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Le Nord est depuis longtemps au coeur des représentations territoriales du Canada (Lasserre 1997), à tel point que même les arts et la culture en sont imprégnés (Grace 2007). Dans la foulée de l'Année polaire internationale (2007-2008), l'intérêt pour le Nord canadien a augmenté de façon marquée. Les revendications territoriales autochtones (Usher 2003) et les changements climatiques – dont les effets sont déjà bien réels dans le Nord – ne sont pas étrangers à ce phénomène. Les enjeux de sécurité publique causés par la fonte accélérée du pergélisol (Payette et al. 2004 ; Ford et al. 2006 ; Lévesque 2009 ; Thibault et Payette 2009) et les enjeux géopolitiques liés à l'ouverture éventuelle à longueur d'année du passage du Nord-Ouest (Lasserre 2007) ont attiré l'attention des chercheurs, des médias et de la population en général. Pour réaffirmer sa souveraineté dans l'Arctique, le gouvernement du Canada s'est doté en 2009 d'une « Stratégie pour le Nord » (AINC 2009) ; la délimitation du Nord dans ce document laisse toutefois perplexe et n'inclut que le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut.

Quoi qu'il en soit, bien que l'attention soit surtout tournée vers l'Arctique, les parties septentrionales des provinces ne sont pas en reste. Par exemple, le Forum des ministres responsables du développement du Nord a été créé en 2001[1]. Des plans stratégiques de développement du Nord ont aussi été élaborés dans plusieurs provinces, notamment à Terre-Neuve-et-Labrador (Newfoundland and Labrador 2007), en Ontario (Ontario 2010), au Manitoba (Manitoba 2000), en Saskatchewan (Saskatchewan 1998) et en Colombie-Britannique (British Columbia 2004). Au Québec, les grands projets hydroélectriques des années 1960-1970 ont mené à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975), de la Convention du Nord-Est québécois (1978), de la Paix des Braves (2002) et de l'entente Sanarrutik (2002). Mais jusqu'au milieu des années 2000, aucun plan global de développement du Nord québécois n'avait été proposé.

C'est en 2005 que le premier ministre libéral Jean Charest a utilisé pour la première fois le terme « Plan Nord » en se référant à l'urgence de mettre en branle les projets de construction de grands barrages hydroélectriques dans le nord de la province pour répondre aux besoins énergétiques croissants du Québec et pour profiter d'un marché d'exportation favorable aux États-Unis (Lessard 2006). Le Plan Nord en est resté là jusqu'à la campagne électorale de 2008, durant laquelle les libéraux ont à nouveau brandi le Plan Nord, sans toutefois en définir les contours (Robitaille 2008). En 2009, un premier document de réflexion a été mis en circulation (Québec 2009) et soulevait déjà des inquiétudes en raison de l'accent mis sur la « création de richesse ». Il aura fallu attendre encore deux ans pour que le Plan Nord soit enfin dévoilé officiellement, en mai 2011 (Québec 2011a).

Territoire du Plan Nord, au nord du 49e degré de latitude Nord

Territoire du Plan Nord, au nord du 49e degré de latitude Nord
Carte réalisée par Mélanie Desrochers, 2012

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Le territoire du Plan Nord est la région du Québec où le pourcentage de la population qui revendique une identité autochtone est le plus élevé (27 %, comparativement à 1 % dans le reste de la province). Il est par conséquent légitime de se demander si le Plan Nord contribuera au développement durable des communautés autochtones du nord de la province. Cet article propose donc un survol du Plan Nord et des impacts qu'il pourrait avoir sur les autochtones.

