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Where is the life we have lost in living?

Where is the wisdom we have lost in knowledge?

Where is the knowledge we have lost in information?

T.S. Eliot, « Choruses from the Rock »

Information is not knowledge,

Knowledge is not wisdom,

Wisdom is not truth,

Truth is not beauty,

Beauty is not love,

Love is not music,

And music is the best.

Frank Zappa, « Packard Goose »

Dans ce travail, initialisé par (Moradi (2009); Moradi, Brunel & Vallespir (2008)), nous proposons une chaîne de valeur de la connaissance (KVC pour « Knowledge Value Chain ») qui lie des tâches intellectuelles fondamentales (dites tâches cognitives) des acteurs de la connaissance, et nous justifions la valeur ajoutée de chaque tâche cognitive par l’incorporation progressive des connaissances au processus de production.

Le premier paragraphe montre comment l’introduction récente de la gestion des connaissances (KM pour « Knowledge Management ») dans les entreprises a permis de définir et structurer des KVC. Deux types de KVC ont été définis. Un premier type est basé sur un enchaînement de processus qui gèrent le capital de connaissance de l’entreprise, typiquement développé par exemple dans Carlucci, Marr, & Schiuma (2004). Un second type est basé sur un enchaînement de tâches cognitives qui transforment l’information en décision et action, typiquement développé par exemple dans Powell (2001). C’est ce second type de KVC qui est choisi ici. Ce choix demande de définir précisément les mécanismes de transformation de l’information en connaissance au sein d’une organisation. C’est l’objet du second paragraphe.

Le deuxième paragraphe, s’appuie sur le modèle bien connu, dit DIKW (Data, Information, Knowledge, Wisdom) : Données, Information, Connaissance, Sagesse. Ce paragraphe s’appuie sur l’étude fondamentale de Jennifer Rowley qui analyse et critique l’abondante littérature parue sur le sujet (Rowley, 2007). Il interprète ce modèle comme une succession d’activités cognitives pour transformer des données jusqu’à ce qui apporte le plus de valeur à la firme, à savoir ses capacités stratégiques. Il fixe des définitions pour les différents éléments issus du modèle DIKW. Ces définitions sont issues de la littérature courante du domaine. Cependant beaucoup de définitions sont loin d’être consensuelles, et il a fallu faire des choix. Ceci est particulièrement vrai pour le concept de sagesse qui est un concept très flou dans le modèle. Dans une optique pragmatique et orientée par le KM, il a été remplacé par deux concepts pertinents pour le KM : celui de « sagesse individuelle » (qui correspond à la compétence individuelle), et de « sagesse collective » (qui correspond à la capacité organisationnelle).

Le troisième paragraphe propose, pour chaque élément de la chaîne, un système de management support dans l’organisation. Ces systèmes de management contribuent à la progression de l’organisation, jusqu’à en faire une « entreprise créative » où l’innovation permanente devient un facteur décisif de compétitivité. Ils correspondent à des systèmes bien connus dans l’organisation (gestion des données, de l’information) et d’autres encore en devenir (gestion des connaissances), voire à redéfinir (gestion des compétences, des capacités…) dans le sens de la « Knowledge Based View » des organisations (Grant, 1991; Sveiby 2001).

Le quatrième paragraphe donne le cadre opérationnel de gestion de la chaîne de valeur, en définissant de manière succincte les processus de transformation qu’il faut gérer pour progresser dans cette chaîne. Ces processus, à chaque étape sont décrits selon trois filtres : la forme des items que gère chaque élément de la chaîne (signes, codes, modèles, pratiques, stratégie), les activités cognitives qui permettent de construire du sens dans chaque élément de la chaîne (perception, conceptualisation, théorisation, action, alignement stratégique), les postures qui contextualisent chaque élément de la chaîne (observation, structuration, apprentissage, expérience, vision). L’objectif de ce cadre est de donner une grille d’analyse et d’action qui peut permettre d’agir sur la chaîne de valeur et améliorer la performance de l’entreprise via la gestion de la KVC. C’est sur la faisabilité de ce dernier point que des travaux actuels d’expérimentation (dans une entreprise de défense et une entreprise de construction automobile) sont en cours.

Ce travail est une réflexion initiale, qui rassemble des éléments jusqu’ici épars dans de nombreuses études et théories, qu’il cherche à fédérer dans le cadre intégrateur du KM. L’objectif à long terme est de fournir un outil de management stratégique du KM dans les organisations. Le chemin (déjà en cours) pour y parvenir est double : un approfondissement théorique des notions présentées ici, et des études de cas pour valider le modèle et l’appliquer dans des cas concrets.

