Corps de l’article

Le transfert des connaissances, de personne à personne et d’organisation à organisation, est un thème central de la recherche en sciences de gestion (Gilbert et Cordey-Hayes, 1996; Szulanski, 1996; Carlile, 2004; Ringberg et Reilhen 2008). Deux approches sont le plus souvent distinguées dans la littérature. Selon la première, le transfert repose sur la transmission de connaissances entre personnes physiques, la seconde approche mettant davantage l’accent sur la mobilité des individus d’un contexte à un autre. Quelle que soit la démarche adoptée, Argote et Ingram (2000) précisent que le transfert nécessite toujours le déplacement d’un réservoir de connaissances d’un site à un autre. Les « réservoirs » ainsi transportés peuvent être incorporés dans des personnes physiques, des technologies ou des routines organisationnelles (Argote et Ingram, 2000, p. 155), leur déplacement d’un contexte à l’autre pouvant mobiliser à la fois des processus de transmission interpersonnelle et de mobilité individuelle.

En pratique, le transfert a pour but de favoriser l’exploitation de connaissances accumulées dans un contexte donné (e.g., à l’occasion d’un projet; Ajmal et Koskinen, 2008; Bakker et al., 2011), en les rendant accessibles à toute personne susceptible de les utiliser dans un contexte différent. Ces connaissances incluent des pratiques de travail, des compétences individuelles et/ou collectives, des formes de connaissances plus codifiées comme des procédures techniques ou des standards, ou des routines organisationnelles. Les chercheurs considèrent d’ailleurs que le processus de transfert sera d’autant plus difficile à maîtriser que la connaissance transférée est personnalisée, peu ou pas codifiée ou éventuellement codifiable mais avec un coût élevé (Nonaka, 1994; Kachra et White 2008). La finalité managériale du processus de transfert est alors de permettre à l’organisation d’exploiter au mieux les ressources intangibles dont elle dispose et d’améliorer certaines activités comme l’apprentissage, la coordination, la conduite de projet ou la capitalisation des compétences détenues par les individus et/ou les équipes qui la composent (Ringberg et Reilhen, 2008).

Si les processus de transfert sont très souvent évoqués dans la littérature lorsqu’il s’agit d’étudier comment les organisations gèrent leurs actifs intangibles, plus rares sont les auteurs qui abordent la question du rôle joué par les processus de transfert lorsque l’organisation fait face à un changement affectant la technologie utilisée pour produire des biens et/ou des services. Les enjeux sont ici liés à la gestion des effets induits par l’introduction de la nouvelle technologie sur les modalités d’organisation du travail (Cappelli, 1993; Goldin et Katz, 1998; Gale et al., 2002). Toute modification des caractéristiques de la technologie de production affecte en effet directement la nature et la diversité des tâches que les opérateurs doivent accomplir, appelant en retour des adaptations de leurs compétences et de la façon dont elles sont distribuées et coordonnées (Barbaroux, 2011). Or, la plupart des travaux qui examine l’impact du changement technologique sur les compétences des individus et des équipes qui composent l’organisation considère que le changement technologique a pour conséquence principale de rendre obsolètes les compétences des opérateurs (Upton, 1997; Macduffie, 1995; Thérriault et al., 2004; Gorgeu et Mathieu, 2008). Pour ces auteurs, la question centrale n’est pas le transfert des compétences (puisqu’elles deviennent obsolètes) mais la transformation des postes de travail. Ils cherchent ainsi à comprendre si le contenu du travail s’appauvrit (automatisation des tâches et polyvalence des postes) ou au contraire s’enrichit (autonomie, poly-compétence) avec l’introduction de la nouvelle technologie. Dans cette optique, les chercheurs vont explorer les processus d’acquisition -et non pas de transfert- des compétences requises pour exploiter la nouvelle technologie, mettant l’accent sur les processus d’apprentissage individuel et collectif, la formation du personnel, la mobilité interne, voire le recours au marché du travail externe.

Dans cet article, nous abordons la question du changement technologique sous un angle sensiblement différent. Nous considérons en effet que le transfert des compétences offre à l’organisation et aux individus qui la composent des ressources leur permettant de gérer un changement technologique majeur affectant leurs compétences. Nous proposons ainsi d’étudier le rôle joué par les processus de transfert des compétences lorsque les individus et les équipes qui composent l’organisation doivent faire évoluer leurs compétences (i.e., savoir-faire, savoir être et savoir quoi faire; Barbaroux et Godé, 2010) en vue d’exploiter les potentialités offertes par la nouvelle technologie de production. La question que nous posons dans cet article est donc la suivante : quelle est la contribution des processus de transfert des compétences en matière de gestion du changement technologique lorsque celui-ci affecte les compétences des opérateurs ?

Pour traiter cette question, nous avons choisi de développer une étude de cas extrême (Yin, 2003) portant sur les processus de transfert des compétences des équipages de transport tactiques de l’armée de l’air française, qualifiés sur Transall, vers les futurs équipages de conduite qualifiés sur Airbus A400M. L’introduction du nouvel avion, considérée à la fois comme une technologie de production d’un service public et un lieu physique d’échanges et d’interactions, appelle nécessairement des modifications de la façon dont les compétences sont définies, distribuées et intégrées au sein des équipages. Dans cette perspective, nous cherchons à déterminer les formes de transfert les plus appropriées au regard de la nature et de la diversité des compétences concernées par le changement.

La première section présente une revue de la littérature qui articule les notions de transfert et de changement technologique. Cette section montre que les travaux de recherche portant sur le processus de transfert des compétences ne l’abordent que rarement sous l’angle de la gestion du changement organisationnel produit par une rupture technologique. La deuxième section présente le design de la recherche et la méthodologie adoptée pour conduire l’étude de cas. Cette section permet notamment de discuter précisément des changements technologiques induits par l’introduction du nouvel avion et d’expliciter les compétences individuelles et collectives caractéristiques du milieu professionnel étudié. La troisième section détaille les résultats de la recherche. Ces derniers portent sur l’identification (i) des formes de transfert associées à ces compétences et (ii) des compétences dont le transfert s’avère critique. Enfin, la dernière section discute les implications de l’analyse du cas pour les chercheurs et les managers.