Le Plan Nord

Le Plan Nord vise un territoire de 1 200 000 km2 (72 % de la superficie totale de la province), au nord du 49e degré de latitude Nord (voir carte), où vivent 122 000 personnes, dont 33 000 autochtones[2]. Le Plan Nord est présenté comme un « modèle de développement durable qui permettra de mettre en valeur [les] ressources naturelles dans le respect de l'environnement et des écosystèmes au profit des populations nordiques et de l'ensemble des Québécois » (Québec 2011a : 6). Les ressources naturelles dont il est question sont principalement les ressources minérales et énergétiques, auxquelles il faut ajouter les ressources forestières et fauniques, de même que les « potentiels » touristique et bioalimentaire (ibid. 2011a : 49-83). Pour attirer les capitaux étrangers, le gouvernement du Québec s'engage à investir massivement dans les infrastructures, notamment pour faciliter l'accès (routes, aéroports, ports) et les communications (ibid. 2011a : 85-94). Le respect de l'environnement sera assuré en consacrant la moitié du territoire « à des fins autres qu'industrielles, à la protection de l'environnement et à la sauvegarde de la biodiversité » (ibid. 2011a : 101). Différentes mesures sont prévues pour « assurer le mieux-être et le développement des communautés » vivant sur le territoire du Plan Nord, notamment en ce qui concerne l'éducation, la main-d'oeuvre, le logement, la culture, la santé et les services sociaux (ibid. 2011a : 29-47). Le Plan Nord vise un horizon de vingt-cinq ans, répartis en cinq plans quinquennaux, dont le premier (2011-2016) doit servir à l'acquisition de connaissances. En effet, l'ex-ministre Nathalie Normandeau, alors qu'elle était responsable du Plan Nord, déclarait que la « façon de faire au xxie siècle » était de « penser le développement avant de l'entreprendre » (Shields 2011a). Pourtant, les annonces d'investissements majeurs et de grands projets se multiplient et il n'y a pratiquement pas d'argent neuf pour entreprendre des projets de recherche sur cet immense territoire[3].

Les autochtones et le Plan Nord

Dans les notes liminaires du Plan Nord, le ministre responsable des Affaires autochtones, Geoffrey Kelley, affirme qu'il « entend [s']assurer que toutes les nations autochtones présentes sur le territoire du Plan Nord puissent contribuer à ce projet porteur » (Québec 2011a : xi). Pourtant, seules quatre des six nations qui sont « présentes sur le territoire » ont été interpellées (les Cris, les Inuits, les Naskapis et les Innus[4]) et deux manquent à l'appel (les Attikameks et les Algonquins)[*]. En effet, pour être incluse dans le Plan Nord, une communauté autochtone devait être localisée (réserve, établissement, village, terres réservées) au nord du 49e degré de latitude Nord[5]. Or, ce critère fait fi de la délimitation des territoires ancestraux. Ceux d'au moins une communauté algonquine (les Abitibiwinnis de Pikogan) et d'au moins une communauté attikamek (Obedjiwan) chevauchent le 49e parallèle.

La stratégie – consciente ou non – de « diviser pour régner » est présente de multiples façons dans le Plan Nord, à plusieurs échelles différentes. Au niveau intracommunautaire, par exemple, les Cris de Mistissini sont divisés relativement au projet de construction d'une route reliant Chibougamau au futur site d'une mine de diamants dans les monts Otish. D'un côté, des membres de la communauté ont formé l'entreprise UUCHII et souhaitent obtenir le contrat de construction de la route par une entente de gré à gré avec le gouvernement du Québec. De l'autre côté, le chef du conseil de bande estime que tout contrat gouvernemental devrait passer par le conseil de bande et ses entreprises affiliées, et il réclame une commission de 10 % de la valeur des contrats à titre de représentant des intérêts cris (Lévesque 2011). Au niveau intercommunautaire, les déchirements vécus au sein de la nation innue, dont cinq communautés sur neuf ont refusé d'avaliser le Plan Nord, sont éloquents. De plus, les négociations au cas par cas de contrats entre les compagnies (principalement étrangères) et les communautés ont pour effet de mettre ces dernières en compétition. Des tensions surgiront probablement entre les nations, par exemple entre les Innus et les signataires des conventions des années 1970, entre les Inuits (à qui des logements ont été promis – voir plus bas) et les autres nations (dont les besoins sont aussi importants mais à qui rien n'a été promis), ou encore entre les nations incluses dans le Plan Nord et celles qui en ont été exclues. Finalement, l'arrivée massive de « travailleurs volants » (Fly-in/Fly-out) venus du Sud dans les communautés du Nord pourrait engendrer ou exacerber des problèmes sociaux, attiser les conflits entre autochtones et non-autochtones et créer une fuite de capitaux vers le Sud (Storey 2010). Ces quelques exemples montrent de sérieuses lacunes de gouvernance dans le Plan Nord, notamment en termes d'inclusion, d'équité, d'intégration et de capacités (Lockwood et al. 2010).

