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L’histoire va-t-elle de plus en plus devenir l’objet de controverses juridiques, et de contentieux, pour des auteurs revendiquant leur droit à la liberté d’expression ? Il ne devrait, a priori, guère y avoir de raison de l’imaginer, au moins dans les démocraties libérales. La liberté d’expression y est en effet considérée comme un des droits fondamentaux les plus précieux et elle est protégée au niveau national ou supranational[1]. Quant à l’histoire, elle est, depuis l’Antiquité, l’objet de recherches, de réflexions ainsi que le support de récits mythologiques, romanesques ou tout simplement distractifs adaptés pour les publics les plus divers.

Il n’est cependant pas niable qu’elle a été et reste un enjeu pour tous les pouvoirs autoritaires du monde. Les récits historiques ont été manipulés, tronqués, truqués, déformés ou entièrement réécrits pour servir des intérêts politiques ou sociaux. Il a pu s’agir de conforter les fondements du pouvoir en place en faisant de son titulaire un être prédestiné, voire une quasi-divinité. L’allaitement de Rémus et Romulus par une louve augurait d’un destin exemplaire pour Rome, tandis que les origines divines de l’empereur du Japon ont permis d’exiger, en son nom, des sacrifices extrêmes de la part de ses sujets pendant la Seconde Guerre mondiale. Les exemples foisonnent et pourraient être multipliés presque à l’infini. L’objectif a parfois été de renforcer la cohésion de la Cité puis de la Nation en mettant en valeur une communauté humaine. À l’inverse, on a aussi cherché à faire apparaître ou à entretenir une hostilité ou une volonté de vengeance à l’encontre d’un peuple voisin. Les grands totalitarismes du xxe siècle ont poussé à l’extrême cette instrumentalisation de l’histoire. Elle devient un instrument de propagande parmi d’autres.

Sans doute le contexte des démocraties libérales est-il tout à fait différent. L’État et l’ensemble des collectivités publiques s’interdisent d’y écrire ou d’y imposer une histoire officielle. Le domaine de l’histoire est laissé à la libre investigation des individus et peut donner lieu à toutes les confrontations d’idées rendues possibles grâce à la liberté d’expression, reconnue d’autant plus largement qu’elle est nécessaire au bon fonctionnement des institutions démocratiques. Il n’empêche que les institutions étatiques, notamment juridictionnelles, ne peuvent pas se désintéresser de certains conflits portant sur l’histoire. Il leur revient de concilier les droits ou intérêts qui s’opposent et, plus généralement, d’assurer le respect de l’ordre public. Or, ces conflits restent nombreux et risquent d’être considérablement amplifiés par le système médiatique et d’avoir des répercussions d’autant plus gênantes qu’elles viseraient une minorité organisée. Il y a quelques décennies les controverses historiques se déclenchaient à partir d’ouvrages ou de revues aux tirages limités. Une présentation tendancieuse ou falsifiée d’un événement historique ne produisait que des réactions nécessairement limitées. Aujourd’hui, un film ou un feuilleton télévisé à prétention historique peut avoir un retentissement considérable. Il l’aura d’autant plus qu’il sera techniquement de bonne qualité et, compte tenu de sa vision par un public parfois très nombreux, il deviendra aux yeux d’une grande majorité de la population « la vérité historique », même s’il va à l’encontre de faits avérés ou de savants travaux de recherche. Le défaut de culture historique de la plus grande partie du public, jointe à une absence totale de tribune pour les spécialistes, empêchera toute rectification. Le plus souvent, pour fâcheuses qu’elles soient, ces contre-vérités n’ont pas de conséquences sociales. Il en va et il en ira de plus en plus fréquemment différemment lorsqu’elles sont ou seront perçues comme visant les intérêts ou les convictions de certaines communautés de personnes, ou leur portant atteinte, que celles-ci se définissent, par exemple, par leur origine, leur culture, leurs convictions ou leur religion. Or, certains de ces groupes ont, au moins à certaines époques ou lors de certains événements, une approche à laquelle ils sont très sensibles. Dans le contexte géopolitique contemporain, l’affaire des caricatures de Mahomet illustre tout à fait ce type de réaction. Quelques caricatures, parmi d’autres, dans un journal au tirage et à la diffusion limités, ont déclenché des menaces de mort, des attentats, des émeutes, des difficultés diplomatiques et des boycotts commerciaux à l’encontre du Danemark, pays de forte tradition libérale. Au-delà de cette affaire emblématique, d’autres mises en cause de l’islam ont suscité, de la part de certains adeptes de cette religion, des réactions particulièrement violentes et durables. Même s’ils ont réagi de façon plus pacifique, d’autres groupes religieux ont pu se sentir offensés par des ouvrages, films, spectacles ou expositions en rapport direct avec une certaine vision de l’histoire portant atteinte à leurs convictions les plus profondes. D’autres catégories de personnes, également, exigent, de façon parfois violente, des corrections à certains aspects de l’histoire nationale : personnes appartenant à une région ou à une province ayant une identité marquée ou personnes issues d’un ancien « empire colonial » et refusant d’adhérer à l’histoire nationale dominante. Compte tenu des migrations que connaît le monde contemporain, il y a lieu de penser que ces attitudes seront de plus en plus fréquentes.