Transfert des compétences et gestion du changement technologique

Le transfert des compétences : transformation du contexte et de l’objet transféré

Dans la littérature, l’analyse des processus de transfert repose sur deux perspectives distinctes mais non exclusives. La première, que nous qualifions de communicationnelle, insiste sur le processus de transmission des actifs intangibles d’un individu à un autre, d’un groupe à un autre, d’une organisation à une autre. Selon la perspective communicationnelle, le transfert résulte d’« échanges dyadiques de connaissances organisationnelles entre une source et une unité réceptrice où l’identité des récepteurs compte » (Szulanski, 1996, p. 28). Pour Carlile (2004), « la force pratique de cette approche repose sur sa capacité mathématique de traitement syntaxique (…) permettant de définir correctement les relations qu’entretiennent un émetteur et un récepteur » (Carlile, 2004, p. 558). Le transfert est ici perçu comme un processus de communication interindividuel ou interorganisationnel directement inspiré de la théorie classique de l’information (Shannon et Weaver, 1949). La seconde perspective, que nous qualifions de psychologique, affirme que le transfert désigne toute situation dans laquelle l’objet transféré (i.e., connaissance, savoir faire, compétence, pratique) est mis en oeuvre par un seul et même individu (ou groupe d’individus) mobile d’un contexte à l’autre (Nokes, 2009). Le transfert repose alors sur la mobilité d’individus détenteurs de compétences éprouvées dans un environnement technologique donné. Il s’agit alors de savoir si ces dernières peuvent permettre aux individus de travailler correctement dans le nouvel environnement, certaines étant « attachées à un contexte et à un époque spécifique, ce qui les rend difficile à utiliser dans d’autres entreprises, à d’autres moments ou dans d’autres situations » (Koskinen et Pihlanto, 2006, p. 5).

Quelle que soit la perspective retenue, le transfert représente un processus mettant en relation, en les transformant, deux contextes distincts (Yakhlef, 2007) : le contexte d’origine de l’objet transféré (le contexte d’émission) et le contexte d’arrivée dans lequel cet objet doit être utilisé (le contexte de réception). Les auteurs précisent alors que des difficultés peuvent survenir, empêchant le transfert de s’opérer correctement. Ces difficultés sont de diverse nature. Les compétences peuvent devenir obsolètes et inutilisables dans le nouveau contexte. Szulanski (1996, p. 30-32) évoque d’autres limites comme les problèmes de coût, de pertinence du besoin (eventfulness), et de rigidité (stickiness) de l’objet transféré. Plus largement, les facteurs exerçant une influence sur le transfert intègrent –la liste n’est pas exhaustive- le savoir-faire collaboratif et les capacités d’apprentissage des acteurs (Kang et Kim, 2010), la pérennité et la réciprocité attendue de leurs relations (Kachra et White 2008), leur degré de mobilité intra et inter organisationnelle (Mathew et Kavitha, 2008), leur degré de proximité cognitive, culturelle et institutionnelle (Eskerod et Skriver 2007), la nature de la connaissance transférée (Kachra et White, 2008; Kang et al., 2010), leur capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990), ainsi que le degré d’incorporation de l’objet transféré sur des supports matériels et des artefacts technologiques (Connell et al., 2003).

Au delà de l’identification des facteurs habilitant ou contraignant le transfert de compétences, les auteurs ont également proposé de décomposer le processus en étapes distinctes (Berthon, 2003) afin d’identifier, pour chaque étape, les facteurs influents. Szulanski (1996) et Gilbert et Cordey-Hayes (1996) ont notamment développé un modèle composé de quatre étapes. Si la première étape correspond à l’identification des acteurs détenteurs des compétences et d’un besoin conduisant à la décision du transfert, l’étape suivante coïncide avec la mise en oeuvre du transfert de ressources d’un contexte à l’autre. Pour Gilbert et Cordey-Hayes (1996), la mise en oeuvre peut s’opérer sous forme verbale et/ou écrite, et impliquer une réflexion de la part des managers autour des incitations individuelles et collectives à disséminer la compétence et/ou des barrières à cette dissémination. La troisième étape est une période d’expérimentation de la part de l’acteur qui déploie les compétences ainsi transférées, celui-ci étant « essentiellement concerné par l’identification et la résolution de problèmes non anticipés qui pourraient limiter sa capacité d’atteindre ou de dépasser ses objectifs de performance postérieurs au transfert » (Szulanski, 1996, p. 29). Enfin, la dernière étape achève le processus de transfert et se traduit par l’intégration des compétences nouvelles dans les routines de l’organisation (Gilbert et Cordey-Hayes, 1996). Il s’agit d’une forme d’institutionnalisation de la nouvelle pratique qui « peu à peu perd de sa nouveauté pour devenir une partie de la réalité objective de l’organisation » (Szulanski, 1996, p. 29).

En décomposant le processus de transfert et en identifiant les facteurs qui déterminent son succès ou son échec, les chercheurs ont mis en évidence, d’une part, l’importance du contexte (institutionnel, culturel, organisationnel, technologique) en tant qu’élément conditionnant le contenu de l’objet transféré et, d’autre part, le caractère transformationnel du processus de transfert. Selon Yakhlef (2007), il est en effet impossible de séparer les compétences transférées et le contexte dans lequel elles ont été développées et éprouvées. Le processus de transfert apparaît dès lors comme un « processus de reconstruction davantage qu’un processus de communication et de réception » (Szulanski, 1996, p. 23) qui concerne non seulement les compétences transférées, mais également les contextes qu’elles mettent en relation (Yakhlef, 2007, p. 43). Ce processus est à la fois social et cognitif soulignant l’imbrication des dimensions socioculturelle et individuelle incorporées dans le contexte (Garavelli et al., 2002; Ringberg et Reihen, 2008). Cette vision permet de comprendre « comment les modèles mentaux culturels et individuels (…) sont appliqués de façon catégorique ou réflexive par l’individu en réponse aux mécanismes de rétroactions socioculturels » (Ringberg et Reihlen, 2008, p. 919) supportant l’application de formes de transfert très différentes d’un contexte à l’autre. Quelle qu’en soit la forme, le transfert sera défini comme un processus de transformation du contexte.

Le transfert des compétences : du Knowledge Management à la gestion du changement technologique

Dans la mesure où il permet de diffuser, de transformer, voire de créer des connaissances en les rendant mobiles d’un contexte à un autre, les chercheurs considèrent habituellement le transfert comme un processus fondamental de l’activité consistant à gérer les ressources intangibles de l’organisation (Knowledge Management, Nonaka et Takeushi, 1995). Le transfert de connaissances alimente en effet les processus d’apprentissage intra-organisationnel (Chua et Pan, 2008), favorise l’explicitation et l’intégration des connaissances tacites (Nonaka, 1994), supporte la diffusion des connaissances au sein de communautés de pratiques (Cohendet et al., 2006) et permet la transmission de compétences entre les générations (Koskinen et Pihlanto, 2006). Il a également été présenté comme un processus clef en matière de gestion de projet (Gilbert et Cordey-Hayes, 1996; Eskerod et Skriver, 2007; Ajmal et Koskinen, 2008; Bakker et al., 2011). Le transfert favorise en effet le partage, la diffusion, l’intégration et la combinaison des connaissances nécessaires à la conduite d’un projet ou lors de la transition d’un projet à un autre. Enfin, le transfert a été analysé dans le cadre de l’étude des processus de R&D et de management de l’innovation (Cohen et Levintha,l 1990; Gilbert et Cordey-Hayes, 1996). Ici, le transfert de compétences (et de technologies) supporte la collaboration entre les partenaires impliqués dans le développement de l’innovation. Il peut également favoriser la commercialisation de technologies innovantes développées en interne mais situées à la périphérie du coeur de compétences de l’organisation (à travers la création de spin-offs par exemple; Clarysse et al., 2007; Veld et Veld-Merkoulova, 2009).

