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Donnez-moi vos pauvres, vos exténués

Vos masses recroquevillées aspirant à respirer libres,

Les épaves rejetées de vos plages surpeuplées,

Envoyez-les moi, les sans-abris, que la tempête m’apporte

De ma lumière, j’éclaire la porte d’or !

Emma Lazarus, Le Nouveau Colosse (1883)

En 2003, cinq hommes originaires de la République Dominicaine se sont cachés dans un bateau à destination de Houston, Texas, à la recherche de la « Porte d’or ». Quand le bateau a été rendu à mi-parcours de Houston, l’un des clandestins est tombé malade. Les cinq hommes ont décidé de faire appel à la compassion humaine de l’équipage et ils ont révélé leur présence. L’équipage du bateau savait qu’il était tenu par les règles de l’Organisation Maritime Internationale de « protéger, nourrir et rapatrier les clandestins ». Mais il savait aussi qu’il obtiendrait également des bonus spéciaux du propriétaire du bateau s’il atteignait les côtes des États-Unis sans passager clandestin. La politique d’immigration actuelle des États-Unis impose des amendes financières salées aux bateaux qui arrivent avec des migrants indésirables et sans papiers, comme les cinq hommes de notre histoire, qui étaient du « mauvais côté des rails » de la prospérité et de la sécurité. Alors les membres de l’équipage ont agi rapidement. Ne montrant aucun signe de compassion, ils balancèrent deux des clandestins par dessus bord et ils abandonnèrent les trois autres sur un radeau en pleine mer. Après quatre heures de navigation dangereuse, les trois hommes ont été recueillis par un autre bateau. Les deux autres furent moins fortunés. Leurs corps, mordus par les requins, ont été retrouvés quelque temps plus tard[2].

Les clandestins croyaient apparemment qu’embarquer dans un bateau à destination des États-Unis, sans aucune documentation appropriée, ni permission d’entrée, était leur seul espoir de réaliser le rêve américain. Comme la cour du Texas qui a entendu la poursuite légale des survivants contre le propriétaire du vaisseau (la personne responsable d’avoir offert la récompense bonus pour une arrivée sans passager clandestin) remarqua de manière sympathique, la croyance des cinq hommes était partagée en réalité par « d’innombrables immigrants qui sont — légalement et illégalement — entrés dans notre grand pays presque depuis qu’il a gagné son indépendance »[3]. Le problème aujourd’hui, pour ceux qui entretiennent toujours cette croyance, est que la porte d’or n’est pas laissée souvent entre-ouverte. De fait, elle est de plus en plus fermée à double clé. Cela est vrai aux États-Unis, mais également dans la plupart des autres nations prospères[4].

Quand nous replaçons la triste histoire des clandestins dans ce contexte plus large, nous réalisons rapidement qu’en dépit des prédictions jubilatoires des postnationalistes selon lesquelles la disparition de la citoyenneté serait imminente, la distinction légale entre membres et étrangers est, c’est le moins qu’on puisse dire, de retour comme pour se venger[5]. Cette distinction a reçu un sens nouveau, et par moment draconien, dans les années qui ont suivi la tragédie du 11 septembre 2001. C’est ce constat qui informe ma thèse dans ce livre que nous devons prendre du recul et rendre compte de l’importance persistante de la citoyenneté, surtout à l’ère actuelle de la globalisation. Ce dernier point exige un peu plus de développement. Il ne fait aucun doute que les flux transnationaux croissant d’individus qui traversent les frontières ont créé de nouveaux niveaux d’appartenance et d’affiliations fort riches, opérant à l’intérieur et par-delà les frontières territoriales, comme au-dessus et au-dessous du cadre organisationnel traditionnel de l’État-nation[6]. De telles sources d’identité et d’autorité à couches multiples et qui peuvent se recouper fournissent des droits et des obligations qui fonctionnent à différents niveaux. Mais elles correspondent difficilement à l’importance de la citoyenneté en tant que membre à part entière d’une communauté politique d’égaux et elles ne l’effacent pas non plus. Comme un auteur le remarquait éloquemment, nous pourrions utiliser « le terme citoyen dans d’autres contextes, mais seulement en tant que métaphore. (...) Les villes, les provinces et les territoires ont des résidents ; (...) les corporations et les communs ont des actionnaires ; le village global a ses cosmopolites et ses humanistes qui rêvent du jour où il n’y aura plus de divisions territoriales. Mais seul les [États-]nations ont des citoyens »[7].

Cette situation peut, évidemment, évoluer dans le futur. Mais dans le monde d’aujourd’hui, comme je vais l’expliquer dans les pages suivantes, il y a de puissantes forces qui expliquent non seulement la persistance de l’appartenance délimitée (au niveau national ou supranational) mais aussi la préservation de son mécanisme archaïque d’attribution de la citoyenneté en fonction du droit de naissance. En effet, nous ne pouvons pas comprendre la résilience de l’appartenance délimitée (bounded membership) — qui défie la vogue de prédictions de sa disparition — sans revisiter l’institution politique et légale de la citoyenneté par droit de naissance. Cette institution fournit un appareil soutenu par l’État pour transmettre de génération en génération la sécurité et l’opportunité sans prix liées à l’appartenance dans une société de droit, stable et riche. Elle offre aussi aux membres des communautés nanties une enclave à l’intérieur de laquelle ces dernières peuvent préserver leur richesse accumulée et leur pouvoir à travers le temps. Si nous nous concentrons sur ces mécanismes de transfert, nous nous apercevons avec étonnement que les lois sur la citoyenneté par droit de naissance ressemblent aux anciens régimes de propriété qui formaient des règles de transmission des successions (estate) régulées de manière serrée et rigide. La citoyenneté par droit de naissance ne fonctionne pas seulement comme s’il s’agissait de n’importe quel autre type de propriété héritée ; elle se transmet aussi de génération en génération comme une forme d’entaille, de propriété héritée non taxée[8]. Aujourd’hui un tel transfert « entaille » de propriété est profondément discrédité : il est banni dans la plupart des juridictions et il est, à juste titre, largement associé à un système féodal désuet. Pourtant, nous faisons encore strictement appel à la transmission de titre (entitlement) par droit de naissance pour attribuer le bien précieux de l’appartenance politique.

Ce n’est nul autre qu’Alexis Tocqueville qui, dans La démocratie en Amérique, nous prévenait de manière fameuse des dangers politiques et sociaux de la propriété héritée devenue la base d’un privilège durable. Il vaut la peine de raconter une histoire similaire pour inciter à la prudence à propos de la citoyenneté par droit de naissance dans un monde inégal comme le nôtre. Ce livre fait exactement cela : en affrontant la complexité du système actuel de transfert de citoyenneté, je me propose de présenter une nouvelle manière de penser l’appartenance politique en m’appuyant sur une analogie conceptuelle entre la citoyenneté par droit de naissance et la propriété héritée. Cette perspective crée un espace pour explorer le titre d’appartenance dans le contexte plus large des débats urgents d’aujourd’hui sur la justice globale et la distribution d’opportunité.

