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Introduction

Cet article a pour objet les modèles de genre qui imprègnent les entreprises. Nous porterons une attention particulière à la construction de la masculinité et à la difficulté de modifier le modèle de masculinité hégémonique. À travers l’analyse de quelques histoires racontées par des pères qui travaillent dans différentes organisations, nous chercherons notamment à mettre en évidence la manière dont les pratiques de résistance et d’hégémonie, par rapport aux modèles de genre alternatifs au modèle dominant, peuvent influer sur la mise en oeuvre effective de changements culturels.

À partir de l’époque moderne, une culture organisationnelle dominante s'est développée dans notre société, culture qui sépare très nettement les lieux et les temps de production et de reproduction. Cette dichotomie a été liée, dès le début, à la caractérisation des rapports de genre, selon laquelle les hommes sont vus comme les protagonistes de la sphère publique de la production et les femmes définies en relation avec la sphère privée de la famille et de la reproduction.

Conscientes de ce fait historique, nous avons décidé d’analyser l’introduction en Italie d’une nouvelle loi qui, à partir de l’an 2000, a donné la possibilité aux hommes d’accéder également au congé parental en s’absentant de leur poste de travail. Notre objectif est donc de comprendre si et comment un changement normatif peut contribuer à remettre en question les rapports de genre hégémonique présents dans les entreprises et les lieux de travail.

La relation entre les concepts d’hégémonie, de résistance et de genre a été, au fil du temps, au centre de nombreuses réflexions qui ont cherché à mettre en lumière l’existence, à l’intérieur d’une multitude de types différents, d’un idéal-type plus légitimé de masculinité (et de féminité) qui s’impose par rapport aux autres, en définissant l’identité et les positionnements adéquats pour les hommes (et les femmes) au sein d’un ordre symbolique spécifique (Connell, 1995). Un tel idéal-type, appelé par Connell « masculinité hégémonique », est défini par ce même auteur comme « a process of configuring practice through time, which transform their starting-points in gender structures » (Connell, 1995 : 72). Comme cela advient pour toutes les formes hégémoniques, cet idéal-type sert à légitimer et à naturaliser les intérêts du groupe qui détient le pouvoir au détriment des autres groupes (Gramsci, 1975) – dans ce cas, les femmes, tout comme les hommes qui se reconnaissent dans d'autres types de masculinités, sont définies comme « autres » –, qui se retrouvent ainsi marginalisés et mis en position de subordination. Ainsi, Gramsci, dans un passage des Cahiers de prison, écrit :

Quand on dit que telle action, telle façon de vivre, telles moeurs sont « naturelles », ou qu'au contraire elles sont « contre-nature », qu'est-ce que cela signifie ? […] Pour commencer, qu'il soit bien entendu qu'on ne peut parler de « nature » comme de quelque chose de fixe, d'immuable, d'objectif. Il apparaît que, presque toujours, « naturel » signifie « juste » et « normal » selon notre conscience historique actuelle ; mais la plupart des gens n'ont pas conscience de cette actualité historiquement déterminée, ils tiennent leur façon de penser pour éternelle et immuable.

Gramsci, 1975 : 1874-1879

Les individus peuvent donc s'aligner et se conformer à un « ordre naturel », qui rend essentielle une partialité et cherche à emprisonner dans la monoculture du genre tant les femmes que les subjectivités et les pratiques qui sortent du système dual (Poidimani, 2006), ou bien mettre en acte des formes de résistance en contribuant à leur tour à sa reproduction ou à sa destruction.

Les pratiques discursives apparaissent comme un instrument particulièrement efficace dans ce type de dynamiques. En effet, bien souvent, les processus de production, de légitimation et de naturalisation des ordres symboliques, tout comme par ailleurs les processus de mise à nu et de déconstruction, se développent par le biais du storytelling organisationnel (Rhodes, 2001 ; Vaara, 2002 ; Murgia et Poggio, 2009). Comme cela a été souligné dans différents travaux, les histoires représentent des ressources importantes pour étudier et comprendre le changement organisationnel ou les résistances que celui-ci produit. De fait, chaque narration se base sur le fait qu'un changement s'est vérifié : la structure des récits entre effectivement toujours en relation avec la rupture d'un équilibre due à l'émergence d'un obstacle et à l'apparition d'un nouvel équilibre (Todorov, 1971), c'est-à-dire avec le passage d'un état de désordre à un nouvel ordre qui connaît généralement différentes phases (Greimas, 1970). Le problème peut être vu comme un évènement incohérent par rapport aux attentes, comme un évènement qui viole les structures perceptives (Starbuck et Milliken, 1988). Les études organisationnelles ont ainsi mis en évidence le rôle des histoires comme stimulus et véhicule de changement organisationnel (Czarniawska, 2000 ; Vaara, 2002 ; Brown, 2004), mais aussi comme instrument pour prévenir ou entraver le changement par le renforcement des valeurs et des comportements dominants face aux stimulations au changement ou à l'innovation.

Dans cet article, nous chercherons à montrer comment ces différents courants d'analyse peuvent interagir sur un mode positif en offrant de notables apports et des grilles de lecture pour étudier si et comment le changement des modèles hégémoniques de genre, quand il est aussi encouragé par des dispositifs normatifs spécifiques comme dans le cas qui nous occupe, peut être promu ou entravé au sein des organisations par des pratiques de résistance mises en acte par les salariés et par la direction. Par ailleurs, nous verrons comment les narrations peuvent représenter aussi bien des instruments de reproduction hégémonique et de résistance au changement que des instruments utiles pour faire émerger ou pour défier et mettre à mal les modèles dominants, en soutenant alors le changement.

