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1.

J’aime me représenter ce que fait Dubreuil dans son Human Evolution and the Origins of Hierarchies comme étant le résultat de l’adoption d’une forme de naturalisme méthodologique visant l’étude d’un problème qui est depuis longtemps au coeur de la philosophie politique. En effet, les philosophes politiques (Hobbes, Locke, Rousseau, etc.) du dix-septième et dix-huitième siècle tentaient d’expliquer l’apparition de l’État en postulant certains motifs (par exemple, le besoin de sécurité ou la peur) et mécanismes (par exemple, le contrat social). Cette explication était dans une large mesure basée sur des hypothèses concernant la nature humaine. Ces hypothèses provenaient habituellement de théories philosophiques qui, sans être dénuées de liens avec l’expérience, n’étaient pas fondées sur des théories scientifiques. L’entreprise de Dubreuil est naturaliste, parce qu’elle tente d’expliquer l’origine de ces organisations hiérarchiques bien particulières que sont les États (mais également les structures comme l’Église ou l’armée) en utilisant les données des sciences actuelles[1]. Son travail se présente donc comme une synthèse de nombreux travaux provenant de domaines aussi divers que la paléoanthropologie, l’économie béhaviorale, l’éthologie cognitive, la psychologie cognitive, les neurosciences, mais également la sociologie et la théorie politique.

Il faut voir cependant que la conception du naturalisme de Dubreuil est un peu différente de celle que je viens de décrire (et que son usage du concept peut sembler un peu équivoque pour cette raison). Par « naturalisme », on peut en effet désigner une position méthodologique selon laquelle la réflexion philosophique devrait être informée de façon substantielle par les résultats des sciences (que ce soit les sciences biologiques ou les sciences sociales). C’est cette forme de naturalisme que j’attribuais à Dubreuil dans le paragraphe précédent. Mais Dubreuil utilise « naturalisme » dans un autre sens (qui a cours en sciences humaines) : il désigne par là les explications des phénomènes, structures ou catégories sociales qui font référence à des éléments de la « nature humaine » (on peut, par exemple, avoir des explications naturalistes des émotions que l’on peut contraster avec des explications constructionnistes sociales). Comme l’auteur prend soin de le préciser à de nombreuses reprises, son entreprise n’est pas réductive : elle ne vise pas à remplacer les explications classiques des sciences sociales (qui expliqueraient, par exemple, pourquoi tel ou tel type de société est apparue à un endroit et à un moment donné), mais plutôt à les supplémenter en expliquant comment la cognition sociale pourrait rendre possible et contraindre la diversité des institutions humaines :

[M]on but est de démontrer comment la récurrence et la stabilité de certains résultats institutionnels peuvent être expliqués par des mécanismes cognitifs et motivationnels sous-tendant la coopération humaine. C’est la récurrence et la stabilité d’un certain type de résultats que je cherche à expliquer, pas l’émergence de certains résultats spécifiques, tels que la construction de l’État en Chine […] Je prétends qu’une théorie de l’émergence de l’État en général doit ultimement expliquer comment la nature de la coopération humaine contraint le domaine des arrangements sociaux stables

188 ; voir également 203, 227-228

Je comprends bien que son but n’est pas d’expliquer les transitions spécifiques, mais j’aimerais faire remarquer qu’un naturalisme du premier type (le naturalisme philosophique) n’a pas à se restreindre au naturalisme dont Dubreuil se fait l’avocat. Par exemple, si le but est d’expliquer l’apparition de certaines formes d’institution, on peut bien sûr faire référence aux « conditions de possibilité cognitives » dont parle Dubreuil, mais on pourrait faire référence à certains facteurs écologiques, comme le fait Jared Diamond dans De l’inégalité des sociétés (dans le contexte d’un autre type de question, bien sûr). Je reviendrai dans la dernière section (sect. 5) sur cette question et tenterai de montrer qu’une explication différente (« non naturaliste » au sens de Dubreuil) des hiérarchies humaines est envisageable et devrait être considérée sérieusement. Avant de présenter cette explication, j’aimerais résumer brièvement la substance du propos de Dubreuil.

