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Introduction

En 1969, Marlène Jobert interprète le rôle d’une jeune stagiaire affectée dans un commissariat du 18e arrondissement, dans Dernier domicile connu (1970), de José Giovanni. En même temps qu’elle impose un autre type d’actrice, naturelle, à la voix et au physique atypiques (taches de rousseur, voix acidulée qui lui donne un charme adolescent, voire androgyne), elle ouvre la voie à un nouveau type d’enquêtrice au sein du cinéma français. Elle incarne une jeune recrue de la police, idéaliste et sensible. Associée à un commissaire confirmé (Lino Ventura) qui incarne la force, la discipline, l’autorité, et garde la main mise sur le récit, elle humanise la représentation de la police vue comme répressive après Mai 68. Dans la réflexion davantage que dans l’action, elle fait figure « de Candide, voire de conscience morale », comme le remarque Yannick Dehée (2000, p. 240). Dernier domicile connu marque un tournant dans la représentation des enquêtrices dans le cinéma français et inaugure leur retour en force, tant par leur nombre que par la régularité de leur présence à l’écran jusqu’à la fin des années 1980, qui sera marquée par le premier film policier avec enquêtrice réalisé par une femme : Les keufs, de Josiane Balasko (1987).

Ce changement s’inscrit dans des mutations qui affectent aussi bien la société, la police que le genre policier. Les premières mesures en faveur d’un recrutement égalitaire au sein de la police, qui datent de 1968 [1], sont l’occasion d’un changement, très progressif, dans la représentation des enquêtrices à l’écran. À l’heure de la révolution, culturelle autant que sexuelle, où la contestation se fait grandissante, le genre devient plus sombre, plus réaliste et radical dans le ton, allant jusqu’au pamphlet ; il fait le grand écart sur le plan idéologique entre les fictions de gauche virulentes (Dupont Lajoie, d’Yves Boisset, en 1975) et des films qui penchent de plus en plus à droite (Peur sur la ville, d’Henri Verneuil, en 1975). Sur un plan plus strictement cinématographique, après 1968, la fortune du genre policier repose sur un renouvellement, avec les films mettant en vedette Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, et le succès d’un cinéma de genre et de qualité est assuré par une nouvelle génération de réalisateurs (Costa-Gavras, Boisset, Corneau).

Pour évaluer l’innovation que représentent ces nouvelles enquêtrices dans l’univers cinématographique français, un détour par leurs ancêtres dans le genre s’impose : une mise en perspective historique des enquêtrices me permettra de confronter à ces modèles plus anciens les femmes flics ou les femmes détectives des années 1970 et 1980 et de prendre la mesure de la rupture ou de la continuité qu’elles imposent à l’intérieur du genre. Car la féminisation des années 1970 s’accompagne de tensions et d’ambiguïtés nouvelles ou renouvelées dans l’articulation de la vie professionnelle et de la vie privée de ces héroïnes. Je montrerai à partir de deux cas que, du tournant des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980, deux tendances tout aussi ambivalentes se dessinent : le cinéma populaire fait la part belle aux justicières missionnaires [2] mais impuissantes, performantes sur le plan professionnel mais dont la vie privée est un échec ; et le cinéma d’auteur, quant à lui, met en valeur des enquêtrices occasionnelles, efficaces et épanouies, mais qui restent confinées à une position où elles font office de fétiches cinéphiliques. J’étudierai les effets contradictoires, sur le plan narratif et esthétique, que les enquêtrices ont sur le genre dans deux succès représentatifs de ces deux tendances : La femme flic (Yves Boisset, 1980) et Vivement dimanche ! (François Truffaut, 1983).

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Évolution du nombre d’enquêtrices dans le genre policier en France

Évolution du nombre d’enquêtrices dans le genre policier en France

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Les enquêtrices dans le film policier français : mise en perspective historique

Dans le cinéma policier français, les enquêtrices ne sont pas une invention des années 1970. Elles apparaissent en effet de manière épisodique à partir de 1932, avant de s’installer dans le genre d’une manière stable à partir de l’Occupation. Même si le nombre d’enquêtrices amorce une baisse en 1949, au moment où les espionnes reviennent en force, elles restent présentes au cours des années 1950 avec un ou deux films par an en moyenne, avant de connaître une présence plus irrégulière pendant les années 1960. À cette époque, le genre policier lui-même occupe moins de place dans la production française et la forme du film à énigme, qui s’était maintenue après-guerre dans les comédies policières offrant souvent des rôles féminins, disparaît presque complètement.

Illustration 2

Films avec enquêtrices du début du parlant à 1967, en France

Films avec enquêtrices du début du parlant à 1967, en France

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La grande majorité de ces enquêtrices apparaît dans des comédies policières et plus précisément dans des films à énigme. Elles s’insèrent donc dans une mécanique ludique visant à démasquer un coupable. Leur intervention dans le genre vise le plus souvent à divertir et leur désir d’enquêter relève lui-même fréquemment d’un jeu ou d’un passe-temps, comme c’est le cas pour Jacqueline Gauthier, romancière de séries policières dans Huit hommes dans un château (Richard Pottier, 1942), ou pour Renée Saint-Cyr et Gaby Morlay, fans de romans policiers dans Madame et le mort (Louis Daquin, 1943) et Dernier métro (Maurice de Canonge, 1945).