Certaines communautés ou nations pourraient-elles quand même tirer leur épingle du jeu et négocier des ententes lucratives ? Certes. De telles ententes auraient même probablement pu être conclues sans Plan Nord, considérant les niveaux records qu'ont atteints les prix des métaux. Cela dit, la conclusion d'ententes avec des compagnies ou des gouvernements ne garantit pas nécessairement la fin des problèmes pour les communautés signataires. Ainsi, après avoir signé en novembre 2005 une « entente sur les répercussions et les avantages » avec la multinationale De Beers pour la mise en production d'une mine de diamants, la communauté crie de Attawapiskat (Ontario) a déclaré l'état d'urgence six ans plus tard en raison des conditions d'extrême pauvreté qui y prévalaient toujours (Vastel 2011). Selon Caine et Krogman (2010), les ententes sur les répercussions et les avantages permettent aux autochtones d'obtenir des bénéfices auxquels ils n'auraient autrement pas accès, mais ne comprennent pas d'obligation légale quant au suivi qui doit en être fait et aux conséquences de leur non-respect.

Au Québec, les conditions de vie dans les communautés des nations signataires de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) et de la Convention du Nord-Est québécois (CNEQ) se sont améliorées mais sont encore, plus de trente-cinq ans plus tard, en deçà de la moyenne provinciale (ISQ n.d.). Les problèmes sociaux et les problèmes de santé y sont toujours criants (obésité, diabète, décrochage scolaire, pauvreté, violence familiale, suicide, etc.) [Petit 2011]. Avant de créer « des emplois et de la richesse au bénéfice de tous les Québécois » (Québec 2011a : 117), le Plan Nord devrait en priorité servir à rehausser les conditions socioéconomiques et sanitaires des populations du Nord au même niveau que celles des habitants du sud de la province. À ce sujet, Vincent (1971 : 57) notait déjà il y a quarante ans que le développement du Nord devrait se faire « sur la participation et l'indépendance des populations concernées dans la construction progressive d'un esprit communautaire et la détermination des objectifs du groupe ».

Loin de « l'esprit communautaire », le Plan Nord est principalement axé sur l'exploitation des ressources naturelles par des multinationales étrangères. Ce modèle de développement exogène prévaut dans le Nord depuis des décennies et a déjà fait l'objet de nombreuses critiques (p. ex. : Anonyme 1971 ; Simard 1974 ; Charest 1975 ; Hamelin 1977 ; Morissonneau 1978 ; Barbeau 1987). Certaines des nouvelles infrastructures prévues sont d'ailleurs pensées pour les compagnies plutôt que pour les communautés. Ici encore, l'exemple de la route reliant Chibougamau à un site minier des monts Otish (plutôt que reliant deux communautés) peut être invoqué. Le Plan Nord reste par ailleurs évasif quant aux coûts d'entretien à long terme des infrastructures, après la fin des opérations minières. Les communautés recevront-elles la facture ? Autre exemple : des études seront réalisées dans le cadre du Plan Nord sur la faisabilité de relier par route les villages inuits de Kuujjuaq et de Kuujjuarapik au sud du Québec. Aucune mesure particulière n'a cependant été prévue pour accompagner ces villages dans les changements sociaux majeurs qui découleront nécessairement de leur accessibilité au reste de la province par voie terrestre. Considérant les impacts importants que le réseau routier peut avoir sur le mode de vie autochtone (Kneeshaw et al. 2010), son développement devrait se faire en étroite collaboration avec les communautés – et pour leur bénéfice.

