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Le récent débat occasionné en France par le vote d’une loi contre la négation du génocide arménien[1] l’a montré une nouvelle fois : toute limitation de la liberté d’expression est désormais accueillie avec suspicion. La dénonciation d’une atteinte à ce droit est fréquemment effectuée au moyen de deux accusations : la « censure[2] » et le « délit d’opinion ». Ainsi, les écrits doctrinaux francophones consacrés à la liberté d’expression semblent partager une aversion pour un certain type de limite à ce droit, désigné par la locution de « délit d’opinion ». Celui-ci serait inacceptable dans une démocratie, et la Constitution[3] s’opposerait à son édiction. En France, cette conviction paraît répandue depuis l’adoption de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse[4], présentée par les commentateurs de l’époque[5] et d’aujourd’hui[6], comme une abolition de l’ensemble des « délits d’opinion ». Si ces derniers font l’objet d’une aversion partout dans l’ère francophone[7], l’appellation « délit d’opinion » semble moins courante au Québec et au Canada[8].

Nous nous proposons d’examiner si, comme le soutiennent de nombreux auteurs, les « délits d’opinion » sont interdits en droit français (3). À cette fin, nous croyons nécessaire d’établir d’abord précisément ce que désigne l’expression « délit d’opinion » (1), pour étudier ensuite la manière dont ce type de limite est traité dans d’autres ordres juridiques (2).

1 Une limite particulière de la liberté d’expression : le délit d’opinion

La définition du délit d’opinion (1.1) permet d’établir à quelles conditions ce type de restriction de la liberté d’expression est permis dans un système juridique (1.2).

1.1 Une définition du délit d’opinion

En dépit de son emploi fréquent, le concept de « délit d’opinion » est rarement défini[9]. Il semble bien constituer un « spectre[10] », une apparition aux contours flous mentionnée pour effrayer les enfants ! Il nous paraît donc indiqué de déterminer avec précision ce qu’englobe cette expression.

Il convient d’abord d’écarter quelques définitions qui ont été proposées de manière isolée, et qui ne paraissent guère correspondre à l’usage le plus répandu du concept. Selon certains auteurs, un « délit d’opinion » vise l’expression d’une opinion, par opposition à une affirmation factuelle[11]. Ce n’est cependant certainement pas en ce sens qu’il est ordinairement fait référence au « délit d’opinion ». D’ailleurs, les auteurs qui proposent cette définition l’abandonnent souvent en cours de route[12]. Un autre auteur semble opposer le délit d’opinion aux restrictions qui visent l’expression : le « délit d’opinion » serait une norme qui permettrait de sanctionner de simples pensées non exprimées[13]. Un dernier emploi accessoire du concept consiste à désigner une limitation de la liberté d’expression avec laquelle l’auteur est en désaccord[14]. La qualification de « délit d’opinion » revêt en effet une connotation négative[15] : sa mention est systématiquement associée à sa désapprobation. Cependant, il ne s’agit là que d’un élément de la définition qui semble la plus répandue, bien qu’elle soit rarement énoncée.

En effet, le contenu essentiel du concept de « délit d’opinion » s’attache à la manière dont est définie une expression à laquelle une norme juridique associe une sanction. L’hostilité aux délits d’opinion correspond à la thèse selon laquelle une expression ne peut faire l’objet d’une sanction que si elle provoque un préjudice. Plus précisément, les restrictions de la liberté d’expression ne sauraient être prévues que par des normes qui exigent de leur organe d’application qu’il vérifie la conséquence néfaste produite par les propos. Un juge de la Cour européenne des droits de l’homme a récemment formulé très clairement cette idée : « Sauf à accepter que les “délits d’opinion” sont compatibles avec l’ordre démocratique, il s’impose de constater l’existence d’une action (illégale) punissable qui découle directement du discours ou est pour le moins sensiblement et véritablement favorisée par celui-ci[16]. » Comme l’explique l’auteur d’un travail très approfondi sur le sujet, « la question se ramène […] à la nature du lien entre l’idée exprimée et l’acte répréhensible […] Tout tient, autrement dit, dans l’analyse du caractère directement dangereux ou non d’une parole exprimée publiquement[17]. » Selon la définition proposée par un autre auteur, les délits d’opinion « pénalisent l’expression d’une opinion pour des raisons idéologiques sans qu’il soit besoin de démontrer objectivement la mise en cause de l’ordre public ou une atteinte aux droits d’autrui[18] ».