En présence d’un phénomène qui semble devoir s’inscrire dans la durée et s’amplifier dans l’avenir, il revient aux juristes, à partir de l’état actuel du droit et des quelques contentieux qui émergent ainsi que de certaines propositions législatives, de s’interroger sur les évolutions prévisibles. Pour des raisons variées tenant à son rôle historique en Europe et dans le monde, à son passé colonial, à la présence dans sa population de personnes ayant connu les grands conflits du xxe siècle, la France est le théâtre de nombreux affrontements portant sur l’histoire. Une forte tradition de liberté d’expression, garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui a toujours valeur constitutionnelle, les facilite, tout en se heurtant parfois à un droit positif très protecteur de la vie privée et de la réputation d’autrui[2]. L’équilibre réalisé a parfois entraîné des critiques de la part de la Cour européenne des droits de l’homme[3]. Afin de mieux percevoir les enjeux juridiques sous-jacents à ces confrontations, il convient, notamment à partir de cet exemple français, de s’attacher aux deux fonctions qu’exerce l’État, par le biais de ses organes qualifiés, comme dans toutes les démocraties libérales. Il procède, d’abord, lorsque cela est nécessaire, à la conciliation des intérêts. Mais il lui revient aussi, dans toute la mesure du possible, d’assurer une prévention des conflits.

1 La conciliation des intérêts

Dans l’ensemble des démocraties libérales, la liberté d’expression est considérée comme l’un des droits les plus fondamentaux des personnes. Quant à l’histoire, elle apparaît comme une discipline sur laquelle chacun est totalement libre de s’exprimer, au même titre que sur la philosophie, la littérature ou les sciences. Les seuls intérêts susceptibles d’être froissés sont ceux des personnes qui se sentiraient mises en cause, directement ou indirectement, par les propos litigieux[4]. C’est la raison pour laquelle ces intérêts ne sont en fait éventuellement pris en compte que lorsque les auteurs des recours sont vivants. Il en résulte un traitement tout à fait différent des affaires selon qu’elles concernent l’histoire contemporaine ou l’histoire ancienne.

1.1 L’histoire contemporaine

Les restrictions possibles à toutes les formes d’expression portant sur l’histoire contemporaine varient selon l’étendue de la protection des personnes assurée par le droit commun. Lorsque la liberté d’expression prévaut sur les droits individuels, comme c’est le cas en droit américain, il reste très peu de place pour des restrictions, quelles qu’elles soient. Dès lors qu’un intérêt public justifie le propos, on ne saurait le limiter. Or, il est difficile de concevoir une hypothèse où ce qui est en rapport avec l’histoire contemporaine ne présenterait pas un intérêt raisonnable pour un public curieux de connaître et de comprendre la société dans laquelle il vit… La grande majorité des systèmes juridiques européens admettent un équilibre entre la liberté d’expression, dont ils rappellent le caractère fondamental et parfois la portée, et les limites susceptibles d’y être apportées. Il n’est pas surprenant que cette approche ait été transcrite dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme[5], dont le premier alinéa précise le principe de la liberté d’expression, tandis que le second détermine les limites que les États peuvent prévoir.

Pourtant, la Cour européenne des droits de l’homme a, curieusement, adopté en la matière une position assez proche de celle de la Cour suprême des États-Unis, alors même que la rédaction de l’article 10 est très différente de celle du premier amendement à la Constitution américaine. Dès lors qu’un sujet d’intérêt public est abordé par des médias et notamment par des journalistes, dont elle présuppose qu’ils respectent leur déontologie, la Cour exerce un contrôle particulièrement strict et n’admet pratiquement aucune limitation. C’est ce qui explique que le droit français qui est, pour des raisons culturelles, l’un des plus protecteurs des droits d’autrui, ait subi quelques critiques de sa part[6].

En France, pratiquement tous les aspects de la protection de la réputation d’autrui ont été pris en considération par le droit. Il en va de même de la vie privée et familiale. Les délits d’injure et de diffamation avaient déjà été inscrits de façon distincte dans le Code pénal de 1809. La grande loi sur la presse du 29 juillet 1881, toujours en vigueur, les incrimine à son article 29. À la suite d’évolutions diverses, le régime juridique de la diffamation est devenu assez sophistiqué. « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation[7] » dès lors que les victimes en sont identifiables. La vérité du fait diffamatoire, mais seulement quand il est relatif aux fonctions, peut être prouvée. Ceci est en revanche exclu lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne ou lorsque les faits constituent une infraction prescrite, amnistiée ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par une réhabilitation ou une révision. Jusqu’à une date récente, il n’était pas non plus possible de prouver la véracité de faits remontant à plus de dix ans[8]. L’équilibre ainsi réalisé n’était pas dépourvu d’intérêt par rapport aux travaux ou récits historiques mettant en scène des personnes vivantes. Il était interdit de porter atteinte à leur honneur dès lors que cela relevait de leur vie privée, ou lorsque la société avait souhaité « oublier » les faits. Ce « droit à l’oubli » a souvent été invoqué par la doctrine à l’encontre, notamment, des historiens relatant des affaires judiciaires. Lorsqu’un procès pénal a eu lieu et a été conclu par une condamnation, lorsque la peine a été « purgée », l’intéressé bénéficierait de ce « droit », sauf lorsqu’il rouvre lui-même le dossier. Certaines décisions ont été dans ce sens, notamment lorsque le rappel de l’affaire est « gratuit[9] ». En revanche, lorsque le récit de l’affaire est effectué de façon honnête, sans excès et sans intention de nuire, dans un souci d’information, il ne peut donner lieu à une action en responsabilité. Car les juges laissent toujours une place à la « bonne foi » de l’auteur des propos diffamatoires. Lorsqu’il s’agit d’un récit historique, il suffit de faire valoir, outre l’absence d’animosité ou d’intention de nuire, le ton mesuré, équilibré ainsi que le recours à une information fiable et vérifiée. Le juge ne se prononce pas sur l’exactitude des faits rapportés mais sur l’honnêteté et l’objectivité de l’auteur[10]. La bonne foi sera d’autant plus facilement admise que la finalité recherchée par l’auteur est légitime, par exemple, éclairer les électeurs sur les agissements passés d’un candidat à une élection politique ou analyser un fait de société.