Les besoins en logement sont criants dans la plupart des communautés autochtones. Or, le Plan Nord ne prévoit de nouvelles constructions qu'au Nunavik. Ainsi, 500 nouvelles maisons s'ajouteront aux 340 déjà promises en vertu d'une entente multipartite (Société Makivik et al. 2010). Ce sont donc 840 nouvelles maisons qui seront construites au Nunavik d'ici 2016, alors que les besoins des communautés inuites se chiffraient à mille en 2009 (Québec 2011a : 41).

En ce qui concerne l'éducation et la formation, le Plan Nord prévoit principalement le développement d'un programme de recherche sur la persévérance et la réussite scolaire des autochtones, l'aménagement ou la rénovation de centres multifonctionnels dans les communautés pour offrir de la formation professionnelle et l'accélération du développement des services universitaires en formation et en recherche (Québec 2011a : 31-35). Ces intentions ne sont cependant pas accompagnées de promesses d'investissements concrets. En attendant que ces mesures soient mises en place, les autochtones désireux de parfaire leur formation devront continuer à migrer vers les villes du sud de la province. Les mesures prévues dans le Plan Nord concernent surtout la formation professionnelle. Cela suggère que l'offre de formation vise surtout à répondre aux besoins en main-d'oeuvre des compagnies plutôt qu'aux besoins des communautés (administrateurs, comptables, avocats, infirmiers, médecins, professeurs, etc.), bien que les autochtones qui auront acquis une formation professionnelle pourront mettre leurs compétences au profit de leurs communautés une fois leurs contrats terminés. Cela suggère aussi que les autochtones, même avec une formation, demeureront confinés aux échelons hiérarchiques inférieurs, aux emplois moins bien payés avec moins d'avantages sociaux. Le choix des termes utilisés n'est pas anodin. L'insistance du Plan Nord sur les besoins en main-d'oeuvre plutôt que sur la création d'emplois montre un parti pris pour les compagnies au détriment des communautés et laisse croire que les populations locales auront plus difficilement accès aux postes décisionnels. De plus, en mettant l'accent sur les projets de très grande envergure, le Plan Nord laisse peu de place à l'entrepreneuriat autochtone, principalement tourné vers les coopératives, les entreprises communautaires et les PME (Bherer et al. 1989 ; Gauthier et Proulx 2008 ; Beaudoin et Lebel 2009).

Sur le plan culturel, le Plan Nord se limite à la signature ou au renouvellement d'ententes de coopération avec les nations autochtones et à construire ou rénover des centres culturels multifonctionnels (Québec 2011a : 46-47). Ces mesures suffiront-elles à compenser les pertes de repères culturels engendrées par la diminution de l'accès au territoire et aux ressources et par la modification de l'économie de subsistance (Whiteman 2004 ; Angell et Parkins 2011 ; Booth et Skelton 2011) ? À l'instar du développement hydroélectrique à la Baie James dans les années 1960-70, le Plan Nord sera-t-il un projet qui « à la fois procure l'avoir et saccage l'être » (Anonyme 1971) ? Il faut tout de même souligner la volonté de développer des « approches en matière d'organisation du travail qui prennent en compte les différences culturelles » (Québec 2011a : 47). Cependant, il reviendra aux entreprises de développer ces approches, et sans encadrement gouvernemental.