Les différentes chaînes de valeur de la connaissance

La chaîne de valeur est un concept de management qui a été élaboré et popularisé par Michael Porter (Porter, 1985). Une chaîne de valeur est une chaîne d’activités de production dans une firme, qui part des intrants pour aboutir au client final. Les produits ou les services passent successivement à travers toutes les activités de la chaîne et, à chaque activité, les produits ou services acquièrent de la valeur. Une chaîne de valeur est une décomposition de l’activité d’une firme en activités produisant de la valeur. Ces composants sont les éléments de base sur lesquels une entreprise s’appuie pour créer un produit ou fournir un service valorisable auprès de ses clients. La chaîne d’activités confère aux produits ou services plus de valeur ajoutée que la somme des valeurs ajoutées par chaque activité.

Identifier la valeur générée le long de cette chaîne est maintenant l’approche choisie par les directions générales. Les différences entre les chaînes de valeur des concurrents sont des facteurs clés de compétitivité. En terme de compétitivité, la valeur est ce que les clients sont prêts à payer pour ce que leur fournit la firme. Une firme est profitable si la valeur qu’elle génère est supérieure aux coûts de création du produit ou du service. Créer une telle valeur est le but de toute stratégie concurrentielle. La valeur, au lieu du coût, doit être utilisée dans l’analyse du positionnement concurrentiel. La chaîne de valeur caractérise les activités génériques apporteuses de valeur d’une firme : les « activités primaires » incluent la logistique, la production, le marketing et les ventes et les services; les « activités secondaires » incluent les infrastructures, la gestion des ressources humaines, la R&D, les approvisionnements. Les vecteurs de coût et de valeur sont identifiés pour chaque activité.

Il est maintenant reconnu que nous sommes entrés dans une « économie de la connaissance » (Foray, 2009), où la connaissance est vue comme un facteur clé de succès et comme la base de l’avantage concurrentiel. La connaissance y est vue comme la ressource stratégique la plus importante (Davenport & Prusak, 1998; Drucker, 1993; Hall, 1993; Stalk, Evans & Shulman, 1992). La valeur incorporée dans les produits ou services est essentiellement due au développement de ressources issues des connaissances organisationnelles (Quinn, 1992). En fait, la capacité d’une firme à produire peut être considérée comme l’intégration et l’application de connaissances spécialisées portées collectivement par des individus dans l’organisation (Grant, 1991).

Dès lors, la notion de valeur n’est plus orientée par le client, comme dans la chaîne portérienne, mais par l’incorporation de connaissances dans les produits ou services dans le processus productif de la firme. La question se pose alors de définir plus précisément ce qu’est cette « ressource cognitive » et comment elle s’incorpore dans l’activité de l’organisation. La gestion des connaissances (KM) a pour objet de gérer cette intégration de ressource dans les processus de la firme. Le KM est un point de vue encore récent sur la firme, lié à l’économie de la connaissance. Son credo, qu’il reste encore bien sûr à consolider, est que la firme produit de la valeur pour le client quand elle gère au mieux l’incorporation de ses ressources cognitives dans ses produits et services. Ainsi, très schématiquement, le KM postule que la production de connaissance implique la production de valeur. Le KM s’intéresse à la connaissance en tant que ressource stratégique qui optimise le fonctionnement des processus productifs de la firme.

Pour aider au succès du KM, il est donc utile d’analyser la chaîne d’intégration de connaissance dans la firme, afin d’identifier et gérer les différentes stades fondamentaux d’enrichissement de cette ressource cognitive et de son incorporation dans l’activité de la firme. C’est la chaîne de valeur de la connaissance (KVC), vue d’une manière globale dans l’organisation.

La définition d’une KVC, basée sur une analyse financière de la performance est problématique (Chong, Holden, Wilhelmij & Schmidt, 2000; M’Pherson, 1994). La théorie de la firme « basée sur les compétences » (« Competence Based View » ou CBV) offre une autre approche. Cette théorie considère la firme comme un portefeuille de compétences. Sa compétitivité est basée sur la création et le développement de compétences et sur la réalisation d’une stratégie capable de créer un lien entre les buts, les ressources et les compétences (Prahalad & Hamel, 1990). Ces compétences ont une nature cognitive, et cela permet l’identification de processus de base pour les manager, comme la création de connaissances et l’apprentissage organisationnel (Leonard-Barton, 1995; Nelson, 1991; Prahalad & Hamel, 1990). Carlucci, Marr & Schiuma (2004, p 579) affirment que la perspective cognitive de la compétence peut être résumée par l’interprétation qui définit la compétence d’une firme comme une combinaison d’ « actifs connaissances » (« knowledge assets ») (qui forment ce qu’on appelle le capital de connaissances de la firme), et de « processus connaissances » (« knowledge processes »), qui permet à une organisation de mener à bien ses processus opérationnels. Ceci fournit une base pour la définition d’une KVC.