Pour ceux qui ont obtenu une longueur d’avance au départ simplement parce qu’ils sont nés dans une communauté politique florissante, il peut être difficile d’apprécier l’étendue du désavantage des autres en raison de la loterie du droit de naissance. Mais les statistiques globales sont révélatrices. Les enfants nés dans les nations les plus pauvres ont cinq fois plus de risques de mourir avant l’âge de cinq ans. Ceux qui survivent à leurs premières années, selon toute vraisemblance, manqueront d’accès aux services de subsistance de base comme l’eau potable et l’abri, et ils sont dix fois plus à risque de souffrir de malnutrition que les enfants des pays riches. Plusieurs d’entre eux ne jouiront pas même pas d’une éducation de base, et ceux qui n’auront pas accès à l’école risquent d’être davantage des filles que des garçons[9]. Le risque qu’ils soient témoins ou qu’ils subissent eux-mêmes des violations de droits humains est également significativement augmenté. Qui plus est, ces disparités liées à la citoyenneté par droit de naissance ne sont pas une affaire de mérite ou de faute individuelle ; ce sont plutôt des patterns structurels et systémiques. Dans un tel monde, les lois sur la citoyenneté qui attribuent l’appartenance politique par droit de naissance jouent un rôle crucial dans la distribution des conditions sociales de base et des opportunités de vie à l’échelle globale[10].

Mon intention n’est pas de reprendre l’argument familier selon lequel des inégalités de chances de vie aussi extrêmes sont troublantes d’un point de vue moral et éthique. Mon argument ici est plus subtil : en me concentrant sur l’angle souvent négligé du transfert d’appartenance, je souhaite attirer l’attention sur le rôle crucial que jouent les régimes légaux actuels qui allouent le titre d’appartenance politique (en fonction du droit de naissance) dans la restriction de l’accès aux communautés bien nanties et dans le soutien du privilège d’un titre hérité. Je souhaite aussi déstabiliser l’idée qu’un tel appel est « naturel » et, en ce sens, apolitique. Cette dernière idée sert à légitimer (et à rendre invisible) les importants transferts intergénérationnels de richesse et de pouvoir, mais aussi de sécurité et d’opportunité, qui sont présentement maintenus sous le sceau du régime d’allocation d’appartenance par droit de naissance. En mettant en évidence l’analogie avec les régimes de propriété héritée, il devient possible d’attirer l’attention sur les multiples façons dont l’appel à la naissance dans l’attribution de la citoyenneté régularise, naturalise et légitime des distinctions non seulement entre des juridictions, mais aussi entre des héritages grandement inégaux. Dans un tel cadre, nous pouvons commencer à reconnaître les implications massives et protectrices des successions des régimes de citoyenneté héritée tels qu’ils existent aujourd’hui. En s’appuyant sur le riche corpus de la théorie démocratique et la jurisprudence sur la propriété, ce livre se propose d’exposer — et de remettre en question — le problème moral de la transmission intergénérationnelle de la citoyenneté non taxée.

Il semble incroyable que les circonstances de la naissance servent encore aujourd’hui de principal déterminant du titre de pleine et égale appartenance au corps des citoyens, étant donné l’étendue selon laquelle ce critère a été rejeté dans plusieurs autres domaines de la vie publique[11]. Et pourtant, l’appel à l’accident du droit de naissance est inscrit dans les lois de tous les États modernes et appliqué partout. De fait, la grande majorité de la population globale n’a aucun moyen d’acquérir la citoyenneté sauf par les circonstances de la naissance[12]. Pour autant que la citoyenneté est une ressource précieuse, elle est couramment garantie sur la base d’un ensemble de critères moralement arbitraires. Le principe de l’appartenance par droit de naissance qui sanctionne une telle distribution mérite la même analyse critique judicieuse que n’importe quelle autre institution sociale qui bloque la réalisation des opportunités égales. Une telle analyse, cependant, brille par son absence. L’acceptation presque habituelle de l’attribution (ascription) comme base pour conférer l’appartenance politique est tellement prédominante que nous avons simplement tendance à la tenir pour acquise[13]. Même ceux qui proposent de resserrer le cercle de l’appartenance ne contestent pas le principe de base d’un titre héréditaire; au lieu de cela, ils ergotent sur la portée de son application. Ce qui demeure non questionné, et de manière remarquable, c’est le présupposé très arrêté que l’appel à la naissance est en quelque sorte un élément non questionnable de l’attribution de l’appartenance politique. C’est ce présupposé (mal inspiré) qui explique le peu d’attention qu’a reçu le casse-tête de la citoyenneté même chez les chercheurs progressifs intéressés à « repenser » la communauté politique[14].

C’est une omission sérieuse : la plus grande partie de la population mondiale acquiert la citoyenneté sur la base de la transmission à la naissance fondée sur les liens de parenté ou la localisation territoriale à l’heure de la naissance. Les faits sont tels que la plupart des individus vivant aujourd’hui, surtout les masses recroquevillées aspirant à respirer libres, demeurent largement « emprisonnés » par la loterie de leur naissance[15]. Cette reconnaissance motive (plus loin dans les chapitres du livre) la tâche difficile de considérer des possibilités réalistes et viables pour réformer le système actuel d’allocation par droit de naissance. Ces possibilités impliquent l’élargissement de la portée de notre analyse au-delà des comptes rendus standard de l’appartenance politique en tant que dépositaire des statuts légaux, des droits et de l’identité collective[16]. Bien que chacun de ces aspects constitue une partie vitale du domaine de la citoyenneté, ensemble, ils ne saisissent pas la pleine portée de sa finalité. Au lieu de m’appuyer sur ces catégories familières, je me propose d’étendre notre compréhension de la citoyenneté en lui ajoutant un aspect qui manquait jusqu’à maintenant : penser l’accès à la citoyenneté par droit de naissance en tant que distributeur, ou négateur, de la sécurité et de l’opportunité à l’échelle globale. Pour découvrir les fonctions plus complexes et multidimensionnelle de la citoyenneté par droit de naissance, nous avons besoin de jeter un regard sans complaisance sur les liens légaux imbriqués entre la naissance et l’appartenance politique.