La multiplication des projets d'exploitation des ressources sur le territoire du Plan Nord pourrait exacerber les problèmes sociaux qui prévalent déjà dans les communautés autochtones, notamment en augmentant le niveau de stress, les problèmes de santé, les cas de dépression, de violence familiale, de consommation d'alcool et de drogues, de jeu pathologique, de prostitution, de suicide, etc. (Gibson et Klinck 2005 ; Angell et Parkins 2011 ; Booth et Skelton 2011). Face à ces enjeux, les engagements du Plan Nord se limitent à la mise en place d'une infrastructure de télésanté au Nunavik (mais pas ailleurs) et d'un processus formel d'évaluation d'impact sur la santé des projets de développement, de même qu'à encourager les promoteurs à préparer des programmes de santé-sécurité au travail (Québec 2011a : 44-45). La crainte que les bienfaits de l'exploitation des ressources ne soient annulés par les coûts sociaux des effets secondaires (Vincent 1971) semble donc toujours d'actualité.

Développement territorial ou exploitation des ressources ?

Le Plan Nord est davantage un plan d'exploitation des ressources qu'un véritable plan de développement territorial. Le fait que les trois volets du développement durable soient généralement présentés dans un ordre bien précis (économie–société–environnement) est d'ailleurs sans équivoque. De plus, le Plan Nord est présenté selon une perspective sectorielle, où les différentes ressources sont considérées isolément, plutôt que dans une vision intégrée qui tiendrait compte des interactions entre elles et des impacts cumulatifs de leur exploitation.

Pour les prochaines années, le Plan Nord sera d'abord et avant tout affaire de développement minier. Plusieurs communautés autochtones ont déjà conclu des ententes – ou sont sur le point de le faire – avec des compagnies minières relativement au démarrage d'importants projets miniers (p. ex. : Fontaine 2008 ; Hill 2011 ; Ouellet 2011 ; Shields 2011b). L'ampleur de certains projets est telle qu'il est difficile d'en prendre la mesure, sinon par les investissements prévus qui se chiffrent en dizaines de milliards de dollars. Les prix élevés des métaux font que les exploitations à ciel ouvert sont rentables et se multiplient. Sans dire que ce mode d'exploitation est plus néfaste que les mines souterraines, il n'en demeure pas moins que son empreinte sur le territoire est plus importante. Lorsque ces mines sont situées à proximité d'habitations, les impacts socio-sanitaires sont également plus importants (bruit, poussière, etc.). Le développement minier est très énergivore et nécessite en outre la construction d'infrastructures importantes et coûteuses (routes, chemins de fer, ports, etc.). En prenant en charge la majeure partie des coûts de construction d'infrastructures, le gouvernement du Québec a créé un précédent qui pourrait avoir un impact majeur sur la rentabilité du Plan Nord (Parizeau 2011). L'industrie minière a changé son discours depuis quelques années, se targuant de faire du développement durable, mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres (Whitmore 2006). Par exemple, le développement d'infrastructures devrait être planifié non seulement en fonction des besoins à court terme de l'industrie, mais aussi – et surtout – en fonction des besoins à long terme des communautés (Veiga et al. 2001).

En plus du secteur minier, le développement de la filière énergétique fera aussi l'objet d'investissements majeurs au cours des prochaines années. D'ailleurs, le Plan Nord visait au départ la construction de barrages hydroélectriques, avant que l'industrie minière ne connaisse un essor fulgurant. La preuve reste cependant à faire que la société québécoise a réellement besoin de toute cette électricité et, si c'est vraiment le cas, qu'il ne serait pas possible de la produire autrement. Plusieurs communautés autochtones du Nord, qui sont présentement alimentées en énergie par des génératrices au diesel, bénéficieraient grandement d'être branchées au réseau électrique provincial. Cela dit, les impacts environnementaux, sociaux et culturels de l'ennoiement des terres causé par la construction de barrages hydroélectriques sont majeurs et ne sont plus à démontrer (Whiteman 2004). En ignorant presque les autres sources d'énergie (éolienne, solaire, géothermique, etc.), le Plan Nord perpétue une vision du développement énergétique aujourd'hui dépassée. Il est en outre révélateur que les documents officiels utilisent l'expression « portefeuille » pour faire référence aux projets hydroélectriques (Québec 2009 : 13). L'objectif principal n'est pas de produire de l'électricité, mais plutôt de générer des profits. Or, ces profits ne seront peut-être pas au rendez-vous parce que les coûts de production sont beaucoup plus élevés qu'il y a quarante ans et dépassent nettement le tarif industriel (Parizeau 2011) et parce que le marché de l'exportation vers les États-Unis n'est pas acquis, l'hydroélectricité n'étant toujours pas considérée là-bas comme de l'énergie « verte » (Cardinal 2009).

