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N’en déplaise à Gilles Paquet (Recherches sociographiques, LI, 1-2, 2010), loin d’être éclipsée par l’analyse de l’émergence de l’État, la société civile au Canada français aux 19e et 20e siècles a fait l’objet d’un nombre considérable de travaux depuis une trentaine d’années. Des cercles littéraires et artistiques aux mouvements d’action catholique, des caisses populaires à l’Oeuvre des terrains de jeux, des associations caritatives aux groupes bénévoles, de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFÉAS) aux groupes de femmes, des communautés religieuses aux associations caritatives, des syndicats aux coopératives, des comités de citoyens à ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement communautaire », les études abondent, dont la synthèse constitue désormais une entreprise redoutable. Ces études révèlent la diversité des formes de sociabilité, et plus largement des modes d’appropriation matérielle et symbolique dans la société québécoise, c’est-à-dire de production et de distribution de biens et de services, de construction des identités et d’inscription dans l’espace et dans le temps.

À ces travaux, Yolande Cohen a contribué de manière significative, notamment par une excellente étude sur les Cercles de fermières (Le Jour éditeur, 1990). Elle propose aujourd’hui un ouvrage sur les actions de trois associations philanthropiques féminines entre la fin du 19e siècle et la première moitié du siècle suivant : la Young Women’s Christian Association (YWCA ou « Y »), le National Council of Jewish Women (NCJW), et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB). L’historienne cherche à montrer comment ces associations ont permis aux femmes d’investir la sphère publique, d’une part en contribuant à l’élaboration et l’adoption de politiques sociales, ainsi qu’à la socialisation politique des femmes, d’autre part, en favorisant leur accès au travail salarié. Que ce soit dans l’accueil et l’installation des nouveaux émigrants, l’éducation sanitaire des jeunes mères ou l’assistance aux plus démunis, ces associations ont contribué au développement de services et de pratiques d’intervention (réseau d’assistance, visites à domicile, etc.), et fortes de l’expertise ainsi développée, elles ont conseillé les gouvernements ou fait pression pour modifier les politiques d’immigration, développer des programmes de santé publique et obtenir des pensions pour les mères nécessiteuses. Du même coup, ces actions ont contribué à la professionnalisation des fonctions de maternage (soins aux jeunes enfants, notamment) et au développement de nouveaux métiers investis par les femmes (éducation sanitaire, accompagnement des personnes immigrantes), leur donnant ainsi accès à une formation et au marché du travail.

L’ouvrage insiste sur ce que ces trois organisations, issues de communautés linguistiques et religieuses différentes, ont en commun. Si les associations catholiques doivent composer avec le clergé, et paraissent plus conservatrices que les associations juives et protestantes, plus libérales et marquées à gauche, leurs actions sont convergentes. Yolande Cohen insiste surtout sur les effets à moyen et à long terme de ces actions – effets que ces organisations ou l’ensemble de leurs membres ne recherchaient pas nécessairement. Elle soutient que ces organisations philanthropiques, malgré une vision traditionnaliste de la famille qui ne remet pas directement en question les stéréotypes féminins, ont participé à la première vague du mouvement féministe au début du 20e siècle. Elles ont contribué à changer le statut social des femmes, ce que Cohen appelle leur « citoyenneté sociale » (participation aux affaires publiques, formation, marché du travail), et cela avant même la pleine reconnaissance de leur citoyenneté politique (droit de vote), qu’elles ont par ailleurs également favorisée. Ces associations ont constitué un « creuset politique », et permis l’accès des femmes à une citoyenneté pleine et entière. En outre, ces femmes de la bourgeoisie, loin de freiner les réformes sociales, ont soutenu le développement des politiques de protection sociale et de secours aux plus démunis. Par-delà le contrôle social et moral qu’ont pu exercer ces interventions de santé publique et d’aide aux immigrants, le « maternalisme d’État » a introduit en politique une préoccupation pour l’autre vulnérable, une éthique du care (notamment les politiques d’aide aux réfugiés).

Ces thèses appellent de nombreuses remarques ; je me limite à souligner trois points. Les sociologues ont depuis longtemps montré le rôle paradoxal joué par l’État dans l’émancipation des individus, à l’égard notamment de la famille. Une étude comme celle de Yolande Cohen montre comment cette émancipation a pu passer par un investissement dans des rôles traditionnels (les soins dans ce cas-ci). Elle montre également comment l’intérêt grandissant pour les soins ou le care, la gratuité et la compassion, centré sur l’individu, est paradoxalement lié au développement de politiques et de pratiques professionnelles spécialisées qui en ont fait un objet de préoccupation et d’intervention. Elle rappelle enfin les rapports étroits entre la société civile et l’État, et que c’est au sein de ces rapports que les identités et la subjectivité contemporaine ont été en grande partie façonnées.

Même si on aurait aimé avoir plus de détails à propos des activités de ces associations (tant au plan des services que des actions plus politiques), l’ouvrage de Yolande Cohen révèle un grand pan de leur histoire. Si certaines idées sont peu étayées, comme la contribution de ces associations à la sécularisation, et s’il faut relativiser la contribution de ces associations à l’accès des femmes au marché du travail, en revanche la thèse principale touchant le lien entre la philanthropie et l’État social est très bien étayée. L’ouvrage de Mme Cohen s’inscrit dans une longue série de travaux cherchant à montrer le rôle joué par les associations dans la participation au politique, notamment celle des femmes, et il le fait de manière convaincante. Il s’agit d’un ouvrage solide, et bien écrit de surcroît.

Notons en terminant que de courtes biographies relatant le parcours des fondatrices et principales animatrices de ces associations ont été placées en encadrés. Une dizaine de portraits complètent ainsi l’étude proprement dite. S’ils n’ajoutent rien à l’argumentation, ils donnent aux associations philanthropiques un visage – ou plutôt des visages –, et sont précieux à ce titre.