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Les deux grands fondateurs de la sociologie, Émile Durkheim et Max Weber, entretenaient des rapports opposés à la science historique. Alors que le premier définissait la sociologie par opposition à l’histoire[1], le second accordait peu d’importance à cette distinction[2]. Alors que le premier ne concevait pas d’histoire scientifique hors de la sociologie dynamique[3], le second voyait dans la connaissance historique la finalité ultime de ses recherches sociologiques[4].

Ils ont toutefois en commun de peu s’intéresser à la spécificité de la science historique en tant que telle[5], la « bonne » histoire ne se distinguant finalement pas de leur propre pratique de la sociologie. Or l’histoire revendique désormais le statut de science, voire de science sociale, sans entendre pour autant se fondre dans la sociologie. À la différence de ces auteurs, Georg Simmel a toujours accordé une attention soutenue à la spécificité de la science historique, de la première édition des Problèmes de la philosophie de l’histoire en 1892, à « La forme de l’histoire » paru l’année de sa mort, en 1918. Les réflexions de l’un des fondateurs de la sociologie sur la science historique peuvent-elles nous aider à penser une histoire qui soit une véritable science de l’homme tout en se distinguant de la sociologie ?

Afin de tenter d’y répondre, nous proposons de retracer l’évolution parallèle des conceptions simmeliennes de la scientificité de l’histoire et du rapport que cette dernière entretient à la sociologie. Simmel présente d’abord l’histoire comme première mise en forme d’un matériau empirique susceptible d’être repris par la sociologie. Il la caractérise ensuite comme une connaissance des individus, distincte de la connaissance sociologique des formes de la socialisation (Vergesellschaftung). Une troisième conception de l’histoire peut enfin être dégagée au sein de son oeuvre : celle d’une science portant sur les traces du passé dans le présent, par opposition à l’immédiateté des actions réciproques (Wechselwirkungen), qui constituent l’objet propre de sa sociologie.

1. Une première mise en forme du matériau des sciences de l’homme ?

Simmel s’est efforcé de préciser sa conception de l’histoire à travers les trois versions de ses Problèmes de la philosophie de l’histoire. Fidèle au renversement néo-kantien qui pose que l’étude philosophique d’un objet — ici l’histoire — implique celle de son mode de connaissance[6], la première partie du livre porte sur l’épistémologie de l’histoire.

Comment la version publiée en 1892 définit-elle le rapport entre sociologie et science historique ? Elle ne l’aborde, à dire vrai, jamais directement, la seconde y étant présentée indépendamment de toute considération sur la première. Simmel évoque toutefois ce point dans un ouvrage sociologique, Über die soziale Differenzierung (Simmel, 1989 [1890]), écrit à la même période. Il n’a alors pas encore élaboré sa définition de la sociologie comme science des formes de la socialisation, et la caractérise comme une « science éclectique », en tant qu’elle :

traite les acquis de la science historique, de l’anthropologie, de la statistique et de la psychologie comme s’il s’agissait de produits semi-finis. Elle n’opère pas directement sur le matériau brut que les autres sciences exploitent, mais, en tant que science pour ainsi dire au carré, elle produit des synthèses nouvelles à partir de ce qui, pour ces dernières, est déjà synthétisé. Dans son état actuel, elle se contente d’apporter un point de vue nouveau à l’observation de faits déjà connus[7].

L’histoire se range donc parmi les sciences qui offrent des produits semi-finis à la connaissance sociologique. Au sein de ces dernières, elle occupe naturellement une place de choix, étant la science reine du xixe siècle, alors que la statistique et l’anthropologie sont encore marginales et que la psychologie à laquelle se réfère Simmel est une science expérimentale. La science historique assure un premier niveau de connaissance de la réalité du passé, susceptible d’être ensuite repris et retravaillé par la sociologie.

Cette conception du rapport entre histoire et sociologie s’accorde bien avec la première version des Problèmes de la philosophie de l’histoire. En effet, le propos épistémologique de Simmel porte essentiellement sur la nature de la représentation historique du passé. Ce dernier ne saurait être simplement reproduit, montre-t-il, car la connaissance suppose toujours l’intervention de catégories propres à l’esprit humain qui organisent les contenus représentés. Simmel ne s’interroge donc pas tant sur la spécificité d’une discipline que sur les conditions mêmes de possibilité d’une connaissance de l’homme. L’histoire en constitue le premier niveau, en ce qu’elle synthétise la masse informe des phénomènes passés pour les ramener à des individus distincts.

Il est indispensable de resituer le discours des Problèmes de la philosophie de l’histoire dans la perspective de cette mise au jour du premier niveau de la connaissance de l’homme. En effet, alors que Simmel critique fermement la possibilité de décomposer le monde humain en « atomes » individuels dans le cadre de sa sociologie[8], l’épistémologie simmelienne semble ici incliner du côté de l’individualisme et du psychologisme, comme en témoigne, parmi tant d’autres, la fameuse phrase du premier paragraphe :

Si l’histoire n’est pas un simple spectacle de marionnettes, elle ne peut être autre chose que l’histoire de processus mentaux. Tous les événements externes qu’elle décrit ne sont que des ponts entre, d’une part, des actes volontaires et des impulsions et, de l’autre, les réactions affectives provoquées par ces événements[9].

