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Ce nouveau numéro de la revue Phronesis rassemble six articles qui font suite à deux rassemblements scientifiques internationaux. L’un s’est déroulé à Sherbrooke (Canada) lors des Neuvièmes journées internationales d’étude de la Chaire de recherche du Canada sur l’intervention éducative (CRCIE) et du Centre de recherche sur l’intervention éducative (CRIE). L’autre s’est tenu avec les mêmes équipes de recherche durant trois journées à Carcassonne (France) peu après. La réflexion et les nombreux débats ont porté sur la thématique de l’analyse des pratiques et des compétences professionnelles des enseignants. Que sait-on précisément de leurs éléments descriptifs et explicatifs ? Quelles sont les caractéristiques de ce métier (cette profession ?) dont on sait si peu de choses in fine et à propos duquel paradoxalement chacun a son idée, fort de son expérience d’ancien élève ou de parent ? Pourquoi éviter d’évoquer ce qui ressort de la scène publique : quelle efficacité, quelles compétences professionnelles des enseignants, … puisque ce sont en ces termes que le problème est posé ?

Ces questionnements sont récurrents et l’actualité de la recherche nous en livre un exemple particulièrement. R. Chetty (Harvard), J. N. Friedman (Harvard) & J. E. Rocckoff (Columbia), économistes, ont publié les résultats d’une étude portant sur 2,5 millions d’anciens élèves américains, étude qui conclut que ceux qui ont eu des enseignants de grande valeur sont ceux qui, par exemple, sont le plus en mesure d’atteindre les études supérieures et d’avoir des revenus plus élevés. Ces travaux couvrent une période de 20 ans (1989-2009) et ont un grand intérêt, car les chercheurs ont pris la peine de « contrôler » certaines variables caractérisant les étudiants et leurs parents. L’approche adoptée est intitulée « value-added (V-A)» que l’on peut traduire par valeur ajoutée. Celle-ci est chiffrée à plusieurs dizaines de milliers de dollars par année de scolarité avec un « bon » enseignant. La valeur ajoutée est appréciée à partir des performances des élèves lorsque celles-ci sont supérieures aux performances attendues (performances attendues calculées à partir de dimensions caractérisant les élèves, leur famille et la classe dans laquelle ils sont scolarisés).

La question qui nous intéresse ici est celle qui concerne la manière dont ont été repérés les « bons » enseignants. Les enseignants à « valeur ajoutée » sont ceux dont les scores moyens de leurs élèves sont supérieurs à ceux qu’il est possible d’envisager pour eux au regard des leurs caractéristiques propres et de celles de la classe dans laquelle ils sont scolarisés.

Quelles compétences professionnelles et quelles pratiques d’enseignement peut-on attribuer à ces « bons » enseignants repérés comme tels à partir des performances « inattendues » de leurs élèves ? Il s’agit là de la question centrale que nous souhaitons aborder dans ce nouveau numéro de la revue.

Au-delà de l’aspect heuristique, les connaissances construites à propos des processus d’enseignement et d’apprentissage et surtout de leurs liens débouchant sur des performances scolaires de haut niveau intéressent au plus haut point les décideurs comme les formateurs et les évaluateurs des différents systèmes éducatifs. De fait, au-delà d’a-priori philosophiques et/ou pédagogiques, nous devons nous interroger sur les éléments de connaissances qui peuvent fonder la formation ou l’évaluation des enseignants comme pour les prises de décisions qui concernent plus largement le pilotage du système éducatif.

Sans avoir la prétention d’évoquer l’ensemble des possibles ni d’apporter une réponse définitive à ces questions, l’ambition de ce nouveau numéro est de contribuer à la réflexion dans le domaine. Nous souhaitons montrer à travers les six contributions de la revue qu’un certain nombre de travaux de recherche dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation peuvent éclairer et faire avancer l’étude de l’efficacité des pratiques et des compétences des enseignants, notamment en s’interrogeant sur trois dimensions essentielles : quels ancrages théoriques ou épistémologiques, quels éléments de problématisations, quels choix méthodologiques effectués dans le recueil et le traitement des données ?

L’économie générale de ce troisième numéro de la revue s’articule selon deux axes. Le premier regroupe les quatre premières contributions qui traitent des pratiques effectives ou déclarées des enseignants, des routines professionnelles, des indicateurs d’efficacité de ces pratiques, et de l’identité professionnelle des enseignants. Le second axe interroge la notion de compétence; les deux derniers textes y sont consacrés en grande partie.