La représentation plus significative des femmes dans les comédies policières, et particulièrement dans celles où l’enquêtrice évolue en duo avec un enquêteur, s’explique par le registre de ce sous-genre. En effet, l’écart que la comédie permet au regard du réalisme, associé au « pur » cinéma policier, permet d’atténuer l’impact de ces personnages féminins hors normes que sont les femmes puissantes qui détiennent un authentique savoir. De plus, les femmes sagaces et entreprenantes sont présentées comme des figures acceptables, car elles sont associées à la sphère privée, domaine traditionnel du féminin. Enfin, la comédie policière permet d’échapper aux stéréotypes de la garce et de la victime, qui sont dominants dans le registre réaliste et constituent la norme de l’inscription du féminin dans le genre criminel policier. Dans ce schéma traditionnel, les garces se définissent essentiellement par leurs charmes dangereux, et les victimes par leur vulnérabilité, leur passivité, leur soumission et leur émotivité, tandis que le masculin, central dans ce genre, se définit comme fort, dominant, contrôlant la situation et actif. Les enquêtrices des comédies policières viennent en revanche empiéter sur un champ d’action traditionnellement masculin, tout en se situant en dehors de ces deux types de rôles (garce, victime), définis par des caractéristiques « féminines ».

Il n’est donc guère étonnant que sous l’Occupation, à une période où le système patriarcal est ébranlé, émergent des rôles d’enquêtrices qui s’affirment comme indépendantes, matures et volontaires. Mais toutes ces enquêtrices se trouvent en compétition à des degrés divers avec un enquêteur. Cette situation permet de mettre en scène, de tester et de construire la légitimité de leur désir de reconnaissance sociale, mais se clôt généralement par la formation d’un couple, certes plus égalitaire, mais qui les renvoie à la sphère privée et leur enlève in fine leur pouvoir : confronter un enquêteur à une enquêtrice que le destin réunira revient à proposer une stratégie faite de compromis pour contenir la présence des femmes dans le genre. Le récit prend en compte dans certains cas le point de vue de ces femmes, qui ne sont pas punies de leur capacité d’initiative mais montrées comme exceptionnelles (L’honorable Catherine [Marcel L’Herbier, 1943], Le baron fantôme [Serge de Poligny, 1943], Madame et le mort), et il neutralise cette présence transgressive par un retour à la norme lorsque l’enquêtrice est redéfinie comme épouse, c’est-à-dire ayant acquis un statut qui la caractérise par sa relation à un homme et la replace dans la sphère privée, au moment du dénouement.

En 1944, le droit de vote est « accordé » aux femmes, et le principe d’égalité entre hommes et femmes est inscrit dans la Constitution en 1946. Or c’est à cette même période que le genre ramène plus fermement les enquêtrices dans la sphère privée, suggérant l’incompatibilité entre le statut de femme, d’autant plus lorsqu’elle est désirante, et celui d’enquêtrice professionnelle. En effet, l’immédiat après-guerre joue sur des binômes plus conflictuels, où l’enquêtrice, auparavant amatrice, peut désormais avoir un statut professionnel (romancière dans L’insaisissable Frédéric [Richard Pottier, 1946], journaliste dans L’ennemi sans visage [Maurice Cammage et Robert-Paul Dagan, 1946], Cinq tulipes rouges [Jean Stelli, 1949], Halte… Police ! [Jacques Séverac, 1948], Piège à hommes [Jean Loubignac, 1949] et Dernière heure, édition spéciale [Maurice de Canonge, 1949], ou avocate dans Bal cupidon [Marc-Gilbert Sauvajon, 1949], Suzanne et ses brigands [Yves Ciampi, 1949] et La veuve et l’innocent [André Cerf, 1949]). Ce type d’enquêtrice, valorisée et définie par sa logique et sa débrouillardise plus que par sa féminité, laisse place, au tournant des années 1950, à une version légère et érotisée du personnage, plus compatible avec la réaffirmation du pouvoir masculin qui s’opère dans le cinéma français [3]. Placer des corps féminins hypersexués et armés au sein de bagarres transforme ces enquêtrices en objets d’attraction fétichisés, comme dans Les pépées font la loi (Raoul André, 1955), Nathalie (Christian-Jaque, 1957, avec Martine Carol) — et jusqu’à Bang-Bang (Serge Piollet, 1967, avec Sheila), ou même Barbarella (Roger Vadim, 1968), si on prend les enquêtrices au sens large.

Le fait que sur toute cette première période, la majeure partie de ces héroïnes soient célibataires au début de leur enquête, témoigne aussi de cette impossibilité du genre à accorder une place aux femmes autrement qu’en leur concédant temporairement un pouvoir d’enquêtrice, à la condition qu’il serve à les remettre dans un rôle sexué traditionnel. Et il est significatif que la plupart enquêtent pour disculper leur futur mari (Pièges [Robert Siodmak, 1939], Le Danube bleu [Emil E. Reinert et Alfred Rode, 1940], Madame et le mort, Ne le criez pas sur les toits [Jacques Daniel-Norman, 1943) ou rivaliser avec lui (L’assassin habite au 21 [Henri-Georges Clouzot, 1942], Huit hommes dans un château, Le secret de Madame Clapain [André Berthomieu, 1943], 120, rue de la Gare [Jacques Daniel-Norman, 1946]), cantonnant ainsi leur motivation à enquêter à la sphère privée. Le dénouement de ces films coïncide souvent avec la naissance ou la renaissance d’un couple qui entraîne pour l’enquêtrice l’abandon de ses activités. Et lorsqu’elle échappe à ce schéma, elle est exclue du champ du désir, à l’image de Gaby Morlay dans Service de nuit (Jean Faurez et Belisario L. Randone, 1944), ou de Suzanne Dehelly, la journaliste très masculine de Cinq tulipes rouges, ou encore de Danielle Darrieux et Jeanne Moreau, veuves et vouées à la prison dans, respectivement, Marie-Octobre (Julien Duvivier, 1959) et La mariée était en noir (François Truffaut, 1968). Implicitement, le genre force ces enquêtrices à choisir entre se consacrer à l’amour ou poursuivre leurs enquêtes, deux buts qui semblent s’exclure mutuellement. Le policier, genre le plus souvent masculin, repose sur la résolution imaginaire des peurs sociales liées à la transgression de la loi, en rétablissant une frontière claire entre le Bien et le Mal. Or les enquêtrices alimentent ce fonctionnement du genre en transgressant une autre frontière, celle des rôles sexués traditionnels, ce qui entraîne une résolution par l’amour des angoisses sociales que cette émancipation des femmes suscite.