2.

Dubreuil cherche à expliquer deux transitions dans l’histoire évolutionniste. La première va des sociétés hiérarchiques axées sur la domination (telles qu’on les retrouverait chez nos cousins primates non humains) aux sociétés égalitaristes dans lesquelles auraient vécu nos ancêtres et quelques-uns de nos contemporains chasseurs-cueilleurs. La seconde va des sociétés égalitaristes aux sociétés humaines hiérarchisées actuelles. L’argument de Dubreuil est que chacune de ces transitions dépend de l’apparition de nouvelles capacités cognitives de l’esprit humain : dans le premier cas, une capacité de contrôle accrue qui permet aux agents de ne pas suivre leurs désirs immédiats, mais d’agir en fonction de normes (ce qui permet la coopération) ; et, dans le second cas, une capacité d’adopter mentalement de nombreuses perspectives simultanément (capacité qui permet d’investir certaines personnes de rôles sociaux particuliers)[2].

Notons deux choses au sujet de la façon dont Dubreuil étudie ces transitions. D’une part, bien que l’approche de Dubreuil soit évolutionniste (son titre fait après tout allusion à l’évolution humaine), il ne tente pas de fournir une explication évolutionniste des traits dont il parle. Comme il l’écrit : « La plupart du temps, je laisse de côté les questions concernant les pressions sélectives et les processus de sélection et je tente de suivre l’évolution de mécanismes psychologiques spécifiques dans la lignée humaine » (5). Je crois qu’il faut comprendre ici que Dubreuil ne souhaite pas procéder au genre d’entreprise assez spéculative de certains chercheurs qui proposent de grandes théories pour expliquer l’émergence de la cognition humaine (par exemple, les thèses de l’intelligence machiavélienne de Byrne et Whiten) ou bien celles des psychologues évolutionnistes qui font des hypothèses au sujet des problèmes adaptatifs qu’auraient rencontré l’humain dans son environnement évolutionniste adaptatif pour inférer l’existence de mécanismes qui répondraient à ces problèmes (voir par exemple, Duntley et Buss (2011) sur les adaptations à l’homicide). Dubreuil semble plutôt intéressé à établir l’existence de certains comportements sociaux de nos ancêtres (et je reviendrai dans un instant sur l’identité de ceux-ci) et à en inférer les mécanismes cognitifs qui sont nécessaires pour les accomplir. Quand Dubreuil parle d’évolution, il faut donc entendre, comme il le dit lui-même, la recherche de « transitions », puisqu’il ne s’intéresse pas vraiment à la question de savoir si les mécanismes cognitifs qui sont nécessaires aux comportements sociaux ont été sélectionnés pour répondre à certains problèmes sociaux particuliers (ils pourraient tout aussi bien être des « exaptations », c’est-à-dire des mécanismes sélectionnés pour d’autres fins ou pas sélectionnés du tout, mais nous permettant dans le contexte actuel de produire des comportements adaptés). D’autre part, contrairement aux psychologues évolutionnistes qui ne s’intéressent pas particulièrement aux recherches sur l’évolution des homininés (voir à ce sujet Machery et Cohen [2012]), Dubreuil porte à cette lignée une attention particulière, et c’est une bonne chose à mon avis. En portant particulièrement attention à l’évolution des capacités chez nos ancêtres homininés, il est possible de montrer que ce qui pouvait sembler être une apparition en bloc d’un ensemble de capacités chez l’être humain (qui s’expliquerait par un seul et même mécanisme cognitif ou une seule innovation neurale, comme l’accroissement de la taille du cerveau, par exemple), est plutôt le produit d’une accumulation de capacités qui ne sont pas apparues en même temps (c’est d’ailleurs l’argument de Dubreuil au sujet des capacités qui ont permis à l’humain de passer des hiérarchies de dominance aux hiérarchies actuelles). Pour accomplir ce travail (qu’il nomme après d’autres l’anthropologie cognitive évolutionniste pour la distinguer d’une anthropologie cognitive qui s’intéresserait principalement aux capacités psychologiques actuelles, apanage des homo sapiens ; Sperber, 1996), il est nécessaire de passer par au moins deux étapes : d’abord, reconstruire les comportements des différentes populations d’homininés à partir des traces qu’elles ont laissées, puis identifier quels sont les changements cognitifs ou neuraux le plus à même de rendre compte de ces comportements. Comme l’écrivait Alden Smith, « les archéologues et les autres qui étudient directement les données du passé s’engagent nécessairement dans une grande quantité d’inférences qui vont des pierres et des os à des énoncés sur la cognition, l’évolution et le comportement » (2007, 54). Le type d’inférences auxquelles ils se livrent sont, comme dans la majorité des sciences, des inférences à la meilleure explication. Comme on le sait, la valeur de ce type d’inférences dépend de la valeur de l’arrière-plan d’hypothèses à l’intérieur duquel on a sélectionné celle qui constitue la meilleure explication. S’il s’avérait qu’une des hypothèses offertes, particulièrement convaincante, n’est pas considérée parmi celles qui pourraient expliquer le phénomène, la valeur de l’inférence est diminuée. J’aimerais présenter deux cas où il me semble que les inférences de Dubreuil rencontrent un problème du fait qu’il ne considère pas une autre hypothèse crédible.

