Corps de l’article

La nécessité de mener des enquêtes et de produire des diagnostics sur la condition des personnes accablées par des troubles mentaux sont deux dimensions inscrites au coeur du développement de l’hygiène mentale comme discipline[1], mais aussi comme science au début du XXe siècle. Les questions de sécurité publique engendrées par les conduites sociales de ces personnes ne cessent de se retourner contre elles plutôt qu’en leur faveur. Ces mêmes soucis et ces mêmes craintes se placent au centre des préoccupations des gouvernements, des familles et des professionnels de la santé et du social. Une différence toutefois distingue les enjeux des sociétés du XIXe et du début du XXe siècle des défis actuels. Autrefois, les personnes affligées par certains troubles de la psyché étaient exclues de la société à cause de leurs maux et des craintes qu’elles inspiraient. À la suite de la désinstitutionalisation massive entamée au début des années 1960 au Québec, on mise aujourd’hui sur leur engagement, non pas en tant que patient mais citoyen à part entière, avec toute la complexité téléonomique que pose ce projet. Soucieux d’éclairer le temps présent entourant la question des troubles mentaux et des perturbations sociales, nous présumons qu’un détour par le passé peut contribuer à éclairer les enjeux actuels que pose la gestion sociale, scientifique et politique des personnes ayant des troubles mentaux.

Avant que l’hygiénisme ne s’attarde à la psyché et à l’esprit des enfants, à la morale et aux moeurs des citoyens, c’est l’enveloppe charnelle qui est investiguée par les technologies dont la discipline dispose. L’inspection perpétuelle des corps contribue, comme l’a démontré Foucault (1975), à la légitimation de la discipline. En démasquant d’éventuelles défectuosités du sujet, elle peut offrir des solutions pour les corriger, entre autres par la prophylaxie. Néanmoins, il arrive que l’hygiène mentale n’ait d’autres choix que de séparer les populations malsaines des populations dites saines et d’interner celles dont les déviances constituent une menace. Lorsque l’hygiénisme s’allie à l’instruction publique à la fin du XIXe siècle pour y mener des enquêtes sur la santé des élèves, on ne pourra que constater les progressions fulgurantes de la discipline et, par le fait même, du repérage des plus importantes menaces qui risqueraient de contrarier les progrès de la société[2]. C’est là un cas classique de l’usage des institutions (écoles, familles, prisons et asiles) qui prêtent sans trop de crainte leur horde de sujets aux technologies des hygiénistes pour qu’ils réalisent des examens répétés permettant de produire une population apte et docile à se soumettre aux exigences de la vie en société (Bastien et Laé, 2011). Quant à ceux qui échouent, il s’agira de les séparer des autres, de leur prodiguer des soins et d’espérer qu’ultimement un certain nombre d’entre eux pourront réintégrer, une fois guéris ou redressés, la vie normale[3].

Avant d’entreprendre des actions de masse, entre autres par l’intermédiaire des médias, des médecins hygiénistes avaient déjà inscrit dans les premiers manuels d’hygiène générale des aspects relatifs à la maladie mentale sans toutefois les labelliser comme tels. Dans le Traité élémentaire d’hygiène privée du Dr Desroches[4] paru en 1890, on trouve des leçons traitant de sujets relatifs à l’hygiène psychique[5]. Le rôle du cerveau est effleuré au même titre que les tempéraments dits nerveux et l’hérédité dans la constitution morale, physique et psychique du sujet[6]. Il faudra attendre toutefois la fin des années 1920 pour que les autorités compétentes, en l’occurrence le Comité d’hygiène mentale de la province de Québec, se lancent dans une vaste opération de propagande – avant que le terme ne devienne péjoratif – d’hygiène mentale. Cette campagne sera relayée à l’échelle nationale par la voie de la radio dans le cours régulier de l’émission L’heure provinciale diffusée sur les ondes de CKAC de 1931 à 1932.

Repères théoriques et méthodologiques

Le terme propagande est souvent évoqué par les médecins hygiénistes dans un fonds d’archives de la Commission scolaire de Montréal (CSDM[7]) ayant trait à l’hygiène publique et à l’instruction. Ce fonds est constitué d’un peu plus de six cartons couvrant une période qui s’échelonne sur plus de quatre-vingts ans, soit de 1877 jusqu’au début des années 1960. On y trouve des manuels scolaires, des résultats d’enquêtes, de la correspondance administrative, des dossiers où les médecins hygiénistes suggèrent des voies diverses (saynètes, articles grand public, pièces de théâtre sur l’hygiène, etc.) pour informer les élèves et la population sur des méfaits ayant des conséquences néfastes pour la santé. Considérant que notre exploration de ce fonds d’archives s’est effectuée de manière heuristique, nous avons découvert, par un pur hasard, les retranscriptions intégrales de la première campagne d’hygiène mentale au Québec, matériel qui se trouve au centre du présent article. Cette source écrite a été analysée et formée en récits selon les critères méthodologiques de l’analyse documentaire et mise en perspective avec d’autres types d’écrits analytiques sur la propagande et l’hygiène mentale.

La première partie de l’article s’appuie sur divers articles médicaux produits entre autres par des psychiatres canadiens-français, alors que la seconde partie analyse, interprète et discute des retranscriptions de la première campagne radiophonique d’hygiène mentale au Québec. L’analyse de ces écrits est autant inductive que déductive. Alors que l’approche positiviste présentait les « faits » de manière descriptive, les écoles historiques de la deuxième moitié du XXe siècle fondent leur analyse sur l’« histoire problème » et interrogent les sources (Perreault, 2009). Comme le précise Cellard (1997 : 260) :

C’est cet enchaînement de liens entre la problématique du chercheur et les diverses observations puisées dans sa documentation qui lui permet de formuler des explications plausibles et de dégager une interprétation cohérente, de procéder à une reconstruction d’un aspect quelconque d’une société donnée à tel ou tel moment.

