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Dès 1988, Pierre Nepveu propose, dans L’écologie du réel, une analyse de la littérature québécoise de 1960 aux années 1980 qui révèle l’étrangeté du rapport à l’origine de cette dernière : elle s’efforce en effet de se mettre au monde par un perpétuel recommencement du geste fondateur. Ce paradoxe constitutif de la littérature québécoise — sur lequel la deuxième partie du titre de l’essai de Nepveu (Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine) met d’ailleurs l’accent — repose sur le constat suivant : « ce qui est le plus intolérable dans notre passé, comme individus et comme groupe, c’est aussi ce qui nous caractérise d’une manière essentielle [1] », ce passé étant précisément l’« histoire de notre incapacité à être, [l’]histoire de notre échec à entrer dans l’histoire [2] ». Les romanciers et poètes de ces années se seraient donc donné pour mission, dans et par l’écriture, de fonder la littérature québécoise sur les décombres de son identité passée, en se servant de cette négativité qui définit la société dans laquelle elle s’inscrit.

En parcourant les romans québécois édités après l’an 2000, force est de constater que la naissance de la littérature québécoise n’est pas encore tout à fait achevée, que ce paradoxe sur lequel elle se fonde alimente toujours les écrivains actuels. Toutefois, plutôt que de prendre sans sourciller le relais de la littérature des années 1960 et de se faire le porteur d’un projet national, d’inspirer l’épopée d’un pays encore à naître — projetant dans la fondation du pays la constitution d’une littérature propre à ce pays, et inversement —, le roman des dix dernières années se retourne sur son histoire en mettant de l’avant une figure, celle de l’héritier, qui pose un regard critique sur l’héritage laissé par ses prédécesseurs et doute de l’usage à en faire. Une lecture suivie permet plus particulièrement de constater qu’une de ces figures d’héritier, celle de l’adolescent en crise, occupe une place centrale dans le personnel romanesque actuel [3]. En rupture plus ou moins violente avec l’autorité parentale et sociale, cette figure récurrente paraît évocatrice d’un rapport ambigu à l’héritage et à l’inscription dans la durée. En effet, souvent l’enfant d’un père trop silencieux, l’adolescent présenté dans le roman québécois d’aujourd’hui s’emporte contre ce silence et y réplique en faisant lui-même oeuvre de langage et de signes — par exemple en devenant écrivain ou artiste —, ou encore en mettant symboliquement à mort ce silence, en « éliminant » l’absence écrasante du père pour s’en dégager.

Prenant appui sur l’« hexalogie [4] » Soifs de Marie-Claire Blais (plus spécifiquement sur les quatrième et cinquième tomes, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments [5] et Mai au bal des prédateurs [6]) et sur un roman de Martin Thibault, La bête du lac [7], cet article interrogera ce nouveau paradoxe — en plusieurs points similaire à celui qui nourrissait les écrivains des années 1960-1970 — de la littérature québécoise, qui fait du père absent et silencieux, le catalyseur d’une révolte à sa manière féconde et fondatrice [8]. Il ne faut cependant pas oublier que la hantise du legs menace la possibilité de ce « [d]ire qui je suis [9] » essentiel à la naissance d’une voix singulière, que le poids de l’héritage met en péril le projet même de cette naissance. On trouvera néanmoins dans l’état de crise le dynamisme et l’effervescence qui permettent de dépasser l’inertie provoquée par la pesanteur de l’héritage.

La crise

Il me semble tout d’abord nécessaire de faire le point sur ce terme, celui de « crise », puisqu’il renvoie non seulement à la posture de l’héritier adolescent dont je viens d’esquisser un bref portrait, mais aussi beaucoup plus généralement à un état supposé de la littérature depuis maintenant trente ans [10]. Comme cette idée est aussi, et peut-être surtout, véhiculée par la critique française à propos de sa littérature, il peut être intéressant de s’arrêter à l’exemple hexagonal pour commencer [11]. Dans la critique littéraire française, l’idée de crise se fonde — au point de s’y confondre — sur le constat d’un roman en mutation, métaphore obsédante qui rend bien compte de la place du roman contemporain dans l’histoire littéraire [12]. L’idée d’une mutation du roman établit à la fois une filiation et une rupture de ce genre avec ce qui le précède, elle signale qu’il y a un héritage et son rejet : le serpent qui a mué est toujours le même serpent ; il a pourtant dû laisser derrière lui son ancienne peau, se départir de ce qu’il était pour devenir un autre lui-même. Jan Baetens et Dominique Viart, dans le deuxième volume de leurs Écritures contemporaines, sont parvenus à résumer de façon intéressante la situation pour la France. La crise est en effet le « moment critique par excellence, […] l’état le plus aigu, le plus vivant de la création romanesque, ce moment où l’écriture se retourne sur elle-même, met en question ses propres pratiques, interroge la pertinence de ses formes et la légitimité de ses objets. Aussi le contraire de la crise n’est-il pas la santé mais l’inertie et l’académisme [13] ». Héritière sceptique face à son héritage, la littérature française est bel et bien en crise. Mais cette crise est-elle aussi celle de la littérature québécoise ? Peut-on associer ce mouvement de retour sur elle-même qu’effectue la littérature française au corpus contemporain du Québec ?