Quoique les individus dont traite l’histoire puissent également être des collectifs, les exemples le plus souvent convoqués sont ceux d´humains individuels. Simmel met en parallèle[10] la méthodologie de la biographie avec celle de l’histoire en général sans préciser ce qui les sépare, tant et si bien que leur distinction tend à perdre de son évidence. C’est sans doute pour cette raison que le sociologue français Raymond Boudon, promoteur de « l’individualisme méthodologique », a entrepris de traduire précisément ce texte[11] de Simmel, en le lisant comme une présentation générale de l’épistémologie simmelienne des sciences sociales[12] — alors même que l’oeuvre de Simmel ne manque pas d’exposés synthétiques des fondements de sa sociologie. Simmel soutiendrait, d’après Boudon, que tout phénomène humain doit être interprété comme un effet produit par l’agrégation d’actions et de motivations individuelles.

Mais la thèse de Simmel est toute différente : si l’histoire étudie les individus, c’est dans la seule mesure où elle constitue le premier niveau de la connaissance, et où l’on ne saurait remonter, en sciences humaines, en deçà du niveau qui consiste à identifier des individus — sans quoi l’on rejoindrait la biologie, c’est-à-dire les sciences naturelles. Que l’on ne puisse pas descendre en deçà du niveau individuel étudié par l’histoire ne signifie toutefois pas que la sociologie ne puisse pas proposer des synthèses s’établissant à un niveau supérieur, en étudiant des phénomènes dont l’apparition dépend certes de l’existence des individus, mais qui obéissent à des règles propres. Ils ne se laissent donc pas interpréter à la seule lumière des actions et motivations des individus dont ils sont issus. De plus, le simple fait que Simmel considère les groupes comme des individus montre qu’il ne s’agit pas de repérer les atomes derniers du monde social, mais les entités dont le récit historique est susceptible de raconter les actions.

Le point de vue adopté dans les Problèmes de la philosophie de l’histoire doit sans doute beaucoup à la lecture par Simmel des historiens de son temps, dont il entend analyser la pratique. On a pu s’étonner[13] que Simmel semble négliger une oeuvre comme celle de Gustav Schmoller, qu’il connaissait pourtant bien et qui ne rentre absolument pas dans le cadre des Problèmes de la philosophie de l’histoire, puisqu’elle ne fait pas l’histoire de personnalités ou d’individus collectifs, mais de processus économiques. Cependant, bien que le travail de Schmoller ait une dimension historique et ait été perçu, à partir des années 1950, comme l’ancêtre de l’histoire économique contemporaine, il n’est pas, à cette époque, considéré comme celui d’un historien mais d’un économiste. Or Simmel s’efforce visiblement ici de rendre compte des travaux qui relèvent de la discipline historique au sens strict. On a l’impression qu’il perçoit la science historique au prisme du Lamprecht-Streit, qui a débuté l’année précédente[14] : il s’efforce de proposer une conception de l’histoire qui rende aussi bien compte de l’histoire institutionnelle et individualiste, défendue par Friedrich Meinecke ou Georg von Below, que de l’histoire des individus collectifs et de leur psyché promue par leur adversaire Karl Lamprecht.

Simmel s’attache en effet à analyser le cercle, à ses yeux constitutif de la connaissance historique, qui relie l’interprétation des événements extérieurs en tant qu’expressions de processus psychologiques intérieurs, et l’interprétation de ces derniers à la lumière des événements qui les manifestent[15]. Or, il montre que ce cercle opère de la même façon, qu’il s’agisse de comprendre un homme ou un groupe[16]. Le point de vue individualiste adopté par Simmel peut donc recevoir une justification épistémologique : il souhaite analyser l’histoire telle qu’elle est effectivement pratiquée par les historiens de son temps et non pas telle qu’il pourrait la redéfinir lui-même, d’un point de vue philosophique ou sociologique.

Par ailleurs, quoique Simmel décrive la matière de l’histoire comme psychologique et sa forme comme individuelle, cette conception de l’histoire se présente comme une critique de la théorie de l’empathie (Einfühlung) défendue par Wilhelm Dilthey. Klaus Köhnke a relevé[17] que les formulations simmeliennes de la position à laquelle il s’oppose sont souvent des paraphrases d’expressions diltheyennes, bien qu’il ne le nomme jamais, n’étant alors que Privatdozent à l’Université de Berlin où ce dernier est Ordinarius. On ne saurait comprendre le passé par empathie, soutient Simmel, car toute compréhension est une reconstruction. Ce phénomène n’est pas relatif à la distance temporelle qui caractérise l’histoire, ni même à son caractère scientifique, car la perception la plus quotidienne d’autrui procède de façon analogue : la formation d’une image de la personnalité d’autrui suppose d’assigner à ses actes des causes psychologiques, et d’interpréter ce psychisme en regard de ses actes. On ne peut jamais avoir un accès immédiat à l’esprit d’autrui : « une reproduction exacte des états de conscience d’autrui en moi, une compréhension immédiate qui résulterait de l’identité de nos deux êtres — à supposer que de tels phénomènes soient possibles — ne serait pas autre chose qu’un phénomène de télépathie, ou supposerait l’existence d’une harmonie préétablie[18] ». La plus spontanée des compréhensions est toujours une connaissance construite.