Genre, masculinité hégémonique et pouvoir : des concepts à mobiliser

L’attention portée à l’expérience du congé parental, et en particulier aux pratiques « nouvelles » et « actives » de paternité (Cohen, 1993), permet, d’après nous, d’analyser des dynamiques capables – au moins potentiellement – de remettre en question l’ordre de genre qui domine dans les structures de travail.

Le concept de genre auquel nous nous référons se définit ainsi :

concept relationnel dont l'utilité principale consiste justement dans l'examen de la façon dont les femmes se voient attribuer des caractéristiques féminines et les hommes des caractéristiques masculines. Cela permet de découvrir comment le genre constitue une pratique sociale qui place les personnes au sein de contextes de pouvoir asymétrique, c'est-à-dire comment l'inégalité des opportunités sociales est fondée sur la différence.

Bruni, Gherardi et Poggio, 2005 : 5

La majorité des études conduites sur le rapport entre genre et organisation s'est focalisée sur les dynamiques qui concernent la construction du féminin, ce qui implique souvent une masculinité « invisible » et tenue pour acquise. À l'inverse, la réflexion que nous proposons ici se développe autour du concept de masculinité, ou plutôt de masculinités. Considérer le genre comme une pratique et comme un système d'attribution de sens (et de pouvoir) a en effet pour conséquence première le dépassement d'une idée univoque de masculinité (Bruni, Gherardi et Poggio, 2005).

Dans cette perspective, nous pouvons parler d'une pluralité de modèles de masculinité (Connell, 1995) qui peuvent être pratiqués tant par les hommes que par les femmes. Proposé par Connell, le concept de masculinité hégémonique, qui se réfère à une configuration de pratiques « that occupies the hegemonic position in a given pattern of gender relations » (Connell, 1995 : 76), est particulièrement pertinent dans le cadre de notre réflexion.

Une telle hégémonie se base sur trois dimensions principales : les rapports de pouvoir (soit la subordination des femmes aux hommes), les rapports de production (c'est-à-dire la division du travail selon le genre et ses conséquences sur le plan économique) et la cathexis (qui concerne le modèle de désir dominant, c'est-à-dire la structure qui détermine les relations émotives entre les personnes) (Connell, 1987). La conséquence de l'enchevêtrement des deux premières dimensions apparaît clairement dans la dichotomie entre la sphère productive (associée au masculin) et la sphère reproductive (associée au féminin) et dans la prépondérance symbolique et matérielle de la première sur la seconde. L'argument justifiant la séparation entre « travail » et « foyer » se base sur le caractère rationnel du premier par rapport au caractère émotionnel du second (Martin, 1990).

L'idée de masculinité hégémonique utilisée par Connell (1987) qui, à son tour, se base sur le concept d'hégémonie, entendue comme une forme de domination idéologique subtilement masquée et tenue pour acquise (Gramsci, 1975), nous est fort utile dans l'analyse des pratiques de masculinité dominantes au sein des organisations. En fait, c'est justement de la masculinité hégémonique que dérive la propension à l'institutionnalisation des attitudes et des pratiques relationnelles en conformité avec la position des individus à l'intérieur des structures organisationnelles (Hearn, 1992).

À partir de ce point de vue, nous pensons que les concepts de sphère publique, de travail rémunéré et de rôle du « père soutien de famille » sont à la base de la masculinité hégémonique ainsi que de la paternité soi-disant traditionnelle (Lupton et Barclay, 1997). Les rôles de la mère et du père sont en effet traditionnellement déterminés de manière dichotomique et de façon similaire aux catégories du féminin et du masculin : le père est lié au travail et à la carrière, et considère sa position professionnelle comme étant prioritaire, alors que la mère est plus concentrée sur la famille, qu’elle place au premier rang par rapport au travail salarié (Nentwich, 2008).

Dans cette perspective, le concept de « patriarcat », qui renvoie à la dimension hiérarchique des rapports non seulement à l'intérieur de la famille, mais aussi dans un contexte public plus large, reste utile. Joanne Acker (1990) a bien expliqué les processus à travers lesquels ce modèle de genre se construit et se consolide au sein des organisations. Elle en a déterminé les cinq étapes principales : la création d'une hiérarchie basée sur des profils de genre ; la production de symboles qui mettent en opposition les appartenances ; les formes d'interaction qui perpétuent la domination et la subordination ; le positionnement de genre qui en résulte de la part de ces mêmes acteurs ; une logique organisationnelle basée sur les temps, les corps et les attentes masculines. La masculinité peut donc être vue comme un texte sous-jacent, c'est-à-dire comme un ensemble de processus qui, de manière latente, produisent les distinctions de genre. Le concept de texte sous-jacent est lié à celui de pouvoir, étant donné que de tels processus sont de fait orientés vers la reproduction du consensus ou l'acceptation de l'ordre dominant et des pratiques hégémoniques (Benschop et Doorewaard, 1998 ; Bendl, 2008).

