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Le professeur de sociologie à l’université de Pittsburgh Donald Gibson, auteur de plusieurs ouvrages[1], vient à point remettre en perspective la tradition du système américain d’économie passablement oubliée aujourd’hui comme nous le souligne d’ailleurs Ha Joon Chan[2]. Cette école américaine d’économie embrasse l’idée que le gouvernement puisse intervenir activement dans l’économie, que se soit dans la promotion de l’infrastructure, de la science, l’éducation, la régulation du crédit, de la finance et du commerce dans le but de promouvoir l’intérêt général tel qu’inscrit dans la Constitution américaine.

Gibson retrace ceux qui s’y opposeront tout au long de l’histoire américaine : les tenants du « laissez-faire » découlant de l’approche de John Locke et Adam Smith qui affirment que la poursuite individuelle de l’intérêt privé coïnciderait toujours avec l’intérêt de la Nation. Comme l’indique Gibson, la tradition défendant l’intérêt général est plus cohérente au cours de l’histoire américaine que celles des défenseurs de la propriété et du marché, dans la mesure où les intérêts privés changèrent au cours de l’histoire. Moins organisés avant la guerre civile, les intérêts sudistes et les intérêts commerciaux de New York et Boston poursuivaient une politique maintenant les États-Unis dans une dépendance à l’exportation des matières premières vers l’Angleterre et se faisaient donc les promoteurs des thèses de Ricardo des avantages comparatifs. Après la guerre civile, vers les années 1870, il se formera une nouvelle upper class, consciente d’elle-même et de plus en plus organisée, modelée sur leur alter ego britannique, une classe, pour reprendre le terme de Cain et Hopkins, d’aristo-financier.

Henry C. Carey, un des piliers du système américain, avait déjà identifié dans les années 1850, 100 ans avant Gallagher et Robison l’ « impérialisme du libre-échange » anglais, qui pareil à sa politique coloniale, avait pour caractéristique centrale la suppression du développement comme en Inde ou en Irlande : cet impérialisme n’était pas une phase inéluctable du capitalisme comme des penseurs marxistes de fin siècle le pensèrent, nous rappelle Gibson, mais le fait d’une classe particulière anglaise qui poursuivait une politique propre. C’est cette élite américaine, sympathique à l’Empire britannique, selon Gibson, imbue du « laissez-faire » et du social darwiniste de l’époque, avec comme figure centrale Elihu Root, qui poussera les États-Unis à adopter des politiques similaires à l’Empire britannique et à renier la doctrine Monroe avec l’amendement Platt en 1903 pour justifier l’intervention américaine dans les Amériques comme au Nicaragua au nom de la défense des investissements étrangers avant d’être répudiée par la politique anticoloniale de FDR en 1933. C’est cet establisment qui juste qu’à nos jours se fait le promoteur de la mondialisation, à travers des institutions comme le CFR et le FMI, et prêche l’économie de marché à tout vent comme fondement de l’Ouest et attaque tout nationalisme économique, l’assimilant souvent au communisme dans des efforts de propagandes très simplistes, mais efficaces, privant du même coup les autres nations des politiques mêmes qui développèrent réellement les États-Unis, depuis la promotion des manufactures, à l’établissement d’une Banque nationale d’Alexander Hamilton, au New Deal de Franklin qui créa les conditions de prospérité d’après-guerre, ou du programme spatial de Kennedy[3].

Au coeur du système américain, comme l’explore Gibson, c’est la critique de l’école anglaise qui ne s’intéresse pas au processus de production lui-même, ni à comment augmenter la productivité du travailleur et son niveau de vie, mais comme Adam Smith, s’intéresse beaucoup plus à la distribution de la richesse qu’à sa création, se concentre sur l’investisseur plutôt que sur l’entrepreneur ou l’inventeur, s’intéresse au gain immédiat de l’échange en lieu d’une politique à long terme pour développement technologique et industriel de la Nation ; la métrique utilisée est celle du profit immédiat d’une transaction quelconque et non, par exemple, le nombre de maisons construites ou d’énergie produite. Que l’on puisse faire baisser les prix d’un produit grâce à de nouvelles technologies n’est aucunement au coeur de la pensée smithienne, qui ne fait que fixer les prix par le jeu immédiat de l’offre et la demande. Autre conception fondamentale qui distingue les deux systèmes selon Gibson, c’est que pour Adam Smith, l’investissement futur dépend toujours des gains réalisés précédemment, de l’accumulation du capital fait grâce à l’épargne d’où il déduit que seul le mécanisme du marché serait mieux à même d’assurer une meilleure allocation des ressources considérées comme limitées. Il ne s’y trouve aucunement une conception de l’émission de nouveau crédit qui puisse être émis comme une anticipation d’un travail à accomplir comme chez le fondateur du système américain Alexander Hamilton.

Le livre de Gibson n’est pas une chronique de la bataille entre ces deux visions, mais une analyse des forces politiques, intellectuelles et économiques qui ont façonné l’histoire américaine tout en procédant à une critique en profondeur du laissez-faire. Il nous fait découvrir des penseurs américains aujourd’hui oubliés tout en se basant sur une vaste littérature historique pour appuyer ses dires : ce n’est pas un travail original aux sources, mais une synthèse essentielle pour qui veut comprendre l’histoire américaine en dehors des clichés de l’histoire officielle.