Cette conception permet à Simmel de réhabiliter, contre Dilthey, l’usage du concept d’individu collectif en histoire. Cette position n’émane pas tant de la reconnaissance d’un statut ontologique propre aux individus collectifs que d’une disqualification de celui des humains individuels : leur unicité n’est pas une donnée empirique mais un postulat, que la connaissance historique et l’expérience ordinaire ont en partage. À l’encontre de Dilthey, qui voyait dans l’« unité de l’esprit (Seele)[19] » un principe autonome susceptible de fonder les sciences de l’homme, Simmel déclare :

Ce que l’on entend concrètement par l’expression « unité de l’esprit », personne le ne sait. Qu’il réside quelque part en nous une entité déterminée, qui serait le porteur simple et unique des phénomènes psychiques, est un article de foi incertain et intenable d’un point de vue épistémologique[20].

Dès lors que l’individualité n’est pas définie par l’unité matricielle de la conscience ou de l’âme, mais simplement comme la cause psychique susceptible d’être hypothétiquement assignée à des événements physiques, elle cesse de caractériser les seules personnes humaines. La critique diltheyenne de la réification du collectif, qui vise d’abord la sociologie comtienne, n’invalide donc pas, aux yeux de Simmel, la possibilité de faire l’histoire d’individus collectifs.

L’unité individuelle est ainsi une construction de l’historien. Mais la substitution du concept de « Nachbildung » (reproduction supposant une construction) à celui d’empathie ne résout en rien le problème de la scientificité de la connaissance historique : comment peut-on distinguer une mauvaise représentation du passé d’une meilleure, si elles sont toutes, et dans une même mesure, des constructions ? Un passage célèbre de l’ouvrage relève l’absence de nécessité des explications psychologiques en histoire. Ainsi un historien a-t-il expliqué l’hostilité des hébertistes vis-à-vis de Robespierre, alors qu’il prend la tête du Comité de salut public, par la méfiance que provoque le pouvoir d’autrui ; mais s’ils s’étaient rapprochés de lui à cette période, relève Simmel, il aurait aussi bien pu en rendre raison par la crainte et la docilité que produit le pouvoir. Marc Bloch reprendra cet exemple simmelien pour en déduire la nécessité de se défaire des « vérités psychologiques du sens commun[21] », afin d’adopter un mode plus rigoureux de détermination des causes en histoire. Il faut « se demander pourquoi, de toutes les attitudes psychologiques concevables, celles-là s’imposèrent au groupe[22] » : les possibles réactions à un événement étant toujours irréductiblement multiples, on ne saurait rendre raison de celle qui a prévalu qu’en adoptant un point de vue sociologique et comparatif. Mais Simmel en tire une tout autre conclusion : il ne réfute pas le mode de raisonnement adopté par l’historien évoqué, et se contente d’observer que la reconnaissance du caractère fragile et incertain de l’analyse psychologique ne doit pas conduire à y renoncer[23].

Simmel ne conteste pas, à la différence de Bloch, la légitimité d’une tentative de compréhension du passé fondée sur un postulat d’identité du fonctionnement de l’esprit humain à travers le temps. Si l’on ne saurait revivre ce qu’ont éprouvé les hommes du passé, il n’est pas impossible de convoquer l’expérience d’un sentiment analogue : « celui qui n’a jamais aimé ne comprendra jamais l’amoureux, pas plus que le coléreux ne peut comprendre le flegmatique, le lâche le héros, ou le héros le lâche[24] ». Simmel ne refuse donc pas de donner à la connaissance historique un fondement affectif. Il s’efforce bien plutôt de substituer au concept d’empathie (Einfühlung) de Dilthey celui d’une reconstruction des affects d’autrui à partir des nôtres (Nachfühlung). Confronté aux limites évidentes qu’un tel modèle pose à l’extension de la connaissance historique, Simmel suggère alors d’étendre la compréhension psychologique au-delà des analogies avec notre expérience en vertu d’une hypothèse biologique : « tout se passe comme si nous utilisions pour comprendre autrui des modèles subjectifs en quelque sorte latents, parallèles à notre propre moi, et différents de lui[25] ». Outre le caractère incertain de cette hypothèse, on remarque qu’elle ne permet pas — non plus que la théorie des types d’affect — de distinguer une mauvaise analyse psychologique d’une bonne, ou du moins d’une meilleure. Toutes deux permettent seulement de justifier la possibilité que nous avons, de fait, selon Simmel, de reconstituer objectivement des états subjectifs. En dépit de l’écart temporel et psychologique qui nous sépare du passé, nous parvenons en partie à le comprendre : là réside « l’énigme de la connaissance historique[26] ». Simmel se demande finalement moins comment comprendre le passé qu’il ne s’interroge sur les raisons pour lesquelles nous parvenons, en dépit de tout, à le comprendre.