Dans un article publié en 2001, Patricia Yancey Martin a cherché à mettre en lumière la façon dont les hommes mobilisent la masculinité au travail en partant du récit des expériences fournies par leurs collègues féminines. Pour Martin, le terme « masculinité » renvoie à ces « practices that are represented or interpreted by actor and/or observer as masculine within a system of gender relations that give them meaning as gendered 'masculine' » (Martin, 2001 : 588). Cette attribution se fait en fonction des comportements et des contextes de référence ainsi que selon la façon dont la masculinité est représentée par ceux qui occupent des positions de pouvoir. La masculinité est mobilisée lorsque plusieurs hommes mettent en acte de manière coordonnée des pratiques de masculinité. Comme le remarque Martin, c'est le cas par exemple dans les situations d'affiliation, lorsque les hommes s'unissent afin de se soutenir réciproquement.

Dans cet article, nous voudrions proposer à nouveau le concept de « mobilizing masculinities », mais avec une approche différente de celle suivie par Martin, et ce, principalement pour deux raisons. Déjà, parce que notre attention se portera en particulier sur des histoires racontées par des hommes, ensuite parce que nous chercherons à faire émerger la mobilisation de la masculinité à travers des récits qui font référence à une dimension traditionnellement associée à la dimension féminine (soit la garde des enfants).

En effet, nous nous intéresserons aux récits d'hommes qui ont utilisé l'instrument du congé parental. La dimension du changement tient au fait qu'un tel instrument est prévu par une loi qui ne fut promulguée qu'en l'an 2000 et dont l'objectif est justement de modifier les pratiques de genre dans les organisations et au sein des familles. Cependant, le taux d'utilisation et d'application de la loi a été très faible en partie à cause des cultures organisationnelles peu enclines à épauler ce changement. En 2003 – dernière année pour laquelle des données relatives aux demandes de congés parentaux sont disponibles –, le pourcentage d'hommes ayant utilisé le congé était de 19 % dans le secteur public, alors qu'il était bien moindre dans le secteur privé (3,2 %) (Gavio et Lelleri, 2005). Le taux d'utilisation du congé de la part des pères apparaît également très faible dans la province de Trente, là où nous avons effectué notre recherche : en 2003, seuls 14,8 % des hommes travaillant dans le secteur public et seulement 2,1 % employés dans le secteur privé ont eu recours au congé parental (Cozza et Poggio, 2005).

Une première analyse des données relève le fait que la demande de la part des hommes de s’absenter du travail à la suite de la naissance d’un enfant, c'est-à-dire la mise en pratique d’une paternité « active », non seulement dépasse la figure du père traditionnelle, mais défie aussi de manière plus générale le concept de masculinité hégémonique qui imprègne et renforce la culture organisationnelle dominante.

L’analyse des histoires des pères qui ont utilisé le congé parental nous permettra ainsi d'observer quelles dynamiques s'enclenchent au sein des organisations, en particulier au niveau de la direction, pour soutenir ou (plus souvent) pour résister à la diffusion de pratiques de genre qui entrent en contraste avec le modèle de masculinité hégémonique.

Méthodologie

Afin de comprendre comment la masculinité hégémonique est mise en pratique au sein des organisations et quels rôles elle joue face à l'introduction d'un changement normatif qui impliquerait sa remise en question, nous présenterons trois histoires racontées par des hommes qui ont bénéficié d'une période de congé parental à la suite de la naissance de leurs enfants, comme cela est actuellement prévu par la loi italienne.

La loi 53, promulguée en Italie en 2000, établit en effet qu'une fois la période de maternité obligatoire passée et jusqu'à ce que l'enfant ait atteint l'âge de 8 ans, les deux parents ont le droit de s'absenter du travail, ensemble ou alternativement, pour une période ininterrompue ou fractionnée de six mois chacun, jusqu'à dix mois au total[1]. À l'origine, le principal objectif de cette loi était de promouvoir des politiques de conciliation qui ne concernaient plus – comme c'est souvent le cas – exclusivement les femmes, mais qui auraient permis de renégocier la division du travail entre le couple et la famille, défiant ainsi les frontières entre l'univers symbolique masculin et l'univers symbolique féminin (Poggio, 2006). Même si l'introduction de cette loi a contribué à promouvoir et à légitimer l'idée d'une paternité plus active et d'un partage majeur des rôles parentaux, dans les faits les données relatives à l'utilisation du congé parental de la part des pères sont jusqu'à maintenant bien en dessous des attentes.

Les trois histoires relatées dans cet article ont été sélectionnées parmi 92 entretiens réalisés dans la province de Trente, au nord-est de l'Italie, au cours de deux projets de recherche distincts. Le premier projet est un projet Equal qui a examiné tant l'aspect des asymétries de genre dans les carrières professionnelles que celui de la conciliation des temps de vie. Durant l'année 2006, 52 entretiens ont été menés avec des hommes et des femmes qui travaillaient au sein de l'administration publique, à l'agence provinciale pour les services sanitaires et dans le secteur de la coopération. Le second projet s'est quant à lui réalisé à l'intérieur d'un programme de recherche ministériel qui avait pour but d'étudier les trajectoires professionnelles d’hommes et de femmes, en s'arrêtant plus particulièrement sur les moments de rupture qui les parcourent. Cela allait des évènements familiaux les plus significatifs aux éventuelles interruptions dues aux mouvements (horizontaux ou verticaux) de carrière et prenait particulièrement en compte les différences de genre et de génération. Dans ce cadre, 40 entretiens ont été menés au cours de l'année 2007 avec des salariés, hommes et femmes, du secteur public et du secteur du commerce. Dans les deux actions de recherche, le choix des secteurs d'enquête était lié à leur pertinence en termes de nombre sur le territoire de référence.