L’examen de la littérature nous enseigne donc que l’analyse des processus de transfert intéresse principalement trois champs de recherche : le Knowledge Management, le management de projets ainsi que la collaboration intra- et inter-organisationnelle en matière de R&D et d’innovation.

Il existe un autre champ de recherche dans lequel les phénomènes de transformation de l’environnement de travail et de transition d’un contexte à l’autre apparaissent capitaux. Celui-ci concerne l’étude des relations entre technologie et organisation du travail. L’introduction d’une nouvelle technologie de production appelle en effet une transformation de l’environnement dans lequel les individus travaillent, nécessitant des adaptations du modèle d’organisation du travail de l’entreprise. Les chercheurs ont plus particulièrement montré que si la technologie de production et l’organisation du travail sont organiquement liées (Goldin et Katz, 1998, p.695), c’est la technologie qui « détermine la nature des compétences nécessaires » (Cappelli, 1993, p.516). L’introduction de technologies de production dotées de fonctionnalités nouvelles (e.g., polyvalence, automatisation) affecte non seulement le contenu du travail ainsi que la nature et la diversité des compétences requises pour occuper les postes concernés, mais également la division du travail et la coordination des tâches que les individus et les équipes qui composent l’organisation doivent accomplir (Gale et al., 2002). Dans ce cadre, les chercheurs ont étudié comment les organisations -et les individus qui les composent- acquièrent les compétences requises pour exploiter la nouvelle technologie. Certains auteurs ont ainsi mis en évidence l’importance de la mobilité interne des salariés (rotation) pour développer de nouvelles compétences, notamment l’autonomie et la polyvalence (Kane et al., 2005). D’autres travaux ont insisté sur la gestion des ressources humaines, la formation professionnelle et l’apprentissage (Perez Lopez et al., 2006). D’autres enfin, ont mis l’accent sur le recrutement de personnes disposant des compétences requises sur le marché du travail (Janod et Pautrel, 2002).

Si les deux premières modalités (mobilité et apprentissage) apparaissent compatibles avec la notion de transfert de compétences, celle-ci n’est qu’indirectement présentée comme une solution au problème soulevé par la transformation des compétences induite par une changement technologique. Pour les chercheurs, la question est de savoir si la diffusion de technologies nouvelles se traduit par la hausse du niveau de qualification nécessaire pour occuper les nouveaux emplois (Bresnahan et al., 2002) ou, au contraire, par la généralisation du travail déqualifié, voire déqualifiant (Cappelli, 1993). Selon les environnements de travail étudiés, les auteurs suggèrent que certains profils de compétences se développent plus rapidement que d’autres en réponse à l’introduction de nouvelles technologies de production. Dès lors, le défi pour les organisations est de mettre en oeuvre les dispositifs permettant aux opérateurs d’acquérir les compétences nécessaires à l’exploitation de la nouvelle technologie (le contenu en connaissances des compétences nouvelles pouvant être soit enrichi, soit appauvri).

Au-delà de l’ambivalence des effets du changement technologique sur les compétences (Dean et al. 1992), les auteurs montrent que l’introduction de la nouvelle technologie entraîne l’abandon progressif des compétences acquises antérieurement. Pourquoi concentrent-ils autant leur attention sur les phénomènes d’obsolescence des compétences ? La raison est que les auteurs investissent fréquemment des environnements de travail typiques des milieux industriels et ouvriers dans lesquels le changement technologique se traduit par l’obsolescence des compétences détenues par les opérateurs et la déqualification de leurs postes de travail (Upton, 1997; Macduffie, 1995; Thérriault et al., 2004; Gorgeu et Mathieu, 2008). Si les compétences deviennent obsolètes, il n’est alors pas nécessaire de les transférer. Or, ces situations ne sont pas représentatives de la diversité des environnements de travail dans lesquels les compétences changent à la suite d’une rupture technique (Barbaroux, 2011). Dans des environnements professionnels plus intensifs en connaissances et nécessitant le développement de compétences collectives (e.g., équipes médicales, équipes de R&D), la transformation des compétences des opérateurs peut justifier le transfert de certaines compétences acquises antérieurement dans la mesure où elles vont s’avérer utiles pour exploiter la nouvelle technologie. Le transfert des compétences offre ainsi à l’organisation des ressources utiles permettant de gérer les conséquences organisationnelles du changement technologique.

Les sections suivantes développent une étude de cas extrême en vue d’explorer comment les processus de transfert participent de la gestion du changement technologique en favorisant le développement de compétences appropriées.

Design de la recherche

Cette contribution repose sur une démarche qualitative consistant à élaborer un propos théorique à partir d’une étude de cas extrême. Comme le précise Yin (2003), un cas est extrême lorsqu’il examine une situation concrète rarement – voire jamais – documentée en théorie de l’organisation afin d’enrichir la connaissance scientifique (Ayerbe et Missonier, 2007). Le cas sur lequel se penche cet article a donc été sélectionné en vue d’un enrichissement théorique du concept de transfert de compétences et de son rôle en matière de gestion du changement technologique. Adoptant un positionnement épistémologique constructiviste, les connaissances produites à partir de l’étude de cas ne prétendent pas fournir de description objective de la manière dont les choses fonctionnent mais visent « l’élaboration de représentations congruentes avec l’expérience des acteurs impliqués dans la situation considérée, et qui font sens pour eux » (Avenier, 2011, p. 384). En l’occurrence, nous avons investi le terrain militaire en analysant la façon dont le personnel navigant sur Transall et les officiers en charge du programme du futur avion A400M devant le remplacer abordent la question du transfert des compétences individuelles et collectives.

Le C 160 Transall est un avion de transport tactique franco-allemand mis en service dans les forces aériennes françaises en 1965. Robuste et capable de décoller et d’atterrir sur terrains courts et sommaires, le Transall permet de réaliser des missions tactiques de transport de matériels et/ou d’hommes à partir et vers des territoires hostiles. Par exemple, le Transall réalise régulièrement des lâchers de parachutistes à basse altitude, conduit les forces terrestres jusqu’à des zones ennemies où il doit se poser sur des pistes en mauvais état (terrain sommaire) ou encore procède à des évacuations sanitaires dans des secteurs identifiés comme dangereux (présence de forces ennemies). Il permet également accomplir des missions logistiques, consistant à transporter du matériel et/ou des hommes vers des terrains où la menace est non significative, c’est-à-dire où le risque encouru est faible et limité. Pour autant, le Transall n’est pas « polyvalent » : au cours d’une mission, l’avion est en configuration de transport logistique jusqu’à un « point d’entrée » » (une zone géographique située en retrait des « lignes » ennemies). Il est ensuite déchargé puis rechargé si la mission à réaliser nécessite le passage en configuration tactique.