Ainsi, bien que la première édition des Problèmes de la philosophie de l’histoire se démarque explicitement de la théorie empathique de Dilthey, elle ne permet pas de fonder la connaissance historique ailleurs que dans l’évidence d’une compréhension, au moins partielle, de l’homme par l’homme, par-delà les différences d’époques et de sociétés.

2. Une science de la forme individuelle ?

La première édition des Problèmes de la philosophie de l’histoire a toutefois ouvert une voie nouvelle. Concevoir la connaissance historique comme mise en forme d’un contenu a en effet conduit Simmel à développer une conception inédite de la sociologie, dont il ne se départira plus[27] : elle n’est désormais plus une science éclectique de l’homme, mais la science d’un type spécifique de formes — celles de la socialisation ou de la sociation (Vergesellschaftung[28]).

Dès lors que la sociologie ne synthétise plus le matériau fourni par d’autres sciences mais traite d’objets spécifiques, l’histoire ne peut plus être décrite comme premier niveau de la connaissance en sciences humaines ou comme première mise en forme du contenu empirique. Par conséquent, non seulement la première version des Problèmes de la philosophie de l’histoire ne permet pas de résoudre « l’énigme de la connaissance historique », mais elle repose sur une conception dépassée de la place de l’histoire parmi les autres sciences.

La deuxième version de l’ouvrage affronte ces deux difficultés en adoptant un point de vue néo-kantien, dont Simmel trouve le modèle chez Heinrich Rickert. Ce dernier a répondu aux premiers Problèmes de la philosophie de l’histoire par un livre du même titre (Rickert, 1998 [1904]), publié un an avant la deuxième édition des Problèmes simmeliens (Simmel, 1984 [1905]). Cette deuxième version contient la quasi-totalité de la première : Simmel a réorganisé et beaucoup augmenté le premier texte, qui doit ainsi se voir investi d’un sens nouveau. Il est toutefois plus aisé de dégager la position nouvellement adoptée par Simmel en 1905 et 1907[29] en isolant les ajouts propres à ces rééditions.

Une grande part de ceux-ci sont de teneur néo-kantienne et témoignent de l’influence nouvelle de Rickert. En tant que l’histoire vise la connaissance de l’individuel et non du générique, elle doit, selon ce dernier, disposer d’un principe de sélection : alors que le général vaut par sa généralité même, le particulier ne peut être isolé qu’en vertu de son aptitude à réaliser une certaine valeur[30]. À la suite de Rickert, Simmel souligne que la signification et l’importance des événements historiques dépendent des valeurs de l’historien — ou plutôt, pour adopter un vocabulaire qui lui est plus propre, de son « point de vue[31] ». Ce dernier permet de construire un récit dont la logique interne fournira le critère de sélection des traits de caractère et des actions individuelles dignes d’être mentionnés. L’individu historique constitue ainsi « un être irréel[32] » dont la cohérence est tout extérieure, dépendant des seules exigences de l’intrigue historique. Le psychologisme qui subsistait dans la notion d’individu propre à la première édition se trouve ainsi dépassé, remarque Simmel[33] : ce qui est intéressant pour la connaissance psychologique d’un individu ne l’est pas nécessairement pour la connaissance historique du même être[34]. L’individu historique n’a pas d’épaisseur psychologique, il n’est que l’acteur d’un rôle qui, en fonction de l’intrigue dans laquelle il intervient, sera politique, religieux ou économique.

Simmel concluait la première version de l’ouvrage en déclarant que la psychologie constitue l’a priori de la connaissance historique[35]. Lorsqu’il relevait, au cours du texte, que l’unité des individus comme des groupes est un a priori de la connaissance historique[36], il se contentait alors de suggérer qu’elle est le résultat d’une interprétation psychologique : on appelle individu ce qui est susceptible d’être (psychologiquement) compris[37]. L’unité de l’individu est le produit d’une interprétation avançant circulairement entre l’observation d’actions et la description d’une personnalité cohérente perçue comme leur origine. Mais en 1905, l’affirmation du caractère a priori de l’individualité prend un nouveau sens : elle vise le principe même dont procède la connaissance historique[38]. Simmel reprend la description du cercle interprétatif entre l’observation des actes et l’assignation d’un sens psychologique, mais remarque désormais que ce cercle ne contient pas, en lui-même, l’idée que ce flux psychologique est issu d’une source unique[39]. L’unité de l’individu doit donc être placée hors du cercle interprétatif, comme ce qui le présuppose et le guide. Ainsi, l’affirmation selon laquelle l’unité de la personnalité n’est qu’un X dont on ne peut rien dire[40] change de sens entre les deux éditions : en 1892, l’identification de la personnalité à un X signifie qu’elle se laisse comprendre ; en 1905, de façon plus fidèle à l’origine kantienne de la formule[41], c’est la présupposition de ce X qui rend possible la compréhension.