Dans la plupart des entretiens réalisés au cours de ces deux projets, l'existence d'une « malestream culture » (Gherardi, 1995) émergeait clairement : l'ordre symbolique de genre dominant apparaissait comme étant basé sur une division traditionnelle des rôles et des devoirs entre hommes et femmes.

Parmi les 92 entretiens réalisés au cours des deux projets de recherche décrits ci-dessus, la moitié ont été menés avec des hommes dont une très grande majorité avaient déjà vécu l’expérience de la paternité. Néanmoins, sur un total de 37 interviewés, seulement cinq avaient utilisé le dispositif du congé parental de manière non anecdotique (c'est-à-dire en ne se limitant pas à quelques journées). Dans cet article, nous avons choisi de focaliser notre attention sur trois de ces histoires, qui nous ont paru d'un intérêt particulier comme expériences d’hommes qui ont défié, de façons très différentes l’une de l’autre et plus ou moins explicites, les pratiques de masculinité hégémoniques au sein des organisations où ils travaillent.

En cours de réalisation des deux projets décrits plus haut, nous avons adopté la technique de l'entretien narratif, qui a justement pour principal objectif de solliciter des histoires relatives à l'expérience des individus interviewés (Poggio, 2004 ; Wagner et Vodak, 2006). Les entretiens ont été audio-enregistrés, transcrits intégralement et soumis à l'analyse narrative en mettant l'accent non seulement sur le contenu du récit, mais aussi sur le « comment » et le « pourquoi » des narrations (Riessman, 1993). Cela signifie avant tout qu'il faut tenir compte du fait qu'aucune histoire n'est idéologiquement neutre et que chaque histoire légitime une vision particulière du monde qui en exclut d'autres (Poggio, 2004).

L'utilisation d'une approche narrative nous a permis de mettre en relief la façon dont le changement est soutenu ou entravé dans les narrations faites par les acteurs de l'organisation (Czarniawska, 2000 ; Brown et Humphreys, 2003) qui peuvent renforcer les scripts dominants ou se rebeller face à ces derniers (Martin et al., 1983 ; Rhodes, 2001). La relation entre narration et changement est liée au fait que les deux constructions se situent le long d'une dimension temporelle ; elles font référence à l'existence d'un avant et d'un après par rapport à l'irruption d'un évènement qui transforme la situation initiale. Plus particulièrement, l'examen de la relation entre narration et changement organisationnel peut se révéler fécond lorsque l'analyse s'enrichit d'une dimension ultérieure : celle du genre. En effet, différents articles ont cherché à mettre en lumière l'importance des histoires tant pour reproduire ou, à l'inverse, défier les ordres de genre dominant dans les organisations (Hanappi-Egger et Hofmann, 2005 ; Gherardi et Poggio, 2007) que comme instrument d'analyse pour faire émerger et pour déconstruire les pratiques hégémoniques (Martin, 2001).

Nous avons choisi de rapporter ces trois histoires – parmi toutes celles qui auraient pu être racontées – dans l'intention de mettre en lumière la position d'individus ayant un avis alternatif ou marginal qui est souvent masqué par une neutralité, une uniformité et une homogénéité présumées de la part de l'organisation. À travers l'analyse des expériences d'hommes qui ont remis en cause, au moins partiellement, le modèle de masculinité dominant à l'intérieur des organisations où ils travaillent, nous chercherons donc à rendre compte des relations entre les pratiques hégémoniques et les diverses formes de résistance suivant un changement normatif.

Démasquer les pratiques hégémoniques. Histoires d'hommes au travail

Comme nous l'avons souligné précédemment, depuis l'entrée en vigueur de la loi sur les congés parentaux introduite en Italie il y a presque dix ans, le nombre d'hommes qui ont bénéficié du droit de s'absenter du travail afin de s'occuper de leurs enfants durant les premières phases de leur vie est encore très bas, sûrement bien en dessous des attentes des instigateurs de la loi. Le manque de succès d'une loi promouvant le partage du travail lié à l'éducation des enfants entre les parents nous amène à nous interroger sur les modèles de genre incorporés dans les pratiques sociales et dans les cultures organisationnelles qui semblent entraver l'application d'une telle loi, en ne favorisant pas l'utilisation des instruments de conciliation. Le fait de rendre explicites les nécessités de conciliation entre travail rémunéré et travail non rémunéré – ou d'en bénéficier – entre en effet toujours en conflit avec les pratiques de genre qui dominent à l'intérieur des organisations. La structure, la culture et les pratiques organisationnelles continuent d'être inspirées par un modèle de masculinité hégémonique construit autour de la figure du male breadwinner : un homme adulte, chef et père de famille, ayant un contrat de travail le plus souvent à plein temps et dont la principale source d'identité découle de sa réussite dans la sphère publique et dans le travail rémunéré ainsi que des ressources organisationnelles de pouvoir et de statut (Collinson et Hearn, 1994).

Dans cet article, notre attention se portera sur les récits d'hommes qui ont demandé des périodes de congé parental. Notre intention est de comprendre quelles sont les pratiques mises en acte par l'organisation afin de faire face à un changement externe – l'introduction de la nouvelle loi sur la maternité et sur la paternité –, mais surtout de quelle façon la culture de genre et le modèle de masculinité hégémonique au sein de l'organisation sont reproduits ou remis en question. Dans cette analyse, nous avons choisi les histoires de trois hommes, que nous nommerons Atlas, Épiméthée et Prométhée[2], qui nous ont autorisées à raconter le (non-) changement organisationnel.