Une illustration hypothétique plante le décor pour notre enquête. Imaginons un monde dans lequel il n’y a pas de variations politiques, ni de richesses significatives entre les unités d’appartenance délimitée (bounded). Il n’y a aucune rareté dans les ressources quelles qu’elles soient et il n’y a pas de conflit fondé sur des facteurs sociaux comme la classe, l’ethnicité ou la nationalité. Dans un tel monde, on ne peut rien gagner en trafiquant les structures d’appartenance existantes. Dans ce système mondial imaginaire et pleinement stable, il n’y a aucune motivation pour le changement ou la migration. Chaque entité politique offre un espace sécuritaire et accueillant dans lequel les individus vivent, aiment, travaillent et, éventuellement, meurent. Si nous présupposons qu’il n’y a pas de désastres naturels dus à l’activité humaine, les enfants et les petits enfants peuvent bien poursuivre la même voie d’appartenance que leurs géniteurs. Plus important encore, l’ensemble spécifique auquel appartient un enfant n’a pas d’importance; des opportunités à peu près égales sont liées au titre de la citoyenneté peu importe la communauté politique dans laquelle il nait.

Quand nous relâchons ces présupposés afin de les ajuster plus étroitement à la réalité de notre monde, avec ses combats et ses conflits omniprésents — un monde dans lequel l’instabilité politique, la mobilité humaine et l’inégalité matérielle continuent de persister — les choses commencent à nous apparaître sous un angle très différent. Dans notre monde, l’appartenance à un État particulier (avec son niveau spécifique de richesse, son degré de stabilité et son bilan des droits humains) a un impact significatif sur notre identité, notre sécurité, notre bien-être, et sur la gamme des opportunités disponibles qui nous est accessible de manière réaliste. Quand on l’analyse dans ce contexte plus large, la pleine appartenance dans une société riche apparaît comme une forme complexe de propriété héritée : un titre de valeur qui est transmis, par le droit, à un groupe restreint de récipiendaires dans des conditions qui perpétuent le transfert de ce précieux titre à « leurs corps », précisément, leurs héritiers. Cet héritage apporte avec lui un immense et précieux faisceau de droits, de bénéfices et d’opportunités.

Bien qu’ils aient un effet pernicieux sur la distribution des perspectives de vie et sur la sécurité humaine, les titres de naissance dominent encore nos lois quand il s’agit de l’allocation de l’appartenance politique dans un État donné. De fait, la richesse matérielle et l’appartenance politique (qui pour plusieurs sont les deux biens distribuables les plus importants) sont les seules ressources importantes pour lesquelles le transfert intergénérationnel est encore largement dominé par les principes de l’hérédité[17]. Alors que les fondements normatifs de ces principes ont été discutés de part en part du point de vue de la transmission intergénérationnelle de la propriété, ils ont rarement été considérés du point de vue de la citoyenneté. Cette omission est aussi étonnante que dérangeante : les universitaires et les décideurs politiques accordent beaucoup d’attention à la citoyenneté, à l’immigration, aux revendications des groupes minoritaires, aux préoccupations relatives à l’intégration civique et à la manière de rendre l’appartenance politique significative dans un monde d’affiliations qui se recoupent et se font concurrence. Ces vifs débats portent surtout sur la trilogie des statuts, des droits et de l’identité. Ce qui demeure remarquablement absent de ces discussions, toutefois, c’est une analyse sérieuse des implications distributives globales des normes en vigueur et de la pratique légale qui consiste à attribuer l’appartenance sur la base du pedigree ou du lieu de naissance, et des protections et des bénéfices qui l’accompagnent[18]. Lorsqu’il est question de n’importe quel autre titre légal généré et distribué par l’État, l’appel au statut de naissance a été profondément discrédité. Jusqu’à maintenant, toutefois, les lois sur la citoyenneté par droit de naissance ont largement échappé à une telle analyse minutieuse. Je suis convaincue qu’il est temps de réparer ce déséquilibre : nous devons commencer à examiner de manière critique le lien entre la naissance, la définition du demos, et la distribution inégale de voix et d’opportunité à l’échelle globale.

Bien qu’il y ait eu de nombreux efforts sérieux pour problématiser la citoyenneté et contrer les problèmes de l’inégalité globale et du déficit de légitimité démocratique, la stratégie typique a été de se concentrer presque exclusivement sur la situation des non-membres, de trimer dur pour étendre leurs droits et d’ouvrir les régimes qui permettent aux nouveaux membres de rejoindre le cercle des membres[19]. Il est indéniable que ces objectifs sont importants et qu’ils sont devenus encore plus urgents récemment. Les années qui ont suivi la tragédie du 11 septembre 2001 ont vu les gouvernements à travers le monde étendre et approfondir leur contrôle régulateur sur l’accès au territoire et l’admission de membres en tant que partie d’une stratégie plus large qui consistait à reprendre le contrôle des frontières[20]. Pourtant, d’un point de vue analytique, poser la question de l’appartenance politique de cette manière est omettre quelque chose d’important. Il ne suffit pas de se concentrer uniquement sur la situation de ceux qui n’ont pas d’appartenance; il faut aussi examiner le fondement du titre de ceux qui sont « naturellement » membres. Comment la pleine citoyenneté est-elle acquise en l’absence de migration ? Sur quelle base le titre convoité de la citoyenneté est-il conféré à certains, alors qu’il est dénié à d’autres ? Qui gagne et qui perd quand les principes du droit de naissance sont implantés dans les lois sur la citoyenneté ? Ce sont les questions fondamentales qui m’occuperont dans la discussion qui suit. Pour y répondre, nous devons déplacer notre attention de l’immigrant vers le citoyen et étendre la discussion sur l’appartenance au-delà de la lentille familière de l’identité et de l’appartenance (belonging) pour rendre compte du mécanisme de transfert de la citoyenneté par droit de naissance avec ses effets pernicieux sur la distribution de voix et d’opportunité à l’échelle globale.

L’attribution du droit de naissance : le cadre légal de la citoyenneté et de la propriété

Quand nous parlons de la naissance comme source de citoyenneté, nous devons distinguer entre deux principes qui définissent l’appartenance dans un État à l’ère moderne : le jus soli (« le droit du sol ») et le jus sanguinis (« le droit du sang »). Bien que le jus soli et le jus sanguinis soient typiquement présentés comme des contraires, il est important de noter qu’ils reposent tous les deux sur une conception de l’appartenance délimitée et qu’ils la soutiennent. Ils partagent le présupposé fondamental de la rareté : seul un nombre limité d’individus peuvent acquérir automatiquement la citoyenneté dans une communauté donnée. Une fois introduite l’idée de la rareté, nous nous heurtons au dilemme de l’allocation ou de la définition des frontières : autrement dit, comment déterminons-nous qui sera inclus dans le cercle des membres et qui sera laissé à l’extérieur de ses paramètres ? Les deux principes résolvent ce dilemme de la même manière : en faisant appel au transfert de titre par droit de naissance. La différence entre eux tient au facteur liant utilisé pour délimiter les frontières de leur communauté d’appartenance respective : le jus soli repose sur le lieu de naissance; le jus sanguinis sur le lien de parenté. Il est tentant de penser qu’une règle qui fait reposer la citoyenneté sur « la contingence du lieu de naissance de l’enfant est en quelque sorte plus égalitaire qu’une règle qui ferait dépendre la citoyenneté par droit de naissance du statut légal des parents de l’enfant »[21]. Mais cette distinction peut facilement nous égarer. Les deux critères pour l’attribution de l’appartenance à la naissance sont arbitraires : l’un est fondé sur l’accident de la naissance à l’intérieur de frontières géographiques particulières alors que l’autre est fondé sur la pure chance de la descendance.