La sociologie et l’histoire se présentent alors comme deux sciences indépendantes, qui étudient des objets distincts : la sociologie est la science des formes de la socialisation, là où l’histoire est celle des formes de l’individualité. Ces formes sont des a priori de la connaissance, et non pas, en ce qui concerne l’histoire du moins[42], des réalités empiriques.

Cette nouvelle conception permet-elle de préciser de quoi dépend la scientificité de l’histoire ? Pour Rickert, c’est la distinction entre jugement de valeur (praktische Wertung) et rapport aux valeurs (theoretische Wertbeziehung) qui fonde l’objectivité de la connaissance historique. La seconde consiste à reconnaître l’importance de certains événements ou objets de l’histoire au regard de certaines valeurs, sans se prononcer sur leur caractère positif ou négatif. Elle est objective en tant qu’elle est universelle : les valeurs permettant l’individualisation d’objets historiques comme l’État, l’art ou la religion, sont universelles, puisque « personne ne nie que ce soit des valeurs » (Rickert, 1998 [1924] : 101). Or Simmel refuse d’endosser cette thèse : tout en s’attachant à distinguer, dans le chapitre trois, l’importance (Bedeutung) d’un événement ou d’un individu du jugement de valeur positif ou négatif qui est susceptible de lui être appliqué, il n’admet l’existence d’aucun principe universel de détermination de cette importance. Elle nous reconduit toujours, en dernière instance, à des intérêts subjectifs[43]. Aux yeux de Simmel, les a priori à partir desquels l’historien construit la connaissance sont eux-mêmes irréductiblement historiques et subjectivement constitués : ils fonctionnent comme a priori pour certaines provinces de la connaissance, mais peuvent, d’un autre point de vue, être eux-mêmes reconnus comme empiriques[44].

Mais comment cette thèse peut-elle être conciliée avec celle d’une possible objectivité de la connaissance historique ? La confrontation des pensées de Dilthey et de Rickert permet à Simmel de développer une position originale : il retient du premier que la connaissance historique suppose une identité de nature entre le sujet et l’objet de la connaissance (c’est une connaissance de l’esprit par l’esprit)[45], et du second que la connaissance construit toujours son objet à partir de formes qui lui sont propres. La conjonction de ces deux thèses le conduit à affirmer que la connaissance historique est rendue possible par l’identité des cadres de la connaissance historique et de ceux de l’expérience des hommes étudiés[46]. L’histoire n’étudie pas des données brutes, mais des produits déjà semi-finis, c’est-à-dire déjà organisés par l’expérience des hommes du passé. Or le cadre de cette dernière est constitué par le postulat de l’unité de l’individu, qui est aussi celui qui organise la connaissance historique[47].

Cette thèse se laisse toutefois comprendre de deux façons. Soit on affirme, sur un mode kantien, que les cadres de la pensée humaine sont tous formellement identiques (nous faisons tous usage du postulat d’unité de l’âme), mais cette unité formelle ne nous dit rien du contenu des représentations historiques, des contours, historiquement et socialement divers, que sont susceptibles de prendre ces individualités unifiées par un principe central. Soit on soutient l’existence d’une notion substantielle d’unité de l’âme, partagée par les hommes du passé et du présent, mais il faudrait alors supposer que toutes les sociétés conçoivent la personne humaine de façon identique, bornent le pouvoir causal de l’action individuelle de la même façon, ce que l’histoire et la sociologie réfutent constamment.

Le concept positif d’unité que convoque Simmel est en réalité issu d’un modèle esthétique : on a le sentiment de la cohérence et de l’unité (Bündigkeit) réussie d’une individualité historique, comme on a celui de l’unité d’un tableau ou d’un poème[48]. Mais si le critère de Bündigkeit permet d’invalider les représentations historiques inconséquentes et incohérentes, il n’écarte pas aussi aisément les fictions historiques bien faites. Ne risque-t-il pas même de nous conduire à préférer une fiction pittoresque, ancrée dans les évidences psychologiques de notre présent, au tracé hésitant d’un monde différent, dans lequel les individus agissent selon des règles qui nous sont étrangères ? La première pourrait produire un « effet de réel[49] » plus intense. Si nous ne disposons, pour évaluer la connaissance historique, que du critère du sentiment de cohérence qu’elle produit en nous, elle prête alors pleinement le flanc aux critiques contemporaines qui la ramènent à un simple récit[50].

Dès lors que la problématique néo-kantienne est coupée de toute référence à une forme d’universalité — que ce soit celle du système des valeurs rickertien, ou des modes de démonstration wébériens[51] —, elle n’apporte aucune solution au problème de la connaissance historique. Il n’est, pour cette raison, guère étonnant que Simmel ait cherché une autre porte de sortie. Outre les ajouts de type néo-kantien, la seconde version des Problèmes de la philosophie de l’histoire en contient d’autres, qui infléchissent le texte en sens inverse, en tant qu’ils doublent la notion épistémologique d’individualité d’une notion ontologique. Ainsi Simmel suggère-t-il en 1905 que l’individualité pourrait être pensée comme un « a priori réel[52] », inaccessible à la connaissance. Chaque individu devrait être conçu comme une chose en soi singulière, dont la nature déterminerait « le choix, la combinaison et le mode d’action[53] » des lois génériques de la psychologie s’appliquant à elle. La singularité des phénomènes historiques reçoit ainsi un fondement ontologique. Suivant une voie similaire, le deuxième chapitre suggère l’existence, reconnue comme indémontrable, d’une causalité individuelle[54], comprise comme une loi interne propre à chaque individu, source de sa singularité et échappant aux lois génériques de la science.