Atlas – Une histoire de résistance « offensive »

Le changement organisationnel peut être véhiculé tant par les narrations dominantes que par les personnes qui occupent des positions périphériques dans la mesure où les individus sont impliqués dans des relations de pouvoir asymétrique (Clegg, 1981). Le changement organisationnel, tout comme le « non-changement organisationnel » (c'est le cas de la norme inappliquée sur le congé parental), peut donc être négocié de manière consensuelle, mais il peut aussi être imposé. En effet, les pratiques consolidées et les modèles culturels de référence sont plus forts que la norme. Les histoires qui proposent des trames organisationnelles alternatives par rapport à celles qui dominent peuvent représenter des moyens puissants pour induire des changements chez les personnes et dans la culture du lieu de travail (Kaye, 1995). C'est bien pour cette raison que ces histoires peuvent être perçues comme une menace et qu'on peut chercher à les refouler. Par ailleurs, l'activation d'un changement organisationnel ne connaît pas toujours une issue positive, surtout dans le cas où il s'oppose aux monologues managériaux (Aaltio-Marjosola, 1994) à travers des narrations qui entrent ouvertement en conflit avec les narrations proposées par la direction (Rhodes, 2000 ; Vaara, 2002).

Bien que des recherches aient montré le soutien que les narrations dominantes apportent aux relations de pouvoir asymétriques, notamment en marginalisant certains intérêts afin d'en privilégier d'autres (Humphreys et Brown, 2002), nous voudrions entrer dans le vif du sujet qui nous occupe en présentant le cas d'un homme – Atlas –, chirurgien dans un hôpital de la province de Trente, au nord-est de l'Italie. Arrêtons-nous, à partir d'un extrait d'entretien, sur l'expérience vécue par Atlas au moment où il a fait la demande du congé parental et au moment où il est retourné au travail.

Je savais que ça aurait été un choix très astreignant, je m'en rendais compte. Désormais, pour cette raison et sous certains aspects, ma carrière est terminée, ça fait deux ans que mon chef ne me parle plus… Il m'a dit : « C'est une offense personnelle, ne le faites pas, c'est un mauvais exemple pour l'enfant lorsque le père reste à la maison. » Ça, je m'en souviendrai toujours. Ensuite il m'a dit : « L'enfant doit comprendre qu'il est difficile de gagner de l'argent. » Quand je suis rentré du congé, tout a commencé : je n'ai pas pu mettre un pied dans la salle d'opération pendant 5 mois et pour nous, chirurgiens, c'est un gros problème de ne pas opérer. C'est pourquoi je me suis adressé au syndicat et maintenant il me fait faire un jour par semaine : c'est le minimum. Bien entendu, lorsque de telles situations se créent, tout le monde est adorable dans le service, tout le monde t'aime bien. Mais dans les faits, quand tu rentres, tu te retrouves quand même face à un mur parce qu'il a réussi à semer la zizanie… Ils font tous partie de ce monde-là même si je sais que, suivant mon exemple, quelques collègues ont fait la demande et ont obtenu le congé, mais pas auprès de mon chef[3].

Dans l'histoire d'Atlas, l'importance du rôle managérial émerge clairement, ce qui nous a permis d'analyser simultanément l'hégémonie et le genre comme des formes de pouvoir organisationnel et de contrôle enracinées dans les pratiques organisationnelles d'évaluation et d'interaction.

Le fait qu'Atlas ait décidé de limiter temporairement son engagement professionnel afin de se concentrer sur les soins à donner à son enfant, notamment sur l'activité éducative, l'a immédiatement placé dans une position de marginalité au sein de l'organisation. Les pratiques discursives managériales tendent, en effet, à marginaliser ces hommes qui ne reproduisent pas les pratiques de masculinité hégémoniques en se montrant « trop » engagés dans la sphère domestique au détriment de la poursuite de leur propre carrière. La nette séparation entre « foyer » et « travail » apparaît évidente au regard de la valorisation du caractère « unique » et « rationnel » de l'activité professionnelle et de sa prépondérance par rapport à la sphère privée (Martin, 1990).

Dans ce cas, l'individu qui raconte a défié les modèles organisationnels dominants en n'adoptant pas les pratiques de masculinité hégémoniques et en mettant en acte des pratiques de résistance face à la faible considération de l'organisation à l'égard des exigences de conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle et des nécessités émergentes de l'environnement familial. En effet, des éléments de conflictualité par rapport aux modèles organisationnels de référence se dégagent du fait que des droits qui devraient être garantis ne sont pas reconnus, comme dans le cas de la demande d'une période de congé parental, ou en raison de l'arrêt imposé de la carrière professionnelle.

La masculinité hégémonique n'est toutefois pas véhiculée exclusivement par des argumentations qui font référence à l'environnement professionnel ou au manque progressif de dévouement professionnel d'un homme qui décide de prendre une période de congé : elle envahit aussi une sphère plus personnelle. En effet, la position du supérieur d'Atlas, outre le fait qu'elle provoque l'interruption de sa carrière professionnelle, a remis en question son identité même de « père » et d'« homme » face à l'accusation de provoquer une « offense personnelle » et de donner, à cause de son choix de rester à la maison, un mauvais exemple à ses enfants. En ce sens, notre analyse suggère que l'actualisation de la masculinité hégémonique de la part des dirigeants masculins décrits dans ces récits reproduit, en agissant sur un plan tant professionnel que personnel, la domination des hommes qui se rallient à ce modèle et, à l'inverse, rend ceux qui ne l'épousent pas – qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes – moins dignes d'estime et moins aptes à accéder à certaines positions en termes de statut et de possibilité de pouvoir.