En se concentrant de manière sélective sur l’événement de la naissance en tant qu’unique critère pour allouer automatiquement l’appartenance, les lois existantes en matière de citoyenneté contribuent à masquer le fait que cette attribution n’est rien de plus qu’un acte apolitique de démarcation en matière d’appartenance. C’est de cette manière que les implications distributives potentielles sont cachées de notre vue[22]. En pratique, toutefois, les règles d’attribution par droit de naissance font beaucoup plus que démarquer qui peut être inclus dans la communauté. À l’instar des autres régimes de propriété, ils définissent l’accès à certaines ressources, aux bénéfices, aux protections, aux processus de prise de décision et aux institutions qui améliorent les opportunités et cet accès est réservé d’abord à ceux qui tombent sous la définition des détenteurs de droits. De ce point de vue, la citoyenneté par droit de naissance présente les caractéristiques définitives d’un régime de propriété qui peut largement être caractérisé comme un système de règles qui gouvernent l’accès à, et le contrôle sur, des ressources qui sont rares compte tenu des demandes que les êtres humains ont par rapport à elles[23].

Comme William Blackstone l’avait déjà remarqué il y a plus de 200 ans, « il n’y a rien qui frappe plus généralement l’imagination, ni qui suscite davantage les affections de l’humanité que le droit de propriété »[24]. Invoquer une analogie conceptuelle avec la propriété et l’héritage exige par conséquent une vigilance et une clarification quand à l’usage que nous entendons faire de ces concepts, tâche que j’entreprends dans le chapitre suivant ; pour le moment, il suffit de dire que la citoyenneté diffère nettement de la conception de la propriété étroite et atomiste (« blackstonienne » pourrait-on dire) qui est devenue synonyme des valeurs d’échange, d’aliénation, ou de propriété « unique et despotique »[25]. Je souhaite mettre de l’avant une vision différente de la propriété dans le contexte de la citoyenneté, qui met l’accent sur l’intendance (stewardship) et la responsabilité mutuelle. En tant que bien généré collectivement, la citoyenneté créée un ensemble complexe de titres et d’obligations légaux parmi différents acteurs sociaux et elle constitue un excellent exemple d’interprétations plus contemporaines de la propriété comme réseau de relations sociales et politiques comportant l’obligation de promouvoir le bien public et pas uniquement de satisfaire les préférences individuelles[26] . Cette perspective plus large nous permet de concevoir les régimes de citoyenneté non seulement comme générateurs de règles intrinsèques qui définissent l’allocation de l’appartenance, mais aussi comme porteurs d’effets considérables sur la distribution du pouvoir, de la richesse et de l’opportunité. Ces dernières implications sont particulièrement dérangeantes étant donné que l’accès aux biens dits sociaux est déterminé exclusivement par des circonstances en dehors de notre contrôle. Établir l’analogie avec la propriété héritée et reconnaître le titre de citoyenneté par droit de naissance comme une construction humaine qui n’est pas à l’abri du changement, c’est ouvrir le système actuel de distribution à l’évaluation critique. Une fois certaines relations rangées sous la rubrique de la propriété et de l’héritage, les questions classiques de la justice distributive — c’est-à-dire qui possède quoi, et sur quelle base, — deviennent incontournables.

La citoyenneté par droit de naissance et l’inégalité globale

La citoyenneté par droit de naissance fait plus que définir les limites (boundaries) formelles de l’appartenance. Elle correspond aussi étroitement aux perspectives de vie très différentes des individus en matière de bien-être, de sécurité et de liberté individuelle. La plupart des chercheurs en droit (et aussi la majorité des philosophes politiques) considèrent toutefois comme étant largement non pertinente la question de savoir quel État doit garantir son appartenance à un individu particulier. De ce point de vue, comme le notait Benedict Kingsbury, « le système de la souveraineté des États a eu pour effet de fragmenter et dévier les demandes que le droit international s’attaque mieux à l’inégalité »[27]. Ceci peut expliquer pourquoi les théories du droit et de la morale ont été trop longtemps aveugles aux conséquences dramatiques en termes d’opportunité et de voix inégales de la citoyenneté par droit de naissance ; mais cela fait peu pour la justifier.

Même les penseurs qui défendent un droit moral ou un droit humain fondamental à l’appartenance le font typiquement à un niveau général, abstrait, et relèguent « le contenu spécifique du droit de citoyenneté dans une communauté spécifique... [à] la législation spécifique en matière de citoyenneté de ce pays-ci ou de ce pays-là »[28]. Cette division du travail peut bien être motivée par l’idée d’autonomie souveraine ou celle de l’autodétermination démocratique. Hélas, cela a surtout pour effet de renforcer involontairement l’idée que la seule chose qui importe est d’obtenir un droit d’accès à la citoyenneté « dans ce pays-ci ou ce pays-là » au lieu d’explorer les perspectives de vie dramatiquement inégales qui sont liées à l’appartenance dans ce pays-ci ou ce pays-là. C’est ce glissement d’un droit abstrait à l’appartenance à sa matérialisation concrète qui démontre comment le fait de se concentrer sur l’égalité formelle de statut rend invisible l’inégalité actuelle des chances de vie liées à la citoyenneté dans des communautés politiques spécifiques.

La réponse typique de la théorie démocratique et libérale à l’inégalité d’opportunité causée par des facteurs attribués (ascriptives) consiste à travailler fort pour qu’« aucun enfant ne soit laissé derrière » (No Child Left Behind). Bien que ce slogan ne se soit jamais complètement matérialisé dans aucun pays, il reflète une aspiration à dépasser les hiérarchies sociales et les barrières économiques qui sont causées par des circonstances moralement arbitraires ou des patterns structurels désavantageux. Il est par conséquent étonnant que la dimension distributive globale de l’appartenance par droit de naissance ait largement échappé à l’évaluation critique. Cette pauvreté de l’analyse s’explique au moins en partie par le fait que l’étude des lois de la citoyenneté était traditionnellement la province des recherches domestiques, souvent à l’esprit de clocher, qui ont tendance à se préoccuper des caractéristiques particulières des normes de leur propre pays et des procédures définissant l’appartenance et l’admission[29]. Le droit international, de son côté, s’est concentré principalement sur les tentatives de résoudre le problème de l’apatridie. Cette explication souligne qu’il est mieux pour l’individu de jouir d’un lien spécial avec une communauté donnée que de demeurer sans aucune protection étatique[30]. Il s’agit clairement d’un argument puissant. Cependant, cette formulation se concentre seulement sur l’égalité formelle de statut. Elle ne fait rien pour rectifier les inégalités corrélées avec l’attribution de l’appartenance par droit de naissance dans « ce pays-ci ou ce pays-là » particulier.