Simmel résout ainsi la tension entre le caractère générique des règles scientifiques et la singularité des objets historiques en postulant l’existence d’une individualité réelle agissant en deçà des lois repérables par la science et spécifiant le lieu d’application de ces dernières. Prise isolément, cette démarche conduit à priver la rationalité scientifique de tout accès à la singularité des phénomènes historiques : elle peut repérer la présence d’une loi psychologique, mais non expliquer pourquoi cette loi précise s’applique à cet individu singulier à ce moment spécifique. Simmel s’écarte ainsi de Rickert mais surtout de Weber, pour qui la notion de cause n’a de sens que relativement à un savoir nomologique[55]. Il n’y a, d’un point de vue néo-kantien, pas de sens à évoquer l’existence d’un objet de connaissance se dérobant à la connaissance rationnelle. C’est la méthode comparative, ignorée de Simmel, qui permet à Weber, comme en France à Bloch[56], de conjuguer la singularité des objets historiques avec la généricité de l’analyse : la causalité singulière ne se dégage pour ces derniers que sur fond de commun, par différence.

Ainsi, quand bien même on ne retiendrait de la seconde édition des Problèmes de la philosophie de l’histoire que les ajouts qui lui sont propres, on ne parviendrait pas à résorber la tension qui subsiste entre une conception strictement formelle et épistémologique de l’individualité d’un côté, et une conception substantielle et ontologique de l’autre. La définition simmelienne de l’histoire comme science de l’individualité ne lui a donc pas permis d’en dégager des fondements épistémologiques clairement identifiés, permettant de préciser son rapport à la sociologie. Une autre conception de la connaissance historique doit toutefois être recherchée dans d’autres textes de Simmel, et en premier lieu dans ses textes proprement sociologiques.

3. Une science de l’historicité des phénomènes sociaux ?

La sociologie de Simmel paraît, à première vue, se prêter particulièrement bien à une analyse en termes de sociologie historique : on a souvent opposé[57] la sociologie durkheimienne de la société instituée (Gesellschaft), à la sociologie simmelienne de la société se faisant, de la société instituante (Vergesellschaftung). Simmel s’intéresse en premier chef à la formation dynamique de la société à travers les actions réciproques, et par conséquent à la temporalité des phénomènes sociaux.

La socialisation se fait et se défait constamment, et elle se refait à nouveau parmi les hommes dans un éternel flux et bouillonnement qui lient les individus, même là où elle n’aboutit pas à des formes d’organisation caractéristiques. […]. Tous les grands systèmes et organisations superindividuels auxquels on pense d’ordinaire à propos du concept de société ne sont rien d’autre que des moyens de consolider — dans des cadres durables et des figures autonomes — des actions réciproques immédiates qui relient d’heure en heure ou bien la vie durant les individus.

Simmel, 1981 [1918] : 90

Si Simmel peine à caractériser la spécificité de la science historique, n’est-ce pas simplement parce que sa sociologie est tout entière histoire, en tant qu’elle prend pour objet la temporalité des phénomènes sociaux ?

Cette lecture n’est pas convaincante, car la temporalité étudiée par Simmel est formelle et non historique. Prenons l’exemple d’un article marquant par son titre même une préoccupation génétique et temporelle : « Comment les formes sociales se maintiennent » (Simmel, 1896-1897). Simmel y construit une typologie des phénomènes expliquant que les formes sociales puissent perdurer au-delà de la vie des individus dont les actions réciproques composent la société. Il s’agit toutefois d’une typologie générique des modes de maintien des formes sociales, qui vise en tant que telle à évacuer le temps historique : elle doit valoir pour toute époque.

La démarche typologique est toutefois propre à la sociologie : on pourrait juger que le caractère anhistorique des types de Simmel rejoint celui des types sociaux de Durkheim ou des idéaux-types de Weber. Mais si l’historicité des phénomènes humains a toujours été l’objet ultime de la recherche de ce dernier, elle n’a apparemment que peu intéressé Simmel — sans doute parce que la philosophie est restée, à travers ses travaux sociologiques, l’horizon ultime de la pensée[58]. L’un de ses livres accorde certes une place centrale à une mutation historique : La philosophie de l’argent (Simmel, 2009 [1900]) vise à rendre compte des conditions et conséquences de l’apparition de l’argent, conçue comme l’origine du passage de la société médiévale à la société capitaliste. Mais tout en traitant de l’apparition de l’argent, le livre n’entend l’analyser que de façon purement spéculative :

La genèse de l’argent n’est point ici en cause : elle appartient à l’histoire, non à la philosophie. Et quel que soit le profit que nous estimions retirer du devenir historique pour son intelligence, la signification et l’importance de ce phénomène tel qu’il est devenu, quant à son contenu, souvent repose sur des connexions de nature conceptuelle, psychologique ou éthique, non pas temporelles mais purement factuelles (sachlich).