A la suite du développement considérable du KM ces dernières années, le concept de KVC est apparu et a été débattu récemment. (Carlucci, Marr, & Schiuma 2004; Lee & Yang, 2000; Wang & Ahmed, 2005; Eustace, 2003; Holsapple & Singh, 2001) définissent une KVC comme un ensemble de processus de gestion des connaissances. Une KVC est ainsi un cadre KM organisant des processus de gestion des connaissances de base, comme par exemple la « roue des processus KM » (« Knowledge Process Wheel ») décrite dans Carlucci, Marr, & Schiuma (2004). Les principaux processus dans ces différentes KVC sont :

  • La création de connaissance. C’est bien sûr le processus le plus important, car il accumule du capital de connaissances, raison de vivre de toute organisation basée sur la connaissance.

  • La codification de connaissance. Ce processus concerne la capture des connaissances tacites, qui est un problème très complexe.

  • Le partage de connaissances. Une fois qu’un corpus de connaissances est identifié et un répertoire de connaissances élaboré, partager cette connaissance dans une communauté n’est pas vraiment une tâche standard. Cela demande beaucoup d’efforts partant de la construction de la communauté adéquate jusqu’à l’implémentation des infrastructures d’accès.

  • La diffusion des connaissances. L’accès à la connaissance pour la majorité de personnes concernées (« la bonne information, à la bonne personne, au bon moment ») est le fameux problème du « dernier kilomètre », il implique des infrastructures d’information et de communication, et des conceptions spécialisées de systèmes dédiés.

  • L’analyse du portfolio de connaissances. La firme, pour mettre en place une stratégie de gestion de connaissances, doit mettre en place un processus continu d’analyse et de caractérisation de son portefeuille de connaissances : quelle sont ses connaissances stratégiques ?, quelles sont ses connaissances disponibles ?, quels sont les risques liés à ses connaissances ? etc.

  • L’évaluation des connaissances. Pour effectuer des processus KM performants, il est nécessaire d’avoir des grilles d’évaluation de leur performance.

La KVC fournit un cadre KM pour analyser la valeur ajoutée par chaque processus KM. La figure 1 montre un exemple de KVC (traduit de Wang & Ahmed, 2005), où s’enchaînent des processus KM sous forme de modèle de type Porter.

Figure 1

Un exemple de KVC basée sur des processus KM

Un exemple de KVC basée sur des processus KM

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La figure 2, traduite de Powell (2001), propose un autre type de KVC, qui est une suite de tâches par lesquelles les acteurs de la connaissance (« knowledge workers ») transforment des données en décision et action pour construire l’avantage compétitif unique de leur employeur et/ou des bénéfices sociaux et environnementaux. Ces tâches sont des tâches intellectuelles, que nous appellerons « tâches cognitives », qui enrichissent successivement les informations disponibles pour agir en accord avec les objectifs de la firme. Ici, la chaîne de valeur n’est pas un enchaînement de processus KM qui agit sur le capital de connaissances de la firme, mais un enchaînement de tâches cognitives, réalisées par les acteurs de la connaissance, qui repose initialement sur le capital d’information disponible dans la firme pour lui donner progressivement une valeur stratégique aboutissant à la décision et l’action.

Figure 2

Un exemple de KVC basée sur des tâches cognitives

Un exemple de KVC basée sur des tâches cognitives

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Dans le travail présenté ici, nous développons une KVC basée sur des tâches cognitives. L’objectif est d’utiliser une chaîne de transformations de l’information, identifier les tâches cognitives associées à chaque étape, et de définir ainsi un enchaînement de transformations dont la gestion permet d’ajouter de la valeur au capital de connaissances, de manière alignée à la stratégie de la firme.

Une chaîne de transformations bien connue, reprise partiellement dans Powell (2001), existe dans le domaine du management de l’information, c’est la chaîne : « donnée → information → connaissance → sagesse ». Nous allons l’étudier dans les paragraphes suivants et l’adapter à notre problématique.

Le modèle DIKW

Le modèle DIKW (Data, Information, Knowledge, Wisdom) est un des plus célèbres dans la littérature sur l’information et la connaissance et considéré d’ailleurs comme « allant de soi ». Il est largement utilisé dans le management de l’information et de la connaissance, mais ce modèle reste quelque peu flou, et n’a pas été profondément discuté ou validé. Pour l’histoire de ce modèle, et une étude critique, nous nous référons à Rowley (2007).