Ainsi, le « délit d’opinion » est l’appellation dyslogistique d’une restriction de la liberté d’expression qui permet de réprimer une expression définie par sa signification et indépendamment de ses conséquences. Le terme « dyslogistique », introduit par Jeremy Bentham, s’applique aux mots colorés d’une connotation péjorative[19]. Pour désigner de manière neutre ce type de normes juridiques, nous parlerons ci-dessous de limites substantielles de la liberté d’expression. Elles se distinguent des limites conséquentielles, qui exigent de leur organe d’application qu’il vérifie la probable production de certaines conséquences. Ainsi, l’interdiction de nier les crimes nazis est une limite substantielle, tandis que les normes qui visent les atteintes à la réputation ou la provocation à la violence sont des limites conséquentielles. Ces quelques définitions permettent d’examiner si, dans un ordre juridique, il est permis ou interdit au législateur d’édicter un délit d’opinion.

1.2 Une restriction interdite par la Constitution ?

L’hostilité aux délits d’opinion est une thèse politique ou morale qui repose sur une conception des justes limites de la liberté d’expression. Pour les tenants de cette thèse, il est inacceptable dans une démocratie de permettre la sanction de certains propos sans exiger que soit vérifiée dans chaque cas la production d’une conséquence préjudiciable. Une conviction voisine s’exprime dans le slogan selon lequel une certaine signification, par exemple l’éloge du nazisme, « n’est pas une opinion, mais un crime[20] ». Cette formule opère une distinction exclusive entre l’opinion, qui ne peut être un crime, et le crime, qui ne peut être une opinion. Ceci revient à considérer que le caractère délictueux d’un comportement lui est intrinsèque, qu’il relève de sa nature et non d’une décision du législateur pénal. Ainsi, selon Nathalie Mallet-Poujol, le Parlement doit veiller à respecter « la subtile frontière entre des propos constitutifs d’une infraction et ceux qui restent une opinion[21] ». Cette auteure critique sur ce fondement l’incrimination de la contestation de l’existence des crimes nazis : « le négationnisme est une opinion, à la différence du racisme, même si elle est abjecte[22] ». Cette dichotomie entre l’opinion, d’un côté, et l’infraction pénale, de l’autre, fait du « délit d’opinion » un oxymore, et permet de comprendre l’hostilité qui lui est vouée.

Sans nous prononcer sur le caractère souhaitable ou non des limites substantielles de la liberté d’expression, nous aimerions examiner si la thèse de leur interdiction correspond au droit positif dans différents systèmes juridiques. Cette entreprise présuppose une distinction entre le droit et la morale : nous ne vérifierons pas si certaines limites législatives de la liberté d’expression sont légitimes en fonction de certaines conceptions de la démocratie ou du rôle attribué à la liberté d’expression, mais plutôt si elles sont permises par la norme supérieure, c’est-à-dire la Constitution. Juridiquement, la liberté du législateur est encadrée par cette norme, et non par des théories philosophiques, morales ou politiques. Cela ne veut pas dire que le juge constitutionnel ne se référera pas à de telles données, et cela n’enlève rien, il faut le répéter, à l’intérêt de telles réflexions. Il est en revanche contestable de présenter ces analyses comme une description du droit positif. Or, il semble qu’un tel pas soit parfois franchi dans les écrits qui font la promotion d’une interdiction des délits d’opinion.

La thèse de la prohibition des délits d’opinion correspond au droit positif si la Constitution défend au législateur d’édicter des limites substantielles de la liberté d’expression. Si, au contraire, elle le lui permet, alors l’hostilité aux délits d’opinion est une conviction morale ou politique qui n’a pas trouvé de traduction juridique. Pour notre part, nous entendons que le système français illustre la seconde alternative.