Simmel, 2009 [1900] : 14

Les connexions temporelles sont ici clairement dissociées des connexions réelles, que seule une réflexion située à un niveau générique est susceptible d’appréhender. L’écart qui sépare cette démarche de celle de Weber est éclairant. Pour expliquer la genèse de l’argent et de l’économie capitaliste, ce dernier propose (Weber, 1982 [1921]) une description de la commune médiévale, où s’opère le passage d’un monde à l’autre. Cette description est certes idéaltypique : elle ne se confond pas avec celle qu’un historien pourrait produire de l’une des formes que cette transition a pu prendre. Mais cet idéal-type n’est pas universel : Weber construit, à l’aide de plusieurs cas historiques, l’idéal-type de la commune urbaine de la fin du Moyen-Âge, qu’il divise entre l’idéal-type des communes de l’Europe du Sud et celui des communes du nord de l’Europe. La construction typique vise ici à ressaisir la singularité d’un objet historique, géographiquement et surtout socialement localisé. À l’inverse, il semble que pour Simmel, seules les personnalités (c’est-à-dire les individus humains et à la rigueur les groupes) soient susceptibles d’être considérées comme véritablement historiques. C’est au sein d’institutions sociales dont le fonctionnement obéit à des règles universelles que s’inscrit l’existence d’individus historiquement constitués.

Les derniers textes de Simmel[59] témoignent toutefois d’un intérêt accru pour la temporalité et d’un rejet du point de vue formel antérieurement adopté. Toutefois, s’inspirant de Bergson, il suppose alors l’existence d’un écart insurmontable entre la durée unifiée, non mesurable, de la vie, et le temps métrique et chronologique de l’histoire[60]. Il avive ainsi l’opposition, déjà suggérée dans certains passages du texte de 1905, entre l’individualité générique, construite par l’historien, et l’individualité singulière réelle. Cette coupure entre le temps « réel » et celui de l’histoire ne laisse alors aucune place à une forme de connaissance de la temporalité spécifique des phénomènes historiques.

Par ailleurs, dans la mesure où la sociologie de Simmel a pour objets les actions réciproques (les formes de la socialisation en systématisant les modalités), elle se prête peu à une analyse des sociétés du passé, dans la mesure où l’on ne peut précisément plus observer les actions réciproques qui y ont eu lieu. C’est peut-être la raison pour laquelle Simmel a peu thématisé le rapport entre sociologie et histoire. Certes, la sociologie interactionniste, qui a fait de Simmel son père fondateur, connaît désormais un équivalent en histoire : la micro-histoire, qui étudie elle aussi des interactions à petite échelle. Mais la micro-histoire est confrontée à un problème de sources qui lui est propre. Ses plus célèbres travaux français et italiens[61] ont ainsi tous fait usage d’archives de procès d’inquisition — seuls substituts trouvés, pour l’Ancien Régime, de l’observation de terrain du sociologue. Or, on ne saurait évidemment utiliser des observations produites dans le cadre d’un procès en sorcellerie comme des données sociologiques, l’interrogation sur le statut des observations rapportées occupant alors le devant de la scène. L’histoire, et même la micro-histoire, ne saurait être conçue comme une application de la sociologie de Simmel à l’étude du passé.

Il est toutefois possible de comprendre autrement le rapport entre sociologie et histoire au sein de l’oeuvre de Simmel. On se référera alors à un passage des « Considérations sur la philosophie de l’histoire » (Simmel, 2011 [1909]), conçu comme un ajout nécessaire à la dernière édition des Problèmes de la philosophie de l’histoire.

L’action réciproque exercée par chacun sur chacun, et qui unit tous les individus coexistants, est continuellement croisée par ce qu’on appelle tradition (Überlieferung), c’est-à-dire par l’action qui fait, sans retour, passer à autrui quelque chose de notre âme. Et c’est ainsi que la société, dans son essence, devient une formation historique (historische Gebilde), puisqu’elle n’est pas seulement objet de l’histoire (Geschichte), mais le passé y a encore une réalité active, et devient, en forme de tradition sociale, le motif du présent.

Simmel, 2011 [1909] : 65

La société, reconnaît Simmel, n’est pas seulement composée d’actions réciproques multiples et changeantes. Elle est une formation historique en tant qu’elle est aussi constituée par la tradition, c’est-à-dire par la transmission de formes. Cette tradition est le contraire de l’interaction, car cette dernière est toujours réciproque, alors que la première n’agit que dans un sens. Pour cette raison, on ne peut se contenter d’adopter un regard sociologique sur la société. Elle doit aussi faire l’objet d’une histoire, qui traitera de la transmission de formes objectives. L’histoire viendrait ainsi combler un manque propre à sa sociologie. Si « Comment les formes sociales se maintiennent » proposait une typologie des modes d’existence possibles de ces traditions, et montrait qu’il leur arrive d’entrer en tension avec la logique propre aux actions réciproques[62], Simmel se gardait alors de remarquer que ce constat faisait sortir leur étude du champ qu’il avait préalablement assigné à la sociologie.