La représentation graphique la plus populaire pour DIKW est une pyramide, comme la fameuse pyramide de Maslow, avec les données à la base et la sagesse à son sommet (figure 3). Cette représentation suppose implicitement que les éléments les plus hauts dans la pyramide nécessitent les éléments inférieurs pour être définis, et qu’ils peuvent être atteints après un processus de transformation des éléments inférieurs. Le modèle DIKW est alors une chaîne où l’information est le résultat du traitement des données, la connaissance est le résultat du traitement de l’information, et la sagesse est le résultat du traitement de la connaissance.

Figure 3

La pyramide DIKW

La pyramide DIKW

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Une autre représentation graphique du modèle DIKW est un diagramme de flux où les relations entre les composants sont moins hiérarchiques, avec des boucles de retour et des contrôles, qui montrent l’interconnexion complexe des transformations de la chaîne (Figure 4).

Figure 4

La chaîne de valeur DIKW

La chaîne de valeur DIKW

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Il semble n’y avoir qu’un consensus faible dans la littérature abondante (étudiée notamment dans Rowley (2007)) sur le modèle DIKW. Nous fixons ci-dessous nos propres définitions des différents niveaux afin de donner un cadre réfutable pour DIKW. Elles reflètent en général des définitions habituelles, élaborées dans les références citées. Ce choix volontariste, mais s’appuyant sur des travaux classiques, est délibéré. Il est réducteur mais nécessaire pour éviter les ambiguïtés, et permettra ensuite d’étudier les différentes transformations possibles.

Données

Les données sont définies comme des faits bruts, et l’apprentissage à partir des données comme le processus d’accumulation de faits (Bierly, Kesseler & Christensen, 2000). Les données sont des matériaux bruts qui ont été accumulés par des personnes ou des machines à partir de l’observation. Selon Rowley (2007), quelques auteurs (Jashapara, 2005; Choo, 2006) introduisent un nouvel élément dans la chaîne DIKW, qui est le « signal », qui représente la réalité perçue, sélectionnée et traitée à travers nos sens pour acquérir des données. En fait, dans la théorie sémiotique (Eco, 1976), fondée par Peirce (1934), il est supposé que la réalité est toujours perçue comme un « système de signes ». Nous définissons les données comme la perception de la réalité par les sens (qui peut être étendue par des observations faites par des machines). Les données sont ainsi le résultat d’un processus de perception, à travers un système de signes.

Information

La seule définition non ambigüe de l’information est la définition mathématique donnée par Shannon et Weaver (1949). Cette théorie de l’information est un point de vue probabiliste d’une information produite par un système. Pendant le processus de communication, le récepteur attend un certain message. Prenons le cas d’un feu de circulation. Quand une personne regarde un tel feu (le système de signes observé), il a déjà une idée de l’ensemble des messages transmis par ce feu. A priori, il ne sait pas quel message va lui être précisément transmis. Cependant, grâce à son expérience, il s’attend à recevoir certains messages avec différentes probabilités (feu vert, rouge, orange, ou des combinaisons de ces couleurs). La quantité d’information reçue à travers un ensemble de messages (le système de signes observé) est calculée comme une moyenne de probabilités d’occurrence de cet ensemble de messages, appelé entropie. Dans la théorie de l’information, l’introduction de la notion d’entropie a été une innovation considérable qui fut incroyablement féconde, même comme un outil métaphorique pour comprendre ce qu’est l’information.

Quand l’information est considérée comme un concept, cette théorie de l’information n’est pas souvent évoquée. Selon Nonaka (1994), l’information peut être vue selon deux perspectives : syntaxique (volume d’information) et sémantique (signification de l’information). La perspective syntaxique relève de la théorie de Shannon, mais la perspective sémantique est plus importante pour la création de connaissances, car elle se focalise sur le transport de sens. Dans l’analyse de Floridi (2010), durant ces dix dernières années, une définition générale de l’information (GDI pour « General Definition of Information ») a émergé en termes de donnée +sens. Une manière simple de formuler une GDI, que nous reprenons ici, est une définition tripartite : l’information est faite de données, les données sont bien formées (souvenons nous que « information » vient du latin « in-formare », soit « mettre en forme »), les données bien formées ont du sens (i.e. les données doivent être compatibles avec les significations –la sémantique- du système en question, code ou langage).

