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La philosophie de Fichte a longtemps souffert d’une incompréhension presqu’originaire, ayant été reniée par Kant, dont elle se réclamait pourtant, et interprétée par Hegel comme le « moment » subjectif de l’idéalisme (le moment objectif étant incarné par Schelling), qui devait nécessairement être dépassé dans l’idéalisme absolu ; elle a souvent été comprise comme un « idéalisme solipsiste ». On a reproché à Fichte d’avoir, dans sa philosophie théorique, ramené et réduit l’ensemble de la réalité au Moi absolu, c’est-à-dire à l’activité intellectuelle en tant que source de la représentation au sens large et, de ce point de vue, il apparaissait inconséquent que Fichte ait par ailleurs développé une philosophie pratique qui nous invite à transformer le monde dans lequel nous vivons (philosophie pratique qui se ramifiait encore en doctrine du droit, de l’État, théorie économique, propos sur l’éducation, sur la guerre, etc.). C’est l’image que la tradition, trop souvent, nous lègue encore, inscrite dans l’anecdote rapportée par Goethe, d’étudiants allant lancer des pierres à ses fenêtres et le sommant de déduire ces « non-moi » de son Moi ! — image qui illustre bien le malentendu et qui ne peut que séduire le sens commun.

En France, le renouveau des études fichtéennes a surtout pris la figure d’Alexis Philonenko (dès la fin des années 60) et de ses disciples, Alain Renaut et Luc Ferry (dans les années 80). La lecture « alternative » qu’ils ont développée, et qui fut maintes fois reprise, aujourd’hui aux États-Unis, consiste principalement à partir de la philosophie pratique, de la destination morale de l’homme appelé à transformer le monde, pour en déduire que cette reconnaissance de la réalité du monde (et des « non-moi ») implique l’impossibilité du Moi absolu. Et puisque Fichte a effectivement posé le Moi absolu dans sa philosophie théorique, on prétend alors que ce point de départ de « la conscience de soi est comme l’illusion transcendantale dont parle Kant dans le paralogisme de la substantialité de la Critique de la raison pure » (27) ; le Moi absolu doit alors être entendu comme un simple idéal régulateur, et la possibilité d’une vérité métaphysique est réfutée. Ainsi compris, Fichte devient un des critiques les plus perspicaces de la métaphysique plutôt que le métaphysicien dogmatique qu’on lui reprochait d’être : sa philosophie théorique se trouve réduite à n’être que l’analyse (bien que magistrale, voire même géniale !) des pré-jugés de la métaphysique. Il faut dire que ce type de lecture s’inscrit dans un courant très fort qui, inspiré tant par l’oeuvre de Heidegger que par le néo-kantisme, ne cesse de proposer de comprendre (ou de relire) les grands métaphysiciens de l’idéalisme allemand, y compris Kant, comme des tentatives de dépasser la métaphysique alors qu’eux-mêmes n’ont cessé de dire qu’ils allaient établir la métaphysique comme science.

Le malaise qu’engendrent ces « lectures » de Fichte (mais aussi de Schelling, de Hölderlin, etc., bien sûr !), c’est qu’elles ne correspondent pas à ce que Fichte écrit noir sur blanc — et si l’on s’arroge le droit de pouvoir comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même, encore faut-il pouvoir s’expliquer pourquoi il dit exactement le contraire de ce qu’on lui fait dire. Il est vrai que la plupart des textes de Fichte sont d’une difficulté considérable et qu’on devrait, là comme ailleurs, pouvoir prendre appui sur ceux qui en ont longtemps pratiqué la lecture. Cependant, encore plus particulièrement en ce qui concerne la philosophie de Fichte, les commentateurs les plus renommés nous induisent en erreur ; c’est du moins ce que soutient avec beaucoup d’intelligence et de subtilité le livre de Manuel Roy. Son analyse se concentre essentiellement sur les écrits de la période d’Iéna, et notamment sur la première exposition de la doctrine de la science, la Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre (186).

Le but de ce texte de Fichte est de réexposer de manière systématique la solution kantienne aux antinomies de la raison pure, tâche qui apparaît toujours à nouveau nécessaire depuis Kant, puisque sa solution révolutionnaire (et en même temps enracinée dans une tradition qui remonte à Platon) semble avoir été rarement comprise et a donné lieu à d’interminables débats. En effet, les commentateurs et soi-disant philosophes retombent toujours dans l’un des termes de l’alternative qu’il s’agit en fait de synthétiser : ou bien on pose que la position du Moi implique toujours une altérité et que le Moi absolu est impossible, ou bien on comprend la position du Moi absolu comme une forme de dissolution de la réalité du monde. Chacun réinterprète le criticisme à partir de sa conception de l’être humain et peine à comprendre et recevoir ce legs de l’idéalisme allemand qui pourtant est incontournable : le phénoménologue, comme l’empiriste, et sa nouvelle métamorphose le philosophe analytique, ne cessent de nous dire que ces auteurs n’ont jamais voulu dire ce qu’ils ont dit, en fait qu’ils sont toujours plus intelligents que ces génies, et ce à travers des textes d’une indigence déplorable qui n’arrivent jamais à aborder ces problèmes de front ; il semblerait que l’argument transcendantal, que le sujet transcendantal qu’il suppose, et qui seul permet de poser un rapport à la vérité, soit constamment compris à partir du point de vue empirique et interprété comme détermination extérieure, qu’il s’agisse de la détermination des objets, de la société, de l’histoire, du langage ou des structures de la langue. On l’aura compris, c’est le statut même du discours philosophique qui est articulé à travers ce problème, soit la question de savoir si la philosophie n’est qu’une croyance, l’objet d’un « choix existentiel » comme aurait dit Sartre, ou si elle a un accès à la vérité et peut se constituer comme science (c’est le projet de cette constitution comme science qui a d’ailleurs engendré l’idéalisme allemand).