3.

Le premier cas apparaît dans le contexte de sa discussion sur la théorie de l’esprit. Dubreuil y adopte le modèle de Tomassello et ses collègues (2005) en ce qui concerne le rôle des facteurs motivationnels dans la mise en place de la théorie de l’esprit humain. Selon ces auteurs, ce qui distingue les primates non humains des humains, c’est l’aptitude pour l’intentionnalité partagée (qui leur permet de participer à des activités collaboratives grâce à des buts et intentions partagés). Cette capacité reposerait ultimement sur une motivation unique à l’espèce à partager les états psychologiques des autres, et sur une forme unique de représentation pour le faire. J’aimerais formuler deux commentaires au sujet de cette thèse. Premièrement, comme le remarque Horner, Bonnie et de Waal (2005) dans leur commentaire du texte de Tomasello, il n’est pas du tout sûr que les chimpanzés n’interagissent pas ensemble simplement pour partager leur expérience et se conformer aux normes du groupe, sans qu’il n’y ait d’autres récompenses apparentes. Les travaux de Whiten et ses collègues (2005, 2007) sur la transmission des comportements chez les chimpanzés semblent justement montrer que ces derniers adoptent certains comportements uniquement parce que les autres membres du groupe les adoptent, et ce, même s’il existe des versions différentes, plus efficaces de ces comportements. Plus récemment (Horner et al., 2011), d’autres travaux ont montré que le statut social des individus a un effet sur le comportement à acquérir : en présence de deux solutions à un problème, les individus d’un groupe préfèrent celle adoptée par l’individu qui possède le plus haut statut social. Qui plus est, l’observation des chimpanzés montre que ceux-ci semblent, dans certains contextes, collaborer à l’atteinte du bien commun comme dans l’exemple désormais célèbre, présenté par de Waal dans La politique du chimpanzé (1990), de l’évasion des chimpanzés de l’enclos où ils se trouvaient en utilisant un tronc d’arbre qu’ils avaient dû déplacer pour l’appuyer contre la clôture. Ce n’est bien sûr qu’une anecdote, mais le livre de de Waal illustre comment les coalitions se forment chez les chimpanzés pour démettre un individu dominant, plus jeune, plus gros et plus fort, de ses fonctions, et pour en mettre un autre, plus vieux et moins physiquement dominant, à sa place. Ce genre de comportement semble typique des capacités que Dubreuil considère comme étant spécifiques aux humains. Finalement, comme le remarque Vaesen citant les travaux de Burkart et van Schaik (2010), certaines espèces de singes (comme les singes tamarins et les ouistitis) sont meilleures que les autres espèces de singes qui élèvent les enfants de façon indépendante en ce qui a trait à « l’apprentissage social, la communication vocale, les comportements d’enseignement, la compréhension de la direction du regard, la résolution de problèmes coopératifs (mais pas en ce qui a trait aux habiletés cognitives générales, à la mémoire de travail des actions, au taux d’innovation, à l’utilisation des outils, à la patience ou au contrôle inhibitoire) » (2012, 123). Ce dernier exemple pourrait indiquer que l’aspect motivationnel dont parlent Tomasello et ses collègues dépend de l’écologie spécifique des espèces et n’est pas suffisante en elle-même pour expliquer l’apparition d’une théorie de l’esprit comme la nôtre.