La contribution de J. Clanet et L. Talbot, évoque surtout la nécessité d’étudier les pratiques d’enseignement à partir du constat de ce qu’elles sont au-delà de ce qu’elles devraient être. La visée épistémologique est claire : elle est heuristique et non transformative. L’objectif des auteurs est de mieux connaître les pratiques d’enseignement dans leurs relations aux apprentissages des élèves dans un premier temps afin de constituer dans un second temps une base de données qui pourrait s’avérer utile à la formation des enseignants. Après un cadrage théorique qui s’inspire de l’approche sociocognitive proposée par A. Bandura, une mise en perspective des pratiques d’enseignement de professeurs de l’enseignement primaire et secondaire est proposée.

Le deuxième texte est rédigé par J.-F. Marcel et H. Veyrac. Ils s’intéressent à l’efficacité des pratiques d’enseignement au travers des rapports d’inspection individuelle dans l’enseignement agricole français. La recherche dans le champ de l’efficacité des pratiques a du mal pour l’heure à faire la part des choses entre l’effet établissement et l’effet maître. Pourtant, l’évaluateur, l’inspecteur en l’occurrence, lui, doit trancher. Quels sont les éléments sur lesquels sont fondées les évaluations des enseignants ? Quelles sont les dimensions des pratiques prises en compte ? Quels sont les modèles théoriques, implicites ou non, qui structurent les rapports d’inspection? Autant de questions traitées ici qui interrogent la notion d’efficacité des pratiques d’enseignement d’une manière générale qui dépassent le cadre stricto sensu de l’enseignement agricole français.

La contribution de S. Martineau et de A. Presseau concerne une dimension spécifique des pratiques, en l’occurrence, la dimension sociocognitive appréhendée à partir du discours identitaire d’enseignants de l’enseignement secondaire au Québec. Les auteurs proposent une réflexion sur la construction de l’identité professionnelle. Ils soutiennent que dans un contexte décrit comme étant en crise (crise des institutions, de la raison, des valeurs, du sens …) , les enseignants ne peuvent compter sur des cadres sociaux stables et solides pour se constituer une identité professionnelle. Ils montrent que c’est l’expérience au travail qui devient l’élément essentiel de la construction de cette identité professionnelle qui repose en fait, en grande partie, sur leur propre interprétation de l’efficacité des pratiques d’enseignement auprès des élèves dont les professeurs ont la responsabilité.

Le quatrième texte concernant les pratiques est celui de F. Lacourse. Il évoque la thématique des routines professionnelles présentées comme un savoir-faire nécessaire au développement professionnel. Mais la difficulté demeure pour les formateurs des enseignants : comment enseigner un savoir qui reste imperceptible ? Comment enseigner des routines professionnelles construites dans l’immédiateté de la classe qui relèvent de compétences incorporées ? Ce texte fait le lien avec le second axe de la revue, celui qui traite de la notion de compétence.

B. Pudelko s’intéresse à un élément bien spécifique des compétences des enseignants, celui qui concerne leur dimension inconsciente. Selon l’auteure, le concept bourdieusien d’habitus peut jouer un rôle central pour comprendre et expliquer cette dimension des pratiques. L’idée est de porter un regard critique sur le rapprochement proposé parfois entre le concept d’habitus et celui de compétence. Dans ce cinquième texte B. Pudelko montre l’intérêt d’une interprétation cognitive du concept d’habitus qui peut aider à expliquer les compétences professionnelles des enseignants et ainsi à mieux comprendre la dimension implicite des pratiques professionnelles.

Dans la dernière contribution, B. Rey interroge de manière frontale la notion de compétence professionnelle. Une mise en perspectives des référentiels de compétences et leurs conséquences pour l’étude des pratiques enseignantes est proposée. Il y a peu de certitudes incontestables en la matière. Ceci incite à ne pas écarter d’emblée une question plus radicale : peut-on envisager d’étudier les pratiques professionnelles des enseignants à partir d’éléments de base définis comme des compétences distinctes les unes des autres. L’examen du référentiel des compétences qui doivent être construites par les enseignants, en France, à l’issue de leur formation initiale dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) nécessite, selon B. Rey, d’exercer un jugement critique pouvant porter sur les logiques établies lors des catégorisations des pratiques enseignantes.