Propagande : le cas de l’hygiène mentale

Toute entreprise de propagande est révélatrice d’un monde idéal souhaité. Catalyseur d’une rare puissance pour saisir comment les élites envisagent la société et usent de leur pouvoir doctrinaire et disciplinaire, la propagande met en lumière le rôle de l’État, de l’Église, de la science et de la technique pour légitimer ses propositions et ses avancées sanitaires, sociales et économiques entourant la gestion de la folie. Malgré d’importants effets de gommage de faits, de vérités et de prétentions, la propagande représente, comme lieu d’exercice du pouvoir, un espace à investir pour cerner le temps passé justement parce qu’elle donne accès à un concentré, quoique partial et chargé de censure, de l’histoire des idées et surtout du discours sur les idées.

Oeuvre en partie achevée et inachevée comme le souligne Ellul (1962), la propagande met à l’avant-scène un futur idéalisé. Celui-ci repose sur au moins trois prémisses. Premièrement, pour que la propagande se matérialise, l’idéal souhaité doit être énoncé dans des termes clairs. Dans tous les cas, cet idéal devra être promu comme étant bénéfique pour la nation, le sujet et le progrès de la société. Deuxièmement, on doit pouvoir rapidement identifier et repérer les menaces directes et indirectes qui risqueraient de mettre en péril le dessein propagandiste. Pour les hygiénistes mentaux, elles peuvent s’incarner tout autant dans les conduites des individus, dans l’environnement, dans les organisations, les familles, les habitudes de vie, la morale, les moeurs et les mouvements sociaux (Fau-Vincenti, 2001 ; Bréville, 2011). C’est toujours la peur, la menace et l’imminence d’une catastrophe appréhendée qui forment le noyau dur de la propagande. Lorsqu’un dispositif est évoqué, et même s’il semble être contre-nature, comme c’est le cas de l’eugénisme inspiré des travaux de Sir Francis Galton [1822-1911] ou de la ségrégation des malades mentaux comme le suggère le père Ceslas Forest (1931), les propagandistes le présenteront comme s’il s’agissait d’un bienfait pour l’humanité[8]. Autre caractéristique : en aucun cas la science et la technique ne seront remises en cause (Ellul, 1987), car la dyade science/technique sert de ferment à la propagande en même temps qu’elle constitue le principal véhicule pour la disséminer et la faire progresser. Troisièmement, des moyens clairs ainsi que des technologies et des dispositifs éprouvés devront être exprimés et explicités pour lutter adéquatement contre toutes formes de menaces qui risqueraient de faire vaciller le projet propagandiste. Ici, l’adhésion de tous est requise et le souci de convaincre est permanent. Considérant que la propagande cherche en tout premier lieu à impulser un mouvement au sein de la population, ce qui constitue son caractère inachevé au sens d’Ellul (1962), le citoyen devra être informé de ses devoirs, des risques pour soi et autrui qu’il encourt s’il résiste à la doctrine des propagandistes. Quel que soit le média employé, la propagande requiert un format intelligible faisant appel aux émotions et à la raison pour s’assurer de l’efficience de l’oeuvre. Les hygiénistes mentaux devront toujours et sans cesse répéter les mêmes choses pour garantir la cohérence interne des messages et leur ancrage dans l’opinion publique. Cette règle, comme nous le verrons, est clairement respectée lors de la première campagne nationale d’hygiène mentale au Québec.

Mise en place du mouvement d’hygiène mentale

Le mouvement d’hygiène mentale acquiert rapidement ses lettres de noblesse au Québec. Rappelons que le psychiatre Delmas et le philosophe Boll, tous deux des Français qui connurent une influence ici, écrivaient en 1922 que les habitudes sont acquises, donc modifiables par l’éducation. D’un point de vue asilaire, cette approche veut diminuer le nombre de patients entre les murs de l’institution. D’un point de vue social, elle espère diminuer les comportements qui entrent en conflit avec la bonne marche de la société. Dix ans après la mise en place du Comité national canadien d’hygiène mentale par H. MacMurphy et C.K. Clarke, le Comité d’hygiène mentale de la province de Québec est fondé par le Dr A.-H. Desloges (Pâquet et Boivin, 2007 ; MacLennan, 1987). Le Dr F. Williams (1927 : 482), ancien directeur du Comité national d’hygiène mentale aux États-Unis, définit l’hygiène mentale comme suit en 1927 : « […] l’art d’appliquer des connaissances puisées dans certaines sciences fondamentales au maintien de la santé mentale de l’individu, lequel terme de santé mentale ne doit pas être pris dans le sens étroit d’absence de maladie mentale, mais dans celui plus large de comportement idéal, de disposition à maintenir une adaptation sociale satisfaisante ». Avec la série de conférences radiophoniques, le Dr Desloges (1934 : 739) décrit, lui, cette campagne comme « éminemment morale et sociale […] [Le comité] s’est proposé de prévenir et de guérir les maladies mentales et nerveuses ; de faciliter le traitement scientifique de ces maladies ; de donner l’attention voulue aux arriérés mentaux et aux arriérés pédagogiques ; de faire l’éducation du public en le renseignant sur l’application de principes favorables à la santé mentale ».

Les psychiatres canadiens-français au sein du mouvement d’hygiène mentale conjuguent les facteurs héréditaires et physiologiques aux facteurs psychologiques et environnementaux. D’une part, les théories sur la transmission des tares familiales sont fort populaires durant l’entre-deux-guerres. Les partisans de l’hérédité s’allient au mouvement eugéniste. Mais les psychiatres franco- catholiques ont une position conservatrice, thomiste même, sur la question eugénique. Le Dr Desloges (1934 : 740) rappelle que « malthusianisme, stérilisation, euthanasie, n’intéressent guère le Comité d’hygiène mentale de la province de Québec qui s’appuie plutôt sur les lois naturelles et sur la morale chrétienne ». D’autre part, les théories psychopédagogiques et sociologiques influencent les psychiatres et les réformateurs dans la mise en place de programmes de prévention pour diminuer les problèmes sociaux avec, par exemple, les programmes d’éducation à la population et de dépistage des enfants arriérés ou inadaptés dans les écoles (Perreault, 2009).