Le mérite premier et fondamental de l’ouvrage de M. Roy est de se confronter au texte directement, soit à l’argument idéaliste, de ne jamais chercher à en faire un simple prétexte historique, de le traverser patiemment et d’en faire, en l’état, immédiatement, une position philosophique recevable. C’est à ma connaissance un tour de force rare et peu égalé, car il est de bon ton aujourd’hui de considérer a priori que l’idéalisme est une position philosophique historiquement datée et dépassée. Et il faudra passer par son argumentation serrée si nous voulons maintenant dire quelque chose de sérieux sur Fichte, mais aussi sur l’idéalisme allemand en général.

La thèse soutenue dans l’ouvrage est donc qu’on ne doit pas choisir entre la lecture idéaliste traditionnelle (ou solipsiste) qui ramène la totalité de la réalité à la représentation, et celle-ci à l’activité du Moi absolu, et la lecture réaliste qui, en partant de la philosophie pratique très pragmatique de Fichte, en fait une critique de la métaphysique ; il faut apprendre au contraire, comme Fichte nous le propose, à synthétiser ces deux lectures (37, 42). C’est ainsi que doit se comprendre le titre de l’ouvrage : La doctrine de la science de Fichte. Idéalisme spéculatif et réalisme pratique, où le « et » renvoie à l’exigence de produire cette synthèse. Le plan de l’ouvrage suit d’ailleurs ce projet : une première grande division, en deux parties, dont la première s’attarde à déterminer précisément le problème qui occupe Fichte dans la doctrine de la science et, à partir de là, propose une interprétation de l’idéalisme fichtéen ; et la deuxième qui s’occupe à montrer la compatibilité de cet idéalisme avec le réalisme de sa philosophie pratique.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, l’introduction résume très bien le débat entre les interprétations contemporaines et les difficultés que cristallisent les grandes écoles de lecture de Fichte ; on fait donc bien ressortir à quelle nécessité répond la nouvelle interprétation proposée là. De ce point de vue, la première partie de l’ouvrage est la plus importante (aussi en volume), la plus essentielle, en ce qu’elle développe la notion de philosophie comprise comme doctrine de la science, et ce, tant par une lecture soutenue du texte de Fichte, une critique des interprétations les plus reconnues, un dialogue avec la tradition platonicienne et un véritable recentrement du criticisme kantien. Ainsi, on se permet de rouvrir la question de savoir en quel sens on peut, comme Fichte le prétendait, achever la philosophie (53), c’est-à-dire transformer son amour de la sagesse en sagesse accomplie, soit établir la vérité du discours philosophique. On est ainsi convié à reprendre la lecture des trois premiers paragraphes de l’exposition de la doctrine de la science de 1794-1795, la seule a avoir été publiée du vivant de Fichte (186), pour établir d’abord le sens de la proposition d’identité A=A, et saisir en quoi cette dernière est conditionnée par la proposition Je suis ou Je suis moi, qui ellemême conditionne la catégorie de réalité. C’est en ce sens que l’on peut comprendre que l’activité de l’intelligence qui s’aperçoit — Fichte écrit toujours se pose — elle-même immédiatement, sans l’intervention d’une altérité, dans une pure spontanéité, est la condition de possibilité de toute réalité. Ensuite, la proposition de non-contradiction Non-A n’est pas = A est comprise comme conditionnée par la proposition Le non-moi est, et nous nous retrouvons donc devant le paradoxe : d’un côté il a été posé que je suis identique à moi-même et que rien n’existe en dehors de moi ; de l’autre que quelque chose existe en dehors de moi et ma réalité n’est donc pas absolue mais limitée. Pour parvenir au savoir philosophique vrai, il faut alors résoudre cette contradiction, c’est-à-dire trouver une façon de penser le Moi comme absolu et limité, comme fini et infini. La tâche de penser l’identité de ces deux propositions est, soutient Manuel Roy, le but de la Grundlage à partir du paragraphe 3.

Ensuite, à partir d’une analyse détaillée des paragraphes 4 et suivants, l’ouvrage s’efforce d’expliquer comment Fichte parvient à rendre compte de la possibilité de cet être fini et infini, de cette intelligence incarnée capable d’agir dans un monde. La deuxième partie de l’ouvrage propose donc en deux chapitres d’exposer cette synthèse de l’idéalisme et du réalisme dans la constitution de la nature (chap. 8, « L’altérité objective ») et de la communauté humaine (chap. 9, « L’altérité subjective »).

Kant avait déjà énoncé que la raison est par nature métaphysicienne, et dans son oeuvre il s’est efforcé de déterminer de quelle façon cette métaphysique pouvait devenir une science, un savoir vrai. Si souvent on n’a voulu retenir du criticisme que son aspect sceptique face à la métaphysique dogmatique, il est certain que ce n’est pas en ce sens que l’idéalisme allemand, et Fichte au premier chef, a compris cette révolution philosophique et tenté de relever le défi de la réexposer de manière à en faire ressortir la force et la portée, de faire entendre le sens de l’argument transcendantal. L’ouvrage de M. Roy nous rappelle à l’ordre et nous provoque à prendre très au sérieux cette lecture idéaliste, à ne pas simplement mettre de côté, entre parenthèses (ou encore simplement nier), cette métaphysique naturelle de l’activité réflexive en tant que telle. À tous ceux qui s’intéressent à Fichte, à l’idéalisme allemand, à la vérité philosophique, voilà un ouvrage qu’il faut lire — et, j’ajouterais, le plus tôt possible dans sa formation, pour avoir une idée claire de ce dont il retourne.