L’équipage de conduite se compose de quatre personnels navigants, chacun développant des compétences d’expert dans son domaine de spécialité :

  • On trouve tout d’abord deux pilotes spécialisés dans le pilotage de l’avion : le premier (appelé « pilote en fonction ») s’occupe exclusivement de l’aspect pilotage tandis que le second gère les communications radio. Ce dernier peut également endosser les responsabilités de commandant de bord (CDB) s’il possède les qualifications requises.

  • Un mécanicien navigant spécialisé dans la gestion mécanique de la machine et des pannes potentielles est placé (physiquement) entre les deux pilotes.

  • Enfin, l’Officier Navigateur Systèmes d’Armes (NOSA) est spécialisé dans la navigation et l’utilisation du système d’autoprotection (l’autoprotection consiste par exemple à projeter des leurres si l’avion venait à être pris pour cible par un missile sol-air). Au même titre que les pilotes, le NOSA est susceptible d’être nommé commandant de bord s’il possède les qualifications idoines. Au sein du cockpit, son poste de travail se situe en léger retrait de celui des pilotes et du mécanicien (au fond à droite en entrant dans le cockpit).

Les quatre membres d’équipage se complètent à la fois au niveau des tâches à exécuter et de leur façon d’appréhender les événements. Le travail d’équipage repose ainsi sur un ensemble de compétences techniques, situationnelles et relationnelles (Cf. tableau 1), distribuées au sein d’un collectif (Barbaroux et Godé, 2010). Les missions du transport nécessitent donc une bonne gestion des interdépendances entre spécialités et une coordination de leurs domaines de responsabilité et d’action.

Tableau 1

L’articulation des compétences individuelles des membres d’équipage de conduite sur Transall

L’articulation des compétences individuelles des membres d’équipage de conduite sur Transall

-> Voir la liste des tableaux

Les premiers équipages en charge de la mise en oeuvre de l’A400M seront composés de personnels qualifiés sur différents avions de transport de l’armée de l’air, notamment le Transall C160. Une fois adaptées au nouveau contexte de travail, les pratiques de travail, les valeurs et les compétences qu’apportent ces personnels sont considérées comme utiles à l’exploitation opérationnelle du nouvel avion.

L’obsolescence progressive du Transall a conduit l’Armée de l’air à programmer sa réduction jusqu’à son retrait définitif en 2018. Parallèlement, le gouvernement français s’est engagé aux côtés de six autres pays (Allemagne, Espagne, Royaume-Uni, Turquie, Belgique et Luxembourg) à commander 50 exemplaires de l’A400M à la société EADS – la commande totale atteignant près de 180 appareils. Les premiers A400M devraient être livrés aux forces aériennes françaises fin 2012, début 2013.

Le nouvel Airbus évoque un changement technologique d’envergure par rapport au Transall : au-delà de ses capacités d’emport, de sa vitesse et d’une autonomie beaucoup plus importantes, l’A400M est équipé d’un système d’information sophistiqué, prenant en charge la gestion des pannes, la navigation et supportant la prise de décision collective. Ce système intègre la Liaison 16, base de données évolutive informant en quasi temps réel l’opérateur de l’évolution de la situation tactique et de l’ensemble des données relatives à l’avion (niveau de fuel, pannes, etc.). Par ailleurs, l’avionique de l’A400M (à savoir les équipements électroniques et électriques à bord de l’avion) est dérivée de celle des avions civils construits par Airbus, proposant ainsi des commandes de vol entièrement électriques, un système de communication et de navigation largement automatisé et de larges écrans multifonctions. Enfin, le nouvel avion est « polyvalent », capable d’accomplir, au cours d’un même vol, les deux missions tactique et logistique. Comme le précise un pilote expérimenté sur Transall : « l’A400M, au début on l’appelait l’avion ‘tactégique’, le mélange de tactique et stratégique. Il a ces deux compétences et si on l’a choisi face à un couple d’avions logistiques et d’avions tactiques – par exemple de l’A330 et du C-130 – c’est parce qu’il nous permet d’amener les forces au plus près et au plus vite. L’A400M, sa grande force, c’est d’articuler les deux missions ».

Ce faisant, l’A400M est considéré comme une technologie de rupture induisant de nombreux changements. Tout d’abord, les capacités nouvelles de l’appareil (polyvalence, automatisation) ont entraîné la reconfiguration de l’équipage de conduite, celui-ci passant de quatre à deux personnels : les postes du mécanicien navigant et du navigateur officier système d’armes (NOSA) sont supprimés, leurs tâches étant redistribuées à la fois vers le système d’information et les deux pilotes constituant le nouvel équipage (pouvant aller jusqu’à trois au regard de la complexité de la mission à réaliser). Ceci implique en retour une réflexion sur la distribution des rôles et des compétences et la coordination des tâches au sein de l’équipage.

Ensuite, l’expérience acquise sur Transall doit être valorisée et transférée vers les futurs équipages afin de ne pas perdre les connaissances associées aux missions de transport tactique. Cette question est d’autant plus critique que l’A400M accuse un retard de livraison de 5 ans (les premiers appareils sont attendus pour 2013 au plus tard) et que, parallèlement, la disponibilité des Transall est de plus en plus réduite.

Afin de conduire ces réflexions, l’Armée de l’air a constitué une unité spécifique : la Multinational Entry into Service Team (MEST) A400M, rattachée au Centre d’Expériences Aériennes Militaires et implantée sur la base 123 d’Orléans-Bricy. Notamment composée de pilotes et de navigateurs expérimentés sur Transall, la MEST suit le développement du programme A400M, prépare son arrivée et réfléchit à sa mise en oeuvre. Cette unité ne représente donc pas un escadron traditionnel, qui recevrait de jeunes pilotes et se chargerait de leur formation ab-initio. Dès la livraison de l’appareil, la MEST sera chargée de la « transformation » des pilotes de transport tactique, provenant notamment des escadrons Transall, avant de devenir le premier escadron opérationnel utilisant l’A400M. Ces personnels navigants possèdent une parfaite maîtrise des procédures et standards en vigueur, l’ensemble des qualifications requises ainsi qu’une importante expérience opérationnelle. Dans ce cadre, la question du transfert de leurs compétences est apparue centrale aux yeux du personnel de la MEST, qui l’envisagent à la fois sous sa dimension psychologique – mobilité d’individus d’un contexte à une autre – et sous sa dimension communicationnelle – échanges de connaissances entre individus.

C’est dans ce contexte que l’Etat-major de l’Armée de l’air a pris contact avec notre équipe de recherche, nous demandant de réfléchir aux processus et aux dispositifs de transfert qu’il conviendrait de mettre en oeuvre afin de supporter efficacement la transformation de ces personnels navigants. Cet article exploite le matériel récolté dans le cadre de cette étude.