Définie comme l’ont fait Baetens et Viart, la crise du roman pourrait aussi être plus largement celle de la littérature québécoise. Dans leur Histoire de la littérature québécoise, Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge substituent toutefois à la notion de « crise » celle de « décentrement », qui caractériserait de façon plus juste, pour le domaine québécois, ces « changements [qui] s’effectuent de façon relativement douce, sans rupture et sans figure de proue [14] ». Effectuant un mouvement de repositionnement par rapport à la nation, à l’Histoire, à la France, à la religion catholique et à la littérature elle-même, la littérature québécoise serait entrée, depuis le début des années 1980, dans une remise en question de ses attaches autant idéologiques que littéraires. Portant son regard autant vers le monde que dans les profondeurs du sujet, autant au large que vers l’intime, la littérature québécoise chercherait à apercevoir ce qui la définit dans cette ère de l’inclusion, où « [l]’écrivain contemporain […] veut ceci et cela, selon des configurations aussi personnelles et aussi valables les unes que les autres [15] ». En cela conforme aux grands enjeux sociaux qui apparaissent dans les années 1980 avec, entre autres, la poussée de l’immigration et de la mondialisation, la littérature qui se publie aujourd’hui au Québec serait en quête d’une identité bien à elle et en cela dédouanée de la bataille nationale que livraient les écrivains des années 1960, de la colonisation culturelle de la France et des États-Unis, du dogme religieux et d’une singularité qui se construirait au détriment et par le reniement du traditionnel, de quelque origine qu’il soit.

La mutation de la littérature québécoise contemporaine au tournant des années 1980 répond, en quelque sorte, au constat que faisait François Ricard en 1977, dans la revue Liberté, du cul-de-sac dans lequel elle se trouve au sortir des années 1970 [16]. « Impasse » est précisément le terme qu’emploie Ricard pour qualifier la sclérose de cette littérature qu’il décrit comme étant « inopérante, sans écho dans la collectivité et comme réduite de plus en plus à un simple bruit de surface, comme des bulles qui semblent ne venir de nulle part et n’aller nulle part, si ce n’est au vaste silence des bibliothèques et des entrepôts » (PP, p. 12). Portant aux nues la littérature des années 1960 qui possédait, selon lui, un immense « pouvoir de communication » assurant « la circulation des idées, des mythes, des questions qui nourrissaient alors [la] vie intellectuelle » (PP, p. 11), Ricard constate l’aphonie dont souffre la production littéraire des années 1970, qu’il qualifie de littérature « muselée, enfermée de plus en plus dans sa propre répétition, incapable de dire quoi que ce soit de neuf, abstraite, silencieuse » (PP, p. 11). À l’éloquence des poètes de la Révolution tranquille répondrait le babillage inaudible et itératif des écrivains de 1970, comme si ces derniers étaient incapables de se défaire des modèles qui tout juste les précèdent, et en cela semblables à « [des] adolescent[s] empêché[s] de sortir de chez [eux] » (PP, p. 12).

Cette littérature « adolescente » qui n’arrivait pas à faire entendre sa voix, étouffée sous celles de ses pères ou de ses frères aînés, a dû attendre que ces derniers se taisent — le renoncement de Gaston Miron à la poésie au profit de l’action dans les années 1970, la mort d’Hubert Aquin en 1977 et celle de Jacques Ferron en 1985, le silence de Réjean Ducharme pendant toute la décennie de 1980 — avant de revendiquer sa place au sein des lettres québécoises. Déchargée de la lourdeur d’un héritage formé de mots et de silences, elle a alors pu clamer haut et fort son droit d’exister par elle-même, sans la supervision des aînés.

On peut lire en ce sens le retour [17] des personnages d’adolescents dans le roman contemporain, sorte de métaphorisation de cette prise de parole : ils sont en effet l’archétype et l’incarnation même de la crise, qu’elle soit violente ou silencieuse, non pas tant en raison de ce qu’on appelle la « crise d’adolescence », qui se caractériserait, selon le lieu commun, par le rejet des valeurs parentales — ce qui réduit cette période de la jeunesse à n’être qu’une révolte sommaire —, mais parce que l’adolescence est l’âge où se situe précisément la mutation de l’enfant vers l’adulte, son décentrement par rapport à ce qui le précède, à son origine. En ce sens, l’adolescent coïncide parfaitement avec la définition que donne Biron du « sujet liminaire », ce personnage « qui ne possède aucune autorité juridique ou politique [… qui] échappe aux classifications habituelles et tend à se dépouiller des signes propres à la structure sociale (la position hiérarchique, la propriété, les vêtements) [18] ». S’émancipant de l’autorité parentale, de la structure familiale, l’adolescent revendique à la fois son autonomie et la précarité de cette situation qui le place entre deux âges. L’adolescence est en effet la période où, de la position d’héritier, on rejoint peu à peu celle du légateur, de celui qui se constitue lentement une sorte de dot où s’entremêlent l’ancien et le nouveau, trousseau qu’il transmettra à son tour à ses descendants. Nicolas Lévesque, psychologue et essayiste, a à ce titre une formule tout à fait pertinente pour résumer ce qu’est l’adolescence et surtout le travail de l’adolescent : « Le défi de l’adolescence […] consiste à sortir de l’impasse suivante : ou bien la soumission problématique à ce qui m’a été transmis, ou bien le déni, tout aussi problématique, de cette transmission. Comment être à la fois héritier et révolutionnaire [19] ? » C’est à cette dernière question, entre autres, que tentent de répondre les personnages d’Augustino et de Mai, dans les deux tomes étudiés ici du cycle de Blais, et ceux d’Alice, de Manu et de Laurence dans La bête du lac de Thibault. Comment accepter d’avoir une origine hors de soi-même et arriver à tracer, à partir de soi, un nouveau sentier à emprunter par ceux qui suivront ? Surtout, comment se sortir du paradoxe qui fait d’une absence (de père, de mots) un héritage écrasant, paralysant ?