L'industrie forestière québécoise traverse présentement une des pires crises de son histoire (Asselin 2007). La majorité du bois récolté dans les forêts publiques québécoises provient de la forêt boréale continue, et la moitié des volumes de bois récoltés dans la forêt boréale continue provient du territoire du Plan Nord. En 2000, le ministère des Ressources naturelles et de la Faune a établi une « limite nordique des forêts attribuables » au-delà de laquelle la coupe forestière est interdite. Un comité scientifique évalue présentement la position de la limite nordique et devrait rendre son rapport public en 2012. Le Plan Nord suggère toutefois de ne pas attendre les recommandations du comité et d'envisager la « mise en valeur des forêts boréales situées au nord de la limite nordique des forêts attribuables » (Québec 2011a : 68), bien que cela ne soit pas justifié sur le plan écologique (Girard et al. 2008 ; Bélanger 2011). L'exploitation des forêts du Nord pourrait avoir des conséquences importantes sur les habitats fauniques (Courtois et al. 2001) et sur le potentiel des communautés autochtones à poursuivre leurs activités traditionnelles sur le territoire. La loi sur l'aménagement durable du territoire forestier prévoit que certaines portions de la forêt publique québécoise – au sud de la limite nordique – seront gérées, à partir de 2013, sous un régime de « forêts de proximité ». Les communautés autochtones pourraient aspirer à obtenir la gestion de certaines zones en vertu de cette disposition, ce qui leur permettrait de mettre en valeur leurs savoirs traditionnels par des approches particulières (Notzke 1994 ; Hébert et Wyatt 2006). Cela permettrait un rattrapage important, les tenures autochtones représentant présentement moins de 3 % des volumes de bois attribués au Québec (NAFA 2007). Le Plan Nord évoque le potentiel intéressant de la biomasse forestière (les résidus de coupes forestières) pour le chauffage des communautés autochtones nordiques. La communauté crie de Oujé-Bougoumou est un bon exemple de projet de ce type (Bouchard et al. 2007). Des précautions doivent toutefois être prises pour ne pas mettre en péril des sites fragiles (Thiffault et al. 2011).

La chasse et la pêche sportives sont des activités importantes dans le nord du Québec, et le Plan Nord entend poursuivre dans cette veine. Les emplois de guides sont souvent occupés par des autochtones, ce qui pourrait être une retombée positive du Plan Nord. Cela dit, il y a certainement une limite au développement des ressources fauniques, au-delà de laquelle les activités sportives et de subsistance entreront en conflit. La prudence est donc de mise, surtout avec des ressources fluctuantes comme le caribou de toundra (Payette et al. 2002). Une attention particulière devrait également être portée aux effets néfastes potentiels de la chasse aux trophées sur le pool génétique (Coltman et al. 2003).