Par ailleurs, il est intéressant de noter non seulement la position du management mais aussi celle des collègues. Atlas raconte qu'il s'est retrouvé devant « un mur » à son retour. Nous nous trouvons encore une fois face à une histoire dans laquelle le (non-) changement est utilisé comme moyen de contrôle social afin de prescrire et de renforcer les actions et les valeurs managériales (McConkie et Boss, 1986). Ce n'est pas un hasard si l'interviewé soutient qu'ils « font tous partie de ce monde-là », comme s'il voulait souligner l'adhésion de ses collègues à la culture organisationnelle dominante. Les organisations sont en effet principalement gérées à travers ces mêmes pratiques et modèles qui sont à la base de la masculinité hégémonique (Martin, 1990).

Cependant, le fait que circulent au sein des organisations des histoires qui présentent des scénarios alternatifs aux trames narratives dominantes – basées sur des modèles de masculinité hégémoniques et consolidées par les narrations managériales – constitue une forme de résistance qui, comme dans ce cas précis, peut – sur un mode très lent – être collectivisée et partagée par d'autres acteurs organisationnels.

Ces différentes voix, bien qu'elles soient marginalisées et en position de subordination, représentent en effet les diverses tesselles d'une mosaïque narrative plus large, une mosaïque toujours en construction qui nous offre une représentation non statistique et non conventionnelle de la façon dont l'ordre symbolique de genre peut être maintenu, défié, recomposé et cependant toujours négocié au sein des organisations.

Épiméthée – Une histoire de résistance d'« urgence »

Si, dans le cas d'Atlas, le narrateur entre explicitement en opposition avec les modèles dominants, le récit d'Épiméthée, salarié du service public de la province autonome de Trente, se caractérise à l'inverse par une hétérogénéité majeure et par un plus grand enchevêtrement de pratiques de résistance et de pratiques d'hégémonie. En effet, dans ce récit, nous ne trouvons pas de nettes prises de distance par rapport à l'organisation, ni la construction de positions « rebelles » et alternatives aux positions hégémoniques. Il s'agit plutôt de pratiques de résistance contingentes, construites en fonction d'une situation temporaire et d'« urgence ». Épiméthée affirme que, s'il avait eu un seul enfant et non des jumeaux, il aurait évité de demander une période de congé parental. Par ailleurs, dans sa narration, ni l'organisation du travail ni la division du travail éducatif à l'intérieur du couple ne sont remises en question.

Je prends un jour de congé parental par semaine, généralement le mercredi car le mercredi ma femme travaille toute la journée, ensuite je suis à la maison le samedi alors que ma femme travaille ce jour-là. L'année dernière je voulais prendre tout le mois d'août parce que ma femme a dû travailler à temps plein et non à mi-temps en août, mais mon chef n'était pas vraiment disposé à me donner un mois de congé et il en a été ainsi. Je dois quand même dire que, quand ils ont su qu'il s'agissait de jumeaux, mon chef a compris l'urgence… Par exemple, en restant au travail un peu plus longtemps les autres jours, des fois, avec quelques heures de récupération, j'arrive à prendre la demi-journée du vendredi pour rester à la maison. Cela dit, malgré tout, je garde quand même le contrôle parce que, entre les congés et les vacances, j'ai raté moins de deux mois en tout. Si l'absence dure un an, il est fort probable que quand tu rentres telle chose est passée entre les mains d'un collègue, telle autre à un autre, çà et là. Enfin, il est peu vraisemblable que ça arrive à un homme parce que le poids principal de la famille repose quand même sur les épaules de la femme, c'est son devoir, mais avec des jumeaux…[4]

Même dans les cas où le congé n'est pas vécu comme une exception ou comme une obligation contingente, il se révèle conforme à la culture dominante, basée sur des modèles organisationnels qui récompensent la présence physique sur le lieu de travail et la disponibilité en temps (Gherardi et Poggio, 2007).

Épiméthée a bénéficié de cet instrument de conciliation sans que cela soit un frein à sa carrière professionnelle dans la mesure où le congé parental n'a représenté ni une remise en question de la gestion des temps organisationnels de sa part, ni la redistribution des tâches de travail durant son absence. En ce sens, prendre ce congé ne signifie pas automatiquement mettre en acte des pratiques de résistance qui se dissocient des pratiques hégémoniques organisationnelles. Il s'agit en effet d'une situation temporaire, et par conséquent très brève, qui reviendra à la « normale » une fois le moment d'urgence passé. En ce qui concerne l'organisation du travail, Épiméthée embrasse en effet une vision du temps liée intrinsèquement aux attentes entrepreneuriales de disponibilité et à l'importance organisationnelle du « temps de façade » (Di Pietro, Piccardo et Simeone, 2000 ; Gherardi et Poggio, 2007), dans la mesure où il limite au maximum les absences lors de la semaine et prend en considération l'ensemble de sa vie professionnelle. Il s'agit d'un lien symbolique appartenant à cette culture diffuse, particulièrement courante en Italie, qui privilégie encore l'image du temps de présence par rapport à une évaluation plus attentive de la prestation (Bombelli, 2004).