Quant à la protection de la vie privée, elle fait l’objet de dispositions spécifiques. Rattaché à la notion de liberté, le principe a valeur constitutionnelle. Pour l’essentiel, la protection est assurée par une loi très simple, adoptée en 1970, et insérée à l’article 9 du Code civil : « Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé[11]. » Mais, si les pouvoirs ainsi conférés au juge civil sont particulièrement étendus, l’article 9 se contente d’affirmer que « chacun a droit au respect de sa vie privée », sans en donner aucune définition. Ce sont donc les juridictions qui en ont dégagé les éléments et qui ont contribué à donner de la vie privée une définition plutôt extensive. En outre, elles estiment qu’il ne leur appartient pas de distinguer entre les bénéficiaires de ce droit, puisque le législateur l’a reconnu de façon indifférenciée. Sans doute est-il tenu compte, dans chaque affaire, du contexte, mais les personnalités de l’art et du spectacle ainsi que les personnalités politiques ont droit, comme tout autre être humain, au respect de l’intimité de leur vie privée. Ceci s’oppose donc à tout récit historique qui y porterait atteinte sans leur consentement.

La Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais émis une critique globale à l’encontre des règles du droit français qui assurent la protection tant de la réputation des personnes que de leur vie privée. Cependant, sa jurisprudence, statuant au cas par cas, ne se préoccupe guère des catégories déterminées par le droit national. Elle livre plutôt son appréciation sur ce qui apparaît nécessaire, dans une société démocratique, pour assurer la finalité poursuivie. Le contrôle de proportionnalité qu’elle opère a tendance, lorsqu’un intérêt public est invoqué, à se révéler plus favorable à la liberté des médias et des journalistes qu’au droit au respect de la vie privée ou de la réputation d’autrui[12].

De même, la Cour limite, au cas par cas, la portée des secrets prévus par les droits nationaux, même lorsqu’elle en reconnaît la légitimité. C’est ainsi qu’en France le secret médical a traditionnellement une portée générale et absolue, non seulement dans l’intérêt de chaque patient mais également de la santé publique. L’objectif est d’inciter chacun, quelle que soit sa situation, à ne pas hésiter à recourir à un médecin, en étant assuré de sa totale discrétion. Le respect du secret médical est, d’ailleurs, globalement très bien accepté. Dans un contexte un peu particulier, il est vrai, le médecin personnel de l’ancien président de la République française, François Mitterrand, a publié un livre intitulé Le grand secret[13], quelques jours après le décès de ce dernier. Il y relatait l’évolution du cancer dont François Mitterrand était atteint et dont il avait eu connaissance très peu de temps après sa première élection, en 1981, ce qui ne l’avait pas empêché d’exercer ses fonctions pendant ses deux mandats, soit quatorze ans. François Mitterrand, qui s’était engagé à une totale transparence, avait fait publier des bulletins de santé mensongers pratiquement jusqu’à la fin de son deuxième mandat où il avait révélé la maladie, dont il devait mourir quelques mois plus tard.

Les juridictions françaises ont été unanimes pour constater une violation flagrante du secret médical. Le juge des référés a suspendu la diffusion de l’ouvrage, ce qui a été confirmé au fond par les juges civils qui ont définitivement interdit toute diffusion. Les juges répressifs ont condamné pénalement le médecin. Ce dernier a été radié par son ordre, décision confirmée par le Conseil d’État. Saisie par l’éditeur de l’ouvrage, la Cour européenne des droits de l’homme, dans un long arrêt, ne conteste aucunement la portée du secret médical tel qu’il est conçu en droit français. Elle n’hésite pas à affirmer que « la mise en oeuvre de la responsabilité civile pour faute de la société requérante du fait de la publication du Grand secret et sa condamnation à des dommages-intérêts ne sont pas, en tant que telles, incompatibles avec les exigences de l’article 10 de la Convention[14] ». Pourtant, immédiatement après, elle ajoute : « La Cour parvient en revanche à la conclusion que le maintien de l’interdiction de la diffusion du Grand secret, même motivé de façon pertinente et suffisante, ne correspondait pas à un “besoin social impérieux” et s’avérait donc disproportionné aux buts poursuivis[15]. » L’argumentation de la Cour ne reposait pas sur le fait que, par son objet même, l’ouvrage présentait un intérêt politique et historique majeur qui aurait fait du médecin un « témoin de l’histoire[16] ». Elle a seulement pris en compte que le contenu de l’ouvrage, dont 40 000 exemplaires avaient été vendus avant l’intervention du juge des référés, dont certains extraits avaient été publiés dans la presse et dont le texte était accessible sur Internet, était connu et que, passé un certain délai où il convenait de prendre en considération l’émotion des proches du président décédé, rien ne pouvait plus s’opposer à la diffusion. Cette conclusion substitue à l’argumentation fondée par les juges français sur la violation du secret médical la seule prise en compte du deuil des proches qui ne correspond à aucun droit fondamental. En outre, on peut voir dans cette décision une sorte d’incitation à la violation du secret médical et, lorsqu’elle se réalise, à la fraude, puisqu’il suffit, profitant de ce qu’aucune autorisation préalable n’est requise dans les États libéraux, de diffuser le plus et le plus rapidement possible le document litigieux afin de faire valoir ensuite la théorie de la « connaissance acquise[17] ».