Cet objet possible de la connaissance historique était déjà évoqué dans les Problèmes de la philosophie de l’histoire, lorsque Simmel mentionnait, en plus des individus, l’existence de « forces impersonnelles qui peuvent être des causes ou des effets des actions des individus ou des situations dans lesquelles se trouvent les personnes[63] ». Quoique celles-ci trouvent leur origine dans les actions réciproques des individus, « une fois constituées, elles agissent sur l’individu. Elles représentent pour lui des entités mentales (geistige Gebilde) dotées d’une existence idéelle, des entités extérieures à la conscience individuelle et indépendantes de celle-ci[64] ». Simmel s’émancipe ici clairement de la perspective individualiste caractérisant l’essentiel du texte, en montrant qu’il existe un niveau proprement social de réalité psychique, qui transcende la conscience individuelle. Ces entités ne se laissent ramener ni aux personnes, ni aux individus collectifs, car elles sont impersonnelles[65].

On pourrait être tenté d’en déduire que l’objet premier de la sociologie simmelienne a été de cette façon transféré à l’histoire. En effet, ses premiers travaux assignaient déjà à la sociologie l’étude des « formes objectives (objektive Gebilde) » (Simmel, 1890 : 129), c’est-à-dire des formes sociales stabilisées, par opposition aux interactions individuelles, alors considérées comme trop subjectives et fluctuantes pour constituer l’objet d’une science.

Cependant, l’objet d’étude décrit par les « Considérations » diffère sur un point fondamental de ce qui était présenté, vingt ans plus tôt, comme celui de la sociologie : l’image historique d’une société permet désormais de complexifier son image sociologique. L’histoire ne doit pas tant être conçue comme la science des traditions ou des formes stables que comme celle de l’entrelacement, parfois conflictuel, entre actions réciproques et traditions. En 1909, Simmel ne renie pas sa conception de la sociologie comme science des actions réciproques, mais admet désormais la simplification que suppose une telle démarche : décrire une société exige d’articuler l’étude des actions réciproques à celles des formes stabilisées.

Dès lors, l’histoire ne peut plus être définie comme science du passé. Elle peut participer à la connaissance du présent, en mettant en évidence les traces du passé qui sont encore effectives en lui. Bloch défend une thèse analogue : s’il affirme que « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères » (Bloch, 1949 : 57), c’est-à-dire que la société est un principe permanent de renouvellement, il reconnaît aussi que « l’homme passe son temps à monter des mécanismes, dont il demeure ensuite le prisonnier plus ou moins volontaire » (Bloch, 1949 : 61). L’objet propre de la science historique est alors constitué par l’articulation de la nouveauté sociale et du maintien traditionnel d’anciennes formes. Ces dernières ne s’imposent pas par la pure force mécanique de l’habitude, car le maintien est « plus ou moins volontaire » : il s’agit toujours d’un acte social, que Simmel appelle de son côté tradition.

* * *

Simmel s’est efforcé, tout au long de sa carrière, de construire une épistémologie de la science historique, mais n’est jamais parvenu à en proposer une conception véritablement unifiée. L’ayant d’abord conçue comme premier niveau de la connaissance en sciences humaines, préparant le travail sociologique, puis comme science des formes individuelles, distinctes des formes sociologiques, il l’a toujours pensée dans le cadre d’une interrogation sur la représentation du passé. Elle ne pouvait dès lors éviter d’osciller entre le Charybde de la résurrection empathique du passé et le Scylla de la pure fiction.

Simmel n’a jamais dissocié sa réflexion sur l’objectivité de l’histoire de l’interrogation sur son aptitude à représenter le passé. Les séparer aurait supposé de centrer l’analyse sur les modes de raisonnement et d’administration de la preuve en histoire, ce qui aurait permis de thématiser plus explicitement son rapport à la sociologie. S’il n’a pas suivi cette voie, c’est sans doute parce qu’il n’est pas parvenu, inversement, à historiciser sa sociologie, dans la mesure où il a maintenu la distinction entre l’universalité des formes sociologiques et l’historicité des individus. L’historicité se trouvant située hors du champ de la sociologie, il ne fallait qu’un pas pour qu’elle se trouve refoulée hors de celui de la rationalité scientifique.

Les prémisses d’une autre conception de l’histoire peuvent toutefois être décelées dans l’oeuvre de Simmel. La science historique n’a ici plus pour fonction de représenter le passé, mais d’observer et analyser les traces laissées dans une époque donnée, actuelle ou révolue, par les époques antérieures. Cette histoire permet de complexifier l’image sociologique d’une société, en étudiant l’articulation de la logique interne des actions réciproques à celle des héritages du passé.