Illustration 3

Films avec enquêtrices de 1969 à 1987, en France

Films avec enquêtrices de 1969 à 1987, en France

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Or avec le début du recrutement des femmes au sein de la police en 1968, les enquêtrices professionnelles acquièrent une légitimité institutionnelle. Mais à la généralisation de la mixité dans la police, de la fin des années 1960 au début des années 1980, rendue possible par l’harmonisation des statuts de la préfecture de police avec ceux de la Sûreté nationale et le renouvellement des générations au sein de la police, s’ajoutent l’impact de Mai 68, l’émancipation des femmes, l’action du MLF et le développement d’un féminisme d’État (Pruvost 2008, p. 105). La période de 1970 à 1a fin des années 1980 marque un tournant, avec l’apparition dans le cinéma français d’une dizaine de femmes flics dans la catégorie des enquêtrices.

Le genre policier va donc repenser ses stratégies pour accorder une place aux enquêtrices, dont le statut de professionnel était jusqu’alors, au mieux, temporaire. Il s’agit, pour le cinéma d’auteur comme pour le cinéma populaire, mais par des voies différentes que je vais maintenant examiner, de ne pas faire de l’enquêtrice un enquêteur comme les autres.

La justicière missionnaire impuissante : La femme flic

Grand succès public de l’année 1980, La femme flic d’Yves Boisset, classé dans les vingt premiers films au box-office de l’année avec 1 807 761 entrées [4], est le premier film français, dans un registre sérieux, à présenter une femme flic (Miou-Miou) au poste de commande, qui non seulement organise l’action mais oriente le point de vue. À sa sortie, la presse souligne que ce sujet est « très à la mode » (Les Échos, 10 janvier 1980) [5], qu’il est « le nouveau dada cinématographique » (Minute, 16 janvier 1980).

Corinne Levasseur, 28 ans, divorcée, a une haute idée de sa fonction d’inspectrice de police. Ses supérieurs estiment, pour leur part, qu’elle pousse un peu loin le sens du devoir et de la justice et elle se retrouve mutée dans une petite ville du Nord pour avoir arrêté le neveu du maire dans une ville du Midi. Elle y est accueillie par l’inspecteur Simbert (Alex Lacast), un Métis avec lequel elle sympathise d’emblée. Mais la routine des tâches de classement de papiers qui lui sont confiées ne comble guère les attentes de la jeune femme. Jusqu’au jour où elle est chargée par son supérieur, le commissaire Porel (Jean-Marc Thibault), d’enquêter sur le meurtre d’une adolescente, retrouvée étranglée. Après plusieurs initiatives courageuses, épaulée par un prêtre et un syndicaliste, elle se met à dos l’ensemble de ses collègues. Préoccupée par le viol, soucieuse du bien-être des mineurs, incorruptible, elle mène son enquête contre l’avis de ses supérieurs hiérarchiques et sans céder aux pressions politiques. Elle réussit à démanteler un réseau de prostitution enfantine, sans néanmoins décapiter ce réseau. Refusant d’abandonner cette enquête compromettante pour les bourgeois lillois, elle finit par donner sa démission sous la pression du ministère de l’Intérieur, dans l’espoir de témoigner contre les notables locaux. Son supérieur lui fait comprendre que si elle s’obstine, elle risque d’y laisser la vie.

À la sortie du film, la critique fait état des effets « civilisateurs » de la femme flic et souligne son allure moderne. Selon Le Quotidien de Paris (10 janvier 1980) :

[l]’inspecteur Corinne Levasseur est peut-être pure, sans doute pas dure, en tout cas pas répressive : elle essaie d’abord de comprendre. […] En jeans, baskets, blouson, Miou-Miou fait passer tout le reste en proposant l’image féminine d’une police « autre », une police à visage humain.

Ce « visage humain » est un changement qui marque la presse, sensible aux qualités nouvelles que ce personnage apporte à la représentation de la police. Elle est, pour L’Humanité (14 janvier 1980), « attentive à la réalité sociale qu’elle côtoie quotidiennement et dans laquelle elle intervient avec un peu plus que son sens poussé du devoir, avec coeur, elle est l’incarnation parfaite du policier idéal ».

La première séquence du film permet de cerner les grandes lignes de construction à partir desquelles le personnage se dessine. Le premier plan est un plan subjectif qui nous fait entrer dans le film du point de vue de l’héroïne. Il s’agit donc d’un film construit selon les critères d’un cinéma « d’identification » où le « héros positif » a pour fonction de cristalliser la sympathie du public, ce que confirme le second plan subjectif, lorsque Corinne Levasseur découvre un enfant maltraité enfermé dans un placard. Avec ses cheveux courts, sa voix fluette, son jean, ses chaussures plates, sa veste en velours côtelé et son sac en osier, elle arbore une allure androgyne, frêle et décontractée. Pour donner corps à Corinne Levasseur, Boisset choisit dans un premier temps Isabelle Huppert (Le Matin, 8 janvier 1980), finalement remplacée par Miou-Miou. Dans les deux cas, il s’agit d’actrices à la silhouette fragile et menue qui ne donnent pas l’impression de vouloir rivaliser avec les colosses athlétiques du genre policier, type Lino Ventura ou Jean-Paul Belmondo. Pour autant, ce sont des actrices connues, aptes à attirer la sympathie du public et à rendre crédible ce rôle de femme flic dans un registre sérieux. Miou-Miou incarne, depuis Les valseuses (Bertrand Blier, 1973), qui l’a révélée au grand public, une certaine désinvolture, un naturel et une liberté propres aux années 1970. Mais l’image médiatisée par ce film comporte aussi une certaine résistance passive aux normes bourgeoises, tout en reproduisant une image traditionnelle de femme-objet soumise à la loi des hommes, ce qui la rend plus rassurante.