Les délits d’opinion peuvent d’abord être permis par la Constitution si elle contient elle-même une limite substantielle de la liberté d’expression. Dans une telle situation, une loi pourra concrétiser cette norme en prévoyant la répression de l’expression d’une certaine signification, indépendamment de ses éventuelles conséquences. Soient :

  • la catégorie de signification S, comprenant notamment la signification plus étroite S1 ;

  • la norme constitutionnelle selon laquelle l’expression de S est interdite, ou peut être interdite par le législateur ;

  • la loi L1 soumettant à sanction l’expression de S1, sans prévoir la moindre condition relative aux conséquences de cette expression.

L1 est conforme à la Constitution, bien que le comportement qu’elle vise ne soit aucunement défini en termes de conséquence, d’atteinte à un autre droit ou intérêt. Si la Constitution comprend une limite substantielle de la liberté d’expression, certains délits d’opinion sont permis. Par exemple, si une norme supérieure prévoit l’interdiction des propos favorables au national-socialisme, elle permet de pénaliser l’apologie d’Hitler indépendamment des conséquences préjudiciables de tels propos. Peu de constitutions contiennent de telles limites substantielles, mais il ne s’agit pas d’une simple vue de l’esprit. Ainsi, la Constitution du Rwanda garantit la liberté d’expression en ses articles 33 et 34, mais elle précise ceci : « Le révisionnisme, le négationnisme et la banalisation du génocide sont punis par la loi[23]. » Certaines constitutions contiennent même des limites substantielles directement applicables contre des propos concrets : tel est le cas de l’interdiction des expressions favorables au national-socialisme en Autriche[24]. Une précision s’impose : il est certain qu’une réflexion sur le but de ces dispositions indiquerait que leur auteur cherche de la sorte à éviter la commission de certains actes ou la formation de certains mouvements hostiles à la démocratie. Cependant, il n’en demeure pas moins que l’établissement de ces conséquences n’est pas une condition de l’application de ces normes. Il s’agit bien de limites substantielles, qui permettent de réprimer l’expression de certaines significations, indépendamment de leurs effets préjudiciables.

En pratique, cependant, ces limites substantielles de rang constitutionnel sont rares. La plupart des constitutions ne contiennent pas de limite substantielle, mais uniquement des limites conséquentielles de la liberté d’expression : elles permettent de limiter l’exercice de ce droit lorsqu’il porte atteinte à certains intérêts. Ainsi, l’article V de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui fait partie de la Constitution française, précise que « [l]a Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société[25] ». De même, l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés[26], tel qu’il est lu par la Cour suprême du Canada, ne permet de restreindre un droit que lorsque son exercice risque de provoquer certaines conséquences, lorsqu’il est susceptible d’empêcher « d’atteindre des objectifs sociaux fondamentalement importants[27] ».

Toutefois, le caractère conséquentiel des possibilités de limitation de la liberté d’expression prévues dans la Constitution ne clôt pas l’enquête. Une telle norme peut en effet parfaitement être concrétisée par une limite législative substantielle. L’exigence que la liberté d’expression ne soit limitée que si elle entre en conflit avec d’autres droits ou intérêts ne signifie pas forcément que la restriction législative doit requérir de son organe d’application qu’il vérifie l’atteinte à cet « intérêt ».

Soient :

  • la limite constitutionnelle conséquentielle selon laquelle une expression peut être sanctionnée si elle produit la conséquence C ;

  • la limite législative substantielle L2 soumettant à une sanction l’expression de S2 sans prévoir la moindre condition relative aux conséquences de cette expression.

L2 peut parfaitement être une concrétisation conforme de la limite constitutionnelle conséquentielle. Il suffit que le législateur, sous le contrôle éventuel du juge, considère que S2 est susceptible de provoquer C. Cette situation peut être illustrée par le contrôle que les tribunaux français ont opéré pour établir si l’interdiction du négationnisme était conforme à la Convention européenne des droits de l’homme[28]. L’article 24 bis de la Loi française du 29 juillet 1881[29] vise une signification (la négation de la Shoah), indépendamment de ses conséquences éventuelles. L’article 10 de la Convention européenne, de son côté, ne permet de limiter la liberté d’expression que si son usage est susceptible de provoquer certains préjudices. Les juges français ont toujours considéré que la première norme était conforme à la seconde, en assurant que les propos incriminés portaient atteinte à la sécurité publique, à la réputation ou aux droits d’autrui[30].