Par ailleurs, ce récit ne remet absolument pas en question les modèles de genre dominants au sein de l'organisation et du couple qui restent présents à l'arrière-plan et correspondent toujours à la pratique usuelle. On peut penser que cela sera d'autant plus vrai lorsque les phases et transitions spécifiques de la vie seront surmontées, comme c'est le cas après la naissance de jumeaux. En soutenant que « le poids principal de la famille repose sur les épaules de la femme », Épiméthée, du fait de son travail à plein temps, s'aligne sur un modèle culturel qui légitime la figure du père soutien de famille qui, au lieu de se placer dans une position symétrique par rapport à sa compagne, remplit, sur le plan du travail éducatif, le rôle d'« assistant ». Si la mère joue le rôle principal de figure parentale (Marshall, 1991), le père prend la place d’un « père à temps partiel », de « figure de divertissement » ou d’« assistant maladroit de la mère » (Sunderland, 2000).

En ce sens, la deuxième histoire que nous avons présentée soutient un ordre symbolique de genre dominant qui présuppose que les femmes sont féminines et les hommes masculins, que les femmes sont plus engagées dans la sphère privée et dans le travail éducatif (non rétribué) et les hommes plus présents dans la sphère publique et dans le travail rétribué (Martin, 1990). En quelque sorte, on peut noter dans les paroles d'Épiméthée un déplacement de l'agency en dehors de sa propre responsabilité du fait qu'il accorde un statut d'objectivité aux situations et qu'il affirme un non-choix par rapport à la demande de congé, comme si cela devait justifier un ordre non respecté. En effet, les narrations ne servent pas seulement à décrire les évènements et les transitions vécus, elles servent aussi à les justifier et à les recomposer sur un mode harmonieux afin de produire un sens de soi cohérent (Bruner, 1990).

Prométhée – Une histoire de résistance « tolérée »

L'introduction de la nouvelle loi sur la maternité et sur la paternité en Italie a engendré la mise en acte de pratiques différentes par rapport à la masculinité hégémonique au sein des organisations. Dans cette dernière partie, nous présentons un extrait de l'histoire de Prométhée, un homme qui travaille dans le secteur commercial et qui, au moment où il a fait appel au congé parental, s'est retrouvé confronté à une culture organisationnelle qui semble, sinon soutenir le changement, du moins le tolérer.

Il n'y a pas de pratique consolidée. Disons que j'ai su que ça pouvait se faire grâce à un de mes collègues qui l'a demandé, disons que c'est lui qui en a été l'instigateur. Quand j'ai su qu'il avait pris un congé parental, je me suis dit « Tiens, moi aussi je vais m'informer », et ainsi j'ai su que cette possibilité existait. Mes supérieurs m'ont aidé, ils l'ont toléré : par exemple je travaillais le vendredi et le lundi et les autres jours j'étais à la maison mais, même les jours où j'étais à la maison, je téléphonais pour voir s'il n'y avait pas de problèmes, donc il y a eu une forme de continuité. C'est aussi moi qui l'ai voulu, un peu pour leur faciliter la tâche et un peu pour me faciliter les choses lorsque je serais retourné au travail, en fin de compte… Je ne sais pas si beaucoup d'autres entreprises l'auraient vu d'un bon oeil, mais chez nous il n'y a eu aucune sorte de problème. Bien sûr j'en ai parlé avant avec mon supérieur et il m'a dit que c'était bon. Disons qu'il ne serait pas très content si tout le monde le faisait, ça c'est sûr…[5]

Un premier aspect qui a attiré notre attention réside dans le fait que dans l'histoire de Prométhée, et comme c'est le cas dans la majeure partie des histoires que nous avons analysées, nous trouvons la description d'une organisation qui n'est pas au courant de l'introduction de la nouvelle loi et au sein de laquelle on n'a jamais entendu parler de congé parental pour un homme, bien que la loi soit entrée en vigueur il y a presque dix ans. L'« histoire du congé parental pour les hommes » entre donc dans l'organisation par la petite porte, par le bouche-à-oreille et surtout par les récits des premiers salariés pères de famille qui ont demandé ce congé. Les narrations semblent par conséquent constituer un important véhicule de changement organisationnel capable d'altérer la ligne narrative dominante, porteuse du stéréotype selon lequel la conciliation entre la sphère professionnelle et la sphère familiale est un problème qui concerne exclusivement les femmes.

Bien qu'il s'agisse d'une histoire qui ne s'insère pas dans les rhétoriques dominantes voulant que les hommes soient totalement étrangers à la conciliation entre travail rémunéré et travail non rémunéré, le congé est décrit par Prométhée comme une chose rare, un privilège concédé par l'organisation qui, s'il ne se diffuse pas excessivement, peut devenir objet d'orgueil pour l'identité organisationnelle : « Je ne sais pas si beaucoup d'autres entreprises l'auraient vu d'un bon oeil ; chez nous, il n'y a eu aucune sorte de problème. » Le fait de s'absenter du travail afin de s'occuper de ses enfants est encore vu comme une pratique extraordinaire, presque comme s'il s'agissait de l'exception qui confirme la règle. C'est comme si l'employeur admettait l'existence d'un droit des employés, mais qu'il cherchait en même temps à le passer sous silence, à éviter que le bruit ne coure afin que cela reste un évènement singulier et ne devienne pas une pratique courante.