Les États ne disposent donc que d’une marge de manoeuvre relativement limitée lorsqu’ils envisagent de protéger les droits individuels à l’encontre de la liberté d’expression portant sur l’histoire contemporaine. Dès lors que l’on se situe à une période plus ancienne, c’est-à-dire lorsque tous les protagonistes sont morts, cette marge de manoeuvre s’amenuise et disparaît presque complètement.

1.2 L’histoire ancienne

Même si d’autres choix sont concevables, la plupart des systèmes juridiques, qui prennent en compte la vie privée et l’honneur et la réputation des personnes, lient ces protections à la possession de la personnalité juridique. Il en résulte qu’elle prend fin au décès des intéressés et qu’elle ne peut plus avoir de portée directe par la suite. Les personnalités, qui ont marqué une histoire encore contemporaine pour les survivants, deviennent dès leur mort des personnages historiques. Il est alors possible de les mettre en scène en tant que personnages de fiction. C’est ainsi qu’une pièce de théâtre a eu pour sujet un dialogue, se déroulant en novembre 1945 sur l’île d’Yeu, entre le maréchal Pétain, qui y était prisonnier, et le général De Gaulle. Le problème est que ce dialogue n’a jamais eu lieu[18] ! En l’occurrence, le récit imaginaire relevait plus de la réflexion que du pamphlet, mais juridiquement la solution aurait été identique. La liberté des auteurs est presque illimitée. Or, certains événements historiques, le plus souvent dramatiques, continuent à susciter de fortes oppositions, largement émotionnelles, très longtemps après. Les représentations audiovisuelles, accompagnées de commentaires polémiques et virulents, peuvent, dans certains cas, entretenir des rancoeurs, des ressentiments ou des haines profondes, surtout s’il s’agit soit d’événements considérés comme « fondateurs » pour une nation, soit de périodes de fractures. Il est vrai que, plus l’on s’éloigne des faits, plus il est possible de les aborder sereinement, mais le délai nécessaire est difficilement chiffrable. Il est surtout extrêmement variable et s’étend parfois bien au-delà de la mort des derniers protagonistes.

C’est, au moins au regard du droit positif, dans ce cadre que l’on peut situer les débats passionnés qui se déroulent autour de l’histoire des religions. Les États libéraux ne se prononcent pas sur l’existence de Dieu. Quelle que soit la religion considérée ou la nature de la croyance, ils s’en tiennent à une position simple ou simpliste : est-on ou non en présence d’un être qui dispose de la personnalité juridique ? Si tel n’est pas le cas et sans aller plus loin, il ne lui est reconnu aucune protection particulière… à une exception près, celle où le droit positif prend en compte la notion de blasphème. Ceci est devenu de plus en plus rare, voire exceptionnel, dans le droit des démocraties libérales. Pourtant, confrontée à des décisions prises sur ce fondement, la Cour européenne des droits de l’homme ne les a pas estimées en elles-mêmes contraires aux dispositions de l’article 10 de la Convention, dès lors que la liberté de critiquer les religions reste possible et que c’est plutôt la manière de défendre les idées que leur contenu en soi que le droit cherche à contrôler. L’ampleur et la gratuité de l’insulte aux sentiments religieux, le « haut degré de profanation nécessaire constitue, en soi, une protection contre l’arbitraire[19] ». Lorsque le délit de blasphème n’est pas prévu par le droit national, il est arrivé, exceptionnellement, que la Cour admette des mesures fondées sur la protection de la morale[20]. Mais, si l’on excepte ces interventions, les religions ne sont pas protégées en tant que telles, qu’il s’agisse de leur dogme ou des personnes vénérées. Si ces dernières ont eu une existence humaine, elles sont de ce fait assimilées aux personnages historiques[21].