La propagande haineuse réprimée par l’article 319 (2) du Code criminel canadien[31] fournit un autre exemple. Contrairement au premier paragraphe de l’article 319, cette disposition vise la fomentation volontaire à la haine, sans qu’il soit requis d’examiner si les propos sont susceptibles d’entraîner une violation de la paix. Il s’agit donc d’une limite substantielle de la liberté d’expression[32]. Or, la Cour suprême a considéré que cette expression était susceptible d’entraîner des préjudices importants à l’égard des membres du groupe visé, et plus largement contre les valeurs de respect mutuel et d’égalité au sein de la société[33].

Par conséquent, l’absence de limite substantielle dans la Constitution ne permet pas de conclure que les restrictions législatives substantielles sont interdites. Soutenir que les délits d’opinion sont bannis revient donc à affirmer qu’il existe dans la Constitution une norme qui défend au législateur d’édicter une limite substantielle de la liberté d’expression. Avant d’examiner si tel est le cas en France, nous aimerions montrer que cette question a beaucoup préoccupé les juges et les auteurs allemands et américains[34].

2 L’interdiction du délit d’opinion aux États-Unis et en Allemagne

Si un auteur allemand a pu employer, en français dans le texte, les termes « délit d’opinion[35] », cette dénomination est très rare en dehors des écrits francophones. Le terme Meinungsdelikt apparaît parfois de manière polémique dans les journaux de langue allemande, mais il n’est guère présent au sein d’analyses doctrinales. Aux États-Unis, le concept de thought crime, issu du roman 1984 de George Orwell[36], a connu une certaine popularité au cours des années 90. Il était employé par les auteurs qui entendaient critiquer l’arrêt dans lequel la Cour suprême des États-Unis a permis de punir plus sévèrement les infractions motivées par la haine raciale[37]. Ce « crime de pensée », qui sanctionnerait des idées non exprimées, correspond à l’une des définitions peu répandues du délit d’opinion. Cependant, la question de savoir si les limites substantielles de la liberté d’expression sont permises joue depuis longtemps, indépendamment de sa formulation en termes de « délit d’opinion », un rôle fondamental en Allemagne et aux États-Unis.

2.1 La situation aux États-Unis : du bad tendency test au clear and present danger

Dans la doctrine américaine, ce problème est davantage connu à travers la question du bad tendency test, qui évoque le « délit de tendance », parfois employé en France comme synonyme du délit d’opinion[38]. Jusqu’en 1919 au moins, il ne faisait en effet aucun doute aux États-Unis qu’une expression pouvait être réprimée en raison de son caractère tendancieux, de sa « mauvaise tendance » (notre traduction), c’est-à-dire de la vague probabilité d’un effet préjudiciable qui pouvait être déduite de la seule signification des propos[39]. En 1903, pour confirmer l’expulsion d’un anarchiste anglais, la Cour suprême avait jugé qu’il était permis de sanctionner l’expression d’opinions qui tendaient à être dangereuses pour le bien public[40]. En 1907, la haute juridiction considérait, sous la plume du juge Holmes, qu’une expression pouvait faire l’objet d’une sanction si elle était considérée comme contraire au bien commun, notamment si elle tendait à entraver l’exercice de la justice[41]. Il convient de noter que la célèbre exigence d’un danger « manifeste et imminent » (notre traduction de clear and present danger[42]), lorsqu’elle est apparue dans la jurisprudence de la Cour suprême, ne posait pas de condition supplémentaire à la restriction de l’expression[43]. Comme l’a souligné dans un article important le professeur Gunther, le juge Holmes employait comme des synonymes les termes « danger imminent » et « tendance »[44].

Selon cette conception, une vérification concrète du risque de production d’un préjudice n’était pas nécessaire : il suffisait de pouvoir établir une tendance abstraite des propos à provoquer une conséquence néfaste. Ainsi, la Constitution ne posait aucun obstacle aux limites substantielles. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt Gitlow rendu en 1925, le législateur était libre d’estimer que certaines significations impliquaient de manière générale un danger, et de permettre la répression de leur expression, sans exiger que la probabilité de la production des conséquences néfastes soit vérifiée dans chaque cas par le juge[45].