Le détournement du silence

Dans la définition du décentrement de la littérature que donnent Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, il est fait mention des grandes figures tutélaires de la société québécoise (la nation, la France, la religion, etc.) avec lesquelles la littérature prend ses distances et ce, je le rappelle, « de façon relativement douce, sans rupture ». Or il reste un lieu hautement contraignant, le lieu par excellence de l’héritage et de l’autorité morale et axiologique, duquel la littérature québécoise ne s’est pas séparée (et c’est à se demander si elle n’y a pas fait « retour ») : la famille. Depuis les années 1980, plusieurs romans semblent avoir suppléé la cellule familiale à la nation, famille qui est mise à l’avant-plan non pas pour rejouer la propagande « terroiriste » de la richesse des valeurs qu’elle transmet mais plutôt, d’une part, pour permettre une exploration de la quotidienneté et de l’intime (chez une Élise Turcotte, par exemple) et, d’autre part, pour interroger le processus de passation de l’héritage d’une génération à l’autre (voir certains romans de Suzanne Jacob ou encore d’Yvon Rivard) [20].

C’est dans cette deuxième veine du « roman familial » que s’inscrivent les oeuvres de Blais et de Thibault. Force est pourtant de constater que la « douceur » qui définit le décentrement de la littérature québécoise par rapport aux figures d’autorité n’est pas le terme approprié pour qualifier le rapport entre les adolescents et leur famille, qui plus est entre les adolescents et leur père, figure d’autorité très prise à partie dans ces récits. En effet, Mai et Augustino chez Blais, Alice, Manu et Laurence [21] chez Thibault adoptent le comportement du héros liminaire, de façon à prendre leurs distances non seulement par rapport à la structure familiale — qui présente bien souvent toutes les apparences d’un cadre harmonieux et fonctionnel — mais surtout par rapport à leur père-écrivain, à l’autorité et à l’héritage que ce dernier représente. Les adolescents détournent, voire détruisent, le legs de celui qui est accusé à la fois de trop parler et d’étouffer ses enfants par son silence. Ce double legs, celui d’une mémoire non désirée et d’un héritage gardé secret, pousse les adolescents à des réactions contradictoires caractérisées par une emphase qui, chez certains d’entre eux, reconduit bien involontairement l’héritage du père.

Il peut paraître contradictoire de reprocher à son père, d’autant plus à un père écrivain, d’être à la fois trop loquace et trop silencieux. Or l’aporie se résout aisément lorsqu’on porte attention à ce qui est dit, car derrière une abondance de mots se cache souvent un silence, ce que les pères disent haut et fort camouflant en effet des choses qu’ils préfèrent taire. C’est ce dont Mai accuse d’ailleurs son père :

[…] ainsi parlait-il de départ, de séjour, pensait Mai, ainsi parlait son père, dans la voiture, sur la route brumeuse, faussant la vérité des mots, toujours ces mêmes duperies des adultes, leurs assertions contraignant toute vérité, véracité […] pourquoi ne pas le dire, papa, ce fut un suicide assisté, consenti, n’est-ce pas […] pourquoi ne pas le dire, papa, dit Mai à son père qui en conduisant plus vite ne tourna pas son visage vers sa fille […].

M, p. 46

Refusant de nommer les choses sous prétexte de protéger sa fille de la trop dure réalité, de vérités qui pourraient la troubler, Daniel ne lance que des mensonges au visage de Mai ou, plutôt, il ne lui transmet qu’une euphémisation du réel dont l’adolescente n’est toutefois pas dupe [22]. Par ce refus de dire les choses telles qu’elles sont, le père provoque un malaise dans la transmission car, d’un côté, ce qu’il transmet est en deçà de la vérité, et, de l’autre, celle qui reçoit ces demi-vérités n’accepte pas d’être la destinatrice d’un héritage tronqué. Mai veut entendre la vérité sortir de la bouche de son père, elle désire non seulement avoir accès à l’exactitude du monde et des choses, à leur authenticité, mais également recevoir un héritage transmis avec honnêteté, porteur d’une vision du monde exempte de zones d’ombre, plus concrète, intelligible, et à partir de laquelle elle pourra bâtir son propre point de vue. Le visage du père, qui continue de regarder la route sans se poser sur celui de sa fille, est toutefois l’image du refus catégorique de parler, la figure autoritaire de celui qui décide des choses qui sont bonnes ou non à dire, alors que le pied qui appuie sur l’accélérateur rend encore plus floue la réalité déjà brumeuse qui défile par le pare-brise, brouillant ainsi toute possibilité, pour l’adolescente, de prise concrète sur le réel.

Le silence du père peut aller bien plus loin qu’une euphémisation du réel ou qu’un mensonge sur l’héritage transmis. Dans La bête du lac de Thibault, Laurence et Manu sont orphelins de père des suites de ce que leur mère leur a toujours présenté comme un accident de pêche. Ils apprendront la vérité lors d’une visite chez leur cousine Alice, dont le père écrivain est sur le point de mourir, après la lecture d’un manuscrit inachevé rejeté par leur oncle. C’est alors qu’ils comprennent que le silence du père les a privés des mots de leur propre récit, qu’il les empêche à jamais de raconter à leur tour une histoire qu’ils auraient pourtant dû connaître puisqu’elle est la leur.