Méthodologie

Recueilli entre septembre 2009 et mars 2010, le corpus des données de terrain a été construit par triangulation d’entretiens semi structurés, d’observations non participatives et de documents internes écrits (Eisenhardt, 1989) : tout d’abord, les entretiens ont été conduits de façon à recueillir une connaissance approfondie des compétences nécessaires à la réalisation des missions sur Transall ainsi que des dispositifs envisagés par l’Armée de l’air pour les transférer vers l’A400M (Cf. tableau 2). Ils ont tous duré une heure et demi en moyenne et ont été enregistrés. 21 entretiens individuels et/ou collectifs ont été réalisés auprès d’opérationnels (pilotes et navigateurs) constituant les équipages Transall, de personnels navigants plus anciens, détenteurs d’une connaissance fine des capacités du Transall et de la culture du métier et enfin d’instructeurs à la fois engagés dans la réflexion et la mise en oeuvre de la formation continue des équipages de transport. Il s’agissait d’aller au plus près des acteurs afin d’examiner les pratiques et compétences développées dans leurs activités quotidiennes. La seconde étape consistait à interviewer les 2 officiers supérieurs responsables du programme A400M ainsi que les 4 membres de la Multinational Entry into Service Team (MEST) A400M chargés de penser la mise en service du futur avion et d’en définir les règles d’emploi. Cette phase s’est révélée différente de la première dans la mesure où nous travaillions sur un système d’arme qui n’a pas encore été livré dans les forces; nous cherchions donc à récolter des connaissances de type prospectif auprès des personnels impliqués dans le projet.

Tableau 2

Panel des personnels interviewés

Panel des personnels interviewés

-> Voir la liste des tableaux

L’observation non participative du briefing et du débriefing d’une mission à trois Transall réalisée dans le cadre d’un exercice européen a permis d’approfondir la connaissance des pratiques évoquées en entretien avec les personnels navigants. Nous avons également eu l’opportunité d’effectuer deux vols tactiques (un vol de nuit et un vol de « lâcher » de parachutistes) en tant que passagers civils en cockpit (Cf. tableau 3). Equipés de casque, nous avons pu suivre l’ensemble des communications radio et observer les pratiques de travail de l’équipage en situation. Les notes prises ont été transcrites afin d’être analysées. Nous avons également assisté à une présentation de la MEST concernant ses missions et les avancées en termes de mise en service de l’A400M. A cette occasion, nous avons pu récolter des données relatives aux dimensions concernées par l’introduction du nouvel avion (composition de l’équipage, périmètre des missions, distribution des compétences etc.).

Tableau 3

Observations non participantes

Observations non participantes

-> Voir la liste des tableaux

Enfin, nous avons procédé à l’analyse de nombreux documents internes et archives officiels, tels que le manuel de débriefing sur Transall, le concept national de formation des équipages de transport, le concept d’emploi de l’A400M, le concept d’emploi simulation. Nous avons également examiné un grand nombre d’articles de presse, d’articles et de discussions issus de blogs (par exemple, http://secretdefense.blogs.liberation.fr) ainsi que de rapports publics concernant le programme A400M et ses capacités futures (par exemple, Ausink et al., 2005; Masseret et Gautier, 2009).

L’ensemble du matériel récolté a été traité par l’intermédiaire du logiciel NVivo7. La souplesse d’usage de ce logiciel a permis de révéler de nouveaux thèmes tout au long du traitement du matériel. Nous sommes partis de nos deux guides d’entretien (Cf. annexe 1) et avons procédé par codage ouvert afin de faire émerger les catégories représentatives du phénomène étudié. Comme le précisent Strauss et Corbin (1990), la méthode inductive de codage ouvert permet « de couper, d’examiner, de comparer de conceptualiser et de catégoriser les données » (p. 61). Elle conduit ainsi le chercheur à révéler un certain nombre de propriétés intrinsèques des catégories découvertes ainsi que le continuum le long duquel elles évoluent (Angot et Milano, 2007). Plus précisément, notre démarche d’exploitation des données a été réalisée dans la perspective de comprendre la contribution du transfert des compétences à la gestion du changement technologique. La première étape consistait à coder n’vivo le matériel relatif aux activités des équipages sur Transall. Il s’agissait d’analyser les perceptions et opinions des opérationnels afin d’élaborer une liste initiale des compétences qui leur semblaient essentielles à transférer vers le nouvel avion. Dans un second temps, nous avons codé les données recueillies près des officiers en charge du programme et des règles d’emploi de l’A400M afin d’éprouver la robustesse de notre première liste de codage. Nous nous reportons à ces listes afin de structurer la présentation des résultats de terrain.

Résultats

Réalisé afin d’apporter des éléments de réponse à la question de la contribution du transfert des compétences en matière de gestion du changement technologique, le codage des données de terrain révèle trois catégories thématiques principales : (1) les différentes formes de transfert des compétences, (2) la primauté des savoir être et quoi faire sur les compétences techniques et (3) l’importance de la « culture métier ».

Les différentes formes de transfert des compétences

Nous avons principalement abordé les questions relatives aux formes de transfert avec les officiers en charge du programme A400M (Etat-major) et ceux de la Multinational Entry into Service Team (MEST) A400M. Nous leur avons présentés l’analyse des compétences sur Transall précédent effectuée (Barbaroux et Godé, 2011; cf. tableau 1) et le traitement de leurs réponses nous a conduit à identifier trois formes de transfert des compétences (Cf. tableau 2) ainsi qu’un ensemble de compétences considérées comme non transférables dans la mesure où elles n’ont pas d’équivalence dans le nouveau système. Ces dernières seront devenues obsolètes avec l’introduction de l’A400M. Un officier de la MEST considère par exemple que « les compétences associées à la navigation ne vont plus être utiles. Quand on a un système qui sait naviguer tout seul… et en termes de formation, ça aura un impact. On ne consacrera certainement plus autant de temps à apprendre aux gens à lire une carte ». Un officier en charge du programme développe une réflexion plus générale : « pour les compétences purement techniques, il y en a un grand nombre qui ne seront pas transférées. Tout simplement parce que l’approche du soutien technique, de la maintenance de l’avion, va être complètement différente ».

S’agissant des trois formes de transfert de compétences qui émergent de l’analyse des données, elles concernent le transfert en l’état, le transfert vers le système d’information et le transfert par redistribution. Le tableau 4 propose un ensemble (non exhaustif) d’exemples illustrant ces trois formes de transfert dans le cas des équipages de transport de l’armée de l’air.