Progressivement, cependant, la jurisprudence de la Cour suprême a évolué pour exiger que le risque imminent de conséquences préjudiciables soit établi de manière circonstanciée dans chaque cas particulier[46]. Le régime actuel de la liberté d’expression aux États-Unis correspond davantage à celui qui est préconisé par le juge Brandeis dans l’opinion dissidente jointe à l’arrêt Whitney : le législateur ne peut « attribuer » certaines conséquences à une signification, et permettre aux juges de condamner les propos qui la véhiculent, sans devoir vérifier dans chaque espèce si les conséquences qui justifient la restriction sont susceptibles de se produire. Le locuteur poursuivi doit toujours pouvoir contester qu’il existait un danger manifeste et imminent dans les circonstances de l’espèce[47]. Ainsi, les limites substantielles sont désormais interdites dans le régime américain de la liberté d’expression. Lorsque la doctrine se réfère aujourd’hui au bad tendency test, c’est pour décrire un passé qu’elle estime heureusement révolu, où la liberté d’expression était insuffisamment garantie[48].

2.2 La situation en Allemagne : « généralité » de la loi et Sonderrechtslehre

À l’époque où les juges Holmes et Brandeis commençaient à développer une nouvelle conception de la garantie de la liberté d’expression, des réflexions très similaires avaient lieu en Allemagne. Elles portaient en particulier sur un élément de la Constitution de Weimar[49] : l’exigence, à l’article 118, que la liberté d’expression ne soit limitée que par des « lois générales » (innerhalb der Schranken der allgemeinen Gesetze). L’article 5 de la Loi fondamentale, qui garantit aujourd’hui ce droit, contient la même condition[50]. La doctrine contemporaine accorde donc beaucoup d’importance aux débats des années 20, d’autant plus que la Cour constitutionnelle leur a fait référence dans l’arrêt Lüth[51] et plus récemment dans l’arrêt Wunsiedel[52], deux décisions essentielles pour le régime allemand de la liberté d’expression. Rudolf Smend défendait une théorie dite de la « balance » (Abwägungslehre) : une loi était « générale » si elle défendait une valeur supérieure à la liberté d’expression. Pour d’autres auteurs, en particulier Kurt Häntzschel et Karl Rothenbücher, la généralité de la loi impliquait qu’elle ne contienne pas un « droit spécial » contre la liberté d’opinion, qu’elle limite ce droit non pas pour réprimer le « contenu d’une expression », mais sur la base de raisons générales, non dirigées contre le « contenu de pensée »[53]. Bien que la doctrine contemporaine soit unanime à considérer que la Cour constitutionnelle a combiné ces deux théories, c’est en réalité la seconde, dite « théorie du droit spécial » (Sonderrechtslehre), qui a obtenu à juste titre les faveurs de cette cour[54].

Or, les réflexions présentées par les partisans de cette doctrine coïncident parfaitement avec celles des auteurs français opposés aux délits d’opinion. Pour comprendre cette pensée, il convient d’effectuer un léger voyage dans le temps jusqu’au xixe siècle, à l’époque où la presse a connu son essor. De façon concomitante s’est développée, en France et dans les États qui forment aujourd’hui l’Allemagne, l’exigence que la presse soit soumise à des « lois générales », c’est-à-dire aux restrictions qui sont également valables pour d’autres formes de l’expression d’opinion[55]. « Quiconque fait usage de la presse est responsable, selon la loi commune, de tous les actes auxquels elle peut s’appliquer », expliquait le Garde des Sceaux français en 1819 : « La presse rentre, comme tout autre instrument d’action, dans le droit commun, et en y rentrant, elle n’obtient aucune faveur qui lui soit propre, elle ne rencontre aucune hostilité qui lui soit particulière[56]. » La presse n’est qu’un nouveau moyen de commettre des infractions existantes, et un régime spécifique à son égard ne se justifie pas davantage qu’une disposition spéciale pour le sabre ou la hache en matière d’assassinat, expliquaient juristes et hommes politiques en Allemagne comme en France[57].