Le Dr Barbeau (1934 : 814-815), soulignant les événements récents comme la guerre, l’exode rural, l’industrialisation et l’atmosphère empoisonnée des villes, écrit : « la civilisation a finalement désaxé la biologie et la psychologie de tout le monde. Aliéné signifie étymologiquement étranger à la société. N’est-ce pas pour plusieurs, moins malléables, la société trop versatile qui devient étrangère ? Et tel, qui fût demeuré dans la norme, ailleurs, dès qu’il est le moindrement prédisposé devient en fait psychopathe dans un siècle affolant… » Le discours médical établit un rapport étroit entre les classes défavorisées, leur environnement et la maladie mentale. Plus largement, la question économique se pose certes quant aux coûts d’entretien des malades mentaux à l’hôpital, mais également quant aux coûts sociaux. L’environnement socioéconomique est dès lors perçu comme un facteur aussi déterminant que l’hérédité pour expliquer les maladies de l’esprit. Comme certains se plaisent à le rappeler, la recherche « a examiné la graine sans le terrain ». Le Dr Desloges soutient que la solution passe par l’éducation des enfants, par leur ségrégation selon leur type d’intelligence. Le Dr de Bellefeuille (1934 : 759)[9], lui, souligne que la campagne d’hygiène mentale « doit nous faire réfléchir : en effet, si on n’a pas préparé l’arriéré [sic] à gagner sa vie de façon licite, et par des moyens honnêtes, il deviendra fatalement un fardeau pour la société, soit comme pauvre professionnel, soit comme délinquant ou criminel ».

Les psychiatres d’alors ne rejettent pas les explications neurologiques et héréditaires, mais adaptent la nosologie à l’individu et à sa personnalité. Ils sont alors préoccupés par les relations parentales et conjugales, les stades de vie et les rôles sociaux. Ils étudient de plus en plus l’adaptation de l’être humain biologique à son environnement culturel. Les médecins s’engagent à prévenir, à assister et à traiter non seulement les individus internés dans les hôpitaux, mais tout le corps social. Pour assurer leur légitimité médicale, ils formulent trois conceptions clés (Perreault, 2009) : la compréhension de l’être humain comme un tout, l’adoption d’une conception génético-dynamique des troubles mentaux et la reconnaissance de l’influence des facteurs émotionnels dans le développement des maladies mentales.

Deux courants de pensée sont au coeur du mouvement hygiéniste : l’eugénisme et le dépistage précoce des troubles chez les enfants. L’eugénisme a ses thuriféraires un peu partout dans le monde au cours des années 1920 et 1930. Les lois sur la stérilisation, l’euthanasie et le dépistage préconjugal votées dans certains pays et même au Canada montrent bien la popularité de cette science de l’amélioration de la race. Mais les psychiatres francophones, influencés par le catholicisme ambiant, n’appuient pas ce courant pourtant populaire dans les pays de confessions protestantes. À quelques exceptions près, ils n’approuveront pas les mesures de contrôle médical visant les personnes au lourd bagage génétique. Les psychiatres québécois insistent plus sur le dépistage des prédispositions morbides par des tests psychologiques développés au début du XXe siècle.

L’asile accueille non seulement des idiots, des séniles, des épileptiques, mais aussi des déviants sociaux. Ces derniers, les alcooliques, les prostituées, les vagabonds et les syphilitiques, sont, dans les mots du Dr Desloges, de véritables déchets sociaux. Selon les médecins de l’époque, ce ne sont ni leur bagage héréditaire ni une quelconque lésion cérébrale qui causent leurs comportements asociaux, scandaleux et mêmes criminels, mais une mauvaise éducation morale. Pour éviter de voir une augmentation de déviants mentaux, l’État met en place des mesures de contrôle social pour éliminer les bastions de « contamination immorale », surtout présents dans les quartiers populaires. Les parents, surtout la mère, seront sensibilisés au fait qu’ils sont responsables des comportements de leurs enfants. Selon les experts, la famille nucléaire, avec le père pourvoyeur et la mère au foyer, constitue dès lors une sorte de police d’assurance contre les problèmes sociaux.

Socle De La Campagne D’hygiène Mentale : 18 Juillet 1931 – 2 Février 1932

L’hygiène nerveuse et mentale possède, mesdames et messieurs, une double fonction. Elle scrute les causes et les mécanismes des maux qui, dans son domaine très vaste, assaillent l’Humanité. L’inconnu ne la rebute pas. Elle cherche partout avec un soin, avec une patience infinis [sic]. Et puis, quand la vérité est enfin conquise, elle n’a de cesse qu’elle l’ait transformée, pour les malheureux, en bien-être et en bonheur. C’est une science captivante, c’est une science conquérante. Mieux que toute autre, elle correspond aux deux aspirations les plus profondes de l’âme humaine : la soif de connaître et le besoin d’aimer.

— Dr Antonio Barbeau[10]

Toutes les conférences radiophoniques sont attachées aux prémisses émises dans la conférence inaugurale du Dr Barbeau du 17 juillet 1931 sur les ondes de CKAC (voir la sous-section intitulée L’idéal souhaité). En cohérence parfaite avec toute logique propagandiste, il n’y a aucune rupture épistémologique, ontologique, ontique, sociologique et politique dans l’entièreté du corpus des retranscriptions comptant quatre-vingt-trois pages[11]. Comme nous le verrons plus loin, seule une allusion du Dr de Bellefeuille à Schopenhauer introduit un paradoxe quant à la garantie présumée que l’asile peut protéger la société saine desfous et des folles.