Deuxièmement : admettons que nous réussissions à montrer que les comportements de nos cousins primates sont d’une nature différente de ceux des humains. Il n’est pas du tout évident que la différence entre les chimpanzés et les humains tienne au fait que les seconds possèdent un type spécial de motivation. Derek Lyons et Laurie Santos (2006) avancent en effet qu’il est possible d’interpréter les données négatives des chimpanzés concernant la théorie de l’esprit non pas en fonction de l’absence d’une capacité, mais plutôt en fonction de son manque de généralité (en gros, en fonction de son caractère spécifique au contexte). Pour illustrer leur thèse, laissez-moi revenir un instant sur certaines données négatives concernant la présence d’une théorie de l’esprit chez les chimpanzés, soit les données de Povinelli et Eddy (1996). Ce que ces derniers ont montré, à travers une série d’expériences impliquant des chimpanzés qui demandaient à un des deux expérimentateurs devant eux de la nourriture à travers une paroi vitrée, c’est que ceux-ci semblaient ne pas tenir compte du fait que les expérimentateurs pouvaient ou non les voir (par exemple, ils demandaient aussi bien de la nourriture à l’expérimentateur qui avait un chaudron sur la tête qu’à celui qui le tenait à côté de sa tête, ou aussi bien à celui qui avait un bandeau sur les yeux qu’à celui qui l’avait sur la bouche). Ce que Povinelli et Eddy conclurent de leurs expériences, c’est que les primates n’interprètent pas la direction du regard comme quelque chose leur permettant d’inférer un état mental (par exemple, la connaissance ou la croyance). Tomasello et ses collègues (2003 ; Hare et al. 2001) ont montré que le problème des expériences de Povinelli était le fait qu’elles n’étaient pas « écologiquement valides » puisque, dans la nature, les chimpanzés ne rencontrent pas de situation où ils peuvent demander à un individu de la nourriture, leurs rapports étant plutôt de nature concurrentielle. Ainsi, dans un contexte où les individus doivent entrer en compétition avec d’autres pour avoir accès à la nourriture, ils n’ont pas de problème à utiliser les indices béhavioraux permettant d’évaluer la capacité de voir, et donc de savoir. Flombaum et Santos (2005) montrent que lorsque l’on demande aux rhésus de voler de la nourriture plutôt que de la demander, ils font la différence entre les individus qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas les voir, montrant ainsi qu’ils sont capables de tenir compte de la direction du regard dans certains contextes. Ce genre d’expérience et d’autres semblables ont conduit Lyons et Santos (2006) à poser l’hypothèse suivante :

[L]es primates possèdent en fait des mécanismes spécialisés pour le raisonnement à propos des états mentaux inobservables des autres, mais ces mécanismes sont spécifiques au domaine d’une façon qui est cohérente avec les pressions écologiques qui ont informé leur architecture mentale. C’est-à-dire que nous posons que les primates pourraient n’être capables de raisonner à propos des états mentaux des autres qu’à l’intérieur du domaine de la compétition sociale