Au cours du xixe siècle, cependant, la « généralité » de la loi va être exigée pour la limitation de l’ensemble des libertés de communication, et plus seulement pour la presse[58]. En France, une confusion va s’installer entre le délit spécifique de presse et le « délit d’opinion[59] ». À la suite de ce glissement, il serait logique de considérer que sont désormais visés les « délits spécifiques d’expression », et non plus seulement les « délits spécifiques de presse ». En réalité, ni les auteurs ni les législateurs ne sont hostiles aux limites qui concernent uniquement la liberté d’expression : ils considèrent seulement que de telles lois doivent être semblables aux « délits de droit commun ». Or, dans leur esprit, un tel délit est une norme qui définit par son effet préjudiciable le comportement auquel elle s’applique. Comme l’expliquait le rapporteur de la Loi française du 29 juillet 1881, il ne s’agit pas d’édicter des délits d’opinion, mais de réprimer « des faits qu’incrimine le droit commun ; c’est-à-dire qui portent atteinte à l’intérêt public ou à l’intérêt privé[60] ». De même, Kurt Häntzschel soulignait qu’une expression pouvait faire l’objet d’une restriction, « comme tout autre comportement », dès lors qu’elle portait atteinte à un « bien juridique protégé[61] ». La loi est « générale » dès lors qu’elle ne se contente pas d’interdire une expression, mais organise la protection d’un intérêt : l’expression n’est pas limitée « en tant que telle », mais parce qu’elle porte atteinte à un intérêt.

Telle était la signification de l’exigence de « généralité » de la loi, lorsqu’elle a été introduite dans la Loi fondamentale en 1949. La Cour constitutionnelle allemande a adopté cette conception de la généralité des limites législatives de la liberté d’expression : « une loi est générale si elle vise non pas une certaine opinion, mais la protection de certains intérêts juridiques[62] ». Les limites substantielles sont donc interdites en Allemagne : le législateur doit introduire dans la définition du comportement interdit un élément relatif à sa conséquence préjudiciable[63]. Si l’exigence de la généralité de la loi repose sur des considérations analogues à celles qui animent la doctrine française hostile au délit d’opinion, une différence de taille ne doit cependant pas être occultée. En Allemagne, ces thèses s’appuient sur le texte de la Constitution. Tel n’est pas le cas en France.

3 L’interdiction des délits d’opinion en France : la trompeuse description doctrinale du droit positif

Les adversaires français du délit d’opinion prétendent décrire un régime juridique, mais en réalité ils décrètent une interdiction des limites substantielles de la liberté d’expression, et ils s’efforcent de deviner les conséquences susceptibles d’être provoquées par certains propos.

3.1 L’absence d’interdiction des délits d’opinion dans la Constitution française

Dans le régime juridique français, la liberté d’expression est garantie aux articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme[64]. Or, ces dispositions encadrent très faiblement la liberté du législateur, et il n’est guère possible de percevoir en leur sein une exigence de « conséquentialité » des limites de la liberté d’expression. Nul ne saurait considérer qu’il « convient […] d’interpréter l’article 11 de la Déclaration de 1789 comme interdisant de manière absolue tout délit d’opinion[65] ». Jeremy Bentham, qui défendait une conception de la liberté d’expression proche de la Sonderrechtslehre, c’est-à-dire hostile aux délits d’opinion[66], ne s’y était pas trompé et avait bien perçu que la Déclaration des droits de l’homme ne posait aucun obstacle à de telles restrictions :

Qu’est-ce qu’un abus de liberté ? C’est l’exercice même de la liberté, quelle qu’elle soit, que celui qui la baptise de ce nom n’approuve pas. Tout abus de cette branche de liberté s’expose au châtiment ; et on laisse aux législatures à venir le soin de déterminer ce qui doit être considéré comme un abus ! Quelle sécurité digne de ce nom donne-t-on ainsi à l’individu contre les exactions d’un gouvernement ? À quoi revient la barrière que l’on prétend élever contre le gouvernement ? Une barrière que le gouvernement est expressément appelé à établir quand il lui plaît[67] ?

La Déclaration des droits de l’homme ne restreint guère la compétence du législateur : le cadre des limitations juridiquement permises est plus large que celui des restrictions considérées comme justes ou raisonnables selon diverses théories. Aussi existe-t-il un intérêt certain à proposer au législateur une ligne de conduite fondée sur d’autres considérations. Une telle démarche est d’autant plus justifiée en France à l’égard de la liberté d’expression que la jurisprudence constitutionnelle en la matière demeure jusqu’à présent très peu élaborée. Telle est, par exemple, la tâche que s’assigne explicitement la doctrine pénaliste allemande : préciser les contours d’une politique criminelle rationnelle[68]. De même, aux États-Unis, les constitutionnalistes assument ouvertement la visée prescriptive de leurs travaux, l’élaboration de lignes directives pour protéger de la meilleure façon les valeurs qu’ils assignent à la liberté d’expression[69].

