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Sous une apparence léchée et un titre générique, cette monographie fait à première vue partie de l’ensemble, fort inégal, des livres d’histoire proposés au grand public, sur lesquels pèse le tenace soupçon de manquer au mieux d’originalité, au pire de rigueur : un autre ouvrage consacré à la figure, tour à tour mythifiée et révélée, de Louis XIV ? Se présente cependant un travail dense qui déploie, dans une langue fluide et précise, mais un rythme parfois aride, une maîtrise certaine des archives et de l’historiographie de la période. Conscients de la place qu’occupe « l’image superbe et tutélaire » de ce roi dans la mémoire collective française, les chartistes Thierry Sarmant et Mathieu Stoll ont fait le pari de proposer une synthèse qui, sans trop sacrifier à la nuance, voire à l’érudition, dresse un portrait plus global du gouvernement louis-quatorzien – une première, semble-t-il, dans la masse des études particulières sur le monarque lui-même, sur la carrière de tel ou tel grand personnage, ou encore sur les différents ministères, corps administratifs, et pouvoirs régionaux. Par gouvernement, ils entendent le groupe restreint de serviteurs, dont les ministres forment le noyau, qui participent aux délibérations des Conseils ou à la direction des grandes administrations, et qui jouissent ainsi d’un accès direct au roi (p. 12). Quelles fonctions accomplissent les ministres ? Quels rapports entretiennent-ils avec le souverain, les autres ministres, et leurs subordonnés ? Comment se répartissent les tâches, se transmettent les informations et s’organise le travail du gouvernement à Paris et en province ? Quelle est l’identité sociale et politique de ces hauts placés de la monarchie ? Empruntant le tournant déjà bien affirmé de la recherche historique vers l’analyse des pratiques, les auteurs abordent, au-delà de la théorie politique et de l’éclat du cérémonial, le fonctionnement concret des instances décisionnelles, la « routine » du pouvoir, sans jamais perdre de vue les hommes (Colbert, Louvois, Chamillart, Seignelay, etc., ainsi qu’une femme, la marquise de Maintenon) qui ont marqué de leur personnalité et de leurs actions cette histoire.

Bien que le ton de l’ouvrage soit plus descriptif qu’argumentatif, il s’en dégage une ligne interprétative claire, qui vise à replacer le gouvernement de Louis XIV dans le temps long. Pour Sarmant et Stoll, ce règne marque une étape fondamentale de la formation de l’État moderne. Il voit, dans les faits, la mise en place d’une « protobureaucratie coutumière » : les relations de parenté et de clientèle n’ont plus la même portée alors que se rationalise partiellement l’organigramme gouvernemental, que se spécialisent certaines tâches, et que se manifestent des parcours de carrière typiques ; le besoin d’ordre et d’efficacité multiplie, classe et conserve les papiers, produits des opérations quotidiennes des ministères et des relais provinciaux, par lesquels se développe un style de correspondance « administratif » et que se construisent des archives et une mémoire gouvernementale ; la position de ministre se cristallise dans le double rôle de politique et de chef d’un secteur administratif. Cette vision du gouvernement, ancré dans une culture du travail spécifique, n’est pas incompatible avec la notion, longtemps débattue, de pouvoir personnel du roi ou d’« absolutisme ». Au contraire, au roi de guerre vient se superposer l’image du roi de plume. À la fin du ministériat de Colbert, puis celui de Louvois en 1691, Louis XIV est plus que jamais impliqué dans les affaires militaires et administratives, et reste en tout temps la clé de voûte de l’organisation politique, qu’il maintient dans un déséquilibre permanent en cumulant les charges sur les têtes d’une poignée de conseillers fidèles. C’est d’ailleurs en 1691 que devrait se situer, selon les auteurs, le véritable tournant du règne, ou plus exactement sa maturité politique, diminuant largement l’importance de ce qu’on a appelé la « révolution de 1661 ».

Soignant les articulations entre structures, individus et usages, Stoll et Sarmant parviennent à un bel d’équilibre, que d’autres historiens seront peut-être tentés de bousculer en réitérant l’importance du clientélisme, en faisant un retour sur les représentations de l’ordre monarchique, ou bien en soulignant l’exclusion trop rapide de la justice comme espace de gouvernance et assise du pouvoir louis-quatorzien. La notion de « travail », centrale à l’ouvrage et porteuse de perspectives nouvelles, semble aussi, à l’occasion, plaquée sur l’esprit de service de l’époque, et perpétue une impression d’anachronisme malgré toutes les précautions des auteurs pour distinguer le xviie siècle de l’expérience du bureaucrate contemporain. Surtout, l’absence de notes infrapaginales, qui se veut compensée par une bibliographie complète et un corpus de sources commenté, demeure un choix d’écriture et d’édition que déploreront les lecteurs, notamment les étudiants, désireux de naviguer dans la masse des informations, de vérifier et d’approfondir certains aspects, bref, d’interagir plus facilement avec le contenu de cette synthèse, trop lisse, trop linéaire, et se gardant bien, au final, de s’alourdir outre mesure des enjeux historiographiques.