Qui plus est, la concentration familière sur l’égalité formelle de statut (qui exige que tous les individus appartiennent à un État ou un autre) repose elle-même sur une image schématique d’un monde ordonné qui contiendrait des communautés politiques clairement définies. Cette conception du monde est décrite par Rainer Bauböck comme possédant « une qualité de simplicité et de clarté qui ressemble presque à une peinture de Mondrian. Les États sont identifiés par différentes couleurs et séparés les uns des autres par des lignes noires (...) [Cette] carte politique moderne marquent tous les endroits habités par des individus comme appartenant à des territoires étatiques mutuellement exclusifs »[31]. Dans un tel monde, avec ses divisions exhaustives et claires du paysage politique en juridiction mutuellement exclusives, il semble « axiomatique que toute personne doit posséder une citoyenneté, que tous les individus doivent appartenir à un État »[32]. En se concentrant sur cette image mondrianesque de la citoyenneté, il devient possible de mettre l’accent sur la symétrie artificielle entre les États (représentés par un code de différentes couleurs par région sur la carte mondiale) tout en ignorant les inégalités dans les perspectives de vie actuelles des citoyens qui appartiennent (belong) à des unités d’appartenance (membership) radicalement différents (et qui sont pourtant formellement égaux)[33].

Sur ce chapitre, les clandestins en savaient plus. Il fallait qu’ils aient une conscience aiguë des inégalités actuelles dans les perspectives de vie pour s’embarquer pour leur voyage fatal, risquer tout, y compris leur propre vie, afin d’obtenir un meilleur avenir dans un pays plus riche et plus stable auquel ils n’appartenaient pas légalement[34]. C’est dans ce contexte que les relations entre la citoyenneté par droit de naissance et l’inégalité d’opportunité viennent au devant de la scène. Bien que les lois sur la citoyenneté existantes ne créent pas de telles disparités, elles les perpétuent et réifient de manière dramatique les perspectives de vie différenciées en s’appuyant sur les circonstances moralement arbitraires de la naissance. En même temps, elles masquent ses conséquences distributives cruciales en faisant appel à la présumée « naturalité » de l’appartenance fondée sur la naissance. Il n’y a cependant rien d’apolitique ou de neutre dans ces régimes de droit de naissance[35]. Ils sont construits et renforcés par le droit, ce qui avantage ceux qui ont accès au privilège de l’appartenance héritée, et désavantage ceux qui ne l’ont pas — exactement comme les régimes héréditaires de transmission de propriété dans le passé préservaient la richesse et le pouvoir aux mains de l’élite.

L’importance de la dimension distributive globale de la citoyenneté

Nous pouvons maintenant percevoir les limites (boundaries) de l’appartenance sous un jour plus complexe : non seulement ces limites sont-elles soutenues à des fins d’identité et d’appartenances (belonging) symbolique (comme le soutient l’argument conventionnel), mais elles remplissent également un rôle crucial dans la préservation de l’accès restreint à la richesse et au pouvoir accumulés de la communauté. Ce dernier est jalousement gardé à la jonction du transfert de « propriété » de la génération actuelle de citoyens à sa progéniture. En d’autres mots, les mécanismes de la citoyenneté par droit de naissance fournissent une couverture par le biais de leur présumée naturalité pour ce qui est essentiellement une transmission majeure (et présentement non taxée) de successions d’une génération à l’autre. Notre monde est en un de rareté : quand les communautés riches restreignent de manière systémique l’accès à l’appartenance et aux bénéfices qui en dérivent sur la base d’un système strictement héréditaire  — qui ressemble à la structure de transmission de l’entaille — ceux qui en sont exclus ont raison de se plaindre[36].

Si nous souhaitons revisiter ces principes de transmission automatique et imaginer comment mieux allouer les bénéfices sociaux présentement liés à la citoyenneté dans une communauté délimitée au-delà des frontières (comme je crois que nous devrions le faire), la première chose à faire est d’attirer l’attention sur le lien implanté entre la naissance et l’appartenance politique. Même si ses effets se font sentir un peu partout, ce lien a largement échappé à l’attention aussi bien des universitaires que des cercles politiques. Une fois soumis à l’examen, ce système d’allocation ne peut plus être tenu pour acquis, ni ignoré[37]. Ceci pour au moins trois raisons :

Premièrement, la portée et l’échelle de la distribution de la citoyenneté est vraiment grande : elle affecte chaque être humain sur cette terre. Bien que le sujet de l’immigration occupe ces jours-ci beaucoup d’attention, c’est encore par attribution de droit de naissance que les individus obtiennent leur appartenance politique dans « ce pays-ci ou ce pays-là  » particulier. Et en dépit de l’attention publique accordée à ceux qui vont habiter à l’extérieur de la communauté dans laquelle ils sont nés, ces derniers représentent moins de 3 % de la population mondiale. Tous les autres — en l’occurrence, 97 % de la population mondiale, ou plus de six milliards d’individus —, reçoivent le bien à vie de l’appartenance par la loterie de la naissance et ils choisissent, ou ils sont forcés, de laisser les choses en l’état[38].

Deuxièmement, les conséquences de ce système de transfert d’appartenance sont profondes. Elles vont bien au-delà de l’emphase habituelle dans les études de la citoyenneté sur les questions d’identité, de diversité et de vertus civiques. Dans un monde inégal comme le nôtre, la citoyenneté par droit de naissance fait plus que démarquer une forme d’appartenance (belonging). Elle distribue également les voix et les opportunités d’une manière très inégale. En identifiant légalement la naissance, soit dans un certain territoire, soit de certains parents, comme facteur décisif dans la distribution de la précieuse propriété de l’appartenance (membership), les principes de citoyenneté actuels rendent l’appartenance aux communautés bien-nanties inaccessible à la vaste majorité de la population mondiale. C’est de cette manière que nous pouvons penser la citoyenneté comme le titre hérité par excellence de notre temps.