Une protection, indirecte et non spécifique, est possible dans certains systèmes juridiques. On a en effet assisté à la multiplication des dispositions législatives ayant pour objectif la protection des individus, seuls ou collectivement, contre le « racisme » ou les « discriminations ». Sont ainsi de plus en plus souvent incriminées en Europe les injures ou diffamations, les incitations à la haine, à la violence ou à la discrimination envers des personnes ou des groupes de personnes caractérisés par leur appartenance ou leur non-appartenance à certaines catégories déterminées. En raison de l’influence de certains groupes de pression, la liste des catégories, ainsi protégées, a tendance à s’accroître. Aux catégories les plus anciennes définies par la race, l’ethnie, la religion se sont ajoutées celles correspondant à la langue, à la culture, au handicap, au sexe, voire à l’orientation sexuelle… Une telle évolution n’est pas sans présenter de sérieux dangers pour la liberté d’expression, y compris dans sa dimension historique. On risque de faire ressurgir des sortes de « blasphèmes » des temps modernes. Il convient d’être très attentif à la précision de l’incrimination pénale, faute de quoi on mettrait en place une police de la pensée, à laquelle on avait voulu mettre fin. Surtout, il ne faut jamais oublier une distinction majeure dans une société libérale. S’il y est logique et souhaitable de protéger les personnes, seules ou en groupe, contre des attaques injurieuses, contre des incitations au mépris, à la haine ou à la discrimination, il serait dangereux d’étouffer toute discussion, y compris critique, portant sur les dogmes, les idéologies ou sur les orientations ou comportements sexuels…

Toutefois, même lorsqu’elle est strictement délimitée, la voie pénale présente toujours en elle-même un certain nombre d’inconvénients. Il convient, autant que possible, de lui préférer la voie civile. Après tout, le juge civil a aussi pour mission générale de régler les litiges et les conflits entre particuliers. Toute personne qui cause un préjudice, y compris purement moral, à autrui peut être condamnée, même symboliquement, à le réparer. Il n’y a pas de double emploi avec la voie pénale. Même lorsqu’il n’existe aucune incrimination précise, un récit à caractère historique, réalisé de mauvaise foi, de façon malhonnête, dépourvu d’objectivité, peut être considéré comme ayant porté gratuitement et inutilement atteinte aux sentiments d’un groupe de personnes. Le juge civil peut le reconnaître officiellement, sans avoir pour autant à faire oeuvre d’historien[22]. C’est la forme outrancière ou l’intention de nuire qui sont prises en compte et constatées par une institution juridictionnelle. Cette voie peut constituer un exutoire pour ceux qui se sentent victimes d’une agression injustifiée. Grâce au débat contradictoire, la phase judiciaire permet un échange organisé d’arguments de nature à favoriser un apaisement[23]. L’examen de ceux-ci par une instance neutre, qui constate un abus et octroie des dommages-intérêts symboliques, donne une satisfaction suffisante aux victimes, sans pour autant entraver la liberté de l’auteur des propos qui sera, cependant, incité à adopter une attitude plus respectueuse d’autrui. Les juridictions civiles, par leur arbitrage, procèdent à la conciliation d’intérêts contradictoires et contribuent à la paix sociale. Il importerait également que la détermination des règles et la mise en place d’un cadre juridique adapté assurent de façon satisfaisante la prévention des conflits.

2 La prévention des conflits

Parce qu’ils sont garants de l’intérêt général et de l’ordre social, les pouvoirs publics, y compris dans les démocraties libérales, sont incités à aller plus loin dans le domaine de l’histoire. Ce rôle n’est pas nouveau. Le choix de la date de la fête nationale est presque toujours en rapport direct avec un événement fondateur. D’autres dates sont retenues à des titres divers, pour des commémorations et accompagnées de jours fériés. Ces derniers y correspondent soit à la commémoration de fêtes religieuses traditionnelles, soit à celle de faits historiques ayant marqué la vie nationale. Leur existence, mais également la participation des enfants des écoles au déroulement de certaines manifestations qui y sont organisées, n’a pas été contestée par la Cour européenne des droits de l’homme[24]. La vie politique a, également pu être ponctuée de résolutions, de célébrations, de constructions de monuments ou de statues liées à l’histoire.

Les pouvoirs publics vont beaucoup plus loin lorsqu’ils interdisent, par voie législative, la contestation d’événements historiques. Outrepassent-ils leur rôle légitime dans une démocratie libérale ? La question reste posée dans le débat entourant le vote de lois « mémorielles ». En revanche, si l’on peut regretter qu’ils proclament la vérité historique, il est beaucoup plus facilement admis qu’ils soient garants de l’objectivité du débat historique.

2.1 La proclamation de la vérité historique

La qualification de « lois mémorielles », de plus en plus utilisée en France depuis une vingtaine d’années, correspond à une catégorie récente dont le caractère n’a rien d’officiel et qui est très loin de susciter l’adhésion de la grande majorité des juristes ou des historiens. Il s’agit de lois « portant sur l’histoire », qualifiant certains faits ou événements et, parfois, incriminant leur contestation. Cette catégorie est, incontestablement, hétéroclite, mais elle a pour point commun que, dans tous les cas, le législateur fait en quelque sorte oeuvre d’historien. Ces lois se distinguent de celles, plus circonstancielles et à l’objet plus restreint, qui incriminent l’apologie de crimes de guerre. Leur objectif est, après un traumatisme national, de ramener la paix civile[25].

Les lois mémorielles ont un but beaucoup plus ambitieux : pour le comprendre, il est indispensable de retracer leur brève histoire. La première, du 13 juillet 1990, dite « loi Gayssot[26] », prévoit des sanctions à l’encontre de ceux qui « auront contesté »… l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du Statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle, en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. Relativement précise dans sa formulation, cette loi entendait répondre à des provocations antisémites consistant à nier ou à minorer, de façon outrancière, la Shoah, la politique d’extermination menée par les nazis ou l’existence des chambres à gaz… La Cour de cassation l’a interprétée de façon libérale : « si la contestation du nombre des victimes de la politique d’extermination dans un camp de concentration déterminé n’entre pas dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, la minoration outrancière de ce nombre caractérise le délit de contestation de crimes contre l’humanité prévu et puni par ledit article, lorsqu’elle est faite de mauvaise foi[27] ».