Nous n’exploiterons pas l’entièreté de ce corpus pour la simple et unique raison que nous cherchons à rester au plus proche de la thématique ayant trait aux troubles mentaux et aux perturbations sociales. Six conférences sont plus à propos que d’autres. La première est l’incontournable conférence inaugurale du Dr Antonio Barbeau, professeur agrégé à l’Université de Montréal et médecin à l’hôpital de Bordeaux, qui a pour titre L’hygiène mentale. La seconde fut choisie à cause de son caractère révélateur de la coalition entre l’hygiène mentale et le milieu scolaire. Elle a pour titre Une campagne d’hygiène nerveuse et mentale et est prononcée le 6 octobre 1931 par Victor Doré, président de la Commission des écoles catholiques de la ville de Montréal et aussi vice-président du Comité d’hygiène mentale de la province de Québec. Considérant que l’hérédité est à la base de plusieurs propositions interprétatives en matière de maladies mentales, il nous est impossible d’esquiver les questions relatives à l’acquis, à l’hérédité et à la prophylaxie. La troisième conférence, L’hérédité dans les maladies mentales et nerveuses, est prononcée le 13 octobre 1931 par le Dr Roma Amyot, neurologiste à l’hôpital Notre-Dame. Faisant suite à la conférence du Dr Amyot sur le rôle de l’hérédité dans la constitution des maladies mentales, nous retenons la conférence du révérend père Ceslas Forest, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal, prononcée le 20 octobre 1931 et intitulée L’eugénique. Les deux dernières conférences qui retiennent notre attention sont L’hygiène mentale pathologique prononcée le 19 janvier 1932 par le Dr Gaston de Bellefeuille, professeur de psychiatrie à l’Université de Montréal, et, finalement, la conférence du Dr Antonio Barbeau donnée le 2 février 1932, sur Hygiène mentale et criminalité, qui s’inscrit dans le droit fil du thème des perturbations sociales.

L’idéal souhaité

La conférence sur l’hygiène mentale du Dr Barbeau constitue la pierre angulaire sur laquelle les douze autres émissions sont construites. L’hygiène mentale est présentée de la manière suivante : « il s’agit d’une science qui synthétise les principes épars de la morale, de la sociologie, de la psychologie, de la biologie et de la médecine en vue d’une application immédiate ». La nécessité sociale de promouvoir l’hygiène mentale s’appuie sur un socle où une part importante de la genèse des maladies mentales est exogène à l’individu. Pour être plus précis, il est mentionné que les répercussions de la Première Guerre mondiale et les effets de la Grande Dépression des années 1930 ont rendu tous les pays du monde « plus ou moins déséquilibrés », et le Canada, comme l’indique le Dr Barbeau, n’échappe pas à ce constat alarmiste. À ce sujet, il rappelle que « l’humanité doit se ressaisir pour éviter un cataclysme mondial ». La déclaration qui suit illustre bien l’idée de recourir à des sentiments forts, à l’urgence et à la crainte, entre autres, l’une des assises de la propagande : « Tous les individus sont pour le moment plus ou moins anxieux ou déprimés. Nous sommes en face d’une autre folie collective. » La modernité, par le rythme effréné qu’elle impose à ses citoyens, « est la principale cause de la fatigue physique et psychique » qui produit la maladie mentale. Pour contrecarrer cette cause exogène, il faut, comme le rappelle le Dr Barbeau, que l’homme s’insère dans une société bien organisée. Autrement dit, il faut soustraire l’humanité à toute forme de désorganisation en « ramenant l’homme aux principes fondamentaux qui sont à la base de toute société organisée ». Pour atteindre cet idéal, la formule suivante est employée :

Il y aura toujours des déchets dans la société. Les infirmes du cerveau ne disparaîtront jamais, mais l’on peut restreindre considérablement le nombre d’infirmes mentaux si l’humanité veut bien revenir à une vie simple, conforme aux lois naturelles basées sur une saine morale.

Outre les deux causes exogènes que nous venons de citer et les maladies qui sont appréhendées comme étant à l’origine de désordres mentaux[12], il y a « trois grandes pourvoyeuses de troubles nerveux et psychiques » : 1) l’hérédité pathologique, 2) l’éducation viciée et 3) l’inadéquation des milieux de vie. L’hérédité pathologique est sans conteste la cause qui engendre le plus grand intérêt auprès des hygiénistes mentaux car elle est présentée comme une menace constante et directe à l’évolution de la nation et de la race. Et c’est pour ce motif que l’eugénisme est rapidement envisagé comme solution ultime pour contraindre, par la loi, des groupes entiers à ne pas se reproduire. Toujours selon le Dr Barbeau, l’éducation viciée, elle, est présentée comme étant la source qui produit des névropathes, des aliénés et des délinquants. Or si l’éducation est bonne, elle produira des personnes équilibrées. Pour qu’elle contribue de manière positive au destin de l’humanité, la saine éducation devra être rationnelle et systématique, et prendre à sa charge l’entièreté de la trajectoire de l’enfant dès sa naissance. Tout ce projet de quadrillage s’exécute dès la dispensation de l’enseignement primaire pour s’étendre jusqu’à l’enseignement collégial et universitaire. C’est ainsi que les hygiénistes mentaux insisteront pour réaliser des enquêtes sur les surdoués et les sous-doués, conduire des études sur la psychologie du sujet et déterminer les aptitudes des élèves qui seront appréciées à l’aune de la culture dans laquelle ils baignent. Enfin, l’inadéquation des milieux fait écho aux piètres conditions d’hygiène prévalant tout autant dans les familles qu’à l’école, d’où l’importance d’agir rapidement sur les conditions d’aération, d’éclairage et de mobilier. À l’égard de la criminalité, le Dr Barbeau soutient que cela est lié à un problème d’hygiène mentale. Il faut remarquer que l’on retrouve une forte proportion d’anormaux dans les prisons. Ce même constat est encore relevé aujourd’hui (Kirshner, 2005 ; Jourdan, 2006 ; Arboleda-Florez, 2009). En ce qui concerne les délinquants juvéniles, ils seront dirigés vers une école de réforme où ils pourront faire l’objet d’enquêtes plus poussées afin de distinguer parmi les jeunes incarcérés ceux qui sont arriérés. La première émission radiophonique se termine sur cette note éloquente : « L’hygiène mentale est éminemment une des forces capables d’assurer au Canada ce qui constitue en définitive la valeur réelle d’un peuple : la supériorité intellectuelle et morale. »