Et de quel titre hérité significatif s’agit-il ! Dans notre monde, les disparités globales sont si grandes que sous les régimes actuels de citoyenneté par droit de naissance, « Certains sont nés pour le doux plaisir », comme le disait de manière mémorable William Blake dans Auguries of Innocence, alors que les autres (même s’il ne s’agit pas de leur faute, ni de leur propre responsabilité) sont « nés pour une nuit sans fin »[39]. La réalité de notre monde est que la nuit sans fin est plus répandue que le doux plaisir. Plus d’un milliard d’individus vivent avec moins d’un dollar par jour ; 2.7 milliards vivent sans accès à des conditions sanitaires adéquates et plus de 800 millions souffrent sérieusement de malnutrition[40]. Ajoutez à cela le fait presque incompréhensible que huit millions mourront chaque année, comme un auteur le remarquait de manière poignante, « parce qu’ils sont simplement trop pauvres pour vivre »[41]. Ou pensez à l’atrocité choquante que nous laissons tranquillement se poursuivre à chaque jour : plus de dix millions d’enfants de moins de cinq ans meurent chaque année dans les nations du monde les plus pauvres — la plupart des causes de ces morts auraient pu être évitées[42]. À ceci, nous devons ajouter la prise de conscience cinglante que, — contrairement à l’optimisme de l’histoire conventionnelle qui brise les barrières imposées (ascriptives) et les remplace par des mécanismes de choix et de distribution équitable — , sous le système actuel de droit de naissance, l’accès aux biens de la citoyenneté n’est clairement pas ouvert à quiconque consent volontairement à l’appartenance ou a un besoin extrême des bénéfices qui lui sont associés[43].

Une fois cette perspective plus critique prise en considération, avec son emphase profonde sur les disparités globales liées à la reconnaissance aiguë de la manière dont les limites de notre appartenance sont régulées de manière serrée, la corrélation qui existe entre la citoyenneté héritée et le bien-être général devient impossible à ignorer. La qualité des services, la sécurité et l’étendue des libertés et des opportunités dont profitent ceux qui sont nés dans des communautés riches sont beaucoup plus grandes, toutes choses étant égales, que les opportunités de ceux qui sont nés dans des pays plus pauvres ou moins stables[44].

Quand nos lois de la citoyenneté deviennent effectivement imbriquées avec les parts distribués dans la survie humaine à l’échelle globale — vouant certains à une vie de confort relatif alors qu’elle condamne les autres à un combat constant pour vaincre les menaces fondamentales de l’insécurité, la faim et la destitution — nous ne pouvons plus accepter cette situation silencieusement. Ces perspectives de vie différenciées de manière dramatique devraient perturber non seulement la foule attentiste des universalistes moraux, mais aussi les défenseurs du libre marché qui croient en la récompense de l’effort et la distribution des opportunités en fonction du mérite, plutôt que sur la base de la station de naissance. Le problème de l’allocation inégale et du transfert, qui a reçu beaucoup d’attention dans le domaine de la propriété, est, de fait, encore plus extrême dans le domaine du titre (entitlement) de citoyenneté par droit de naissance.

La troisième raison pour laquelle nous devons accorder une attention minutieuse au casse-tête de la citoyenneté par droit de naissance est, de manière étonnante, que nous continuons de ne pas avoir d’explication théorique cohérente du recours ininterrompue aux circonstances de la naissance dans l’attribution de l’appartenance politique. Ceci, en dépit du fait que la vaste majorité de la population globale reçoit son appartenance politique par attribution (la portée du phénomène étudié), et des implications globales redistributives dramatiques qui résultent de ce système implanté d’allocation d’opportunités inégales (les conséquences du droit de naissance). Si cela se trouve, la persistance de l’attribution dans le plus improbable des domaines sociaux — la définition de qui est inclus et qui est exclus du demos (le corps des citoyens), va à l’encontre des explications démocratiques et libérales standard de la citoyenneté en tant que reflet du choix et du consentement des gouvernés[45]. Elle révèle également de sérieuses lacunes dans l’argument conventionnel selon lequel nous pouvons nettement diviser le monde en pays qui se rangent aux deux bouts du spectre de conceptualisation de l’appartenance, soit « civiques » ou « ethniques ». De manière similaire, la prédominance de l’appartenance par droit de naissance est en tension avec la description conventionnelle de la citoyenneté comme reflet du contrat social entre l’individu et la communauté politique, ou ce que divers auteurs français ont appelé « le lien politique et juridique »[46]. On oppose souvent cette vision post-Lumières à la conception plus ancienne de la citoyenneté du droit romain en tant que statut assigné, avec les droits et les obligations qui en découlent automatiquement comme une conséquence de la naissance et non du choix. Plusieurs des géants de la pensée sociale et politique reprennent et réifient cette distinction (largement fictive), selon laquelle l’allocation de la citoyenneté dans l’État moderne fonctionne comme une affaire de choix et de consentement, ce qui marque une importante amélioration par rapport à la définition précédente fondée sur le statut de la place de l’individu dans la communauté. Ces thèmes triomphants sont peut-être exprimés de la manière la plus fameuse par Le second traité de John Locke et le slogan de Henry Maine dans Ancient Law qui décrit la transition de l’ancien monde au monde moderne comme un développement de la société et du droit « partant du statut vers le contrat »[47].

Reconnaître les étonnantes similarités de forme et de fonction entre la citoyenneté par droit de naissance et la propriété héritée met en lumière une exception frappante à la tendance moderne qui consiste à s’éloigner des statuts imputés dans tous les autres domaines. Le mécanisme de transmission de la citoyenneté par droit de naissance attribué, qui est toujours en vigueur aujourd’hui, ne peut pas être écarté comme un simple accident historique, étant donné que la question de la légitimité de l’autorité politique et de la propriété est centrale dans les traditions libérale démocratique et républicaine civique. Ce constat ahurissant rend seulement le lien qui persiste entre l’appartenance politique et la position à la naissance — un lien qui a été ignoré et tenu pour acquis — plus surprenant et exige une explication cohérente de manière urgente. Corriger cette lacune est le défi que je relève dans ce livre.

Placer le nouveau cadre conceptuel d’analyse en contexte

Ma discussion est informée par, et, en retour, cherche à enrichir, trois corpus différents de la littérature : les études sur la citoyenneté dans les recherches politiques et légales contemporaines, les débats sur l’inégalité globale et les explications sociologiques de la disparition des frontières dans le contexte des théories post-nationales. Cette littérature s’élève contre les changements de politiques restrictifs actuels mis en place par la plupart des nations industrielles avancées qui ont reformulé récemment leurs régimes de citoyenneté et d’immigration en réponse à l’augmentation de la mobilité transfrontalière croissante et à l’insécurité globale perçues comme des menaces. En juxtaposant ces différentes lignes d’enquête, je mets en lumière la pauvreté d’attention accordée à l’appartenance par droit de naissance. Je soutiens également que nous avons besoin de prendre en considération ces discours, qui se recoupent partiellement, si nous voulons trouver un équilibre qui permet de préserver les propriétés facilitantes de la citoyenneté dans une communauté auto-gouvernée et, en même temps, de répondre de manière agressive aux injustices globales perpétrées par le système actuel de transmission de l’appartenance par droit de naissance qui ressemble à l’entaille. Ce mode d’enquête illustre aussi les écarts et les incohérences dans chaque corpus de littérature.