Cette loi a cependant ouvert une voie dangereuse. Elle a été suivie d’une loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915[28], puis de la loi du 21 mai 2001 (dite « loi Taubira ») tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité[29]. Une loi du 23 février 2005 porta sur la reconnaissance de la nation et la contribution nationale en faveur des Français rapatriés[30]. Elle précisait que les programmes scolaires devaient reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-Mer[31] ». Une nouvelle loi visant, cette fois, à réprimer la contestation du génocide arménien, fut votée par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006, puis, après une longue interruption, elle fut modifiée et adoptée par le Parlement le 31 janvier 2012 en tant que « loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ». Déférée au Conseil constitutionnel par des députés et sénateurs appartenant aussi bien à la majorité qu’à l’opposition, elle a été déclarée contraire à la Constitution dans la mesure où elle porte atteinte à la liberté d’expression[32]. Le dépôt d’une nouvelle loi tenant compte de cette décision a été immédiatement annoncé par le président de la République. Il convient donc d’attendre.

L’argumentation des partisans de telles lois est très simple à résumer. Ils font valoir que l’histoire n’appartient pas aux seuls historiens et que certains faits historiques sont tellement avérés que leur contestation est inadmissible. Le Parlement, exprimant la volonté du peuple souverain, ne fait que le constater en prévoyant des sanctions contre les récalcitrants éventuels qui ne peuvent en aucun cas être de bonne foi. Ce raisonnement, qui a surtout inspiré le Parlement français, a rencontré un écho favorable auprès de certaines instances de l’Union européenne[33].

La critique se situe à deux niveaux distincts. D’un point de vue juridique, il est admis que le Parlement peut voter, comme cela se fait à l’étranger, une résolution dans laquelle il porte une appréciation sur des événements. La Constitution française le prévoit explicitement depuis la révision constitutionnelle de 2008. En revanche, il ne peut pas utiliser la loi, car cette dernière a une portée normative. Elle doit fixer des règles. Sinon, elle serait soit non conforme à la Constitution, soit non opératoire. Il est pourtant difficile de prétendre qu’une loi n’a aucune portée juridique, et on peut dès lors s’inquiéter d’effets peu prévisibles qui pourraient varier selon les juridictions saisies. En outre, non seulement le Parlement n’est pas compétent pour qualifier des faits historiques, mais, en le faisant, il empiète sur la compétence que le président de la République et le gouvernement possèdent en matière de politique étrangère, voire sur celle du juge, en qualifiant lui-même un ensemble de faits. Il porte ainsi atteinte au principe de séparation des pouvoirs.

Les reproches adressés aux lois mémorielles ne sont pas que juridiques. Ils sont également politiques. Ces lois introduisent des inégalités entre les faits qualifiés par le législateur de génocide ou de crime contre l’humanité et ceux qui ne l’ont pas été. Actuellement, constituent à cet égard des génocides, celui perpétué par les nazis à l’encontre des Juifs ou, en Turquie, à l’encontre des Arméniens. Mais on peut en toute impunité absoudre Staline de tous ses crimes ainsi que les Khmers rouges au Cambodge et nier tout génocide au Rwanda… De même, dans la loi du 21 mai 2001, la République française reconnaît à l’article premier « que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité[34] ». Il en ressort, a contrario, que ni la traite interafricaine, ni celle pratiquée par des peuples arabes, n’est concernée, alors qu’elle a été très importante et de très longue durée. Une conséquence, parmi d’autres, de cette approche sélective sera d’alimenter les demandes relatives à des faits plus ou moins anciens, voire commis hors de France[35]. Lorsque tel est le cas, le vote très médiatisé du Parlement entraîne des réactions diplomatiques, voire des menaces de rétorsion, comme celles émanant du gouvernement turc à la suite de l’adoption de la loi de 2012, jusqu’à son invalidation par le Conseil constitutionnel. Ceci est d’autant plus dommage qu’une partie de l’opinion turque évoluait sur le sujet concerné. Si, depuis 1915, il était dangereux d’y contester la version officielle, des intellectuels, notamment des historiens et des juristes turcs, avaient courageusement ouvert le dossier, et il était devenu envisageable de faire reconnaître en Turquie même la vérité historique. Il est préférable d’encourager discrètement ces recherches historiques plutôt que de procéder à ce qui a été présenté par les plus extrêmes comme une inadmissible ingérence dans les affaires intérieures[36].

Le Parlement n’a pas suffisamment pris conscience des effets pervers de tels votes, qui sont le plus souvent obtenus sans opposition, car il est très difficile de donner le sentiment que l’on soutient les auteurs, y compris anciens, de crimes odieux. Chaque camp accuse l’autre d’arrière-pensées électoralistes, alors que l’on est aussi en présence de beaucoup de lâchetés. Aucune loi de ce genre n’avait été soumise au Conseil constitutionnel avant 2012. Il est dommage que le Parlement n’ait pas suivi les conclusions de la mission présidée par Bernard Accoyer, ancien président de l’Assemblée nationale, qui avait conclu son rapport, le 18 novembre 2008, en recommandant de ne plus adopter à l’avenir de telles lois « mémorielles[37] ». Il est tout à fait paradoxal, dans le contexte contemporain, que le législateur puisse établir une « vérité historique » avec le risque d’attirer des « blasphémateurs ». L’ingérence du pouvoir politique dans un domaine qui n’est pas le sien est incompatible avec la mission de l’État libéral qui consiste plutôt à être le garant de l’objectivité de la recherche[38].