Corinne Levasseur s’intéresse peu au criminel, préférant regarder avec compassion les enfants victimes. Dans la séquence où elle trouve l’enfant dans le placard, le plan où elle repart avec l’enfant dans les bras confirme la proximité de l’enquêtrice avec les victimes, qui reproduit les clichés de la femme maternelle et du « tendre poulet ». Comme le souligne la réplique de l’assistante sociale, « À chacun son métier ». Cette présentation de l’héroïne soulève le problème de la définition de son statut par rapport à l’assistante sociale. Le film renvoie l’enquêtrice au statut des premières femmes recrutées dans la police en 1935, qui suivaient une formation d’assistante sociale, mais n’étaient pas armées [6].

En effet, dans la veine des fictions de gauche et, plus généralement, dans le genre à cette époque, l’enquête policière devient enquête sociale. À partir de Dernier domicile connu, où Marlène Jobert considère le témoin qu’elle recherche comme un être humain à protéger et non comme une simple carte dans le jeu de la police pour coincer les délinquants, beaucoup d’enquêtrices, professionnelles ou non, proposent, dans le cinéma populaire, une image positive de la police et défendent une justice pour tous, servant souvent à dénoncer une loi défaillante, impuissante face aux hommes de pouvoir, à l’argent, à la corruption et aux manipulations diverses. Ce type de rôle est privilégié dans plus de 60 % des films avec enquêtrices entre 1969 et 1987 : Annie Girardot se dresse contre une bourgeoisie qui vampirise le prolétariat dans Traitement de choc (Alain Jessua, 1973) ; Girardot toujours, dans Le point de mire (Jean-Claude Tramont, 1977), campe une reporter photographe qui enquête sur la préparation d’un attentat politique ; Catherine Deneuve et Juliet Berto prêtent main-forte à Jean-Louis Trintignant pour mettre au jour les malversations financières d’une banque dans L’argent des autres (Christian de Chalonge, 1978) ; Nathalie Baye remonte la piste d’un étrange réseau de passeurs pour anciens nazis reconvertis dans La mémoire courte (Eduardo de Gregorio, 1979) ; Girardot de nouveau fait face à la corruption policière et plaide par la même occasion contre la peine de mort dans Une robe noire pour un tueur (José Giovanni, 1981) ; Sabine Azéma enquête dans Zone rouge (Robert Enrico, 1986) sur la contamination d’une nappe phréatique, scandale étouffé par les autorités locales ; Catherine Deneuve découvre une machination similaire dans Agent trouble (Jean-Pierre Mocky) l’année suivante.

Mais si la motivation principale de ces enquêtrices relève de la justice sociale, elle puise sa source dans une empathie qui peut devenir identification avec les victimes lorsque le film tend vers le thriller, quand, par exemple, l’héroïne cherche à éclaircir la mort d’un ami en marchant dans ses pas dans Traitement de choc, la mort de son ex-mari dans Le point de mire ou Zone rouge, ou de son neveu dans Agent trouble.

L’instinct maternel et la sensibilité féminine de Miou-Miou dans La femme flic sont systématiquement évoqués dans la réception critique du film, cantonnant ainsi l’actrice dans un registre spécifiquement féminin qui contient déjà l’annonce d’un manque par rapport à l’image étalon de la police, exclusivement masculine. En effet, « [l]a police, un métier d’homme » était encore le slogan de l’affiche publicitaire pour le recrutement des agents en 1972, associant clairement l’ordre et la force publique à la virilité, image qui conditionne aussi la réception du film. Par exemple, France-Soir (11 janvier 1980) écrit :

Corinne Levasseur, qui est entrée par hasard dans la police, est jolie, cultivée, intelligente, instinctive. Si elle est flic, c’est plus dans le style Ange gardien qu’Ange exterminateur. Sa jeunesse et sa sensibilité la poussent à protéger et soigner les victimes plus encore qu’à poursuivre les délinquants.

Si elle n’a rien d’une « pervenche » ou d’une « aubergine » répressive, elle n’accède pas pour autant à une reconnaissance qui la placerait d’égal à égal vis-à-vis de ses collègues masculins. La femme flic est même perçu comme l’histoire de son « échec » (France-Soir, 11 janvier 1980), ou encore (Le Monde, 11 janvier 1980) de son « rejet par un milieu professionnel où toutes les compromissions sont admises, d’un élément qui refuse de se soumettre à la règle du jeu ».

Dès les premières séquences, Corinne Levasseur apparaît comme une femme-enfant proche dans tous les sens de la victime type, une « môme », une petite « cocotte », comme l’appelle l’un de ses collègues plus âgé. Bien que son supérieur la surnomme « mon p’tit », qu’elle mange des Malabars en lisant soigneusement la bande dessinée contenue dans l’emballage, elle est pleine d’assurance. Placardisée aux archives pour s’être montrée trop frondeuse, elle rétorque à son collègue, qui se montre entreprenant sous prétexte de « glisser un p’tit mot au patron » en sa faveur, qu’elle n’a besoin de personne. Trahie par son petit ami substitut dans une affaire délicate, elle n’hésite pas à le gifler en plein palais de justice devant le procureur. Elle n’écoute pas les mises en garde de ses confrères et met en accusation le neveu du maire, que tous savent coupable, ce qui lui vaudra sa mutation dans le Nord.