En France, ce même objectif est souvent poursuivi sous l’apparence d’une description du régime existant : les auteurs assurent décrire le droit tel qu’il est, mais ils exposent en réalité le droit tel qu’ils pensent qu’il devrait être. Ainsi, la thèse morale de l’interdiction des délits d’opinion est présentée comme une exigence constitutionnelle, laquelle ne se vérifie pas dans le droit positif. Cependant, la confusion entre la prescription et la description n’est pas le seul reproche qui peut être adressé à de nombreux écrits consacrés à la liberté d’expression.

3.2 L’estimation personnelle des conséquences d’une expression

La tendance à présenter une vue personnelle comme une exposition du droit apparaît sous une autre forme dans les écrits hostiles aux délits d’opinion. En effet, loin de se contenter d’observer l’existence de limites substantielles de la liberté d’expression, certains auteurs entendent se prononcer sur la conséquence de la signification visée. S’ils perçoivent des effets néfastes, ils excluent la qualification de délit d’opinion, pour la réserver aux expressions qui leur paraissent inoffensives. Le délit d’opinion devient alors un concept purement subjectif. Combiné avec la thèse de son interdiction, il conduit ces auteurs à décrire un régime juridique où le cadre des restrictions permises dépend de leur appréciation personnelle. Ainsi, après avoir critiqué les délits d’opinion, le professeur Oberdorff les distingue des limites substantielles qui protègent des valeurs « fondamentales ». L’interdiction du port d’uniformes ou d’insignes nazis n’est pas un délit d’opinion, explique-t-il, parce que ce comportement viole le respect de la « dignité humaine[70] ».

Ce type de raisonnement est particulièrement fréquent à l’égard du négationnisme, entendu comme une expression qui conteste l’existence d’un crime contre l’humanité. En France, la norme qui permet de sanctionner la négation de la Shoah est une limite substantielle : elle vise une signification, indépendamment de ses éventuelles conséquences. Pourtant, selon une auteure, cette disposition échappe à la qualification de délit d’opinion, parce que de tels propos incitent à la haine à l’égard des Juifs, les rendent responsables du conflit israélo-arabe, et favorisent la commission d’actes antisémites[71]. La même auteure fait en revanche part de son opposition à l’incrimination de la négation du génocide arménien, car de tels propos ne provoquent pas, selon elle, de conséquences similaires[72].

Il ne fait aucun doute que les effets préjudiciciables d’une expression jouent un rôle essentiel pour l’examen de la légitimité d’une restriction. La question de leur existence et de leur nature est même pertinente pour la constitutionnalité d’une restriction législative, puisque la Déclaration des droits de l’homme ne contient que des possibilités conséquentielles de limiter l’expression. Toutefois, la doctrine ne peut proposer à cet égard qu’une opinion parmi d’autres, et non émettre des vérités scientifiques.

En effet, les conséquences susceptibles d’être causées par une expression ne sont pas identifiables avec certitude. Il peut s’agir de préjudices qui, telle l’atteinte à l’« honneur », se manifestent dans les sentiments des victimes, et ne sont donc pas observables empiriquement. Il peut également s’agir du risque qu’un acte violent ou illégal soit provoqué par l’expression, et l’établissement d’un tel danger relève du pronostic[73]. Dans tous les cas, les effets susceptibles d’être causés par une expression sont incertains et se prêtent à une multitude d’appréciations[74].

L’estimation et la prévision de ces préjudices jouent un rôle essentiel dans le débat politique sur l’adoption d’une restriction[75]. En supposant une interdiction du délit d’opinion et en liant cette qualification à une appréciation des conséquences attribuées à certains propos, la doctrine participe au débat sur les justes limites de la liberté d’expression. Il s’agit évidemment d’une mission importante, mais il est regrettable qu’elle s’accomplisse sous l’apparence d’une description objective du droit positif.