Très tôt, il faut opérer une séparation entre les enfants normaux et les enfants anormaux. Cette position est soutenue par le président de la Commission des écoles catholiques de Montréal, Victor Doré. Il suffit, comme il le rapporte, d’aller dans les classes et de porter une attention « aux mimiques des élèves pour voir là une source d’inquiétude » : espièglerie, éclats de rire, infraction à la discipline. À l’aube des années 1930, Victor Doré avance que les classes sont composées d’élèves dissemblables. On y trouve des élèves dociles, confiants et intelligents, et d’autres qui sont timides, menteurs et paresseux. Or, afin de rendre les classes semblables, il faut agir tôt pour guérir ceux qui ont des défauts. Il favorise des enseignements différenciés fondés sur l’étude des aptitudes des élèves pour être capables de séparer les anormaux de caractère des élèves normaux. Les résultats des études permettront de créer des filières et de diriger les élèves vers des métiers correspondant à la hauteur de leurs aptitudes : commerce, école technique, Hautes Études et, ultimement, École polytechnique. À ce chapitre, il mentionne que l’école publique « offre un champ incomparable pour l’observation scientifique des arriérés mentaux ». Et sa conclusion s’adresse presque directement à l’État lorsqu’il déclare que l’école peut prendre à sa charge et dans des classes spéciales les arriérés pédagogiques et les anormaux de caractère, alors que les faibles d’esprit relèvent du gouvernement.

À l’égard de l’hérédité liée aux troubles mentaux, le Dr Amyot mise sur la prophylaxie qui, selon lui, devrait être « dirigée vers l’anéantissement des maux qui assaillent l’homme ». Il prend pour exemple les progrès réalisés dans les domaines des maladies infectieuses et des maladies corporelles en général en s’appuyant, entre autres, sur la révolution pasteurienne qui est, dans le domaine de l’hygiène privée, l’un des marqueurs des avancées technoscientifiques (Angers, 1998). Appliquée à la maladie mentale, la prophylaxie détient une valeur supérieure, car elle concerne « la race dans son essor vers la maturité de ses moyens intellectuels » pour trois raisons : premièrement, les maladies du cerveau touchent l’instrument de la pensée ; deuxièmement, elles éliminent l’individu de la vie sociale en le plaçant à la charge de la société ; troisièmement, elles engendrent une société parallèle composée d’êtres étranges et bizarres en plus d’être une source de problèmes pour les dirigeants de l’État. Une des causes héréditaires qui est à craindre est la syphilis. Elle engendre de façon effrénée de l’idiotie[13], de l’imbécillité, de la débilité mentale et de l’épilepsie, tous des facteurs qui sont à la base de la délinquance juvénile. En bref, les maladies mentales, qu’elles soient acquises ou héréditaires, « affectent directement la croissance de la société ». Et le seul moyen envisageable pour lutter contre la reproduction d’êtres affectés d’aliénation mentale est l’eugénisme, c’est-à-dire l’application, au Canada, de mesures qui favorisent « l’union d’êtres se rapprochant le plus possible de l’équilibre normal ».

L’exposé du père Ceslas Forest est en écho à celui du Dr Amyot. Le religieux cite le cas d’une famille (la famille Yubes) qu’il qualifie de ménage de débiles mentaux qui aurait engendré, sur un total de 709 descendants, 313 mendiants, 17 souteneurs et 19 malfaiteurs. Il rapporte, dans la même veine, les travaux du Dr Vervaeck[14] (1926) ayant étudié une lignée de 2 000 personnes pour constater que celle-ci comprenait 197 criminels, 300 mendiants et vagabonds, 440 débiles mentaux, alcooliques ou anormaux, 50 prostitués et 213 présumés honnêtes. L’eugénisme, comme le précise le père Forest, naît en Angleterre. Très populaire aux États-Unis, on y trouve des chaires universitaires, des revues et des ligues. La stérilisation, inscrite dans la loi, est implantée dans vingt États américains et elle cible les fous et les dégénérés. Le père Forest est, au nom de la morale chrétienne, en désaccord avec la stérilisation et la restriction au mariage. Les arguments invoqués sont les suivants : « les lois scientifiques entourant l’hérédité restent encore enveloppées de mystère », il est aussi difficile de distinguer « les tares mentales transmissibles de celles qui ne le sont pas ». Enfin, les classifications scientifiques des différents anormaux sont plus théoriques que pratiques. Aux yeux du père Forest, « une loi comme celle de la stérilisation forcée aboutit donc fatalement à l’odieux et à l’arbitraire ». Son objection à la stérilisation le conduit à proposer une mesure alternative calquée sur la gestion sociale des lépreux et des déments : la ségrégation. Il fait remarquer que certains pays ont mis en place des fermes et des écoles industrielles pour « que les dégénérés échappent à bien des dangers et à bien des souffrances ». Mais pour que ce dispositif fonctionne, particulièrement pour les irrécupérables, « ils doivent y entrer jeunes et ne jamais en sortir ». Il compare son dispositif à celui de la stérilisation en recourant à cette formule : « La ségrégation fera tout ce que fait la stérilisation et elle le fera sans violer les droits inaliénables de l’individu, sans froisser le sens moral de la communauté. » La position du père Forest est identique à l’égard de la restriction au mariage lorsqu’il déclare : « L’Église n’a jamais fait de la maladie un empêchement au mariage, elle peut toutefois conseiller la continence, elle ne l’impose pas ». En appelant aux eugénistes radicaux, il relève que la restriction au mariage peut engendrer la conception d’enfants hors des liens du mariage, ce qui est un péché aux yeux de l’Église. Il se rallie, avec une certaine gêne, à la position de l’Association canadienne de santé publique qui suggère de mener des examens chez les candidats avant le mariage, mais relève que cette mesure est peut-être « illusoire ». Pour que cela fonctionne, il suggère l’instauration d’un « service d’identité judiciaire avec photographie et signalement complet » pour déjouer les manoeuvres d’usurpation identitaires. Mais là encore, il émet un doute quant à cette technologie, car « il y a là une violation du secret professionnel ».