Laurence et Manu ont fait face pendant une quinzaine d’années à un père muet, sorte d’écrivain sans oeuvre qui a forcé ses enfants à deviner les raisons de sa disparition, à inventer le récit de ce qu’il était et de ce qu’ils auraient pu être ensemble : « Il paraît que tu avais une belle voix et que tu chantais juste […]. Je vois à peine ta bouche et il n’en sort que du silence. […] j’aurais aimé t’aimer. Raconter à mes enfants […] comment tu étais […]. Aussi me souvenir de toi quand je serai rendue à mon dernier souffle » (BL, p. 159-160). Cette bouche coite est celle d’un manque à gagner et d’un surplus, d’un héritage qui n’a pas été transmis mais qui représente tout de même un legs imposant, envahissant. Laurence et Manu semblent avalés par ce trou à peine visible qui aspire leur histoire en même temps que les eaux mortelles du lac. L’héritage laissé par le père est celui du silence, d’un récit manquant, mais également d’une impossibilité à porter le regard vers l’avant. Les deux adolescents sont forcés par ce silence à inventer jour après jour ce qui est arrivé, à chercher l’explication du mutisme de leur père, de l’abandon, à remettre constamment les pieds dans le passé. « [F]antômes encombrants, véritables éteignoirs de vie pleine et présente et tournée vers l’avenir » (BL, p. 64), les morts — qui plus est les suicidés — demeurés silencieux contraignent le présent à trouver son origine dans une nébuleuse dont l’évanescence ruine les fondations, assises du présent qui se modifient d’ailleurs au gré des récits inventés par les enfants qui tentent, par tous les moyens, d’identifier les failles dans lesquelles le passé s’est aboli, de manière à éviter d’y tomber à leur tour.

Devant ce silence éloquent du père, les réactions de Mai, de Laurence et de Manu sont soumises à ce que la première a nommé « le trouble de la parole » (M, p. 58), emphase du verbe qui vise d’une part à combler le vide et à corriger les demi-vérités et d’autre part à faire scission avec l’héritage tronqué. Chez Mai, l’atténuation constante de la vérité et du réel, en somme le silence de Daniel, crée le besoin de remédier au mutisme du père. Cette nécessité la pousse à s’accrocher maladivement à son téléphone portable qu’elle garde « toujours près d’elle, le jour comme la nuit, tout près de sa joue, sur son oreiller parmi ses chats » (M, p. 72), confiant à cet objet, mais surtout à la personne qui est à l’autre bout des ondes, ses moindres secrets. Le « trouble de la parole » se retourne toutefois sur lui-même et devient pour Daniel l’image même du demi-mot qu’il impose à ses enfants : « Daniel savait seulement que cet objet de sujétion, toujours annexé à la personne de Mai […] connaissait de sa fille tous les mystères quand lui savait toujours si peu d’elle » (M, p. 71). Afin de ne pas avoir à avouer à ses parents ses penchants répréhensibles (alcool, sexe et drogues), mentant constamment sur ses allées et venues, sur les amis qu’elle fréquente, Mai se réfugie dans la parole mais, ce faisant, elle se cantonne dans son monde, « le monde de Mai qui n’[est] pas celui de ses parents, grands-parents » (M, p. 71), devant lesquels elle demeure silencieuse, cachotière. La rupture de l’unité familiale s’effectue donc, autant par Daniel que par Mai, dans une parole qui éloigne plutôt qu’elle ne rapproche les êtres, une parole qui fait silence.

C’est également par la parole que Laurence et Manu détournent l’héritage du père et font éclater la cellule familiale qui reposait, jusque-là, sur la trop présente absence du suicidé. Rejetant en même temps que le geste destructeur et éloquent du père le silence qu’il a créé autour d’eux, Laurence et Manu trouvent le moyen de façonner eux-mêmes une nouvelle voi(x)e au récit (ou à son absence) qui les définit. Manu est, des deux héritiers, celui chez qui se manifeste le plus violemment le « trouble de la parole ». Sa prise de parole prend la forme d’une invective directe et agressive contre le père :

Mange de la marde, rien que de la marde, un char de marde, un lac de marde ! Même pas laisser une lettre, une note, pour dire pourquoi ! Comme si on allait le deviner ! Ça fait quinze ans que j’essaie de deviner et je ne trouve rien. Rien que des noms de maladies bizarres que le psy m’a donnés pour que je sache quoi haïr.

BL, p. 157

Le « trouble de la parole » ne se révèle pas uniquement par son affolement : il est aussi une sorte de maladie du langage qui empêche ceux qui sont confrontés au silence de nommer les choses, de mettre des mots sur une réalité rendue incompréhensible à cause de l’absence de transmission des mots justes.

La violence verbale de Manu sert de prémisse à une violence métaphorique, celle du meurtre du père déjà mort, de l’abolition de son silence écrasant :

[Manu] prend la poche de jute et l’ouvre. Il la tend vers Laurence qui y met sa brique, puis vers Mathilde [la mère] qui hésite mais qui y dépose aussi la sienne. Manu fait de même, puis sort de son sac à dos une paire de souliers, des chaussettes, un caleçon, un pantalon et une chemise ayant appartenu à Paul-V. [le père] […]. Manu lève la poche, aidé d’une main par Laurence et leur mère, puis ils la balancent, se donnent un élan et lancent ce passé lourd et triste dans l’eau […].