L'histoire de Prométhée met bien en relief le fait que les pratiques de résistance sont souvent consubstantiellement liées aux pratiques d'hégémonie. Dans ce cas précis, le narrateur se pose en effet tant comme une victime du modèle de masculinité hégémonique – étant donné qu'il est conscient de représenter une exception à la règle – que comme le coproducteur de ce même modèle de masculinité qu'il subit, étant donné qu'il n'a absolument pas remis en question la gestion des temps organisationnels et l'organisation du travail.

L'attention portée aux voix dissonantes et à la manière dont elles se mêlent aux voix hégémoniques nous a permis d'analyser les processus de re-production des modèles de construction des ordres symboliques de genre dominants, en éclairant la façon dont les rapports de pouvoir sont imprégnés par des pratiques de masculinité hégémoniques qui renforcent la soumission des membres à la culture organisationnelle dominante. En effet, à l'intérieur de toute organisation, il existe diverses sortes de pressions, parfois réprimées, de résistance et d'hégémonie, d'émancipation et de soumission ou de contrôle et de rébellion par exemple. Il s'agit de dimensions fortement entremêlées, qu'il est difficile de distinguer les unes des autres. Considérer leur hybridation et la façon dont elles s'incorporent ou s'opposent aux pressions de changement qui proviennent de l'extérieur – capables de remettre en question le modèle de genre dominant – nous a toutefois permis de souligner les différentes composantes qui entrent en jeu en mettant en évidence leur complexité et leur ambivalence et en montrant, une fois encore, comment, à travers les histoires exceptionnelles, il est possible de mieux comprendre les trames dominantes.

Conclusion

Dans un compte rendu sur les textes de genre sous-jacents qui reflètent la reproduction courante de genre dans le discours organisationnel, Regina Bendl a soutenu récemment que l'ensemble des différents « sous-textes » considérés ont un point commun : la lacanienne « loi du père », qui institue le masculin en tant que norme et le féminin en tant qu'« autre » (Lacan, 1977 ; Bendl, 2008), y prévaut. En effet, dans tous les textes considérés par l'auteure, un ordre binaire émerge, qui est caractérisé par l'hégémonie du terme masculin sur le terme féminin et reproduit à travers des modèles de langage spécifiques. À la lumière des nombreuses études sur la masculinité qui ont émergé ces dernières années, nous pouvons préciser qu'en réalité, dans les cas étudiés, ce qui est considéré comme une norme n'est pas la masculinité en général, mais une forme spécifique de masculinité, celle justement qualifiée d'hégémonique par Connell (1995), du fait qu'elle apparaît plus appropriée aux conceptions et aux valeurs socialement dominantes.

Dans les textes recueillis pour notre recherche, la « loi du père » semble subir la menace de comportements déclenchés par l'introduction d'une nouvelle loi qui encourage les pères à vivre plus pleinement la dimension de la paternité. La loi a justement été instituée afin de rompre les asymétries de genre, qui continuent de caractériser l'enchevêtrement entre la sphère professionnelle et familiale, en attribuant la responsabilité et les devoirs alternatifs et complémentaires aux hommes et aux femmes. Cette loi, instaurée au début de l'an 2000, offrait pour la première fois aux pères la possibilité de prendre une période de congé pour se consacrer à l'éducation de leurs enfants. Une possibilité qui, pourtant, après quelques années, apparaît encore très peu utilisée. Le questionnement qui a engendré notre réflexion concernait les raisons de la non-application de la loi. L'analyse que nous avons présentée ici a notamment cherché à mettre en évidence la manière dont le changement organisationnel, et plus spécifiquement le changement des cultures organisationnelles de genre, peut être entravé par des pratiques hégémoniques et de résistance qui tendent à reproduire les textes sous-jacents et les cultures traditionnelles.

En même temps, en présentant trois cas différents, nous avons cherché à montrer comment, au-delà de l'existence d'un trait culturel commun lié au modèle de masculinité hégémonique, les pratiques hégémoniques et de résistance sont toujours situées et lisibles à la lumière des contextes spécifiques dans lesquels elles sont enracinées et de leurs pratiques sociales. Comme l'analyse le montre, dans les trois histoires recueillies les pratiques hégémoniques et de résistance ont tendance à se superposer et à s'entremêler, bien que ce soit selon différentes modalités et nuances. Si, dans le cas d'Atlas, on observe une opposition plus nette entre les pratiques managériales hégémoniques et la tentative du protagoniste de s'en affranchir en optant pour le changement, dans les deux autres cas la frontière est beaucoup plus floue : dans l'histoire d'Épiméthée l'adoption d'une pratique non conventionnelle est présentée et justifiée en relation avec une situation d'exceptionnalité, à travers un choix rhétorique qui tend donc à consolider l'ordre dominant ; dans l'histoire de Prométhée, à l'inverse, le narrateur se pose tant en victime qu'en complice du modèle de masculinité hégémonique.

L'attention spécifique portée au rôle des narrations nous a enfin permis de mettre en évidence le rôle que ces dernières peuvent jouer dans l'étude du changement organisationnel et des pratiques de résistance qui s'y opposent (Brown, Gabriel et Gherardi, 2009), tant parce qu'elles représentent un important dispositif de reproduction et d'affirmation des pratiques hégémoniques que parce qu'elles peuvent, en même temps, se révéler des instruments efficaces de déconstruction et d'abolition des « sous-textes » dominants.