Connaissance

La définition la plus courante de la connaissance est une « croyance vraie et justifiée » (JTB : « Justified True Belief », (Chisholm, 1982)). Ceci signifie : « je connais quelque chose si je le crois, si j’ai une preuve que c’est vrai, et si c’est vrai ». Mais dans la perspective du KM, les définitions de la connaissance sont beaucoup plus diverses et complexes que celles pour les données ou l’information. En résumant toutes les définitions données dans la littérature sur la chaîne DIKW, Rowley (2007) établit que la connaissance peut être vue comme un mélange d’information, de compréhension, de capacité, d’expérience, d’habiletés et de valeurs. La connaissance est une ressource pour la capacité d’action effective d’une entité, par exemple Spender (1996) considère la connaissance comme des données, du sens et de la pratique. Dans le cadre du KM, il existe une distinction bien connue entre la connaissance explicite et tacite : en général, la connaissance tacite est définie comme interne à l’individu et la connaissance explicite comme résidant dans des documents, des bases de données et autres formats enregistrés.

Dans Ermine et Leblanc (2007), une tentative est esquissée pour avoir une théorie formelle de la connaissance qui est une extension de la théorie de l’information de Shannon. Dans cette théorie, la connaissance a trois composantes imbriquées : information, sens et contexte. L’information est régie par la théorie de Shannon, le sens est régi par la théorie sémiotique, et le contexte est régi par la théorie des graphes connexes. Il est possible de définir une entropie formelle qui représente la connaissance, basée sur ces trois composants. Le sens est fortement dépendant du contexte qui peut être social, professionnel ou opérationnel. Cette théorie a été pleinement développée dans Ermine (2000). Nous définirons ainsi la connaissance comme de l’information (un ensemble de messages produits par un système), prenant un sens spécifique dans un contexte spécifique.

Sagesse

Si la définition de la connaissance est complexe et pas vraiment consensuelle, la définition de la sagesse est quasiment inexistante. (Rowley, 2007) montre qu’il y a des discussions très limitées dans la littérature DIKW. Nous avons donc choisi de donner une définition adaptée à notre propos. La sagesse est définie, au sens commun, comme « une compréhension profonde des gens, des choses, des événements et des situations qui confèrent la capacité de choisir ou agir afin de produire des résultats optimum avec un minimum de temps et d’énergie ». Ainsi, la sagesse est la capacité d’utiliser de manière optimale la connaissance pour établir et atteindre des objectifs souhaités. Nous retiendrons cette définition en faisant une distinction entre le niveau individuel et le niveau collectif.

Sagesse individuelle (compétence)

Selon cette définition, pour un individu, la sagesse s’apparente à la notion commune de compétence, ou d’expertise. La compétence est ce qui permet à un individu de réaliser correctement un travail spécifique. Elle comprend une combinaison de connaissances, d’habiletés et de comportements utilisée pour améliorer la performance. En terme de ressource humaine, elle se décline classiquement en savoir, savoir-faire, savoir-être. L’expertise, quant à elle, est une caractéristique des individus et est une conséquence de la capacité humaine à s’adapter à des environnements physiques et sociaux. Ainsi, la compétence (ou expertise) peut être définie comme l’intégration et le transfert individuels de connaissances et de capacités en vue d’obtenir les résultats attendus. C’est dans ce sens que nous définirons et intégrerons dans la KVC la notion de compétence en tant que « sagesse individuelle ».

Sagesse organisationnelle (capacité)

La capacité est l’habileté à réaliser des actions. Selon Grant (1996) la capacité organisationnelle est le résultat de l’intégration de connaissances, d’activités productives complexes d’équipes, et dépendant du potentiel de l’organisation de développer et d’intégrer la connaissance de nombreux spécialistes individuels. C’est une capacité spécifique pour cette organisation, qui correspond à la définition de « sagesse », au niveau collectif. Cette notion de capacité organisationnelle apparait dans la littérature de diverses manières et sous des vocables variés : capacité « absorbante » (Cohen & Levinthal, 1990) (capacité organisationnelle d’assimiler de la connaissance extérieure nouvelle), capacité « combinante » (Kogut & Zander, 1992) (capacité organisationnelle d’agréger des connaissances internes existantes), capacité « dynamique » (Teece, Pisano & Shuen, 1997), compétence clé (Prahalad & Hamel, 1990), apprentissage organisationnel (Huber, 1991), agilité (Roth, 1996) etc. C’est dans cette acception que nous définirons et intégrerons dans la KVC la notion de capacité en tant que « sagesse organisationnelle ».

KVC et gestion

Dans le paragraphe précédent, la chaîne DIKW, adaptée au contexte du KM dans une organisation, a été choisie comme base de définition d’une KVC. C’est une chaîne de transformation « donnée → information → connaissance → compétence → capacité », dont chaque transformation apporte une valeur cognitive supplémentaire, permettant, à partir des données captées par l’organisation, de bâtir du sens, puis du potentiel d’action, puis de la capacité individuelle, et enfin collective. En termes de management, chaque transformation correspond à une gestion spécifique dont l’ensemble forme la chaîne de management de la KVC. C’est celle-ci que nous expliquons dans ce paragraphe.