BL, p. 164

Ce que les enfants (et la mère) mettent à mort, c’est à la fois l’absence de récit que le père leur a légué et tout ce qui parle encore de lui : des vêtements lui ayant appartenu, mais aussi des briques qui, bien plus que de servir de lest pour le sac de jute, sont une représentation du poids qu’est dans leur vie le souvenir du père mort. Pourtant, en tuant le silence du père par la parole et les actes, Manu et Laurence réactualisent, tout comme Mai, cet héritage puisqu’ils brisent le lien de « parole » qui existait entre eux, la présence encore signifiante du père, même si ce lien passait par le mutisme et des objets hétéroclites. Ce faisant, les deux adolescents détruisent la cellule familiale, laissant le père de côté, le « noyant pour toujours en [eux] pour pouvoir respirer à l’aise dans [leur] vie » (BL, p. 161). La compulsion de répétition qui ramenait chaque été les vivants auprès du mort peut enfin se transformer en deuil, mais au prix d’une redéfinition de la cellule familiale qui n’est plus (ou pas uniquement) soumise à la figure du père et à son héritage.

Cette volonté de redéfinir la cellule familiale de façon à ne pas reproduire l’héritage paternel, mais surtout à ne pas léguer à son tour une parole muette ou un silence écrasant ne fait au final que reproduire le même : Mai s’éloigne de sa famille en demeurant silencieuse avec ses proches, en n’énonçant que des paroles vides, tandis que Laurence et Manu retournent chacun chez soi après s’être débarrassé du silence du père, se murant (pour un instant) dans le silence. Même si le lieu de la transmission de l’héritage est déplacé, même si l’autorité du père est abolie, l’héritage continue de se transmettre et de se perpétuer par ceux qui voulaient le détourner. Y a-t-il donc un moyen d’éviter cette reproduction de l’héritage, de le détourner efficacement ? La révolte est-elle complètement inutile et stérile ?

Faire pareil pour faire différemment ?

Une des façons d’interrompre le cycle de l’héritage et de sa retransmission — mouvement circulaire qui atteste une incapacité à assimiler véritablement l’héritage — nous est peut-être donnée par l’entremise des personnages d’Augustino et d’Alice. Ces deux adolescents décident, pour modifier ou détourner le legs paternel, d’utiliser le moyen pris par le père pour assurer la transmission de l’héritage : l’écriture. Leur pari est donc de battre le père à son propre jeu, d’utiliser les armes dont il s’est lui-même servi pour léguer une parole et/ou un silence écrasant et ce, dans le but de détruire la souche malade dont ils proviennent.

Intitulant son pamphlet Lettres à des jeunes gens sans avenir, Augustino fait front, par son écriture et son propos, à l’oeuvre de son père. Contrairement à sa petite soeur Mai, Augustino reproche à leur père d’en avoir trop dit : il accuse Daniel d’avoir donné un excès de sens au passé, à l’Histoire et à la mémoire. Augustino a eu en effet, dès son jeune âge, dans la bibliothèque de son père, l’intuition que le passé parasite le présent, qu’il anéantit toute possibilité d’avenir pour ceux qui en héritent :

[…] voilà ce que j’apprenais dans le bureau de Daniel, mon père, en lisant ses manuscrits de ses Étranges Années, on aurait dit que ne l’intéressait que cette antichambre de toutes les hontes, de toutes les agonies, et que c’était là aussi mon héritage, celui du père de mon père, du grand-oncle Samuel, le fusillé, autre rose blanche anéantie dans la neige, ainsi ai-je vite compris que tout était dissous, désintégré, que ma génération serait écrasée sous un tel édifice de catastrophes, de conflagrations et de pervers conflits […].

NR, p. 126

Bien plus que des « catastrophes » et des « conflagrations » dont il fait état dans ce monologue, Augustino prend conscience d’avoir hérité, à son corps défendant, d’un étalon de mesure auquel il est doublement confronté. D’une part, ce grand-oncle fusillé, Samuel, est le martyr et le héros de la famille. Il est l’innocent assassiné par les envahisseurs. Il est à l’origine, dans et par sa mort, d’une mémoire constamment commémorée par Daniel et à laquelle tout un chacun doit se rapporter pour évaluer ses actions. D’autre part, on a donné au frère d’Augustino le prénom de ce grand-oncle sacrifié. Pour Augustino, l’aîné est bien plus que « la renaissance, la continuité de tout ce qui avait été à jamais perdu, dans le village de Lukow » (NR, p. 89) : il est l’incarnation vivante du passé, de l’héritage qui toujours le précède et dont il ne peut nier l’existence. Augustino est en quelque sorte confiné par son père au rôle du second et du toujours-déjà-coupable puisque, d’un côté, il ne peut — personne ne le peut — être à la hauteur de la mémoire du personnage glorifié et que, de l’autre, la honte de l’humanité dont il a l’intuition fait également partie de son héritage, voire de la condition humaine.

Coupable dès la naissance et incapable de se défaire de la faute transmise par le père et les hommes, Augustino se plonge dans l’écriture de sa Lettre à des jeunes gens sans avenir, réponse aux Étranges Années de son père. Réagissant, comme sa soeur, par un « trouble de la parole » couplé au silence, Augustino reste emmuré de longues nuits dans sa chambre, comme cadenassé à sa table d’écriture, au grand désespoir de son père qui, en plus de se voir une fois de plus exclu de la vie d’un de ses enfants, « n’aim[e] pas que son fils exprime le désir de devenir écrivain [23] ». Daniel désire-t-il prémunir Augustino contre les affres du métier ou se protège-t-il d’une probable perversion du legs par le fils, d’une « violence [faite] à l’héritage [24] » et donc au patrimoine familial ? Il faut avouer qu’il n’a pas tout à fait tort de se méfier de son fils…