La poursuite d’une vie privée et celle d’une vie professionnelle sont présentées pour elle comme incompatibles. L’inspectrice ne sait pas gérer sa vie sentimentale, qui perturbe son travail et la mène à l’échec. Cette difficile conciliation est aussi au coeur de Tendre poulet (1978) et On a volé la cuisse de Jupiter (1980) de de Broca. Sauf lorsque l’héroïne enquête pour sauver l’homme qu’elle aime, sa vie personnelle perturbe ses capacités, provoque des erreurs de jugement (Traitement de choc, Le point de mire), ou apparaît comme un échec (beaucoup sont divorcées).

Ce rapport problématique entre sphères privée et professionnelle est amplifié dans les rapports entre collègues. La femme flic subit le paternalisme de ses aînés ou se fait draguer par ses homologues masculins, qui la voient avant tout comme un être sexué. Au sein d’un milieu dominé par les hommes (blancs), elle est donc un élément perturbateur, en marge d’une homosociabilité virile, et rebelle à l’omerta que beaucoup d’enquêtrices de cette période affrontent seules. Dès le début du film, le problème de l’assimilation de cette figure féminine est posé par l’alliance entre « dominés » qui s’opère lorsque Corinne devient l’adjointe d’un flic métis, alors que les enquêteurs masculins des fictions de gauche sont souvent entourés par une épouse dévouée ou une petite équipe de loyaux collaborateurs, respectés en tant que professionnels et craints par leurs collègues (Z, Costa-Gavras, 1969 ; Adieu poulet, Pierre Granier-Deferre, 1975 ; Le juge Fayard dit Le Shériff, Yves Boisset, 1977 ; I… comme Icare et Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1979 et 1982).

En d’autres termes, si Miou-Miou a le beau rôle et permet au spectateur de s’identifier à l’enquêtrice intègre qui défie des notables, elle ne remet pas en cause la domination masculine puisque l’institution judiciaire finit par la réduire au silence, en sanctionnant sa rébellion contre l’ordre social et l’ordre patriarcal. Par là même, le genre neutralise cette figure d’émancipation féminine lorsqu’elle se heurte à un rapport de forces trop inégal ou lorsqu’elle commet des erreurs.

Pour contenir ce personnage féminin qui se trouve dans une position inhabituelle, au centre d’une intrigue soutenue par une logique d’héroïsation, le récit la place en même temps dans une position de victime (à la fin du film) ou de victime potentielle (au cours du film), c’est-à-dire dans un rôle féminin traditionnel. Avant d’être symboliquement détruite à la fin du film, elle se fait agresser, est menacée par un homme armé d’un rasoir et échappe de peu à un viol.

Si, comme toutes les femmes flics de la période, elle tire très bien sur des cibles en papier ou des boîtes de conserve (Tendre poulet), parfois mieux que ses collègues masculins, si elle est fréquemment cadrée tenant en joue les malfrats, en situation d’affrontement réel, elle perd en revanche ses moyens quand il faut réellement tirer sur une cible humaine [7] : elle hésite, suspend son geste, « reproduisant ainsi l’idée commune qui attribue idéalisme et sensibilité à la féminité contre réalisme et force à la masculinité… » (Philippe 1996, p. 89). Puisque, comme le dit son partenaire, l’instinct professionnel, c’est finalement la répression. La vraie police, celle qui assure le maintien de l’ordre, c’est le coup de poing viril et non l’instinct maternel. Or l’enquêtrice interprétée par Miou-Miou n’est présentée comme efficace que lorsqu’elle se contente d’opérer sur un terrain propice à l’exercice de ses qualités spécifiquement féminines : la protection de l’enfance.

Là où les enquêteurs s’affrontent virilement avec le coupable (Peur sur la ville), force est de constater que le moteur de la majorité des enquêtrices, à l’image de la femme flic, réside dans un rapport de compassion, d’identification, voire de sur-identification avec les victimes, qui se manifeste dans de nombreuses scènes de La femme flic, où Miou-Miou demeure à leur écoute, ou dans les derniers plans du film, quand elle regarde l’une des victimes, qui les symbolise toutes. Elles appartiennent toujours à une classe sociale ou à une minorité dominées. C’est le cas dans Zone rouge et Dernier domicile connu, qui dénoncent le fait que les témoins soient quantité négligeable dans la machine judiciaire, dans Traitement de choc, où Girardot défend le prolétariat immigré vampirisé par la bourgeoisie locale, dans La mémoire courte, où le traumatisme de l’histoire personnelle de l’héroïne (Nathalie Baye) fait écho à son enquête sur les vies brisées par un réseau de passeurs d’anciens nazis. Girardot, à nouveau, défend une innocente victime, bouc émissaire de flics ripoux, dans Une robe noire pour un tueur, et Anny Duperey, traumatisée par la mort de son mari et de sa fille, veut libérer les habitants d’une île de l’emprise maléfique de son confrère médecin dans Le démon dans l’île (Francis Leroi, 1983).

Or la majorité des enquêtrices relevant de cette première tendance du féminisme populaire [8], présentées comme compétentes, déterminées et autonomes, sont mises en échec dans la séquence finale, où intervient souvent une figure masculine d’autorité qui écrase l’enquêtrice transgressive : Dernier domicile connu, Traitement de choc, À chacun son enfer (André Cayatte, 1977), Le point de mire, La guerre des polices (Robin Davis, 1979), La femme flic, La mémoire courte, Une robe noire pour un tueur, Zone rouge.

De fait, même si les enquêtrices ont des compétences, ces films montrent explicitement ou implicitement l’enquêteur comme seule incarnation de la force et de l’héroïsme, renvoyant l’enquêtrice, pourtant potentiellement parée de toutes les aptitudes requises, à la faiblesse et à la victimisation.

L’enquêtrice efficace — fétiche cinéphilique : Vivement dimanche !