2.2 La garantie d’un débat objectif

L’État libéral ne saurait s’immiscer dans la recherche historique ou sa diffusion sans reproduire les errements des États autoritaires, déterminer ce qu’est l’histoire officielle et l’imposer. Mais il ne peut et ne doit pas s’abstenir de toute action politique, faute de quoi des intérêts privés ou des groupements idéologiques, nationaux ou étrangers mais non dénués d’arrière-pensées, risqueraient de prendre à leur compte l’orientation de la recherche et de la présentation de l’histoire.

Il est illusoire de penser que l’opinion saurait faire le tri dans ce marché de l’histoire et qu’elle pourrait y trouver les informations et les explications qu’elle recherche. En effet, non seulement tout choix suppose que l’on dispose des moyens de le faire en toute connaissance de cause, mais il faudrait également que toutes les présentations soient équivalentes, sinon le support matériel serait déterminant. Une présentation audiovisuelle séduisante a beaucoup plus de chances de l’emporter sur un savant livre de caractère austère et rébarbatif.

Dans ce domaine, comme dans d’autres, la mission de l’État n’est-elle pas de permettre de satisfaire le droit d’accès à l’information et à la culture, dans le respect de la liberté de conscience de chacun et du pluralisme de la société ? Les moyens de réaliser cet objectif sont multiples. Les pouvoirs publics nationaux ou locaux ont la responsabilité principale de la gestion des archives, des musées et des bibliothèques. Dans la plupart des États libéraux, et notamment en Europe, le service public de la communication audiovisuelle doit respecter les principes d’objectivité et de pluralisme, ce qui vaut naturellement pour toutes les émissions à caractère historique. Lorsqu’un manque d’objectivité est constaté, il revient aux responsables du service de prendre les dispositions nécessaires, et ceci, éventuellement, sous le contrôle du juge compétent. Une affaire traitée par la Cour européenne des droits de l’homme permet de bien mesurer les enjeux liés à ces obligations de qualité et d’objectivité[39]. Organisée par une chaîne relevant du service public de la communication, une émission avait abordé un sujet sensible et toujours discuté, celui de l’attitude des autorités suisses pendant la Seconde Guerre mondiale. Des téléspectateurs, en ayant critiqué la présentation partiale, avaient été suivis par l’« autorité de plainte », organisme corporatif chargé de veiller au respect de la déontologie. Celle-ci constata que l’émission avait violé la règle « qui soumet les programmes d’informations à une obligation d’objectivité, de manière à ce qu’ils reflètent la pluralité et la diversité des opinions[40] ». Le Tribunal fédéral suisse, saisi au fond, adopta la même position qui est ainsi résumée par la Cour européenne, elle-même. Il « ne contesta pas le contenu de l’émission mais bien le fait que la technique utilisée, à savoir le journalisme engagé, n’avait pas été désignée comme telle… Le journaliste aurait dû informer le téléspectateur du fait qu’il ne s’agissait pas, dans le reportage, d’une vérité incontestable mais bien d’une interprétation possible des relations entre la Suisse et l’Allemagne[41]. » Aucune condamnation pénale ou pécuniaire n’avait été prononcée, mais la chaîne avait été invitée, pour l’avenir, à ne pas se livrer à des critiques formulées de la sorte. La Cour européenne des droits de l’homme voit dans cette incitation une « espèce de censure » « de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle[42] » et donc une violation de l’article 10 de la Convention. Cette décision est tout à fait regrettable et elle manifeste une sorte de préjugé de la Cour européenne en faveur des journalistes et des médias. La position des juges suisses était beaucoup plus respectueuse de la liberté des téléspectateurs qui devaient être clairement informés de la nature de l’émission. En outre, des débats fondés sur une information objective, présentée de manière équilibrée et contradictoire, sont les seuls susceptibles de permettre aux peuples de connaître et de juger sereinement leur propre histoire. C’est la raison pour laquelle les travaux universitaires sont irremplaçables.