Car avant de se lancer dans l’écriture, le jeune homme se soumet à la volonté du père qui souhaite le voir devenir neurologue — désir formulé précisément pour écarter le fils de la littérature au profit de recherches sur l’Alzheimer, maladie de la mémoire. Toutefois, les études ne sont qu’une esquive avant la confrontation ouverte avec le père, avant qu’Augustino ne prenne à son tour la plume, qu’il n’utilise les armes mises au service de la parole et du silence de Daniel pour l’attaquer. Alors que, dans les Étranges Années, Daniel prenait pour thème principal le passé, autant ses héros glorieux — la résistance et les victimes sacrificielles de la Deuxième Guerre mondiale — que les hontes qu’il a léguées à l’histoire, Augustino, dans sa Lettre à des jeunes gens sans avenir, fait volte-face : il détourne la visée de l’écriture paternelle — visée commémorative et de souvenance — en s’adressant aux habitants du présent, qui plus est à ceux de sa génération, pour les convaincre de l’impossibilité de l’avenir. Prenant un ton prophétique et apocalyptique, qui aurait pu être celui du père (en raison notamment de son prénom biblique), il attaque directement la mémoire qui lui est imposée et qui l’empêche de trouver en lui-même l’orientation de son existence. Sa vision du futur répond de façon cohérente à sa sensation d’un présent étouffé par le passé : « nous ne serons que des NIP, […] nous serons les uns comme les autres sans visages, sans noms, victimes d’un siècle technologique qui nous aura vite tous anéantis » (NR, p. 38). Sublimant le passé en abolissant, dans sa vision de l’avenir, toute référence à l’histoire individuelle, à l’héritage, Augustino d’un même geste tourne le dos à l’héritage parental — Daniel voit d’ailleurs dans ce futur imaginé par son fils l’image du meurtre des parents [25] — tout en se désengageant d’un quelconque legs qu’il pourrait transmettre à ses descendants. En utilisant l’écriture pour réduire à néant toute possibilité de legs, Augustino détourne la fonction des outils que son père avait forgés précisément dans le but d’assurer la transmission de l’héritage. Double meurtre : non seulement celui des parents, du passé, mais aussi celui des enfants, de l’avenir. Meurtre par une seule balle, d’une seule action du doigt sur la détente, de l’héritage et du legs, comme si ce trop plein de paroles du père qui l’ont envahi et cette faute dont il a pris conscience dans la bibliothèque paternelle pouvaient se déverser par sa propre bouche et entacher toute sa génération et ses descendants.

Faire pareil pour faire différemment, voilà ce que réussit, en un sens, Augustino. Car son dévouement à l’égard de l’écriture poursuit une visée émancipatrice. En effet, plutôt que de construire une leçon d’histoire, le fils propose un récit d’anticipation qui est bien plus qu’« une version du monde, qui résulterait […] de l’exacerbation d’une tendance déjà observable : course aux armements nucléaires, surpopulation, effet de serre, etc. [26] ». Son récit est surtout une anti-utopie et, en ce sens, une mise en garde visant à provoquer un changement, à interrompre la transmission de la culpabilité, héritage négatif qui agit en creux et empêche le présent de prétendre à être autre chose qu’une répétition du passé. Augustino veut s’échapper de la linéarité du temps qui fait du présent uniquement le futur du passé, seulement une conséquence de ce qui a eu lieu ; pour lui le présent doit exister en lui-même et par lui-même, affranchi de la faute léguée par le passé. Cependant, la solution qu’il met de l’avant, et qui est en creux dans le contre-exemple donné par son anti-utopie, est celle de l’oubli, d’une coupure radicale avec le passé qui assurerait un avenir enviable au présent. Somme toute, Augustino fait la promotion d’un silence sur l’origine du présent, silence qui tait la faute plutôt qu’il ne la transcende. En désirant s’écarter le plus possible de l’héritage paternel et familial, en craignant de le léguer, Augustino assure malgré lui la transmission de ce legs. La révolte pure, la destruction violente des racines empêchent, tout comme l’étouffement par ces mêmes racines, de s’inscrire dans une durée, de s’ancrer dans le tronc de l’histoire de manière à faire de sa vie le point d’origine d’une nouvelle branche.

S’inscrire dans les mots et les silences de l’autre

Alice est peut-être celle qui a trouvé la voie d’une émancipation de l’héritage, chemin qui ne passe pas nécessairement par la révolte et la hantise de léguer, mais plutôt par un amalgame de ces deux attitudes et de l’héritage lui-même. Car les réactions de Mai, d’Augustino, de Laurence et de Manu ont ceci en commun qu’elles sont destructrices, voire autodestructrices. D’une part, certains comportements (celui de Manu par exemple) prônent une mise à mort du legs, une violence contre l’héritage, d’autre part — chez Mai et Augustino —, la réaction contre l’héritage du père pousse les adolescents à opter pour des attitudes ou des conceptions du temps où ils retournent la violence contre eux-mêmes : Mai s’enlise dans la drogue et l’alcool, alors qu’Augustino ne se prévoit aucun avenir, aucune postérité. Or les adolescents, obnubilés par leur révolte, n’ont pas su voir que le silence écrasant du père, et plus largement de la famille, n’est pas leur seul héritage : il inclut également une figure, un modèle à louanger, celui de la victime héroïque, du héros sacrificiel dont on doit vénérer le silence lourd de sens — l’oncle Samuel pour Augustino, le père « accidenté » dans La bête du lac. En adoptant des comportements destructeurs, en entrant en conflit ouvert avec l’héritage, les adolescents présentés jusqu’ici se placent eux-mêmes dans la position de la victime sacrificielle, de ceux qui n’ont pu se soustraire au poids des circonstances. L’ethos de ces adolescents reprend ainsi en grande partie celui du modèle qu’on leur a légué, car plutôt que d’« échapper à la culpabilité, [de] s’innocenter en se conférant une filiation d’un autre ordre, en devenant fils de [leurs] oeuvres [27] », ceux-ci — surtout Mai et Augustino — s’abolissent en prétendant s’affranchir de l’héritage.