Au début de son émission radiophonique sur l’hygiène mentale pathologique, le Dr de Bellefeuille, étonnamment, cite Schopenhauer : « Les fous sont des gens que la société met derrière un mur pour faire croire que ceux qui sont de l’autre côté ont leur bon sens. » Il poursuit. Auparavant, les aliénés étaient jetés dans des loges, c’est-à-dire « des réduits inhabitables où les malades étaient enchaînés et garrottés comme des forçats ». Le Dr de Bellefeuille précise que les « loges canadiennes sont moins hostiles à la condition des malades mentaux : elles remplissaient le rôle d’agent de protection où l’aliéné cessait d’être dangereux pour lui comme pour la société ». Pour illustrer l’évolution des traitements des aliénés et de leur condition de vie, il donne quelques détails sur l’atmosphère intime de l’hôpital pour aliénés. Lorsqu’on y entre, on voit « des gens calmes dans les ateliers, la cuisine et la buanderie […] une grande partie du travail est fait par les aliénés, surveillés, bien entendu, par des employés ou des religieuses ». Il fait remarquer que lorsqu’on visite un hôpital d’aliénés on est frappé par la quiétude des lieux au point de se demander « si quelque chose ne nous est pas dissimulé ». Il explique qu’il n’existe plus, aujourd’hui, de furieux, si ce n’est que « quelques épileptiques ou maniaques », et que la fureur de ceux-ci tombe vite « avec un traitement approprié tel que l’hydrothérapie et le repos au lit ». L’émission se termine avec cette déclamation : « Si le calme et la gaieté sont aujourd’hui partout à l’hôpital […], c’est bien sous l’influence de cette science qui s’appelle l’hygiène mentale. »

En ce qui a trait aux liens entre l’hygiène mentale et la criminalité, le Dr Barbeau rappelle que le critérium premier de l’être humain est de fournir à la société « le fruit mûri de ses talents et de son énergie pour qu’il bénéficie en retour des avantages que la collectivité lui procure ». Qui est le délinquant ou le criminel dans la société ? Comment le reconnaître ? À ce chapitre, le Dr Barbeau s’empresse de rapporter qu’il « n’a pas de physionomie particulière » et que c’est pour cette raison qu’il faut, pour le comprendre, le décomposer en espèces et, parce qu’il commet des crimes, il faut s’en débarrasser. En matière de criminalité, le Dr Barbeau fait cette distinction : « l’aliéné n’est pas un criminel puisqu’il n’est pas responsable, et c’est pour cette raison qu’il faut interner l’aliéné dans un hôpital spécialisé. » Les délinquants accidentels sont l’idiot, l’imbécile, le délinquant, le maniaque, l’anxieux, le confus et le mélancolique. D’autres êtres humains relèvent directement de la folie. Il s’agit « des épileptiques, alcooliques, narcomanes [sic], les débiles suggestibles, les pervers instinctifs et les persécutés ». Ces êtres, pour le Dr Barbeau, doivent impérativement être dirigés vers l’école de réforme. Or, comme tous les enfants entreront à l’école, les enquêtes s’attarderont à démontrer ceux qui peuvent y rester et ceux qui doivent la quitter. Les jeunes délinquants iront à l’école de réforme et, par la suite, ils seront dirigés vers les prisons. À la différence des criminels en puissance, les « débiles ne sont pas méchants en général […] ils sont menteurs, vaniteux, romanesques et par-dessus tout ils sont suggestibles » ; ils sont, pour reprendre l’expression du Dr Barbeau, « les têtes de Turcs des vrais criminels, ceux qui tirent les marrons du feu ». Les plus à craindre, toujours selon lui, sont ceux qui ont un raisonnement séduisant. Ce sont eux qui « complotent, se vengent et tuent ». L’émission sur l’hygiène mentale et la criminalité se termine sur ces paroles : « Pour que la société progresse à l’abri du mal, il faut dépister au plus jeune âge, dans les écoles de réforme et dans les industries, et les diriger vers les institutions spécialisées. » Autrement dit, il faut séparer les criminels des aliénés mentaux.

Discussion

Dans la toute première conférence radiophonique du Dr Barbeau, il est fait mention d’événements externes, la Première Guerre mondiale et le krash de 1929, pour expliquer l’accroissement des troubles mentaux. Or ces causes sont par la suite diluées dans le propos des conférenciers, où le sujet malsain devient la cible première de la propagande parce qu’il met en péril le progrès de la société. C’est lui, le sujet défectueux, qui mérite toute l’attention, de même que sa progéniture. C’est aussi lui qui est incriminé et blâmé pour les défauts qu’il porte. C’est lui, l’aliéné, qui fait peur, mais de qui on ne devrait rien craindre, car il serait inoffensif, contrairement au criminel. En clôture, le Dr Barbeau mentionne que le délinquant potentiel ou le criminel ne porte pas de traits distinctifs, ce qui n’est pas le cas du malade mental. Du point de vue de la représentation, cette mention est étonnante, car ce qui traverse l’imaginaire dans les conférences radiophoniques, c’est bien le visage de l’arriéré, sa non-conformité, ses lacunes et les soupçons pesant sur lui, comme sur le criminel.

Les malades du cerveau sont en si grand nombre aujourd’hui que nos institutions ne suffisent plus à les contenir. Diverses causes sont responsables de cette augmentation. Alors qu’autrefois les familles gardaient auprès d’elles un vieux parent que l’âge avait rendu irresponsable, quoique inoffensif, elles se libèrent aujourd’hui de ce fardeau en chargeant l’État du soin de ce dément ou de cette démence sénile. La vie effrénée telle que vécue depuis la guerre, la folie du luxe, du jazz, de la bourse, le krach et la dépression actuelle ont fait éclore des folies sans nombre.