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La différence entre les chimpanzés et les humains tiendrait donc au fait que notre capacité ne semble pas être contrainte, mais plutôt générale. Comme nous l’avons écrit plus haut, Tomasello et ses collègues proposent l’hypothèse que la source de la différence tient dans notre motivation à nous engager dans la cognition sociale en contexte de coopération. Si les chimpanzés ne s’engagent pas dans la lecture de l’esprit d’autrui en contexte coopératif, c’est parce qu’ils n’y sont pas motivés, qu’ils n’y trouvent pas de plaisir. Mais cette hypothèse concurrence une autre selon laquelle : 1) les primates « possèdent la machinerie computationnelle nécessaire pour représenter les états mentaux mais […] celle-ci est fortement liée au domaine évolutionnairement et écologiquement saillant de la compétition » (idem, 489) peut-être parce que, dans le contexte de la compétition, l’attribution d’états mentaux est plus facile (l’autre veut la même chose que moi, je peux donc utiliser certains de mes propres états mentaux pour prédire son comportement, ce qui rend la tâche plus simple computationnellement) ; 2) le langage nous permettrait de nous défaire du cloisonnement en fonction du domaine en nous permettant de raisonner à propos d’états mentaux qui diffèrent de ceux que nous avons présentement. Comme l’écrivent Lyons et Santos :

[M]ême si nous sommes repus, par exemple, nous pouvons raisonner à propos de ce que c’est que d’être affamé parce que l’étiquette « faim » possède un riche ensemble de sensations corporelles et de propositions intentionnelles (la faim amène l’état de vouloir de la nourriture) qui lui sont associées

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Nous pourrions également croire que le fait de se représenter un état mental à l’aide d’un symbole abstrait permet de neutraliser un certain nombre de réactions automatiques au stimulus représenté. Par exemple, Andy Clark, dans son Supersizing the Mind (2008), rapporte le cas de Sheba (une femelle chimpanzé) qui a reçu un entraînement lui permettant désormais de représenter les quantités avec des chiffres. On fait participer Sheba à la tâche suivante : on met devant elle deux plats avec des piles de gâteries. Le plat vers lequel Sheba pointe est celui que l’on donnera à Sarah. Dans cette condition, Sheba pointe inévitablement vers l’assiette avec la plus grosse pile, et reste avec celle qui en a le moins. Le résultat déplaît visiblement à Sheba. Cependant, lorsque les assiettes arrivent dans des contenants avec des chiffres indiquant le nombre de leurs gâteries, Sheba pointe toujours vers celle qui contient le plus petit nombre de gâteries, se réservant ainsi la plus copieuse portion. Clark, suivant Boysen qui a fait ces expériences, interprète ce résultat comme suit :

[L]es symboles matériels, en étant simples et dépouillés de la plupart des indices physiques liés aux gâteries, permettent aux chimpanzés d’éluder la capture de leur propre comportement par des sous-routines rapides et frugales écologiquement spécifiques

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Plus loin, dans la même section de son livre, Clark remarque que l’utilisation de symboles abstraits permet également aux chimpanzés de résoudre des problèmes impliquant des relations de ressemblance et de dissimilitude de haut niveau. Tout cela me semble rendre l’hypothèse de Lyons et Santos suffisamment crédible pour constituer une option de remplacement à celle de Dubreuil.

4.