Gestion des données

En termes d’activité de gestion, la gestion des données a pour rôle de contrôler, protéger, mettre à disposition et apporter de la valeur aux données de l’entreprise. Elle assure l’existence en continu et la qualité de la mémoire organisationnelle. En termes « cognitifs », la gestion de données assure la fonction de mémorisation de l’entreprise.

Gestion de l’information

En considérant la définition de l’information (données + sens), la gestion de l’information a pour rôle de donner du sens aux données, d’aider les travailleurs et les managers à prendre des décisions dans leurs tâches à différents niveaux (opérationnel, tactique, stratégique). Le traitement de l’information est crucial pour la prise de décision, comme on le sait depuis longtemps (Simon & March, 1958). La gestion de l’information permet la conceptualisation et apporte la compréhension comme valeur ajoutée pour l’organisation.

Gestion des connaissances

Dans Averson (2010), le KM est vu comme une activité de management stratégique dans la perspective d’apprentissage et de croissance, selon le cadre du Capital Intellectuel donné par les « Balanced Scorecard » (Tableaux de bord prospectifs) (Kaplan & Norton, 1996) : « une organisation apprenante qui croît est une organisation où les activités KM sont déployées et se développent afin d’optimiser la créativité de tous les collaborateurs de l’entreprise ». Un processus interne d’apprentissage est nécessaire pour le développement et la préservation des compétences (Nelson, 1991; Prahalad & Hamel, 1990). Une des conclusions de l’étude de Carlucci, Marr & Schiuma (2004) est que le KM soutient la dynamique de l’apprentissage organisationnel et l’accroissement des performances dans les processus organisationnels et ainsi permet à l’organisation d’accroître et développer ses compétences organisationnelles. La gestion des connaissances est un outil pour diverses capacités d’apprentissage : la synthèse de différents types d’information, l’acquisition de connaissances, d’habiletés, de comportements nouveaux. Dans une organisation, la gestion des connaissances facilite l’apprentissage de ses membres, qui sont en apprentissage collectif continu et fournit ainsi une transformation continue de l’organisation elle-même. C’est ce qu’on appelle une « entreprise apprenante » (Pedler, Burgogyne & Boydell, 1997; Argyris, 1999). La valeur ajoutée du KM dans la chaîne de valeur de la connaissance est donc l’apprentissage au sens qui est défini ici.

Gestion des compétences

La compétence est la connaissance en action. Dans la chaîne DIKW Rowley (2007) cite différentes définitions de la « sagesse » qui correspondent au concept de compétence comme connaissance efficiente en action. La compétence reflète une capacité large et profonde pour comprendre l’environnement et s’y adapter en prenant les bonnes décisions et actions. C’est l’utilisation appropriée de la connaissance pour améliorer la performance (habituellement, on considère essentiellement le point de vue personnel, mais il peut y avoir un aspect collectif). Cette capacité est généralement appelée « intelligence », dans son acception étymologique (intellegere en latin : se rendre compte, comprendre, apprécier). Dans ce sens, dans la chaîne KVC, la valeur ajoutée ici par la compétence est l’intelligence.

Gestion des capacités

La différence entre l’implémentation en entreprise de la gestion des compétences et la gestion des capacités (« capability management ») réside dans la nature collective, globale et organisationnelle de la capacité. Le management des capacités aboutit à un succès accru pour l’organisation et un bien-être global. Les théories « Competence Based View » et « Knowledge Based View » (Grant, 1991; Sveiby 2001) considèrent la connaissance comme les pilotes de la formulation et du développement de la stratégie. Les capacités sont ainsi pleinement intégrées dans les objectifs de l’entreprise. Le bénéfice pour l’entreprise est une capacité globale d’innovation, comme un changement global (incrémental ou radical) dans la pensée, les produits, les process ou les organisations. Si la compétence (« sagesse individuelle ») est un attribut cognitif supérieur qui utilise la connaissance, le jugement, et la conscience, menant à un comportement approprié (Rowley, 2007), on peut dire que le management des capacités correspond à un haut niveau de créativité de l’entreprise, qui innove de manière adéquate, vis-à-vis de ses engagements et de son environnement.

La chaîne de valeur de la connaissance et son management sont synthétisés dans la figure 5. A chaque élément de la chaîne correspond un système de management support dans l’organisation. La synergie entre ces systèmes de management contribue à la progression de l’organisation dans ce qu’on peut appeler la « performance cognitive », qui en fait au final une entreprise créative au sens stratégique (l’innovation permanente comme facteur de différenciation compétitive).