Considérez ce qui suit : la plupart des écrits sur la citoyenneté dans les années récentes avancent des explications nuancées des droits des minorités dans différentes sociétés, des vertus civiques de la citoyenneté, des idéaux de la démocratie délibérative et des possibilités de créer un monde sans frontières, ou du moins avec des frontières moins poreuses. Cette quasi renaissance bienvenue des études sur la citoyenneté a enrichi dramatiquement ce champ, mettant en lumière les nombreuses manières selon lesquelles l’appartenance politique signifie beaucoup plus que « le sens étroit de détenteur de passeport qui consiste à avoir un lien formel légal à un État particulier »[48]. De manière remarquable, toutefois, on a accordé très peu d’attention au mécanisme de transfert de l’appartenance par droit de naissance et à ses effets pernicieux sur la distribution de voix et d’opportunité à l’échelle globale.

La littérature sur l’inégalité globale, au contraire, souffre du défaut inverse. Bien qu’elle comprenne de très riches débats quant aux effets de la globalisation sur les inégalités à l’intérieur des pays et entre eux, les unités d’analyse elles-mêmes, en l’occurrence les communautés d’appartenance délimitées (dans leur incarnation présente en tant qu’entités politiques souveraines dans le système interétatique) sont souvent tenues pour acquises. Par conséquent, on n’accorde aucune attention au type de questions qui me concernent ici : comment les limites (boundaries) de l’inclusion et de l’exclusion sont-elles définies en premier lieu ? Qu’est-ce qui les soutient ? Pourquoi dans le monde réel, les communautés continuent-elles de s’appuyer sur les circonstances moralement arbitraires de la naissance pour décider qui tombe de quel côté de la frontière de la sécurité et de la prospérité ? En dépit de la fanfare académique des post- et trans-nationalistes qui ont prédit avec joie la disparition des frontières régulées et l’éventuelle dévaluation de l’appartenance délimitée (bounded), la citoyenneté profite d’une indéniable résurgence d’autorité actuellement[49]. Ceci rend l’étude du mécanisme de transfert de la citoyenneté par droit de naissance — la dimension perdue de la construction des murs formidables du droit qui établit (et ensuite protège) les limites de l’appartenance qu’ils ont aidé à créer — encore plus pressante.

Mettre en évidence cet écart énorme entre la théorie et la pratique est une partie de ma tâche ici, mais elle s’inscrit dans le cadre d’un projet plus large qui consiste à fusionner l’explication critique des lois sur la citoyenneté existantes et une exploration constructive des possibilités réelles de faire de notre monde un meilleur endroit pour tout ses habitants. J’accomplis ceci en reformulant le principe même du droit de naissance qui alloue actuellement l’appartenance politique sur la base d’une forme non restreinte de titre hérité. Je soutiens dans ce livre que nous devons considérer ces deux sujets ensemble — la citoyenneté par droit de naissance et l’inégalité globale — afin de mieux comprendre le premier et de contrecarrer le second.

Vue d’ensemble thématique

Ma discussion procède en deux étapes principales. Dans la première partie du livre, je développe l’analogie entre la citoyenneté par droit de naissance et la propriété héritée dans le contexte d’un monde aux prises avec de sévères inégalités de richesse et d’opportunité. Cette analogie permet de déployer des conditions trouvées dans les domaines de la propriété et de la théorie de l’héritage dans le contexte de l’appartenance ; ce faisant, je propose un modèle qui a le potentiel d’imposer des restrictions sur la transmission illimitée et perpétuelle de l’appartenance — avec l’objectif d’améliorer les inégalités d’opportunités les plus évidentes perpétuées par le système de citoyenneté par droit de naissance. Ce but informe l’idée d’une taxe sur le privilège du droit de naissance en tant qu’obligation qui incombe aux récipiendaires d’un titre d’appartenance dans les communautés bien-nanties d’améliorer les perspectives de vie de ceux à qui la loterie du droit de naissance a alloué moins.

Étant donné que la citoyenneté par droit de naissance implique le transfert d’un titre lucratif aux ressources et aux opportunités, elle invite également une réponse légale qui atténue ces transferts intergénérationnels présentement non taxés. Si les communautés politiques riches souhaitent continuer à conférer l’appartenance en fonction du droit de naissance, façonnant ainsi les perspectives de vie des récipiendaires d’une manière qui ressemble conceptuellement à l’héritage des fortunes entaillées, elles doivent accepter une obligation correspondante. De cette façon, l’impératif d’aider les moins fortunés dans l’attribution de leur citoyenneté n’est pas une affaire de charité, mais un devoir légal. Le fondement de cette obligation est plutôt direct. Même les avides défenseurs du droit de propriété résistent à endosser la transmission automatique d’un titre d’une génération à une autre à perpétuité : de tels régimes d’héritage sont traités comme moralement faibles et on peut les remettre en question. Si nous prenons les contraintes existantes sur le pouvoir de transmettre la propriété à travers l’héritage comme notre modèle pour taxer les récipiendaires par droit de naissance d’une citoyenneté héritée dans les sociétés riches, la taxe-privilège offre une façon créative de dénaturaliser le mécanisme similaire à l’entaille qui permet actuellement la concentration sans limite de richesse et de pouvoir dans certains corps politiques. Bien que plusieurs détails aient besoin d’être précisés en ce qui a trait au design actuel et à l’administration d’une telle taxe de droit de naissance sur la citoyenneté par héritage dans les communautés riches, nous pouvons envisager de distribuer ces revenus à des projets spécifiques pour améliorer les opportunités de vie des enfants dans les nations les plus pauvres du monde — peu importe leur lieu de naissance ou leurs ancêtres (non choisis).

Dans la seconde partie du livre, je déplace le centre de l’analyse du niveau global au niveau domestique en explorant les problèmes de sur-inclusion, de sous-inclusion et de légitimité démocratique, et en articulant leurs liens avec le régime actuel de citoyenneté par droit de naissance. Comme avec la discussion de la citoyenneté et de l’inégalité globale, je débute mon exploration des déficiences de l’appel à la naissance dans la définition de l’appartenance à la communauté en parcourant d’abord le domaine juridique et en le plaçant dans une perspective historique et comparative plus large. Une évaluation critique des défenses normatives en faveur de la préservation du lien entre la naissance et l’appartenance politique suit. Après cette critique, je développe un cadre alternatif pour définir l’accès à la citoyenneté. Dans ce cadre, je mets l’emphase sur le sens de l’appartenance actuelle dans la communauté, par-dessus et au-delà de tout privilège obtenu par titre hérité. J’appelle ce lien authentique le principe du jus nexi parce que, comme le jus soli et le jus sanguinis, il illustre le sens principal de la méthode par laquelle l’appartenance politique est attribuée : par lien, union, ou relation.