Mon deuxième cas porte sur la discussion par Dubreuil des mécanismes neuraux qui pourraient soutenir notre propension à suivre des normes et à punir ceux qui les violent. Dans le cadre de cette discussion, Dubreuil insiste beaucoup (à raison) sur le rôle que pourraient jouer les structures latérales du cortex préfrontal (CPF) dans la mise en place de cette nouvelle capacité. L’insistance de Dubreuil est compréhensible : comme le notait Preuss (2009, 2011), le gros de la différence de volume entre le cerveau des primates et le nôtre ne se trouve pas dans les aires sensorielles primaires ou dans les aires motrices primaires (qui sont en termes absolus, assez similaires), mais dans les aires associatives du cortex qui auraient connu une expansion énorme. Comme il appert que ces aires sont en cause dans le raisonnement social et moral, principalement dans les tâches impliquant le raisonnement sur les normes et sur les actions permises (voir Barbey et Grafman, 2011), il semble légitime de conclure qu’une capacité inédite fait son apparition chez les humains. Mais cette interprétation pose deux problèmes. Le premier est que, comme nous venons de le voir, la capacité à suivre des normes semble déjà présente chez les chimpanzés (peut-être a-t-elle une autre base ?). Le second, sur lequel je vais m’attarder, est qu’il est possible qu’une des innovations rendant possible le comportement normé humain ne soit pas visible à partir de l’endocaste[3]. Si tel est le cas, Dubreuil a un problème puisqu’il ne peut pas établir le genre de corrélation qu’il souhaite entre un ensemble de comportements, une capacité cognitive et un corrélat neural. Il reste entièrement possible que l’innovation permettant le comportement normé ne soit pas l’accroissement du cortex préfrontal latéral, mais une modification à une autre structure dont il est impossible de dater précisément l’origine. C’est cette hypothèse que j’aimerais évoquer dans ce qui suit.

Dubreuil pose que les humains sont uniques en ce qu’ils auraient accès à ce que l’on pourrait nommer un espace normatif ou un espace de raison. Comme le notait le philosophe de l’esprit, John Haugeland, nous semblons avoir, comme espèce, une faim insatiable pour les normes [norm hungriness], un désir de créer et de respecter (et de faire respecter) les normes. Tout comme Dubreuil, Haugeland pense que « l’héritage neural inné [the native wetware endowment] des homo sapiens — doit avoir évolué pour supporter notre aptitude aux normes et notre faim pour les normes » (Haugeland, 2002, 31). Une analyse de tâche superficielle révèle que la capacité à suivre des normes demande essentiellement de pouvoir accorder une valeur et de poursuivre certaines pensées (buts) et comportements « biologiquement arbitraires » (par exemple de mener une vie chaste ou des normes qui vont à l’encontre de nos tendances naturelles, comme celle de ne pas frapper quelqu’un qui nous insulte) en dépit d’émotions, motivations ou intentions concurrentes, peut-être biologiquement plus enracinées. Suivre une norme demande donc : 1) la capacité de donner de la valeur à des pensées et comportements arbitraires ; et 2) la capacité de maintenir certaines pensées (buts) et intentions en ignorant certains stimuli concurrents. On suppose généralement que la première capacité est supportée par le système dopaminergique et la seconde par le cortex préfrontal, mais également par certaines structures tout juste derrière le cortex préfrontal, comme le cortex antérieur cingulaire, dont le rôle est d’indiquer les conflits entre certaines de nos motivations et les buts que nous poursuivons (Bush et al., 2000). Je m’intéresserai plus particulièrement à la première capacité qui me semble cruciale.

Le système dopaminergique est connu pour jouer un rôle dans le contrôle moteur, le contrôle exécutif, certains types d’apprentissage ainsi que dans la prise de décision. Par exemple, dans les études en neuroéconomie, ce sont les récepteurs dopaminergiques dans le système dopaminergique mésolimbique (dans le noyau accumbens) qui sont activés lorsque les sujets préfèrent la récompense monétaire immédiate à des récompenses ultérieures (on postule que c’est également ces structures qui sont activées lorsque les gens qui souffrent de dépendances voient les indices associées à la substance de leur addiction, probablement à cause des attentes apprises à propos du stimuli). Entre le CPF et les neurones dopaminergiques dans les noyaux gris centraux, il existe des connexions bidirectionnelles fortes qui indiquent que l’interaction entre le CPF et le système dopaminergique dans les noyaux gris pourrait servir des fonctions spécialisées — il y a d’ailleurs des évidences que le CPF exerce un contrôle régulateur sur les signaux provenant du tronc cérébral (Manukata et al., 2011) — alors que les signaux phasiques de dopamine (provenant selon toute vraisemblance des ganglions de base) pourraient affecter les nouvelles informations allant vers le CPF (en indiquant qu’il est temps de changer de buts ou, en tout cas, qu’un but d’une plus grande valeur pourrait être atteint si le comportement était redirigé vers ce but ; Montague et al., 2004, 764).