Les problématiques de sécurité alimentaire sont fréquentes dans les communautés nordiques, notamment en raison de l'accès limité aux produits frais (fruits et légumes) et à la diminution en proportion de la nourriture traditionnelle dans l'alimentation (Lawn et Harvey 2004 ; Erber et al. 2010). Certaines des propositions du Plan Nord pour développer le « potentiel bioalimentaire » pourraient permettre aux communautés nordiques de surmonter, au moins en partie, ces problèmes : l'implantation de serres communautaires et le développement de la filière des produits forestiers non ligneux (particulièrement les petits fruits). Toutefois, il serait utopique de viser un développement industriel de la filière bioalimentaire, sachant que les agriculteurs du sud de la province ont déjà du mal à joindre les deux bouts. Il est donc étonnant que le ministre de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation affirme que « le Québec nordique constitue l'une des plus grandes réserves de sols arables d'Amérique du Nord » (Québec 2011a : xiii). C'est peut-être vrai, mais le climat froid et sec, la courte saison de croissance et l'éloignement des marchés limitent considérablement le potentiel de développement de la filière bioalimentaire au Nord. Le Plan Nord ouvre aussi la porte à l'exploitation industrielle des produits de la mer. Par contre, les connaissances quant aux stocks en place sont insuffisantes pour garantir une exploitation durable, sans reproduire les erreurs du passé (Walters et Maguire 1996). De plus, le risque d'amputer la capacité des autochtones à poursuivre leurs activités culturelles et à s'approvisionner en aliments traditionnels devra aussi être pris en considération dans les analyses.

Le tourisme est également dans la mire du gouvernement pour le territoire du Plan Nord. Plusieurs communautés autochtones du Québec ont développé des offres touristiques originales au sud de la province, et les communautés du Nord pourraient espérer reproduire ces succès. Cependant, vu les coûts importants d'un séjour dans le Nord, il s'agit de tourisme de luxe, donc à faible volume. L'Alaska, le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut sont plus accessibles et ont déjà des réputations bien assises. Le développement de la filière touristique dans le nord du Québec nécessitera donc des investissements majeurs en infrastructures, pour des retombées qui ne se manifesteront qu'à long terme.

Un modèle de développement durable ?

Le Plan Nord est présenté comme un « modèle de développement durable » (Québec 2011a : 6). Déjà que le terme « développement durable » est un oxymore (Redclift 2005), prétendre le baser sur l'exploitation de ressources non renouvelables est antithétique (Tilton 1996). Qui plus est, les projets de développement chapeautés par le Plan Nord sont principalement réalisés par l'industrie privée (le développement énergétique, confié à Hydro-Québec, fait exception). Cette façon de faire mène droit à la tragédie des biens communs (Hardin 1968), où les bénéfices économiques liés à l'exploitation des ressources sont accaparés par quelques compagnies, tandis que les coûts environnementaux et sociaux sont partagés par toute la société. Une telle situation mène généralement à la surexploitation des ressources et les exemples abondent pour le montrer (morue, forêts, etc.). Cela dit, certains systèmes de gouvernance donnant un rôle central aux communautés locales pourraient permettre d'éviter la tragédie (Ostrom 1999). Le système de gouvernance à la base du Plan Nord suit par contre une approche top-down qui a déjà montré ses limites quant à la participation effective des populations locales (Fraser et al. 2006).

Le développement durable est souvent représenté comme comportant trois volets distincts et interreliés, entre lesquels il faut garder l'équilibre (économie, société, environnement). Pour mieux correspondre à la conception autochtone holistique du territoire (Natcher 2001), les trois volets du développement durable devraient plutôt être perçus comme des cercles imbriqués (Mebratu 1998). Dans ce modèle, l'environnement (le cercle le plus grand) est le milieu de vie dans lequel peut s'épanouir la société (le deuxième cercle), qui se dote d'un système économique (le troisième – et plus petit – cercle) pour fonctionner. Or, en étant principalement axé sur la « création de richesse », le Plan Nord fonctionne à l'envers de ce modèle.