Depuis qu’elles sont apparues en Europe au Moyen-Âge, les universités ont fait une place majeure à la liberté d’expression inséparable de leur mission de recherche, de conservation et de transmission du savoir. À l’époque contemporaine, la liberté des universitaires n’apparaît plus aussi spécifique que jadis. En réalité, ces derniers ne sont pas et ne doivent d’ailleurs pas être plus libres que leurs concitoyens. Ils ne sont pas des « privilégiés » et ils sont soumis au droit commun. Ce qui fait l’originalité de leur statut, c’est qu’ils sont au service d’une institution qui les rémunère et leur offre des perspectives de carrière tout en leur laissant une très grande liberté intellectuelle. Celle-ci est conçue comme un facteur de progrès au bénéfice de tous, à certaines conditions. Même s’ils sont libres d’exprimer leurs opinions et leurs convictions, les universitaires sont soumis à une obligation de tolérance, c’est-à-dire de respect des opinions de leurs collègues et des étudiants. Ils doivent également faire preuve d’objectivité, notion dont la portée effective varie selon les disciplines. D’une façon générale, elle consiste à distinguer les connaissances des appréciations que l’on peut porter à partir d’elles. Elle suppose le respect d’une certaine méthode, voire, dans les terminologies contemporaines, d’une certaine déontologie adaptée à la discipline. Pour un historien, par exemple, le rappel et la recherche des faits historiques, de l’état des connaissances, des opinions diverses et des arguments échangés doivent précéder l’exposé de ses théories personnelles. Il ne doit pas se transformer en propagandiste, en prosélyte imposant sa seule pensée sans considération pour celle des autres. En revanche, il peut et même il doit exposer celle-ci, s’il l’estime fondée, sans pour autant l’imposer[43].

Le cadre universitaire a joué et joue un rôle déterminant pour l’approfondissement et la transmission des connaissances historiques. Il n’a pas toujours été à l’abri de dérives. Certains sujets de recherches sont encouragés et d’autres, découragés en fonction de pressions sociales qui n’épargnent pas l’institution universitaire. Certains thèmes sont dominés par des écoles de pensée qui arrivent, pendant une période parfois durable, à établir un certain conformisme et à décourager d’autres courants. L’université est humaine et de tels phénomènes sont sans doute inévitables. Ils ne sont pas exclus pour l’avenir, mais il existe heureusement des correctifs, ne serait-ce que parce que le système universitaire est mondial et ouvert.

D’autres menaces pèsent sur l’avenir de l’histoire dans les universités. Elles sont liées au statut de ces dernières et de leurs membres, mais elles peuvent avoir en l’occurrence des répercussions spécifiques. Après avoir connu de longues périodes de relative stabilité, les universités ont été entraînées dans le mouvement rapide et parfois incohérent que connaissent les sociétés contemporaines. Leur financement paraît coûteux aux décideurs politiques qui peuvent préférer une rentabilité à court terme. Les finalités désintéressées de l’université, effectuer une recherche de qualité et la diffuser, peuvent être restreintes au profit d’une finalité à vocation plus intéressée, soit assurer les formations professionnelles dont l’économie a besoin. La recherche historique est, à court terme, moins rentable que les recherches industrielles. En outre, les filières professionnelles ayant de plus en plus de difficultés à transmettre des connaissances de plus en plus abondantes, une solution de facilité consiste à restreindre, voire à faire disparaître les enseignements à caractère historique. Or, pourtant, l’histoire de la médecine, des sciences, de la littérature, du droit… est toujours indispensable, à moyen et à long terme, pour permettre une bonne compréhension de la matière et en envisager l’avenir. En d’autres termes, la liberté d’expression sur l’histoire, dans le monde universitaire, n’est pas menacée en tant que telle, pour des raisons idéologiques, comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Elle risque plutôt de se voir réduite ou étouffée faute de moyens matériels et humains. Pourtant, l’État libéral est pleinement dans son rôle lorsqu’il permet et encourage la réalisation de recherches universitaires libres et pluralistes ainsi que leur transmission. Même si elles ne disposent d’aucun monopole, elles constituent un indispensable élément d’équilibre et de référence par rapport à d’autres formes d’expression, aux multiples supports, qui ont toute leur place dans une société libérale, mais ne sauraient, sans inconvénients, y avoir une place exclusive.

Il ne faut pas oublier que l’université forme aussi à son esprit et à ses méthodes la très grande majorité des enseignants des écoles, collèges et lycées qui formeront eux-mêmes l’ensemble de la population. Là encore, la qualité et l’importance de l’éducation dans le domaine de l’histoire sont déterminantes mais également liées à des choix pédagogiques plus ou moins heureux et à la façon dont sont conçus les programmes et opérées les répartitions entre les matières. On risque, à l’époque contemporaine, de trop négliger le caractère indispensable de l’enseignement de l’histoire pour la formation de citoyens, d’hommes et de femmes libres. Elle doit leur donner les moyens de développer un esprit critique à l’encontre de toute présentation faussée ou biaisée de l’histoire. En d’autres termes, elle préserve aussi la liberté du receveur, dont on a trop souvent oublié qu’elle est un élément constitutif de la liberté d’expression. En effet, si la liberté d’expression correspond au droit de chacun de diffuser des idées, elle doit s’accompagner du droit de les refuser, de les critiquer ou de les contester. On ne saurait en exclure un quelconque pan de la culture humaine.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’histoire est un enjeu pour l’avenir. Tout récit historique, quelle que soit sa forme, peut avoir des répercussions directes ou indirectes sur des personnes vivantes. Il appartient naturellement aux juridictions de trancher les litiges, de résoudre les conflits, d’éviter toute « justice privée » et de favoriser la paix sociale. Le législateur doit leur en fournir les moyens, mais il ne doit pas intervenir dans les débats historiques, sauf à soulever plus de problèmes qu’il n’en résoudrait. Il revient aussi aux pouvoirs publics non seulement de permettre la conciliation d’intérêts opposés, mais également de soutenir, dans le respect du pluralisme, toutes les institutions qui garantissent un débat objectif, loyal, honnête et de qualité. L’histoire doit rester un sujet de réflexion et non un objet de division.