Dr A. H. Desloges, L’Union médicale du Canada, tome LXIII, août 1934, no 8, p. 740

Le Dr Desloges reviendra deux ans plus tard, en 1934, avec le souci de reparler des causes externes, comme en témoigne l’extrait que nous plaçons en exergue pour expliquer les motifs qui sont à la base de l’encombrement des hôpitaux d’aliénés. Près de cent ans se sont écoulés entre les déclarations du Comité d’hygiène mentale de la province de Québec et le temps présent. Or qu’en est-il aujourd’hui de ces causes externes ? Quelle place occupent-elles dans l’étiologie des affections psychiques ? L’économie actuelle est plongée dans une crise mondiale qui s’enracine. En ce qui concerne la guerre, on peut dire qu’elle continue d’agir avec force. Lorsqu’il est question dans le temps présent de troubles mentaux, la crise économique est tout d’abord envisagée comme une contrainte au système de santé (Fleury, 2009). D’autres études, dont le plus récent rapport de l’OMS sur les effets de la crise économique sur la santé, tendent à démontrer l’existence des conséquences frontales et collatérales (chômage et paupérisation) de la crise sur la souffrance psychique (Smith, 2008 ; Uutela, 2010 ; OMS, 2011).

Pour appuyer les thèses hygiénistes, le recours à la science est sans cesse évoqué comme s’il s’agissait d’un sceau de qualité que la discipline apposait sur ces technologies et ses façons de concevoir le monde. Chacun à leur façon, les conférenciers fondent leur argumentaire sur la science et la morale pour justifier la pertinence sociale de l’hygiénisme mental en précisant que leurs plus récentes propositions sont supérieures à celles de leurs prédécesseurs. Le cas de la ségrégation comme adjuvant à la stérilisation des aliénés mentaux est éloquent à ce chapitre. Mais l’édifice se fissure lorsqu’on met en tension ce discours d’avant-garde avec la critique qu’Arendt fait « des conditions de vie dégradantes ou des traitements cruels dans les institutions du milieu du XXe siècle » (Kirshner, 2005 : 303). On voit bien, par cet exemple, que la publicisation, au sens où Habermas l’entend, s’accompagne toujours d’effets qui banalisent, déforment et exagèrent les savoirs (Ellul, 1987). La propagande est sans doute un des modes qui illustrent le mieux ce problème où l’on opère délibérément de la censure en même temps qu’on emprunte à la dramaturgie pour créer une jonction naturelle entre la sphère privée et la sphère publique pour à la fois faire peur et donner l’impression d’une cohésion sociale.

Causes externes à la maladie mentale et différentes formes d’intervention

Pour Hacking (2004-05 : 11)[15], « l’idée de façonner les gens implique que beaucoup d’attributs importants, quasi essentiels, ou définitifs du caractère d’un individu sont le produit de possibilités qui résultent d’un processus historique ». Diverses techniques sont mises en place pour modeler ce corps qu’on souhaite docile, ordonné, civilisé. Il y a notamment l’instruction, l’hygiène publique et mentale, les maisons de réforme, les prisons, l’hôpital psychiatrique. Au XIXe siècle, avec la théorie de la dégénérescence héréditaire développée par Morel, l’aliéniste s’intéresse à l’étude des stigmates de dégénérescence qui s’accentuent de génération en génération (Dowbiggin, 1993). Cette façon de comprendre l’aliénation mentale n’est pas étrangère aux théories évolutionnistes et eugénistes, thèses qui refont surface dans le temps présent en prenant l’allure d’un eugénisme positif (Kaluszynski, 2008).

Le mouvement de réforme sociale de la fin du XIXe siècle et le mouvement d’hygiène mentale du XXe siècle proposent des modèles de vie permettant d’éviter certaines maladies. La tempérance à l’alcool et le contrôle de la prostitution, considérée comme un vecteur de la syphilis, sont deux exemples de réformes qui permettraient d’éviter une augmentation des cas d’aliénation mentale. Les psychiatres chercheront, dès les années 1920, à remonter en amont, à sortir de l’asile, investiront le mouvement de prévention en proposant une hygiène de vie adéquate. Les prémisses du mouvement d’hygiène mentale qui influencent les mesures sociales de renforcement des capacités sont difficiles à soutenir, économiquement et scientifiquement, puisqu’elles ne mènent pas à des résultats plus concluants que les traitements physiologiques de la maladie mentale. Depuis quarante ans, on assiste à un retour en force de l’association entre les troubles de santé mentale et les causes neurobiologiques. Avec ce modèle explicatif, les malades mentaux se trouvent déresponsabilisés de leurs actes. Au mieux, on doit être compatissant envers ces gestes ; au pire, le processus trop bien connu de stigmatisation et d’inscription de tare honteuse refait de nouveau surface. Il s’agit peut-être également d’une certaine forme d’échec de la prévention des conduites jugées déviantes et d’un retour en force des explications neurobiologiques depuis les années 1970 en regard des troubles de santé mentale.

La science, le progrès, la médecine

Les enjeux professionnels et scientifiques en psychiatrie expliquent aussi, en partie du moins, le succès du mouvement d’hygiène mentale. La peur, la honte, la crainte et le désir de voir le corps social sain et discipliné influencent les politiques de prévention. C’est sur ce socle établi depuis quelques décennies déjà que ce mouvement trouve sa légitimité. De l’aliénisme, c’est-à-dire la spécialité de l’étranger (aliénus) aux autres et à soi-même, la médecine mentale devient psychiatrie, soit la médecine (iatrus) de l’esprit (psyché). L’historien Charles Rosenberg (1992) soutient avec pertinence que la psychiatrie est née parallèlement au corps médical pour répondre plus à un besoin social qu’à l’expansion des savoirs et des techniques en médecine.