Alice se situe à l’autre bout du spectre. Également tourmentée par la culpabilité et la victimisation, parce que née avec un problème physique qui l’a attachée à un fauteuil roulant dès son jeune âge, ce qui lui a toujours donné l’impression d’être un poids pour ses parents, Alice s’est donné les moyens de dépasser le stade de la colère, de la destruction et de la persécution. Elle s’est rebaptisée elle-même à l’âge de douze ans car, à ses oreilles, le prénom donné par ses parents, Chloé, sonnait trop comme « clouée », il « contenait beaucoup trop d’immobilité et quelque chose de trop fragile pour le caractère qu[’elle se] forgeai[t] » (BL, p. 38). Résolue à changer les choses, à aborder la vie comme un territoire à conquérir, Alice se bute tout de même à un mur de paroles et de silence, celui érigé par son père à coups d’écrits publiés, mais aussi de manuscrits qu’il jette à la poubelle au seuil de la mort, geste qu’Alice entend comme un « chut ! qui sortirait d’une bouche géante » (BL, p. 43). « Tu n’as jamais voulu donner d’explication sur ce que tu as écrit » (BL, p. 73), reproche-t-elle à son père. Et c’est pour contrer ce silence, en même temps que pour se sortir de la culpabilité qui lui fait placer la faute d’une aventure extraconjugale de sa mère sur sa propre conscience, qu’elle forcera la porte de l’écriture du père, qu’elle s’immiscera dans les mots et les silences du manuscrit déchiré et inachevé intitulé L’allusionniste, qui relate précisément cette histoire d’adultère et celle du suicide du père de Manu et de Laurence :

J’ai mon stylo à encre verte à la main. J’ai des mots qui ont l’irrésistible envie de s’enfoncer dans ce texte comme un couteau dans une motte de beurre et s’insinuer entre les mots paternels, de tasser du coude les phrases et de l’épaule les paragraphes… Ce manuscrit incomplet […], je vais le poursuivre, moi, et pour ça je ne me gênerai pas pour ajouter ce qui me vient au coeur et à l’esprit, et dès le début. J’ai appris jeune que la seule manière de changer vraiment quelque chose, c’est de s’attaquer à son origine. Sinon, ça reste dans l’insatisfaisant, dans l’à-peu-près.

BL, p. 42

Le lexique (« tasser du coude », « s’attaquer », etc.) et le ton laissent entendre une certaine révolte contre le silence du père. Or cette révolte est bien faible comparée à celle de son cousin qui invectivait violemment son père : Alice veut bien « s’enfoncer comme un couteau » dans les mots et les silences de son père, mais elle n’y rencontrera qu’« une motte de beurre », combat inégal et bien facile à gagner. Cette comparaison construite sur un lieu commun est néanmoins intéressante dans la mesure où elle montre bien que la révolte impétueuse est inutile devant l’héritage, puisque ce dernier est fait d’une matière qui appelle la trituration et la manipulation. Rien de plus malléable, en effet, qu’une motte de beurre. Accorder ces qualités au texte de son père, à l’héritage, révèle qu’il n’est pas à rejeter, comme tentent de le faire Augustino et Manu, mais qu’il est plutôt à s’approprier. L’héritage est appelé à devenir la propriété de l’héritier qui le moule à sa convenance, qui le transforme à son tour en legs.

Or il faut noter ici que le véritable héritage d’Alice n’est pas ce manuscrit — qu’elle a subtilisé incognito dans la corbeille de son père — mais bien un paquet de feuilles blanches que ce dernier lui a offert, comme un monde à refaire (BL, p. 43). En ce sens, en préférant reprendre le travail de son père plutôt que de commencer son propre texte sur une page blanche, Alice détourne l’héritage qui lui était destiné pour que L’allusionniste — qui désigne à la fois son père et le manuscrit, et dont elle sent « qu’il s’agit d’une manière d’adieu ou de testament » (BL, p. 139) — devienne une affirmation de ce qui n’était qu’à l’état d’évocation, rempli de silences et de sous-entendus ; elle doit faire parler l’histoire, la terminer, « de façon à ce que la suite, qui constituera la suite du monde d’il y a quinze ans, rejoigne le monde de maintenant. Quitte à en inventer » (BL, p. 138). Par cet alliage de reprise et de création, Alice accomplit ce que Lévesque nomme la « responsabilité d’héritier », c’est-à-dire « savoir transformer le don de l’autre, non pas lui redonner la vie, mais plutôt lui donner une vie nouvelle, clandestine, secrète [28] ». En se glissant dans les mots de son père, Alice trahit l’héritage tout en reprenant et en transformant le monde qui lui a été légué plutôt que d’inscrire son nom au haut d’une page blanche. À la fois révolte contre l’héritage et volonté de s’en servir pour se ménager une place dans l’histoire, l’entreprise d’Alice témoigne aussi bien d’une volonté de refondation (« s’attaquer à l’origine »), qui passe par une réécriture des mots de son père, que d’une tentative de percer le mystère de la mémoire à laquelle elle n’a pas accès, de connaître les prémisses de son histoire pour être en mesure de se les approprier, de les faire siennes sans pour autant oublier leur provenance.