Lorsque l’on se tourne vers les données comparatives entre les humains et les chimpanzés, il semble, comme le notent Raghanti et ses collègues (2008), que le néo-cortex humain ne présente pas d’augmentation de l’innervation dopaminergique par rapport aux chimpanzés. Mais si rien n’est apparent quant au volume, les humains présentent des innovations dans la morphologie des innervations dopaminergiques (la présence d’enroulements [coils] dans la couche corticale III de certaines aires du cortex préfrontal et de l’aire cingulaire dorsale antérieure, mais également dans la densité de l’innervation dans les couches infra-granulaires des aires du cortex impliquées dans le traitement cognitif de haut niveau), ce qui laisse penser que la dopamine pourrait avoir joué un rôle spécial dans l’évolution de l’organisation corticale humaine (Raghanti et ses collègues pensent que les enroulements sont indicatifs d’une augmentation de la plasticité corticale qui pourrait jouer un rôle entre autres dans la transmission des traditions sociales (2008, [216]). Ce genre de découverte va à l’encontre de l’idée selon laquelle les changements de l’organisation cérébrale sont essentiellement conservateurs, c’est-à-dire qu’ils n’affectent que le volume et la différentiation des aires. Comme l’écrit Preuss (2009), l’idée d’une uniformité de base entre les cerveaux des humains et ceux des autres animaux est remise en cause par les travaux montrant que de nombreuses innovations sont apparues en ce qui concerne l’architecture cellulaire, la connectivité locale, l’organisation laminaire et l’organisation modulaire (p. 53) et ce, non seulement dans le cortex, mais également dans des aires plus anciennes, comme les aires limbiques (54-55).

Si les changements du système dopaminergique ont joué un rôle important dans l’apparition de nos capacités à suivre des normes (par exemple, en offrant une plus grande plasticité dans la sélection des buts auxquels on peut accorder une valeur), et si ces changements sont invisibles au regard de celui qui tente de reconstruire l’évolution des capacités humaines, l’explication que donne ce dernier risque de rester en grande partie spéculative.

5.

Je vais terminer en posant une question à Dubreuil. À la toute fin de son livre, il écrit la chose suivante :

[L]es dispositions à suivre des règles et à sanctionner ceux qui ne les suivent pas n’ont pas en elles-mêmes pavé la voie aux sociétés à grande échelle. La raison en est que notre habileté et notre motivation limitée à suivre [track] le comportement des autres rend la punition largement inefficace dans un grand groupe. La possibilité d’étendre la coopération à un groupe indéfiniment grand de gens dépend donc de la présence d’institutions qui maintiennent l’efficacité des sanctions. Ces institutions sont aussi diverses que l’on peut imaginer, mais elles impliquent des mécanismes relationnels universels tels que la formation de groupes corporatistes et la division de la sanction […] Les hiérarchies apparaissent tard dans l’évolution humaine, parce que la création de ces mécanismes est cognitivement plus exigeante que le simple fait de suivre et de sanctionner des normes sociales. Elles impliquent la capacité de prendre la perspective de l’autre et une théorie de l’esprit de haut niveau, qui je pense sont apparues avec homo sapiens

228-229

Ma question est la suivante : ne pourrait-on pas imaginer une histoire qui impliquerait les mêmes capacités, mais qui serait largement différente ? Question rhétorique puisqu’il existe de telles explications, et j’aimerais savoir si Dubreuil les considère comme concurrentes ou plutôt complémentaires à sa théorie[4].