Les films constituant la seconde tendance, moins importante que la première puisqu’elle ne représente qu’un peu moins de 20 % des enquêtrices de la période, résolvent le trouble causé par l’incursion d’un personnage féminin dans un espace de pouvoir masculin, non pas en jouant sur la structure narrative pour punir l’enquêtrice, mais en fétichisant celle-ci, en la transformant en objet et surtout en vecteur de désir, par les références cinéphiliques qu’elle évoque. Cette fétichisation s’opère donc de manière différente par rapport aux années 1950 et 1960, où la plastique de Dominique Wilms, Barbara Laage, Thilda Thamar, Claudine Dupuis, Martine Carol ou Dora Doll constituait les objets désirables du cinéma du « sam’di soir », ces « pépées » aguicheuses, effrontées et bon enfant.

Des films comme Change pas de main (Paul Vecchiali, 1975), Écoute voir (Hugo Santiago, 1979), et même Liste noire (Alain Bonnot, 1984), proposent des enquêtrices qui accèdent à l’héroïsme sur le modèle valorisé de l’héroïsme masculin, à travers des attitudes très masculines et en se révélant lesbiennes. Dans les deux premiers cas, l’enquêtrice devient l’objet d’un fétichisme cinéphilique qui redouble sa soumission à la logique du fantasme. En effet, Change pas de main, curieuse tentative de film pornographique d’auteur écrit par Paul Vecchiali avec Noël Simsolo, comme Écoute voir, d’Hugo Santiago, sont des sortes de pastiches de film noir reposant sur l’inversion des rôles sexués et les clins d’oeil cinéphiliques : les enquêtrices y boivent du whisky sec, fument et se prennent pour Bogart. Cette fétichisation cinéphilique est d’ailleurs beaucoup plus subtile, car ambivalente et mâtinée de féminisme, dans le film de Santiago, qui joue moins explicitement sur la fétichisation sexuelle du pouvoir que celui de Vecchiali.

Mais le film d’auteur qui offrira le plus de visibilité, avec environ 1 200 000 spectateurs, à ce fétichisme cinéphilique à cette époque, est Vivement dimanche ! de François Truffaut, sorti en 1983.

Comme dans les autres adaptations de romans policiers faites par Truffaut, et plus largement dans l’ensemble de son oeuvre, Vivement dimanche ! met en scène une héroïne forte face à un protagoniste masculin dominé. Si Vivement dimanche ! reprend le même schéma que Le dernier métro (François Truffaut, 1980), avec une héroïne menant l’action pour sauver un homme contraint de rester caché ou traqué, ce film révèle aussi les influences américaines qui ont forgé le goût de François Truffaut. Ce type d’enquêtrice maternante qui agit par amour pour un homme réduit à la passivité figure dans Stage Fright (1950) et Rear Window (1954) d’Alfred Hitchcock. La construction d’un personnage d’enquêtrice, rare dans le genre policier français, renvoie aussi à la nostalgie de Truffaut pour les comédies policières américaines, la série B et surtout le film noir, genre qui déclina brillamment des rôles de secrétaire enquêtrice (Stranger on the Third Floor, Boris Ingster, 1940 ; I Wake Up Screaming, Bruce Humberstone, 1941 ; The Dark Corner, Henry Hathaway, 1946 ; et surtout Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944).

Dans Vivement dimanche ! Julien Vercel (Jean-Louis Trintignant) est soupçonné d’avoir tué sa femme, l’amant de celle-ci, la caissière d’un cinéma et Louison, un patron de boîtes de nuit assez louche. Une chasse à l’homme débute lorsque Vercel décide de s’enfuir et de se cacher. Du côté de ceux qui mènent l’enquête, on compte bien sûr la police, une agence de détectives, mais aussi et surtout Barbara (Fanny Ardant), la secrétaire de Vercel, qui, par amour pour ce dernier, conduit sa propre enquête en vue de l’innocenter.

Ainsi, Truffaut reprend un schéma narratif très présent dans le cinéma américain, et souvent utilisé en France jusqu’au tournant des années 1970, celui d’une femme qui enquête pour sauver l’homme qu’elle aime et à qui elle se consacrera finalement. Reprendre sur le mode de l’exercice de style un schéma devenu obsolète est un bon moyen de faire abstraction des évolutions sociales contemporaines : la représentation de l’enquêtrice est ramenée à des enjeux relevant de la sphère privée — la constitution d’un couple —, et nourrit une dimension purement ludique, le plaisir de la citation cinéphilique.

Tout en jouant de références, tant narratives qu’esthétiques, aux films de genre américains, Truffaut construit aussi une héroïne ambivalente typique de son univers. Le choix du noir et blanc est la première manifestation du fétichisme cinéphilique à l’oeuvre dans ce film. Choix qui concourt, associé à la mise en scène, à réactiver une image nostalgique des rapports homme-femme.

La première apparition de l’héroïne est déterminante. Le générique montre Fanny Ardant comme une femme dynamique, marchant d’un pas assuré, préfigurant son rôle de moteur de l’action, mais elle reste avant tout une belle image filmée de face par la caméra, sous le regard du réalisateur, qui par la suite sera relayé par son alter ego dans la fiction, Jean-Louis Trintignant. Le rapport de Truffaut, et par là même du spectateur, à cet objet fétiche est instauré dès sa deuxième apparition, dans une scène purement gratuite (du point de vue de l’intrigue), où, marchant dans la rue, Barbara se fait draguer par un inconnu. Tout le film fera d’elle une enquêtrice efficace, certes, mais une enquêtrice faisant office de marionnette, une figure de style aux mains d’un maître masculin. Pourtant, toute l’astuce de Truffaut consiste à faire d’elle le seul moteur de l’action, qu’elle prend en charge dès qu’elle s’engage dans l’enquête, suivie après coup par Vercel. Elle informe ce dernier de ses découvertes et de ses hypothèses, mais il reste aussi impuissant que James Stewart dans Rear Window. Ici, Ardant est stratégique. Elle dénoue l’imbroglio policier avec succès. Elle prend des initiatives sans être chaperonnée par une autorité masculine, dans la fiction du moins.