Alors qu’Augustino se sert de l’écriture pour se détacher de son père, pour tenter maladroitement de détourner l’héritage qu’il lui a légué, Alice a compris qu’« [u]n héritage […] n’est fécond que s’il est dilapidé et reconquis, autrement dit la fidélité à l’héritage est fidélité à l’esprit de la transmission et non aux biens transmis [29] ». En devenant écrivain, en trahissant tout en poursuivant l’oeuvre de son père, Alice arrive à faire sienne la transmission des mots et des silences qui forment son histoire. Rejetant son véritable héritage — les pages blanches — pour privilégier un manuscrit délaissé par son père, Alice atteste que le legs réel n’est pas tant la virginité d’un monde à écrire ou la refondation complète de ce monde que la possibilité même de l’écrire ; et cette écriture doit trouver sa source en elle, dans sa singularité, mais également dans son histoire familiale, dans cette souche bientôt coupée par son départ de la maison et par la mort du père, entaille qui permettra la croissance d’un nouveau tronc.

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Revenons à cette image que Ricard utilisait en 1977 pour définir la littérature québécoise des années 1970 : une littérature « muselée, disait-il, enfermée de plus en plus dans sa propre répétition, incapable de dire quoi que ce soit de neuf, abstraite, silencieuse » (PP, p. 11), semblable à « un adolescent empêché de sortir de chez lui » (PP, p. 12). Est-il pensable de mettre en relation cette littérature adolescente et emprisonnée de la fin des années 1970 avec les personnages adolescents des romans de Blais et de Thibault, eux qui tentent par tous les moyens de s’émanciper de la lourdeur de l’héritage ? Serait-ce un raccourci que de voir, dans la révolte contre le silence des pères écrivains, une représentation de la position de la littérature québécoise récente par rapport à sa propre histoire ? À quelles conclusions un tel rapprochement nous mène-t-il ?

Miron, Ferron, Ducharme, Aquin sont pour la littérature québécoise d’aujourd’hui ce que Daniel est pour Augustino et Mai, ce que l’homme au seuil de la mort est pour Alice, ce que Paul-V. est pour Laurence et Manu : des pères. Des pères dont les oeuvres fortes font date, des pères dont la voix résonne encore dans les lettres québécoises ; mais ce sont aussi des pères qui se sont tus, qui ont abandonné la littérature ou qui sont partis sans passer le relais de manière assurée. Leur héritage, comme celui de Daniel et des pères chez Thibault, est doublement paralysant : d’une part, leur oeuvre est en quelque sorte indépassable, leur chant se fait entendre encore trop puissamment ; d’autre part, leur silence crée non pas un espace de liberté, mais une sorte d’abandon des héritiers à leur propre sort, un relais où il n’y a pas eu transmission claire du témoin.

On voit bien, par le parallèle entre les adolescents et la position, dans l’histoire littéraire, de la littérature d’aujourd’hui, que ce que Nepveu identifiait comme le paradoxe constitutif de la littérature québécoise est toujours à l’oeuvre : cette littérature québécoise qui n’arrivait pas à naître autrement que dans sa propre négation, qui trouvait son origine dans un manque, est encore prisonnière de cette dynamique qui la pousse à vouloir abolir ce qui la fonde. Or les personnages « d’adolescents-révoltés-enfants-d’écrivains » indiquent — et c’est là la nouveauté par rapport à la littérature des années 1960 — qu’il existe une « famille » assez fortement structurée pour qu’il y ait héritage et tentative de détournement de l’héritage, que la littérature québécoise a finalement une institution fondée sur des oeuvres-phares, solides et puissantes, puisqu’on peut s’y (op)poser. Or, toujours sous l’emprise de l’héritage étouffant des prédécesseurs, la littérature québécoise récente n’arrive pas encore tout à fait à se donner naissance par elle-même, à tirer « sa légitimité […] non de son patronyme mais de son pseudonyme, de ce qu’[elle] écrit, et non de son inscription dans le réseau patrimonial [30] ». Augustino ne parvient en écrivant qu’à abolir toute possibilité de postérité, toute occasion de devenir « le fils de son oeuvre » en détournant l’héritage paternel ; de leur côté, Manu et Laurence mettent fin à l’invention de récits d’explication en imposant le silence au silence du père.

À l’instar d’Alice, le roman québécois doit peut-être retourner aux fondements de sa mémoire, à ses origines, pour s’y attaquer, pour réécrire son histoire à travers les mots des autres, en s’infiltrant et en pervertissant les mots des pères pour parvenir, dans et par l’écriture, à finalement se donner naissance, à « retrouver [une] pure présence à soi et au réel [31] ». Une question demeure pourtant entière : quelles sont les véritables sources de la littérature québécoise d’aujourd’hui et surtout, quels mots trahir lorsqu’on n’entend que le silence ? « Là, je te cherche […] mais je ne vois rien. Je ne peux pas haïr rien, je ne peux pas aimer rien non plus » (BL, p. 159), semble avouer, par la bouche de Laurence, certains romanciers québécois contemporains. Ceux-ci doivent pourtant dépasser cette « absence des maîtres » qui ont parlé trop fort puis se sont tus, l’absence d’une carte pour le territoire qu’ils ont balisé, de manière à conquérir cet espace de liberté, à se prendre en main en devenant leur propre guide, en dessinant les chemins de traverse de leur histoire.