  1. Le transfert des compétences en l’état. Les compétences développées antérieurement dans des contextes de travail différents sont considérées comme pouvant être exploitées au sein du nouvel environnement. Un officier en charge du programme nous donne un exemple : « le niveau d’automatisation sera très élevé avec l’A400M. Tout ce qui concerne la surveillance des automatismes, comme par exemple contrôler la trajectoire du pilote automatique, reviendra au pilote en fonction, comme sur le Transall ». Un second précise : « savoir appréhender l’arrivée sur un terrain tactique, l’arrivée sur une zone de largage, interagir avec les personnels, tout ça, ça doit forcément être transféré car c’est le coeur de métier finalement ». Aux yeux des personnels en charge du programme A400M et de sa mise en oeuvre, il s’agit moins d’une question de maintien de compétences antérieures que de transfert vers un nouveau contexte de travail (cf. présentation de la MEST et archives officielles).

  2. Le transfert des compétences vers le nouveau système. Certaines tâches revenant antérieurement aux individus sont à présent prises en charge par le système d’information et l’avionique (équipements électroniques et électriques à bord). Cette forme de transfert implique de concevoir un ensemble technologique intégré qui automatise certaines tâches auparavant accomplies par les individus. Un officier de la MEST illustre ce propos : « par exemple, les fonctions du mécanicien navigant seront prises en charge par la machine; c’est la philosophie Airbus, ce qu’on appelle le black cockpit : il y a certaines pannes, mineures, qui sont gérées par le système sans avertir le pilote, pour ne pas le surcharger. Les plus importantes seront indiquées au pilote par le système et la check-list sera automatiquement générée ». L’automatisation vise l’allégement de la charge cognitive des personnels navigants composant le nouvel équipage de conduite. Le principe général est de transférer la plupart des activités techniques (détection de pannes, gestion des pannes « simples », gestion du système de navigation, etc.) vers le système d’information et l’avionique afin que les deux pilotes puissent consacrer davantage de temps au développement de leurs compétences situationnelles (évolution des tactiques, prise de décision, etc.). Comme le précise un officier de l’équipe de marque : « le système sera beaucoup plus parlant, il n’y aura pas besoin de guider le pilote, les informations seront beaucoup plus cohérentes. En bref, l’ergonomie du système ainsi que l’automatisation d’un grand nombre de tâches vont permettre de transférer les fonctions clés du navigateur vers la place droite principalement et la place gauche accessoirement. Le système sera facile à suivre, sans que les pilotes n’aient besoin d’explications complémentaires poussées ».

  3. La redistribution des compétences au sein de l’équipage. Le nouvel avion A400M impliquant une recomposition de l’équipe, la distribution antérieure des compétences s’en trouve modifiée. Dans ces circonstances, les acteurs adaptent leurs pratiques de travail et se redistribuent les tâches au regard du nouvel environnement : de quatre personnels navigants sur Transall, l’équipage passe à deux sur A400M (deux pilotes qui pourront toutefois bénéficier de la présence d’un troisième homme lors de missions complexes). Comme nous l’explique un officier de l’équipe de marque : « par exemple, la gestion du système d’auto-protection, antérieurement assurée par le navigateur, va être complètement transférée au pilote place droite [pilote non en fonction] ». Un officier en charge du programme complète : « le pilote à gauche [pilote en fonction] sera moins pris par le pilotage pur de la machine – en particulier parce que l’A400M sera équipé de commandes de vol électriques – et pourra absorber une partie des tâches du pilote à droite qui, lui, pourra consacrer plus de temps et d’attention à l’écoute de la radio et à la navigation ».

Tableau 4

Les trois formes de transfert de compétences appliquées à l’A400M : quelques illustrations

Les trois formes de transfert de compétences appliquées à l’A400M : quelques illustrations

-> Voir la liste des tableaux

Tout ceci suppose le transfert des compétences du NOSA et du mécanicien navigant par redistribution au sein d’un équipage recomposé.

La primauté du savoir être et savoir quoi faire sur les compétences techniques

Un pilote expérimenté rappelle : « avec l’A400M, il ne faudra pas perdre de vue la finalité ultime de notre métier : entrer sur une zone de menace, avec des risques inhérents. Et quand on dit zone de menace, ça fait bien sûr référence aux capacités techniques de l’appareil, mais c’est surtout les compétences humaines à gérer ces systèmes en contexte qui sont importantes ». Cette réflexion recoupe les réponses fournies par les personnels navigants sur Transall à la question : « A vos yeux, quelles sont les compétences clés d’un équipage de transport ? ». La totalité des interviewés a en effet mis l’accent sur l’importance relative des compétences relationnelles et situationnelles. Un pilote instructeur avance : « pour un pilote par exemple, les qualités intrinsèques de pilotage ne sont pas essentielles à mon sens; avec le temps, on arrive toujours à obtenir un « bon pilote », même s’il y en a qui auront toujours plus de toucher ou de sens de l’air… mais globalement, dans la mission de tous les jours, c’est pas fondamental.En fait, ce qui est important, c’est interpréter rapidement – savoir être réactif – les informations pour les exploiter dans un cadre tactique ».

Plus précisément, les personnels interviewés ont mis en exergue deux types de compétences « humaines » essentielles à transférer : savoir entretenir la confiance mutuelle pour nourrir la synergie équipage et savoir être réflexif afin d’améliorer ses capacités d’adaptation aux imprévus.

  1. Des compétences individuelles : réflexivité et adaptabilité. « Ce qui fait la qualité de nos interventions et des résultats que nous obtenons en opération, c’est notre capacité d’adaptation : savoir trouver la solution. L’esprit de débrouille, d’être capable de continuer sans solution toute faite, il est très caractéristique du Transall ». Les membres de l’équipage doivent : « être capables de s’adapter, aller de l’avant, être curieux, aller au delà de son petit job : si celui qui prend des décisions ne vas pas au delà de son propre domaine, ne va pas au contact des gens, prendre des informations, il finira par être inefficace ».

  2. Des compétences collectives : synergie équipage et confiance mutuelle. Il apparaît essentiel de trouver un équilibre entre une forte standardisation des savoir-faire techniques – passant par la mécanisation et l’automatisation des gestes et des communications – et la synergie équipage, reposant davantage sur la connaissance mutuelle et la confiance. Un pilote précise : « il existe une philosophie du travail en équipage, fondée sur la confiance mutuelle entre les gens qui permet que quand on est accaparé par ses tâches quand ça chauffe, et bien personne ne doute que l’autre assure, fait son travail ».