Le volet environnemental du Plan Nord consiste à consacrer la moitié du territoire « à des fins autres qu'industrielles, à la protection de l'environnement et à la sauvegarde de la biodiversité[6] ». L'intention est noble, mais ne correspond pas à la vision autochtone du territoire (Notzke 1994 ; Sherry 1999). En effet, le concept d'aire protégée, d'où les activités humaines sont exclues ou fortement limitées, est étranger aux cultures autochtones. D'ailleurs, les nations autochtones de l'Ontario ont protesté contre la protection de 50 % du territoire visé par la Loi relative à l'aménagement et à la protection du Grand Nord (Anonyme 2010). La vastitude du Nord québécois, combinée au fait qu'il s'agit d'un territoire encore très faiblement anthropisé, en aurait fait le territoire idéal pour mettre en application le modèle de développement dit de la « matrice inversée » (Schmiegelow et al. 2006). Dans ce modèle, le territoire, plutôt que d'être considéré comme une matrice développée avec des îlots de protection, est considéré comme une matrice protégée avec des îlots de développement. Ainsi, le fardeau revient aux développeurs (plutôt qu'aux conservationnistes) de démontrer que leurs projets sont acceptables.

Une frontière à repousser ?

Faisant fi de l'occupation millénaire du nord du Québec par les autochtones, les représentants du gouvernement, à commencer par le Premier ministre, présentent souvent le territoire du Plan Nord comme une « frontière à repousser » ou un « nouvel espace » (Robitaille 2008). Un tel discours renvoie à la théorie du front pionnier (Morissonneau 1978) ou du repoussement des frontières (« frontier expansion hypothesis »), selon laquelle le développement se base sur la conversion des terres, est fortement dépendant de l'exportation de ressources naturelles et engendre une accumulation rapide de capital physique et humain, au détriment du capital naturel (Barbier 2007). Ce type de développement, non durable par définition, a souvent lieu sur des territoires fragiles, tant du point de vue environnemental que social. L'exploitation des ressources naturelles génère peu de revenus pour l'État, et les revenus qui sont générés ne sont pas réinvestis dans des secteurs plus dynamiques et productifs, comme la transformation. L'extraction des ressources entraîne donc une hausse des revenus à court terme (surtout pour les actionnaires des multinationales) mais pas d'épargne ou d'investissements à long terme. Au début du xxe siècle, la colonisation de l'Abitibi-Témiscamingue, dans le nord-ouest du Québec, a été un exemple typique de développement par repoussement des frontières (Morissonneau et Asselin 1980). Un siècle plus tard, l'histoire se répète. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les régions les mieux pourvues en ressources naturelles sont donc celles qui se développent le moins rapidement : c'est la « malédiction des ressources naturelles » (Sachs et Warner 2001).

Que faire pour conjurer le mauvais sort ?

Pour aspirer à la durabilité, le développement du Nord québécois devrait être endogène, holistique, inclusif, équitable et réfléchi. En tablant sur la préservation de la qualité de l'environnement, l'objectif premier du Plan Nord devrait être le rehaussement des conditions socioéconomiques et sanitaires des populations du Nord au même niveau que celles des habitants du sud de la province. Les autochtones et les autres habitants du Nord devraient être au coeur du processus décisionnel et jouer un rôle important dans les projets de développement, notamment en occupant des emplois de qualité et en mettant en valeur leurs aptitudes entrepreneuriales.

Pour se donner les moyens de ses ambitions, le Québec doit s'assurer de tirer le maximum de bénéfices de l'exploitation des ressources sur le territoire du Plan Nord. Cela implique de percevoir des redevances sur la valeur de la production plutôt que sur les profits. En effet, les impacts environnementaux et sociaux sont toujours présents, même quand les profits ne sont pas au rendez-vous. De plus, le gouvernement devrait s'assurer une participation systématique au capital-actions des entreprises (Parizeau 2011). Les bénéfices dégagés par l'exploitation des ressources naturelles pourraient être investis en recherche et développement, de même que dans la protection de l'environnement, le développement des communautés et la diversification de l'économie.