Les deux volets de l’analyse adoptée dans ce livre conduisent à des résultats inattendus. Par exemple, ils amènent au devant de la scène l’importance des capacités facilitantes (enabling) de la citoyenneté et ils mettent en évidence sa relation complexe avec la fonction de garde-frontière de l’appartenance. Et bien que je critique férocement le mécanisme de la citoyenneté, ma conclusion n’est pas que nous devons abolir le bien collectif de l’appartenance. Je soutiens plutôt qu’un équilibre plus productif peut (et doit) être trouvé entre la protection des précieuses propriétés de l’appartenance et l’amélioration du bien-être de ceux qui sont exclus de la possibilité d’accéder à de tels bénéfices uniquement en raison de l’endroit où ils sont nés ou de leurs géniteurs. Bien qu’il n’y ait pas de solution unique qui s’applique à tous les problèmes, la taxe sur le privilège du droit de naissance supporte la création d’un système de transfert de connaissances, de services et d’infrastructures transnational (ou ce que nous pourrions appeler « un filet de sécurité mondial ») conçu pour s’attaquer aux disparités moralement injustifiables de perspectives de vie qui sont actuellement liées à la transmission perpétuelle de l’appartenance. Elle se présente comme une mesure institutionnelle concrète pour restreindre la transmission du privilège du droit de naissance actuellement illimité. Cette idée, qui pourrait avoir une longue portée, s’enracine dans l’emphase mise sur l’aspect distributif global de la citoyenneté et l’analogie avec la citoyenneté[50].

Il est important de prendre note que la reconceptualisation proposée de la citoyenneté en tant qu’analogue à la propriété héritée n’exige pas que l’on rejette la prémisse en vertu de laquelle nous avons des obligations spéciales ou plus grandes envers ceux qui sont définis comme nos concitoyens dans la communauté politique[51]. Cela signifie simplement que le port de telles obligations spéciales n’est pas un argument contre le fait d’avoir un devoir général parallèle de fournir un filet de sécurité de bien-être et d’opportunité de base à ceux qui demeurent radiés de l’appartenance en raison de l’accident de la naissance[52].

Comme n’importe qui s’intéressant aux affaires internationales et domestiques le reconnaîtrait, on ne saurait trop insister sur l’importance et l’actualité des sujets discutés dans ce livre. La citoyenneté et l’immigration sont des sujets notoires dans la plupart des pays riches du monde et, de plus en plus, dans plusieurs communautés qui envoient des émigrants. La mobilité humaine aussi bien que des préoccupations urgentes de justice, d’égalité et de développement deviennent de plus en plus des enjeux globaux. Pourtant, nos lois et notre imaginaire conceptuel qui définissent qui peut avoir accès au bien de la citoyenneté sa vie durant et en fonction de quel critère sont encore dominés par les termes quasi féodaux de titre acquis par droit de naissance qui ne suffisent plus à la tâche; le monde social qui a engendré ces catégories a depuis longtemps fait place à d’autres relations et d’autres valeurs. De la même manière, la réalité politique qui nous entoure a changé radicalement ces dernières années, particulièrement en termes d’interdépendance économique toujours plus profonde et de sécurité globale. Ces transformations laissent, évidemment, des traces sur leur chemin. Ce qui manque, toutefois, c’est le vocabulaire approprié pour saisir et évaluer la nouvelle économie politique de la citoyenneté dans un monde encore aux prises avec des inégalités rigides[53].

Il est temps de revoir nos méthodes familières déjà éculées pour définir qui appartient à la communauté politique et sur quelle base. Une tâche tout aussi urgente est de répondre aux soucis et aux demandes de ceux qui demeurent à l’extérieur du cercle de l’appartenance uniquement en raison de l’accident de la naissance. Ce livre met de plus en évidence le besoin de situer le débat sur l’allocation de l’appartenance dans le contexte plus large de considération sur l’inégalité des perspectives de vie et des possibilités de fournir un filet de sécurité globale, peu importe la communauté politique dans laquelle nous sommes nés. Une telle enquête est particulièrement urgente étant donné les craintes croissantes que les immigrants indésirables ne viennent surpeupler les pays riches qui semblent à l’oeuvre derrière les politiques restrictives récemment adoptées dans ce domaine. Penser la citoyenneté en tant que forme de propriété héritée est l’une des façons d’ouvrir la réalité limitée actuelle à un nouvel ensemble de possibilités.

Les chapitres qui suivent tentent de répondre à quelques-uns des problèmes les plus cruciaux du droit et de la pratique de la citoyenneté aujourd’hui : dépasser le recours aveugle aux régimes de droit de naissance, qui, au-delà de leurs conséquences distributives globales sévères (le sujet discuté dans la première partie de ce livre), s’avèrent également de faibles prédicteurs pour définir qui appartient actuellement au cercle des membres (la seconde partie du livre) en s’appuyant sur les liens substantiels et réels plutôt que sur n’importe quel statut ou facteur attribués. Je soutiens de plus qu’une fois que l’analogie entre la citoyenneté par droit de naissance et la propriété héritée a été établie, les questions fondamentales de l’accès, du transfert et de la distribution deviennent pertinentes pour la discussion du domaine de la citoyenneté. Bien que nos théories de la justice et de la propriété permettent l’accumulation inégale de richesses et d’autres ressources, elles consacrent des efforts considérables afin de fournir une base justificative pour défendre de telles iniquités dans la distribution des possessions (holdings). La reconnaissance que ces théories imposent des restrictions significatives sur les institutions sociales qui génèrent l’inégalité est encore plus importante pour les fins de notre discussion. C’est précisément ce qui manque dans le cadre dominant de la citoyenneté par droit de naissance.

Le chemin à parcourir

L’appel à l’attribution pour conférer la citoyenneté — peut-être la caractéristique la plus célèbre du paysage moderne — est au coeur de mon enquête dans ce livre : comment est-il possible que l’appartenance politique, qui est si cruciale pour notre identité, nos droits, notre voix politique et pour nos opportunités de vie soit distribuée sur la base d’accidents de naissance ? Reliant ensemble les champs de recherche pertinents (y compris le droit, la philosophie politique, le design institutionnel, l’économie du développement, la citoyenneté et les études globales, et la théorie sociale critique) ce livre présente une réponse exhaustive, et pourtant surprenante, à cette question.

Laissons maintenant le flot des idées parler pour lui-même.