La « culture du métier »

Les discussions relatives au transfert des valeurs culturelles du métier de pilote de transport militaire ont été spontanément – et systématiquement – initiées par les personnels navigants rencontrés, alors même que ce thème n’apparaissait pas explicitement dans notre guide d’entretien. A leurs yeux, le processus de transfert de compétences du Transall vers l’A400M ne peut être envisagé sans prendre en compte la dimension culturelle qui le constitue. Un pilote nous explique en quoi consiste ce que les opérationnels nomment la « culture du métier » de transport tactique militaire : « j’ai une mission, j’ai des moyens et ma finalité est de tout mettre en oeuvre pour remplir ma mission. Chez nous, on ne fait pas demi-tour parce que surgit un problème qui n’était pas prévu, pas briefé. On trouve la solution pour régler le problème et réaliser finalement la mission ». Les pilotes expérimentés sur Transall font référence à ces valeurs culturelles en parlant de « l’esprit CoTAM ». C’est en effet sous le Commandement du Transport Aérien Militaire, en activité de 1962 à 1994, que le Transall s’est affirmé comme l’avion des missions tactiques par excellence et que, plus globalement, les valeurs culturelles du métier du transport militaire ont été érigées : « dans notre métier du transport tactique militaire, la culture c’est savoir conserver le sens de la mission pour la mener à bien. Et c’est un état d’esprit qui nous fait dire que si au final on avorte la mission, c’est pas forcément la faute du système; c’est parce que quelque part on n’a pas trouvé la solution ». L’équipage se construit donc autour d’une philosophie du métier du transport tactique militaire, à savoir d’une capacité à partager une « attitude », un langage et des croyances communes concernant le sens et la finalité de la mission.

Un des risques majeurs associés à l’introduction de l’A400M, bien identifié par les opérationnels et les officiers d’Etat-major, est l’effritement progressif de la culture du transport militaire. En effet, le nouvel avion est équipé d’interfaces modernes et sophistiquées, similaires à celles constituant les cockpits des Airbus civils dédiés aux lignes commerciales. Dans ce cas, comme le précise un pilote : « un avion tel que l’A400M sera « borné » par les systèmes. Il y aura un domaine d’alerte sur le domaine de vol et un domaine de butée mécanique. A ce moment, l’avion refusera d’aller plus loin; le domaine de vol sera borné ». Un autre précise : « l’avion est très similaire à un Airbus de ligne avec une interface tout à fait comparable. Dans ces circonstances, l’équipage ne pourra pas s’adapter comme dans le Transall car l’avion ne l’autorisera pas : les commandes de vol sont électriques, en mini-manches, il y a un système d’auto check-list intégré, etc. Le contexte de travail sera automatisé à l’extrême et les équipages n’auront pas d’autres choix que de respecter scrupuleusement les procédures. Avec un Transall, le pilote peut toujours s’adapter, se « rattraper ». L’avion est souple. L’A400M sera beaucoup moins souple et les équipages devront s’habituer au système et apprendre à s’en servir sans pour autant en oublier le sens de la mission ».

Toute la difficulté est donc de trouver le point d’équilibre entre la philosophie « de la ligne », où la sécurité prime, et la « culture du métier » qui incite les personnels navigants à aller au bout de la mission et trouver les solutions face à l’imprévu tout en garantissant la sécurité des vols : « il ne faut pas envisager de transférer la culture Transall, mais plutôt de conserver la culture du métier et du milieu, en l’adaptant aux nouvelles contraintes et aux nouvelles possibilités de l’A400 ».

Discussion

Nos résultats suggèrent que le transfert des compétences peut permettre à l’organisation d’accompagner le changement technologique affectant la technologie de production et par extension le contenu du travail et la diversité des compétences associées. Il s’agit plus particulièrement d’un processus multiforme nécessitant de mettre en relation les mécanismes de transfert avec la nature des connaissances transférées et les objectifs qui leurs sont propres. Les résultats montrent également que la culture organisationnelle ne vient pas seulement faciliter ou limiter le transfert des compétences d’un contexte à un autre mais peut constituer un actif intangible dont le transfert s’avère critique du point de vue du maintien des capacités opérationnelles de l’organisation. L’analyse du cas indique enfin que les compétences relationnelles et situationnelles requièrent un effort spécifique de la part de l’organisation. Les sous sections suivantes discutent les implications de ces résultats pour les chercheurs et les managers.

Implications pour la recherche

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette contribution. Sur le plan théorique, elle conduit le chercheur à concevoir le transfert des compétences comme un processus transformationnel multiforme. Confirmant les travaux de Yakhlef (2007), nos résultats montrent que le transfert transforme les compétences dans la mesure où leur mise en oeuvre dans le nouveau contexte (au sens de Gilbert et Cordey-Hayes, 1996) en modifie la nature et la structure. Une fois acceptée et mise en acte, la compétence transférée (re-) devient originale. Elle se trouve insérée dans une structure relationnelle différente de celle qui prévalait avant son transfert, notamment en raison de la recomposition de l’équipe chargée de mettre en oeuvre la nouvelle technologie et de la redistribution des compétences qu’elle implique. Même un savoir faire technique très codifié, comme un manuel ou une procédure, une fois transféré et mis en oeuvre, engagera des ressources et produira des résultats différents de ceux mobilisés dans son environnement d’origine. Le processus de transfert est donc identifiable à un processus de transformation à la fois de la compétence transmise et du contexte dans lequel elle est utilisée. C’est pour cette raison que le transfert des compétences est susceptible d’offrir à l’organisation des ressources lui permettant de gérer le changement technologique lorsque celui affecte directement les compétences des opérateurs. En tant que processus transformationnel multiforme, le transfert favorise ainsi le développement des compétences nécessaires à l’exploitation de la nouvelle technologie dans le nouveau contexte : il nécessite d’identifier les compétences transférables, d’organiser leur mobilité d’un contexte à l’autre et de mettre en adéquation les dispositifs de transfert avec les propriétés de la compétence transférée. Le transfert s’intègre alors dans le cadre plus large des dispositifs mis en oeuvre par l’organisation pour faciliter l’acquisition des compétences associées à l’introduction de la nouvelle technologie (Chua et Pan, 2008).

Le deuxième enseignement que les chercheurs peuvent tirer de l’étude de cas concerne le rôle spécifique des valeurs culturelles en matière de transfert des compétences. Traditionnellement, les auteurs considèrent la culture organisationnelle comme un élément du contexte dans lequel opère le transfert. Certains auteurs ont ainsi étudié l’impact des différences culturelles lors du transfert de connaissances entre organisations ou équipes projet de différentes nationalités (Bhagat et al., 2002; Eskerod et Skriver, 2007; Ajmal et Koskinen, 2008). Les valeurs culturelles sont toujours présentées comme des facteurs susceptibles de déterminer le succès ou l’échec du transfert à la fois inter et intra organisationnel. Comme le soulignent Ajmal et Koskinen (2008, p. 11), dans la mesure où elle conditionne la capacité des individus à communiquer, à décider et à apprendre, « la culture organisationnelle peut potentiellement contraindre ou faciliter la création et la transfert de connaissances au sein de l’organisation ». Enrichissant la perspective précédente, nos résultats démontrent que la culture organisationnelle ne doit pas être perçue uniquement comme une barrière ou un facilitateur du transfert : elle en est également l’objet. La culture professionnelle partagée par une communauté d’acteurs repose en effet sur des pratiques, des valeurs, des symboles et des croyances qui conditionnent leur comportement et pérennisent leur capacité d’action (Schein, 2010). Ces éléments constitutifs de la culture organisationnelle assurent la continuité de l’action, notamment lorsque le contexte change. Leur transfert (c’est-à-dire leur transformation d’un contexte à l’autre) est nécessaire afin de maintenir, voire d’étendre la capacité opérationnelle des opérateurs de la nouvelle technologie. La difficulté principale réside ici dans la conception et la mise en oeuvre des dispositifs de transfert des valeurs culturelles, par nature informelles et distribuées.