La psychiatrie relève les symptômes associés à des comportements de transgression sociale ou morale. Hacking (2002 : 121) nous rappelle qu’« appeler quelque chose une maladie, et pas seulement une folie, suppose l’existence d’experts que l’on peut consulter, de professionnels capables de tenter, voire de réussir des cures ». La grande difficulté de la recherche en psychiatrie est de lier des comportements antisociaux à des lésions, à des structures cérébrales ou à des gènes défectueux. Souvent d’origine idiopathique, les troubles mentaux ont néanmoins toujours été gérés par des mesures d’exclusion et d’intervention sur le corps. Alors que l’on excluait de la communauté les grands furieux et dangereux aux XVIe et XVIIe siècles, puis qu’on les enfermait dans des asiles au XVIIIe et au début du XXe siècle, nous en avons fait peu à peu, avec l’avancée des techniques et des découvertes scientifiques, des sujets dociles à l’aide de substances calmantes ou de traitements physiologiques. Pour Cohen (2001 : 219), il faut d’abord voir le « processus par lesquels des comportements ou des phénomènes posant problème pour les individus ou la société sont définis ou redéfinis en termes médicaux, se voient attribuer des causes médicales, ou sont pris en charge selon des procédures ou des moyens médicaux ». Plutôt que de punir, il s’agit de traiter. Devant le recul de la pensée religieuse, la médecine propose des solutions individuelles et technologiques, et traduit ce qu’on appelle une tendance humaniste. Pourtant, bien que la médecine se dise objective, elle n’est pas moins moralisante que d’autres groupes d’intérêts. En justifiant la médicalisation de la déviance pour en diminuer la stigmatisation sociale, la médicalisation change sa définition, mais laisse intacte son évaluation morale. Le contexte sociopolitique joue sur le phénomène et la façon de le médicaliser. À plusieurs reprises, il est fait mention que l’hygiène mentale est le fruit de la science et du progrès, et que le passé, bien que l’on ne puisse le condamner totalement, fut souvent parsemé d’erreurs et de dérives. Or cette mise en garde s’applique-t-elle au temps présent ?

Dangerosité et menace : gestion sociale et médicale des conduites dangereuses

Les raisons d’admission en institutions psychiatriques relèvent de critères sociaux comme le stipule la loi québécoise de 1909 à 1950 qui entend admettre les aliénés aux comportements dangereux, antisociaux et scandaleux, et justifier l’internement par mesure thérapeutique, d’assistance ou de sécurité publique ou privée, ou finalement dans le but de protéger l’ordre public (S.R.Q., 1909). Au même moment, la psychiatrie légale se développe rapidement avec le travail du Dr Villeneuve et du Dr Derôme. L’Hôpital pour aliénés criminels de Bordeaux ouvre ses portes en 1926 (Grenier, 1999). Si les comportements criminels sont attribuables à une maladie mentale, les psychiatres doivent trouver les causes pour tenter de guérir les patients, et ainsi de les réhabiliter. Les traitements de choc et la psychochirurgie ne donnent pas les résultats escomptés, et la contention chimique, avec la découverte de la chlorpromazine au début des années 1950, aura tôt fait de devenir la norme en matière d’atténuation des symptômes de la déviance criminelle. Pierre Janet (Larivière : 1934) disait avec un certain cynisme : « Il arrive toujours une époque […] où on s’enflamme pour un sujet, qu’on méprise ensuite pour passer à un autre, mais auquel on reviendra. » Kaluszynski (2008) souligne d’ailleurs que le caractère de dangerosité, inscrit dans des lois pénales[16], suggère un retour des thèses eugénistes dans le temps présent.

Conclusion

Identifier, reconnaître et séparer les aliénés des criminels, vagabonds et autres indigents, tel fut l’humanisme déclaré de Pinel. En ne reconnaissant pas de conscience éclairée ni de libre-arbitre dans leurs gestes défiant la rationalité et l’ordre social, on met en branle le long processus de médicalisation de la déviance mentale. Mais prendre en charge ces pauvres créatures de Dieu nécessite temps, argent, surveillance et soins constants. Ce n’est pas un hasard si on assiste au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle à la diffusion des théories héréditaires des troubles mentaux. Les coûts élevés associés à l’entretien des patients sont le premier argument militant en faveur de l’euthanasie. Aussi, le difficile contrôle de la reproduction des personnes jugées inaptes à concevoir, et stigmatisées comme porteuses d’une tare génétique, justifient les mesures de stérilisation, selon certains médecins de l’époque. Les catholiques seront plus réticents à tenir ce type de discours et, plutôt que d’intervenir sur le corps physique, les psychiatres franco-canadiens intégreront rapidement le mouvement américain d’hygiène mentale qui, pour reprendre leurs termes, est un mouvement éminemment moral et chrétien.

Le mouvement d’hygiène mentale reconnaît que les gens sont façonnés, qu’ils se construisent, transgressent et revendiquent. Intégrer la norme, se soumettre volontairement aux valeurs partagées et unies autour d’un idéal social et, précisons-le, chrétien, tel est le but du mouvement d’hygiène mentale. Cette reconnaissance des facteurs sociaux et individuels dans l’explication de l’aliénation mentale balise et milite en faveur d’une propagande qui touche plusieurs sphères de la vie quotidienne : éducation des enfants, famille, sexualité, mariage, genre, travail et habitudes de vie. À défaut de traiter, de guérir ou d’éliminer les individus déclarés aliénés, la position des experts en psychiatrie sera dorénavant celle qui consiste à réformer la société, selon leurs valeurs et leurs conceptions de la norme. Comme ces professionnels sont tributaires des connaissances scientifiques, des enjeux professionnels, des systèmes législatifs et des conditions socioéconomiques, la peur, la crainte et la honte de l’étrange, de l’irrationnel, de l’inquiétant motivent les mesures de mise à l’écart, de traitement et de prévention des problèmes de santé mentale et, par extension, des problèmes sociaux. Les diverses formes d’intervention et d’exclusion des déviants mentaux apparaissent ici comme des tentatives répétées, critiquées mais souvent oubliées, de gestion et de réponses politiques face aux personnes jugées indésirables. Pour clore, citons Kaluszynski (2008 : 47), qui souligne que « [l]à où les hommes du XIXe siècle avait pour eux l’innocence scientifique, le balbutiement des découvreurs, les hommes du XXIe siècle ne pourront pas invoquer l’ignorance, la méconnaissance des effets pervers de mesures qui discriminent et ancrent dans la loi des éléments qui pourront être détournés de leur projet originel ».