont malades, ils restent chez eu ; nous, on se ressource auprès des malades dont on s’occupe. 

Cet extrait d’entretien met en relief la difficulté de la posture du médiateur qui, voulant être un intermédiaire entre deux mondes sociaux, renvoie cependant sa fonction de pair à une identité sociale déclassée, à la stigmatisation et au processus d’étiquetage péjoratif dont il a souffert au cours de son expérience de vie. Comme l’écrit Musso : « Faire profession de son stigmate […] c’est aussi rester susceptible de continuer à être stigmatisé du fait des revendications que l’on construit pour une cause, ou de rester pour ses collègues de travail, professionnels “traditionnels”, l’éternel “ex”, un professionnel pas tout à fait “comme les autres” […] » (À paraître).

Conclusion

D’autres enquêtes, notamment auprès des partenaires de l’équipe MARSS avec lesquels les médiateurs travaillent régulièrement, ainsi qu’auprès des bénéficiaires de leurs services, sont encore à conduire afin de mieux cerner ce « nouveau » métier. Cependant, notre analyse montre que l’institutionnalisation du métier de médiateur de santé pair n’emprunte pas les voies habituelles de la professionnalisation impliquant que le professionnel, pour acquérir son statut, doit abandonner son savoir profane au profit d’un savoir institué (Hugues, 1996). Les MSP sont bien, selon l’heureuse formule de Robert Sévigny, des « professionnels de la “déprofessionnalisation” » (1993 : 112).

Leur spécificité est précisément de pouvoir convoquer des compétences – savoir pratique et savoirs théoriques – acquises au cours de leur expérience de maladie et d’errance. Cependant, contrairement aux chamans, à certains guérisseurs africains ou encore aux psychanalystes (Pouillon, 1970) auxquels on pourrait par analogie associer les pairs-aidants (Fainzang, 1992), l’expérience de la maladie et de sa cure n’est pas une initiation au pouvoir de guérir. Elle leur donne cependant autorité et légitimité pour parler au nom des personnes qui connaissent les mêmes souffrances que celles qui furent les leurs, et d’être ainsi l’intermédiaire entre le monde des soignants et celui des soignés.

La particularité du métier de médiateur pair ne réside pas tant dans les activités professionnelles que les médiateurs pairs exercent, mais dans la posture qu’ils adoptent ou qu’on leur assigne. En d’autres termes, les médiateurs de santé pairs ne se définissent pas par ce qu’ils font, mais par ce qu’ils ont vécu. Il nous semble alors que c’est autour de ce dernier élément que se trouve le principal enjeu sous-jacent à la professionnalisation du métier de médiateur de santé pair. En effet, l’éventualité d’une professionnalisation implique en premier lieu de reconsidérer la validité du savoir expérientiel et de reconnaître certaines compétences informelles liées au vécu de la personne comme de réelles aptitudes professionnelles.

Pour la psychiatrie française, au-delà de l’enjeu de diffusion du concept de rétablissement en santé mentale, ce nouveau métier révèle l’émergence de besoins sociétaux tels que la collaboration de diverses formes d’expertises, profanes et savantes, dans la prise en charge des patients, ou encore l’avènement de relations soignant-soigné symétriques.