Le choix des dispositifs de transfert des compétences est donc une étape cruciale en matière de gestion du changement technologique. Confirmant les analyses de Kachra et White (2008), Kang et al. (2010) et Garavelli et al. (2002), l’étude menée auprès des équipages de transport de l’armée de l’air montre que les dispositifs de transfert, ainsi que les acteurs impliqués lors des différentes phases du transfert doivent être conçus en fonction des caractéristiques de l’objet transféré. Ce dernier point soulève le problème de la gestion des processus de transfert des compétences par les managers.

Implications pour les managers

L’implication managériale principale de l’étude est la suivante : même si le changement est essentiellement technologique, l’attention du manager doit autant porter sur les compétences de nature relationnelle, situationnelle et collective que technique. Ces compétences sont au coeur de l’activité opérationnelle. Les personnels de la MEST (Multinational Entry into Service Team) en charge d’identifier et d’implémenter les dispositifs de transfert insistent sur les difficultés associées au transfert des compétences autres que techniques. Ce dernier point souligne la variété des dispositifs de transfert mis en oeuvre par le manager au regard, d’une part, de la forme spécifique que revêt le transfert et, d’autre part, de la nature de l’objet transféré. On observe en effet que le transfert des compétences techniques, quelle qu’en soit la forme, nécessite de combiner des dispositifs aujourd’hui bien maîtrisés car reposant sur les ressources de la formation traditionnelle. Par exemple, la combinaison d’exercices en situation réelle et d’exercices simulés (par exemple, sur entraîneur synthétique de vol) permet d’évaluer si l’individu maîtrise les procédures, les langages, les modes d’action ainsi que l’emploi des technologies de navigation, d’autoprotection, de communication propres au nouvel avion. Dans le même ordre d’idées les mécanismes d’éducation « traditionnels », à distance ou en présentiel selon le degré d’autonomie laissé aux individus sont de nature à soutenir le transfert des compétences techniques (répétition et développement des automatismes, contrôle des connaissances).

Concernant les compétences situationnelles et relationnelles, leur transfert représente un défi majeur pour les managers de la MEST. Les dispositifs envisagés sont à la fois formels et informels. Offrant aux personnels l’opportunité de faire part de leurs expériences dans un cadre structuré et finalisé, les dynamiques d’interactions formelles (ex. : débriefing, séminaires sécurité des vols, etc.) et les mises en situation (ex. : études de cas) représentent des mécanismes indispensables qui doivent toutefois être articulés avec des dispositifs plus informels (communication d’un contexte à l’autre). Le transfert des compétences relationnelles et situationnelles suppose ainsi la mise à disposition d’espaces d’interactions libres entre acteurs. Dans ces circonstances, le savoir être et le savoir quoi faire se transféreront à travers des mécanismes de « confrontation » favorisant les échanges ouverts et la transformation des compétences.

Enfin, nos résultats suggèrent que le transfert des compétences collectives mérite une attention spécifique de la part des managers. L’étude de cas montre que la compétence collective est construite autour d’une philosophie du métier du transport tactique enracinée dans un ensemble d’attitudes, de langages et de croyances communes concernant le sens et la finalité de la mission. Les individus, forts de leur expérience personnelle et en équipage, détiennent cette compétence qui ne peut être transformée qu’en organisant leur mobilité d’un contexte de travail à l’autre. Parce qu’ils incorporent la mémoire organisationnelle des escadrons (i.e., la culture militaro-tactique attachée au métier du transport), les personnels expérimentés sont considérés comme les vecteurs principaux de diffusion -en la transformant- de la compétence collective, à travers notamment des échanges informels en face-à-face ou de façon médiatée (e.g., forums de discussions ou Web 2.0). Les activités dites de « cohésion » peuvent également jouer un rôle essentiel en permettant la diffusion des traditions et des valeurs culturelles au niveau collectif. En définitive, le défi concerne la capacité à reconstruire une communauté du transport tactique sachant à la fois se nourrir des valeurs anciennes et s’approprier de nouvelles valeurs, adaptées à l’avion et ses domaines d’emploi.

Conclusion

Dans cet article, nous avons étudié la contribution des processus de transfert des compétences en matière de gestion du changement technologique lorsque celui-ci affecte les compétences des opérateurs. A partir d’une étude de cas portant sur le futur escadron de transport A400M de l’armée de l’air, nous avons montré que les processus de transfert des compétences permettent à l’organisation de gérer un changement technologique majeur affectant le contenu du travail et la diversité des compétences des opérateurs. Le cas des pilotes de transport de l’armée de l’air illustre de façon pertinente la diversité des types de compétences et des formes de transfert pouvant apparaître dans un contexte de changement technologique. Nous avons ainsi mis en évidence le caractère multiforme des processus de transfert (en l’état, vers le système, redistribution), et montré comment ces derniers conduisent les acteurs à développer des compétences adaptées aux caractéristiques de la nouvelle technologie. L’étude de cas conduit également à porter un regard différent sur le rôle joué par la culture organisationnelle lors du transfert des compétences. Celle-ci n’apparaît pas seulement comme une variable contextuelle capable de conditionner le succès ou l’échec du transfert mais représente également un actif intangible dont la transformation peut s’avérer décisive du point de vue du maintien, voire de l’extension des capacités opérationnelles de l’organisation. Nos résultats montrent enfin que transfert doit être perçu par le manager comme un processus situé dont la cohérence repose sur sa capacité à identifier précisément les compétences devant être transférées et de mettre en relation les dispositifs dont il dispose avec les objectifs assignés.

L’interprétation des résultats de l’article nous conduit également à en considérer les limites. Dans la mesure où nous avons choisi d’explorer un cas unique, les implications tant théoriques que managériales développées dans ce travail restent fortement attachées au terrain. Même si nos résultats offrent des éléments de réponse à la question de la contribution du transfert des compétences en matière de gestion du changement technologique, ces derniers ne peuvent être généralisés. Une telle généralisation nécessiterait en effet la récolte de données empiriques supplémentaires (études de cas multiples) et/ou l’adoption d’une approche quantitative. Pour autant, ce travail ouvre des pistes de réflexion pour la recherche future. En particulier, l’analyse du retour d’expérience relatif à la mise en service de l’A400M et des dispositifs de transfert associés permettrait de jeter un regard critique sur nos résultats.