Déterminée, énergique, débrouillarde et téméraire, à l’instar de ses consoeurs américaines qui n’hésitent pas à aller au-devant du danger, elle réussit à damer le pion à Julien Vercel, qui la licencie au début du récit, ainsi qu’à la police, qui finit par l’écouter et se laisser convaincre par ses arguments. L’impact sur le récit de son regard féminin actif construit un point de vue fort, d’autant plus qu’il est souvent le seul point de vue offert au spectateur. Truffaut délaisse en effet le point de vue des coupables, celui de la police une fois Julien en fuite, et celui de Julien lorsque celui-ci est encore terré dans son bureau. Le film comporte donc beaucoup de champs-contrechamps avec des raccords regard sur le visage de Fanny Ardant qui espionne des suspects et découvre des indices.

La rétention d’informations par Barbara à la fin du film, comme sa manière de séquestrer Vercel, est une façon d’insister sur la maîtrise de l’héroïne qui ne montre, ne suit ou ne dit que ce qu’elle juge nécessaire. Le flashback final nous révèle rétroactivement qu’elle en sait plus que Vercel pendant le dernier tiers du film. Or cette inégalité du savoir entre les protagonistes entraîne inévitablement des enjeux liés au pouvoir, de même qu’une modification des représentations des rapports de sexe. En mettant délibérément Vercel à l’écart des actions de l’enquête, tout en lui préservant un certain pouvoir, Truffaut privilégie le personnage de Barbara.

Cernée par cet univers référentiel qui rend très présente la posture de l’auteur, la muse de Truffaut n’est qu’un rouage de cette belle mécanique policière. Chaque clin d’oeil cinéphilique renvoie Fanny Ardant, pour un public averti, à Truffaut, à ses goûts ou à son oeuvre. La presse s’en donne à coeur joie. Pour Télérama (1er août 1983), « Truffaut truffe son film de clins d’oeil, d’hommages à Hitchcock, à Bogart, à Becker. Voire de citations à ses propres films », alors que la revue Cinématographe (no 92, septembre 1983) énumère les autocitations de Truffaut : « la scène de l’ascenseur (La Peau douce), l’agence de détective (Baisés volés), le remplacement de la comédienne (Le Dernier métro), le texte final au téléphone (L’Homme qui aimait les femmes) ». Fonctionnant du début à la fin par rapport à des modèles cinématographiques, Barbara perd paradoxalement de son autonomie auprès du spectateur complice (de Truffaut), ses actions étant parasitées par des références cinéphiliques. Mais elle sert à satisfaire doublement le plaisir visuel du spectateur, ce que permettent les nombreux gros plans très esthétisants qui la construisent en icône, ravivent la nostalgie de codes narratifs classiques et prennent en charge certaines traces référentielles au regard du cinéma hollywoodien et truffaldien.

Ainsi, l’héroïne est construite sur les clichés et les codes du genre, comme à la même époque Juliet Berto dans son film Cap canaille (1983) ou Andrea Ferreol, l’enquêtrice de Jean-Louis Comolli dans Balles perdues (1983).

Barbara porte un imperméable beige à la Bogart à partir du moment où elle mène l’enquête ; de nombreuses scènes ont lieu dans une voiture, la nuit, ou dans des intérieurs sombres qui rappellent l’atmosphère du film noir ; chaque fois que l’héroïne se pince l’oreille pour réfléchir, elle évoque Bogart dans la mémoire des cinéphiles. Le nom de Massoulier, choisi pour désigner l’homme assassiné, et le chiffre 813, qui se trouve celui de la chambre d’hôtel de la femme de Vercel, sont récurrents dans l’univers de Truffaut [9], et font apparaître le côté fétichiste de l’auteur.

Mais surtout, Truffaut joue le jeu des citations par l’esthétique de certains plans ou le rappel de certaines situations clefs. Le suspense de la première scène de meurtre est renforcé par une musique dont des mesures rappellent celle de Bernard Hermann. La citation devient même explicite lorsque Trintignant s’introduit par effraction dans un appartement, à la manière de Grace Kelly dans Rear Window, et se fait prendre et malmener par un habitué du lieu. Ce n’est toutefois plus l’homme qui regarde impuissant sa partenaire en mauvaise posture, mais Fanny Ardant. Cette inversion permet à Truffaut d’assouvir doublement son fétichisme en filmant en gros plan Fanny Ardant et en jouant du renvoi à un film culte d’Hitchcock tout autant qu’à l’esthétique du film noir.

Maintes fois, le visage de Barbara/Ardant remplit l’écran, nous obligeant à contempler ce front clair et large, ces lèvres pulpeuses et arrondies, ce regard aux yeux sombres et intelligents. En particulier, Truffaut s’empare d’une scène classique du début de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960), quand Janet Leigh traverse la nuit pluvieuse en voiture. Chez Truffaut, cette citation devient un éloge fétichiste de son actrice. Elle n’apporte rien à l’intrigue et abolit totalement à la fois l’espace, par le brouillage de la pluie, et le temps, qui paraît suspendu au sein du récit. Outre l’esthétique film noir de l’image, qui agit comme un code du genre, dans cette scène de contemplation vide de sens sur le plan narratif, l’héroïne évolue dans un espace qui pourrait presque être hors du monde diégétique, rappelant que « [l]a scopophilie fétichiste, quant à elle, peut exister hors du temps linéaire puisque l’instinct érotique se concentre sur le seul regard », nous dit Laura Mulvey (1993, p. 20) [10].