Figure 5

Chaîne de management de la KVC

Chaîne de management de la KVC

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Les processus de transformation dans la chaîne de valeur de la connaissance

Selon Rowley (2007, p.174), s’il est difficile de trouver un consensus sur les différentes définitions des concepts de la chaîne DIKW, il existe encore moins d’accord en ce qui concerne les processus qui transforment un concept en un autre concept dans la chaîne.

Selon Moradi (2009, Chap. 4, p. 10), les processus de transformation dans la KVC peuvent être divisés en deux catégories. La première catégorie est plus tangible et objective, et peut être effectuée par des êtres humains ou des machines « intelligentes ». Ce type de transformations part de la réalité et va jusqu’à la connaissance explicite. Pour cette catégorie, le rôle clé des technologies de l’information est largement accepté. La seconde catégorie part de la connaissance explicite jusqu’à la capacité. Pour cette catégorie, l’être humain est un point clé, et il s’agit d’intangible, de subjectif, concernant les croyances, les engagements et l’action. Dans cette catégorie, le rôle des technologies de l’information est celui de facilitateur (« enabler »), et non pas l’élément principal. Pour décrire les processus de transformation, d’une manière compréhensible et pragmatique, nous les décomposerons en trois points de vue, reliés à la définition de la connaissance donnée auparavant :

  • Le point de vue « syntaxique » qui décrit la forme des items gérés par les processus de transformation. C’est la partie visible dans ces processus.

  • Le point de vue « sémantique », qui décrit les facilitateurs permettant de construire du sens les processus. Ces facilitateurs sont des filtres cognitifs qui permettent l’interprétation des activités dans ces processus.

  • Le point de vue « contextuel », qui décrit les situations (cognitives) dans laquelle ces processus ont lieu.

Cette décomposition est appelée « triple instrumentation » dans (Brunel, 2008) et (Moradi, 2009). Faute de place et d’études critiques encore à mener, nous ne discuterons pas profondément les différents concepts, mais donnerons quelques définitions standards, généralement reconnues et consensuelles.

Le point de départ des transformations dans la chaîne est la réalité, en tant qu’ensemble d’objets possédant une existence ou une essence, qui existe indépendamment d’une conscience humaine.

1) Transformer la réalité en données correspond à l’acquisition de signes (signaux) à travers des filtres perceptifs via l’observation

Un signe est quelque chose qui suggère la présence ou l’existence d’un fait, d’une condition ou d’une qualité. Plus précisément, un signal est un indicateur qui sert de moyen de communication. C’est « l’hypothèse sémiotique » qui assure que la réalité nous est communiquée comme une « système de signes » (Eco, 1976).

Le processus de transformation est un processus de perception qui est une organisation (en un système de signes) d’un résultat non traité d’une stimulation de récepteurs sensoriels (ce peut être des capteurs artificiels ou des récepteurs sensoriels comme les yeux, les oreilles …).

L’observation est un examen détaillé de phénomènes avant l’analyse, le diagnostic ou l’interprétation. Elle implique habituellement l’acte d’enregistrer quelque chose, éventuellement avec des instruments.

2) Transformer les données en information correspond au codage de données à travers des filtres conceptuels via une activité de structuration

Un code est un système de symboles, donnant certaines significations arbitraires, utilisé pour transmettre des messages (Shannon & Weaver, 1949).

Le processus de transformation consiste à construire des concepts qui sont des éléments formés dans l’esprit; une pensée ou notion qui correspond à une classe d’entités et qui est constituée des caractéristiques ou des traits essentiels de la classe.

La conceptualisation nécessite une posture de structuration, avec un état d’esprit favorable pour faire des interrelations ou arrangements de parties d’une entité complexe.

3) Transformer l’information en connaissance correspond à la construction de modèles à travers des théories via l’apprentissage

Un modèle est une description schématique d’un système, théorie ou phénomène qui rend compte de ses propriétés connues ou inférées, et qui peut être utilisée pour des études ou actions ultérieures (Caplat, 2008).

Un modèle est fondé par une théorie, qui est, dans le sens commun, une explication bien argumentée d’un aspect du monde naturel; un système organisé de connaissances reconnues qui s’applique dans de nombreuses circonstances pour expliquer un ensemble spécifique de phénomènes. C’est une conceptualisation (une explication) de la manière dont fonctionne le monde.

L’utilisation de modèles et de théories en KM peut être faite dans un contexte d’apprentissage qui est, par définition, le processus cognitif d’acquisition de connaissances (et plus généralement d’habiletés ou savoirs).