Les théories auxquelles je fais référence sont celles proposées par Boyd, Richerson et leurs collègues (et j’utilise ici le résumé qu’en offrent Chudek et Henrich, 2011). Selon ces théories, c’est l’émergence d’une aptitude à la culture cumulative qui est le noeud de l’explication de l’apparition des états hiérarchiques. Cette capacité demande la mise en place de biais cognitifs (en particulier les biais liés au prestige et à la conformité) permettant l’extraction d’information de meilleure qualité que celle qu’un individu pourrait extraire de l’environnement par lui-même. Ce sont ces biais qui font en sorte que les individus qui interagissent plus souvent ensemble finissent par se ressembler. Cela engendrerait des problèmes de coordination qui pourraient être résolus par ce qu’ils nomment une « psychologie ethnique », c’est-à-dire une préférence pour les membres d’un groupe d’adopter les marqueurs ethniques arbitraires et d’interagir avec ceux qui portent ces marqueurs, ainsi qu’apprendre d’eux, qui elle-même engendre de nouveaux problèmes de coordination (entre autres, celui de punir ceux qui ne punissent pas les tricheurs). Ces nouveaux problèmes pourraient avoir été résolus de différentes manières : à l’aide de mécanismes basés sur la réputation, la punition, le signalement des intentions ou de la qualité du partenaire social, ou même des mécanismes institutionnels (comme des différences dans l’institution du mariage, voir Bell et al. sur les différences entre les tribus Nuer et Dinka sur les règles du mariage et leurs effets sur la capacité des Nuer de recruter un plus grand nombre d’individus lors des guerres d’expansion). Comme l’écrivent Chudek et Henrich, « l’évidence provenant de diverses populations suggère que différentes sociétés pourraient avoir suivi différentes routes évolutionnistes culturelles vers la coopération » (221). Une fois ces mécanismes en place, les normes sociales (c’est-à-dire, les normes de coopération) peuvent apparaître. Et, selon ces auteurs, le processus par lequel ces normes sociales peuvent se fixer et s’étendre se fait par le biais d’un processus de sélection culturelle de groupe (permettant ultimement la mise en place d’un environnement social sélectif pour quelque chose comme une « psychologie normative »).

Là où l’explication de Boyd et Richerson peut sembler poser un défi à Dubreuil, c’est dans l’explication de la division du travail et dans l’évolution des stratifications sociales (Heinrich et Boyd, 2008). Je résume brièvement : ces derniers proposent qu’il est possible de voir émerger une stratification sociale lorsque les individus acquièrent leur stratégie économique par le biais de l’apprentissage culturel. S’il existe au moins deux groupes, avec un taux de mélange (« mixing rate », c’est-à-dire un taux d’échange entre les membres des deux groupes) égal ou inférieur à environ.05 et qu’il existe deux stratégies, de façon à ce que, si vous en pratiquez une avec quelqu’un qui en pratique une autre, un excédent est dégagé qui est réparti selon une certaine proportion (plus élevée pour un groupe que pour l’autre) et qu’une plus grande proportion des membres de votre groupe pratique une des deux stratégies, alors apparaît ce qu’ils nomment un « équilibre stratifié », c’est-à-dire un équilibre où la plupart des individus dans une sous-population emploie une stratégie, et l’autre une autre. Il faut noter que, dans ce type d’explication, ce sont les facteurs écologiques (la fréquence d’une stratégie à l’intérieur d’un groupe), mais également des éléments liés aux capacités culturelles qui expliquent l’origine de la stratification sociale. Dans la mesure où les capacités culturelles reposent sur la capacité à suivre des normes ainsi que probablement quelque chose comme une théorie de l’esprit, l’explication des hiérarchies qu’ils proposent repose sur les mêmes capacités que celles posées par Dubreuil, mais l’explication offerte est complètement différente.