Ardant ne parle pas, elle n’est pas incommodée par les phares : son regard semble plongé dans celui du réalisateur, derrière la caméra. La beauté de l’actrice est rehaussée par le noir et blanc, même dans les scènes les plus triviales, comme celle du robinet qui fuit au commissariat. Cette scène ne sert pas l’enquête mais elle est un prétexte pour introduire un élément de légèreté dans l’intrigue et montrer les cheveux mouillés de Fanny Ardant plaqués sur son beau visage. Le clin d’oeil cinéphilique rejoint aussi le fétichisme de la muse lorsque Vercel vient demander de l’aide à Barbara lors d’une répétition de théâtre amateur, comme le coupable de Stage Fright (Alfred Hitchcock, 1950) vient trouver Jane Wyman dans une situation similaire. Le déguisement qui facilite l’enquête policière va bien sûr de pair avec le fétichisme. Fanny Ardant évolue tour à tour en imperméable, en costume de théâtre, habillée en prostituée, etc., alors que Vercel semble porter les mêmes vêtements tout au long du film.

Comme dans Phantom Lady, l’enquête menée tambour battant se focalise essentiellement sur une femme. Pour parvenir à remonter la piste, les deux héroïnes vont devoir se déguiser en prostituée. L’une et l’autre vont se construire explicitement en objet de désir, face à un miroir, pour offrir leur image au regard spectatoriel, et au regard masculin en contrechamp.

« Trouble dans le genre [11] »

Depuis l’arrivée des femmes dans la police en France au tournant des années 1970, le genre policier a changé sa manière d’aborder les enquêtrices. Purement ludiques dans les films à énigme, elles deviennent les supports d’un discours social et politique d’une part, esthétique d’autre part, à travers le fétichisme cinéphilique. Bien que ces enquêtrices soient au centre du récit le plus souvent, possèdent un pouvoir lié à leur savoir et que leur point de vue oriente le film, elles ne déconstruisent pas vraiment les rôles sociaux féminins prescrits traditionnellement par le genre policier. Placer des femmes agissantes dans un univers masculin reste problématique.

Désireuse de toucher un large public, la première tendance, la plus marquante de cette période, prend acte de l’évolution des moeurs due aux revendications féministes, tout en montrant une certaine ambivalence, pour éviter de s’aliéner une partie du public. Les figures qu’on y rencontre expriment une acceptation consensuelle d’un certain féminisme populaire, en incarnant l’émancipation sociale de femmes ordinaires qui ne parviennent toutefois pas à s’accomplir pleinement. En somme, cette figure alternative d’un genre traditionnellement masculin recueille l’adhésion du public dès lors que le récit se solde par la mise en échec de l’héroïne. Il est d’ailleurs significatif que le genre ne leur accorde même pas une mort héroïque, comme aux enquêteurs du Juge Fayard dit Le Shériff ou d’I… comme Icare, qui laissent derrière eux les preuves nécessaires pour faire éclater la vérité. La seule qui meurt, Girardot dans Le point de mire, ne parvient à faire éclater aucune vérité publiquement puisqu’elle est prise au piège d’une machination qui la transforme en coupable d’un attentat politique. Seuls les enquêteurs des fictions de gauche réussissent à assumer pleinement leur mission, à témoigner de l’indépendance de la justice, quitte à y laisser leur vie ou leur carrière (Z), ou à agir dans l’illégalité (Un condé, d’Yves Boisset, en 1970, et Adieu poulet). Les enquêtrices conservent le bénéfice moral de leur démarche intègre, mais ne peuvent incarner le succès, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent communiquer publiquement les conclusions de leur enquête.

Cette modernisation du genre préserve l’ordre établi, puisque ces justicières idéales sont finalement définies à partir du manque, de l’impuissance à gérer vie privée et professionnelle, ou du traumatisme qui les hante toujours d’une manière ou d’une autre (on retrouve ce trait dans Le petit lieutenant, de Xavier Beauvois, en 2005, Cette femme-là, de Guillaume Nicloux, en 2003, Coup d’éclat, de José Alcala, en 2011), autant d’éléments qui ramènent ces personnages à la notion d’incomplétude féminine. Le tout fonctionne comme si l’appropriation d’une position socioprofessionnelle jusque-là masculine entraînait chez elles une incapacité à être des « femmes ». Car les films où elles tiennent la vedette accordent une autorité professionnelle convaincante à ces enquêtrices, mais finissent par les déprécier et les renvoyer aux rôles féminins autorisés par le genre, en les présentant comme une des figures renouvelées de la victime. Elles sont punies parce qu’elles se dressent contre un ordre social, politique et financier, mais aussi contre un ordre sexué, présenté comme incontournable.

La seconde tendance, illustrée dans le cinéma d’auteur, est finalement plus univoque car elle repose sur des constructions narratives déjà connues dans le genre. Elle joue elle aussi sur deux niveaux de représentations contradictoires, le premier présentant une femme active, sujet de l’action, mais où la représentation est brouillée à un second niveau par le filtre du fétichisme cinématographique, qui renvoie l’héroïne à un statut d’objet dans l’univers d’un auteur. Les deux derniers films de la période étudiée pousseront plus loin ces ambivalences en questionnant simultanément ces deux modèles de construction de personnages d’enquêtrices : Agent trouble et Les keufs proposent en effet des tentatives originales de représentation d’enquêtrices plus fortes et plus autonomes, situées à la croisée du cinéma populaire et du cinéma d’auteur.

Par la suite, au tournant des années 1990, le genre policier connaîtra une très nette désaffection : Belmondo et Delon s’en détournent de manière significative, et les rôles d’enquêtrices disparaissent du cinéma pour être repris par la télévision au cours des années 1990 (Julie Lescaut, Alexis Lecaye, 1992, Une femme d’honneur, Fabien Suarez, 1996), avant de revenir à la fin des années 2000, dans des films d’auteur essentiellement.