4) Transformer la connaissance en compétence correspond à l’implémentation d’un ensemble de pratiques à travers l’action via l’expérience

La pratique est l’exécution répétée d’une activité en vue d’apprendre ou perfectionner un savoir-faire, une action ou un acte courant ou habituel (souvent plusieurs). Les économistes parlent de routines (Nelson & Winter 1982; Lazaric 2000) en tant que compétences collectives sous forme d’un déroulement détaillé et prescrit d’actions à suivre régulièrement, bien qu’elles soient essentiellement personnelles et tacites. Elles ont une formulation globale pour réaliser des tâches collectives, mais elles ne sont collectives en fait que dans les résultats. Cette connaissance codifiée nécessite une expérience individuelle pour qu’elles puissent être appropriées et utilisées par les acteurs.

Ces pratiques sont construites pas à pas à travers l’action, qui dénote habituellement une activité organisée pour accomplir un objectif. L’action est vue comme un filtre cognitif, assurant la pertinence des leçons apprises (« lessons learned ») ou retour d’expérience.

Ainsi, la posture adéquate dans ce type de transformation est l’expérience qui est une situation par laquelle une personne acquiert de la connaissance sur le monde, en contraste avec une posture basée sur la raison. L’expérience est une participation active aux événements ou activités, permettant l’accumulation de connaissances ou de savoir-faire.

5) Transformer les compétences en capacité correspond à la construction d’une stratégie (de gestion des connaissances) à travers des filtres stratégiques (alignement) via une vision

Une stratégie est un plan à long-terme particulier pour réussir.

L’alignement, qui est une coordination, correcte ou désirée, de composants, est l’outil adéquat pour l’intégration ou l’harmonisation d’objectifs, de pratiques etc. dans une organisation.

La capacité de bâtir une stratégie impliquant la connaissance de l’organisation, alignée avec la stratégie de l’organisation nécessite une vision, vue comme une compétence exceptionnelle de discernement ou perception, une anticipation intelligente. Ce terme de « vision », spécialement pour les orientations futures, a une certaine connotation religieuse ou spirituelle, mais là s’arrête le contexte du KM !

Cette analyse, résumée dans la figure 6, nous donne les outils (signes, codes, modèles, pratiques, stratégie), les activités cognitives (perception, conceptualisation, théorisation, action, alignement stratégique), et les postures (observation, structuration, apprentissage, expérience, vision) à mettre en oeuvre pour gérer la KVC.

Figure 6

Les processus de transformation dans KVC

Les processus de transformation dans KVC

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Par exemple, l’objectif actuel de notre recherche est d’utiliser la KVC comme une grille d’analyse des pratiques d’utilisation de l’information dans les entreprises, considérées comme des entreprises apprenantes ou créatives, et de fournir des méthodes d’intervention et des recommandations managériales pour optimiser cette utilisation dans différents objectifs du KM. Deux applications sont en cours : une sur le processus d’apprentissage informel dans les métiers d’un constructeur automobile, une autre sur le processus de créativité et d’innovation dans une entreprise de défense.

Conclusion

Nous avons étudié une chaîne de valeur de la connaissance (KVC pour « Knowledge Value Chain ») qui prend en compte la nature individuelle et collective de la connaissance dans la firme. C’est une chaîne de transformation continue partant de la perception de la réalité à travers des données jusqu’à une sagesse organisationnelle reflétant la maturité créative de la firme. Le management de la KVC amène progressivement l’organisation à des capacités cognitives supérieures, de la mémorisation, jusqu’à la créativité. Opérationnellement le traitement de la KVC s’effectue par des processus de transformations graduelles des données de la firme jusqu’à sa stratégie.

L’apport de ce travail est de fournir, dans le cadre strict des théories du KM, une chaîne de valeur de la connaissance interne à l’entreprise, basée sur un enchaînement de tâches cognitives de manipulation de l’information. Une revue des travaux de base en sciences de l’information a permis d’isoler et de préciser les caractéristiques de ces tâches, qui pourront fournir des outils pour travailler sur cette chaîne de valeur.

Cet article donne un premier cadre simplifié et a pour but d’initialiser un débat sur les concepts de base de la gestion de l’information et de la connaissance. C’est une première brique pour aider les stratèges de la connaissance dans les organisations à comprendre où est la valeur ajoutée produite dans le capital de connaissance et à agir pour valoriser cette ressource.

Ce cadre étant donné, le chemin est encore long jusqu’à un modèle robuste. Chaque élément de la chaîne doit être soumis à une analyse critique approfondie, tant les concepts de donnée, information, connaissance, compétence et capacité sont encore flous et polysémiques. De plus, le KM est une pratique nouvelle, et le modèle de valeur proposé est en rupture avec la schématisation portérienne standard. Il ne peut être pour l’instant admis sans validation sur le terrain par des études de cas et des applications concrètes. C’est le chantier qui est en cours maintenant.